Musgrave, RA 1959, The theory of public finance, Mc Graw-Hill.

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Soumission au colloque « La grande transformation de l’agriculture. 20 ans après »,
Montpellier, 16-17 juin 2014
Les biens publics : entre vision « néo-classique » et « sociopolitique »
Une application aux débats sur la Politique agricole commune
Trouvé Aurélie (AgroParisTech), Lataste François-Gaël (BRL Ingénierie), Berriet-Solliec
Marielle (AgrosupDijon, CESAER)
Résumé
Dans les années 2000, les biens publics se sont progressivement imposés comme une notion
importante dans les débats sur la Politique agricole commune. On a pu croire ainsi à une
forme de consensus réalisé autour de cette notion. Nous montrons néanmoins que comme
pour la notion de multifonctionnalité agricole, deux visions s’opposent, avec des implications
très différentes en termes d’intervention publique : d’une part une vision « néo-classique »
conduisant à une limitation stricte de l’intervention publique, d’autre part une vision
« sociopolitique » renvoyant à une intervention publique plus vaste dans le secteur agricole.
Dans le premier cas, nos investigations indiquent que la notion de biens publics est
relativement stabilisée, occupe une place centrale et soutient un compromis original entre
acteurs institutionnels, dans lequel les propriétaires fonciers font particulièrement valoir leurs
intérêts. Dans le second cas, cette notion apparaît plus polysémique et moins centrale, souvent
rejetée au profit d’autres notions.
Introduction
L'usage de la notion de « biens publics » s'est généralisé dans les sphères scientifiques et
politico-administratives, que ce soit au niveau national ou international (Beitone, 2010). Il
s’est développé notamment dans les débats sur la Politique agricole commune (PAC) et son
devenir. Depuis les années 1990, celle-ci est en effet marquée par une tentative de
légitimation environnementale des soutiens publics, qui s'est exprimée à travers l'utilisation
successive de notions, comme la multifonctionnalité agricole et les biens publics. Renvoyant à
la nécessaire prise en compte des effets environnementaux – et éventuellement sociaux - de
l’agriculture, son usage a été tel ces dernières années qu’elle a pu apparaître comme
consensuelle parmi les acteurs institutionnels présents dans les débats sur la PAC (Ansaloni,
2013).
Nous souhaitons ici montrer que cette notion peut revêtir en fait des sens très différents.
Comme pour la notion de multifonctionnalité agricole, dont l’Organe de coopération de
développement économique (OCDE) distinguait la vision « positive » et « normative »
(OCDE, 2001 ; Barthelemy, Nieddu, 2003), nous faisons l’hypothèse que deux visions
principales des biens publics s’opposent, avec des implications différentes en termes
d’intervention publique : (i) une vision que nous qualifierons de « néo-classique », conduisant
à une limitation stricte de l’intervention publique et accompagnant le processus de remise en
cause de la PAC en tant que politique commune de régulation des marchés, (ii) une vision que
nous qualifierons de « sociopolitique », renvoyant à une intervention publique plus vaste dans
le secteur agricole.
Pour tester cette hypothèse et dans une démarche institutionnaliste1, nous nous sommes
appuyés sur deux types de matériaux : d’une part un état de l’art en économie sur la notion de
biens publics dans l’analyse des politiques agricoles, d’autre part des documents d’acteurs
institutionnels majeurs, repérés dans les débats sur la PAC, et des entretiens menés avec eux.
Une soixantaine d’entretiens ont ainsi été menés à Bruxelles, au Royaume-Uni, en France et
en Allemagne, auprès de responsables de la Direction générale de l’agriculture à la
Commission européenne, des ministères en charge de l’agriculture et de l’environnement,
d’organisations agricoles, environnementales et de développement rural. Ces entretiens semidirectifs ont été conduits sur la base d’une grille de questions commune, visant à identifier la
façon dont la notion de biens publics est apparue (ou non) dans leur argumentaire, la
définition retenue et les préconisations en termes de politiques agricoles qui en découlent.
L’ensemble de ces travaux ont été menés dans le cadre d’une thèse de doctorat et d’un
programme de recherche2.
1. Genèse de la notion de biens publics dans les débats sur la Politique agricole
commune
L’état de l’art réalisé (cf. figure 1) met en exergue l’apparition de la notion de bien public
dans l’analyse des politiques agricoles à partir des années 1980. Elle s’est ensuite développée
dans les années 1990 et 2000 (cf. figure 1), en particulier durant la période correspondant aux
premiers débats relatifs à la réforme de la PAC après 2013. Elle a ainsi occupé peu à peu une
place centrale dans les débats sur les politiques agricoles et semble avoir progressivement
remplacé celle de multifonctionnalité de l’agriculture, qui était beaucoup plus utilisée au
début des années 2000 (Potter et Burney, 2002).
Cette démarche se fonde sur l’analyse des dispositifs institutionnels comme clés de la vie économique.
Elle conduit notamment à s’intéresser aux arbitrages et compromis institutionnalisés pour comprendre
l’évolution des politiques publiques (Boyer, Saillard, 1995).
2
Ce programme de recherche, intitulé « BipPop », est financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Il
est construit autour de l’idée d'éclairer les débats sur la notion de biens publics le champ de l’agriculture et des
politiques agricoles. Il réunit des économistes, sociologues et agronomes d'AgroSupDijon, d'AgroParisTech,
d'AgroCampus Rennes (France), de l’INRA SAD-APT et de l’Université de Gloucestershire (Royaume-Uni). Cf.
http://bip-pop.org/spip.php?rubrique1. Il a bénéficié de discussions avec d’autres chercheurs (Benjamin Coriat,
Gilles Allaire, Geneviève Azam…).
1
Figure 1 : Comparaison des résultats de recherches bibliographique « bien public » et
« politique agricole » et « multifonctionnalité » et « bien public » sous les bases de recherche
WOS, WOK, CAB et Econlit (recherche réalisée en juin 2011 et mise à jour en avril 2013)
L’apparition de cette notion dans les années 1980 correspond à un tournant de la PAC, de
deux points de vue : (i) la volonté d’une meilleure prise en compte des effets du secteur
agricole sur l’environnement, (ii) l’affirmation des préconisations en faveur de la dérégulation
des marchés agricoles. Tournant déjà visible dans le livre blanc de Jacques Delors de 1985
préparant l’achèvement du marché intérieur européen et qui évoque à la fois les nouvelles
fonctions environnementales de l’agriculture et un changement de cap pour « une approche
plus orientée vers le marché ». Tournant qui aboutira à la réforme de la PAC de 1992 et au
démantèlement des dispositifs originels de la PAC3, au profit d’aides directes versées aux
producteurs, censées engendrer moins de distorsions de concurrence.
Les entretiens réalisés auprès des acteurs institutionnels, à Bruxelles et dans les trois pays
d’étude, confirment le lien entre l’émergence de la notion de biens publics dans les années
1980 et la prise en compte des impacts négatifs de l’agriculture sur l’environnement. Cette
prise en compte se réalise à travers les politiques communautaires, avec des outils coercitifs
comme les directives cadre européennes nitrates (1991), habitats (1992) et eau (2000), ainsi
que des outils incitatifs tels que les mesures agro-environnementales, introduites dès 1985.
Elle se réalise également dans l’espace public, sous l’influence en particulier de grandes
organisations environnementales4 (Ansaloni, 2013). Dès lors, la notion de biens publics
semble former un consensus autour de la nécessaire prise en compte des préoccupations
environnementales. Mais cette notion ne peut-elle revêtir d’autres significations, relatives
notamment à une autre évolution de la PAC, relative à son affaiblissement en tant que
politique commune de régulation des marchés ?
3
prix garanti aux producteurs et mécanismes de stockage public, subventions aux exportations, outils de maîtrise
de l’offre…
4
Les plus fréquemment cités dans nos entretiens sont WWF, GreenPeace, et BirdLife international,
représentée au Royaume-Uni par la Royal Society for the Protection of Birds.
2. La vision néoclassique des biens publics à la Commission européenne et en
Angleterre, fondement d’un compromis original
2.1.
Un appui sur des critères intrinsèques de non-rivalité et de non-exclusion
Plusieurs rapports sur la PAC et la notion de biens publics ont significativement influencé la
Commission européenne. Ils ont souvent été conduits par des auteurs provenant
d’organisations britanniques, comme l’Institute for European Environment Policy (Cooper,
Hart, Baldock, 2009 ; Baldock, Hart, Scheele, 2010) et la Country Land Association
(Buckwell, 1997 ; Buckwell, 2009). Dans ces rapports, les biens publics sont définis avant
tout selon des critères intrinsèques à ces biens, de non rivalité et de non exclusion. De même,
dans les entretiens conduits à Bruxelles et en Angleterre, ces critères, renvoyant à des
défaillances de marché, sont apparus comme fondamentaux pour délimiter la sphère des biens
publics.
La vision des biens publics adoptée rejoint celle généralement admise en économie néoclassique. Ce sont des « biens de consommation collectifs dont tous bénéficient en commun,
c'est-à-dire dont la consommation par un individu ne diminue en rien la consommation d'un
autre individu » (critère de non rivalité selon Samuelson, 1954) et pour lesquels il est
impossible d’exclure « de la jouissance d’une marchandise ou d’un service quelconque, [un
agent qui] n’est pas prêt à payer au propriétaire le prix stipulé » (critère de non exclusion
selon Musgrave, 1959). Ces défaillances de marché écartent de l’allocation optimale des
ressources, obtenue grâce à l’équilibre des marchés. Elles empêchent de déterminer les
niveaux optimaux de consommation et de production, puisque « c'est dans l'intérêt propre de
chaque personne de donner un faux signal, de prétendre avoir moins d'intérêt dans une activité
de consommation collective donnée qu'il n'en a en réalité » (Samuelson, 1954). Elles posent le
problème du passager clandestin identifié par Musgrave, conduisant à une production sousoptimale des biens publics. Dès lors, ces défaillances de marché impliquent une intervention
publique.
Ces caractéristiques techniques de non rivalité et de non exclusion délimitent strictement la
sphère des biens publics, dont la liste est relativement restreinte si on applique à la lettre cette
définition. De même, dans les rapports qui ont influencé la Commission européenne, il
apparaît une liste bien délimitée de biens publics (cf. figure 2, colonne 2).
Il faut noter néanmoins que ces biens publics ne correspondent pas toujours strictement à la
définition néoclassique, selon les critères de non rivalité et de non exclusion. Cet
élargissement de la liste des biens publics révèle la grande difficulté de considérer des enjeux
agricoles essentiels, à partir de cette définition restrictive proposée par l’économie néoclassique. De nombreux auteurs ont ainsi pointé les limites de l’approche économique néoclassique des biens publics pour repenser les politiques agricoles (par exemple, Marsh, 1992,
Massot-Marti, 2003 ; Freshwater, 2005).
Figure 2 : Comparaison des éléments relatifs à la multifonctionnalité de l’agriculture définis
par l’approche dite positive de l’OCDE avec la liste des biens publics agricoles identifiés par
l’IEEP et l’ENRD (Moreddu, OCDE, 2003 ; Cooper, Hart, Baldock, IEEP, 2009 ; Baldock,
Hart, Scheele, ENRD, 2010)
Multifonctionnalité agricole selon l’OCDE Biens publics agricoles selon l’ENRD et
l’IEEP
Sécurité alimentaire, sécurité sanitaire
Sécurité alimentaire
Réduction de la pauvreté
Qualité et disponibilité de l’eau
Utilisation
soutenable
des
ressources Qualité de l’air
naturelles
Vitalité des zones rurales
Maintien, viabilité, développement des zones Fonctions du sol
rurales
Stabilité du climat
Conservation des terres agricoles
Résilience aux inondations et aux feux
Protection de l’environnement
Biodiversité en milieu agricole
Maintien de la biodiversité
Paysages agricole
Héritage culturel
Bien-être et santé animale
Bien être animal
2.2.
Une délimitation stricte de l’intervention publique
Cette délimitation de l’intervention publique passe d’abord par une focalisation sur des
considérations environnementales, mettant de côté les considérations sociales et économiques.
Certes, dans les rapports cités précédemment, les biens publics listés comportent, outre une
dimension environnementale (qualité/disponibilité de l’eau, qualité de l’air, biodiversité en
milieu agricole…), une dimension sociale (sécurité alimentaire, vitalité des zones rurales).
Mais seuls les biens publics à dimension environnementale donnent lieu à des préconisations
particulières en termes d’intervention publique.
Plus encore, dans nos entretiens comme dans ses documents, la Royal Society for the
Protection of Birds (RSPB) refuse de considérer la sécurité alimentaire comme un bien public
à faire prendre en charge par l’intervention publique, les productions agricoles et alimentaires
restant des biens privés dont l’offre et la demande doivent être assurées par les seules
coordinations marchandes.
En outre, cette vision des biens publics tend à défendre l’idée d’une disjonction entre la
production agricole et celle des biens publics environnementaux. Vision qui rejoint celle du «
rural britannique », distinguant la fonction économique de l’agriculture, devant répondre aux
logiques du marché et de la compétitivité, et la fonction environnementale du cadre naturel
(Bodiguel, Lowe, 1989). Cette distinction est géographique, les espaces agricoles productifs et
les espaces de réserves naturelles pouvant tout à fait être séparés. Elle se traduit également
dans les politiques publiques, l’OCDE (2001) préconisant de dissocier au maximum la
production des biens agricoles (marchands) et des biens publics, afin que leur rémunération
interfère le moins possible avec les marchés des produits agricoles. Il s’agit ainsi de cibler
spécifiquement l’intervention publique sur la rémunération de la production de biens publics,
qui peuvent être produits par d’autres activités que l’agriculture. Et si jamais il y a une
jointure inextricable entre production agricole et production de biens publics, alors le marché
doit pouvoir l’internaliser grâce à une différenciation des produits (cas d’un label par
exemple).
Cette disjonction portée par la vision néo-classique des biens publics a l’avantage de convenir
au syndicat agricole majoritaire britannique, la National Farmers’ Union : tandis qu’une
partie des terres serait consacrée à la préservation des ressources naturelles, avec une forte
rémunération des effets environnementaux produits, l’autre partie serait consacrée à une
agriculture très productive, avec intensification en intrants et machines et avec de faibles
contraintes environnementales. Dans le premier cas, de petites exploitations se
maintiendraient grâce aux aides du 2nd pilier de la PAC et à la diversification des activités
hors agriculture – comme le tourisme rural -, dans le second cas de grandes exploitations
pourraient affronter la concurrence mondiale avec de moins en moins d’aides du 1er pilier. En
découlerait une répartition tout à fait duale de l’agriculture et de l’espace rural.
Cette vision néoclassique des biens publics peut déboucher sur une restriction forte de
l’intervention publique, que l’on retrouve dans la vaste littérature sur la théorie des droits de
propriété, qui établit la supériorité des droits de propriété privée sur les propriétés collectives.
Pour des auteurs comme Coase (1974), des droits de propriété privée fermement établis
peuvent résoudre les problèmes de passager clandestin engendrés par les biens publics 5. Il
s’agit de rendre un maximum de biens exclusifs par la privatisation des biens. Même lorsque
ces biens ne sont pas directement privatisables (cas de l’air pur), des mécanismes de marché
peuvent être avancés comme solutions afin de résoudre ce problème : c’est le cas des droits à
polluer, dont « la mise en place vise à internaliser l’externalité - pollution - et permet ainsi de
conserver le bien public qu’est l’air pur » (Ballet, 2008).
A contrario, cette littérature aborde peu ou pas les problèmes résultant d’une privatisation de
ces biens, rendus exclusifs, comme les comportements de destruction des ressources
naturelles dans l’objectif de rentabilité à court terme ou la réduction de l’innovation liée à un
accès moindre à l’ensemble des connaissances (Dardot, Laval, 2010). Ainsi, cette vision des
biens publics « autorise à penser simultanément les limites des transactions marchandes
comme modalité de coordination, et les voies pour rejeter ces limites toujours plus loin en
étendant le marché et ses mécanismes » (Callon 1999).
De même, selon l’OCDE (2001), les politiques agricoles ne doivent concerner que les biens
publics purs et les « ressources d’accès libre » (c’est-à-dire des biens qui auraient les
caractéristiques de rivalité et de non exclusion), uniquement quand « les options non
gouvernementales (comme la création d’un marché ou la fourniture volontaire) ont été
explorées lors de l’examen de la stratégie la plus efficace ». En effet, l’OCDE estime que s’ils
« étaient des biens privés échangeables sur des marchés performants, les transactions privées
assureraient l’utilisation efficace des ressources et l’équilibre de l’offre et de la demande sur
tous les marchés »6. Il s’agit de débarrasser autant que possible les biens de leurs
caractéristiques de non rivalité et de non exclusion, autrement dit de les débarrasser de leur
caractère potentiellement « public ». Une contrainte déterminante étant de ne pas créer de
distorsions de marché dans le commerce international. Cette restriction de l’intervention
publique à la seule production des biens publics se traduit dans les débats sur la PAC par une
formule utilisée fréquemment dans les rapports cités et par les acteurs institutionnels, en en
particulier en Angleterre : « Public money for public goods ».
Il prend ainsi l'exemple des phares : jusqu'à la fin du 19ième siècle, l’État n'intervenait que pour faire
respecter les droits de propriété, en imposant une patente aux navires empruntant les routes maritimes éclairées,
ce qui permettait aux propriétaires privés de construire et entretenir ces phares.
6
L’OCDE nomme les biens publics « biens d’intérêt public » et les inclut dans les « produits autres que
les produits de base ».
5
Cette extension effective ou potentielle des frontières du marché par l’approche néo-classique
s’avère d’autant plus réalisable que les biens publics se voient attribuer des valeurs monétaires
fixées sur un marché. Quand ce marché n’existe pas, il est imaginé, afin de révéler cette
valeur. Ainsi en est-il de la méthode d'évaluation contingente, qui consiste à estimer les
consentements à payer (ou à recevoir) pour accéder (ou renoncer) au bénéfice de biens publics
(Milanesi, 2010). De même pour l’OCDE (2001), il s’agit « de mesurer l’offre et la demande
sociale de chaque produit dérivé de l’activité agricole en terme monétaire pour qu’il soit
possible d’élaborer des politiques de soutien public plus efficaces et plus ciblées ».
In fine, cette vision néoclassique des biens publics rejoint sur de nombreux points
l’« approche positive » de la multifonctionnalité agricole, qui avait été développée par
l’OCDE (2001) et reposait sur les défaillances de marché. Elle renvoyait elle aussi à une liste
bien délimitée de fonctions définies a priori, qui rejoignait celle des biens publics agricoles
utilisée aujourd’hui (cf. figure 2). Elle supposait également une délimitation stricte des
fonctions environnementales de l’agriculture, ainsi qu’une disjonction entre la production
agricole et ses fonctions (Barthelemy, Nieddu, 2003).
2.3.
Vers un compromis original entre acteurs institutionnels en Angleterre
Les acteurs britanniques et plus particulièrement anglais ont souvent été identifiés lors de nos
entretiens comme étant à l’origine de l’introduction de la notion de biens publics au sein des
débats sur la PAC. Cette notion est en effet apparue centrale en Angleterre, en particulier dans
les débats sur la réforme de la PAC après 2013 et dans une vision essentiellement néoclassique. Quels acteurs institutionnels ont contribué au développement de l’usage de ce
terme, jusqu’à l’imposer comme une référence quasi obligée ? Quels intérêts portent-ils et
pour quelles implications en termes d’intervention publique ?
Nos entretiens indiquent que quelques acteurs institutionnels britanniques ont joué un rôle
particulièrement important dans le développement de la rhétorique néoclassique relative à la
prise en compte des biens publics par la PAC. C’est le cas des organisations
environnementales comme l’IEEP (Institute for European Environmental Policy) et Birdlife
International. D’autres organisations ont également joué un rôle décisif : celles des grands
propriétaires fonciers, regroupés dans le Country Land & business Association (CLA) au
niveau anglais, lui-même membre de l’European Landowners Organization (ELO).
Alors que le National Farmers Union (NFU, porte-parole unique des agriculteurs anglais)
représentait jusque dans les années 1980 l’une des plus illustres formes de corporatisme
sectoriel au Royaume Uni (Grant, 1995), celui-ci a progressivement été marginalisé dans les
arènes politiques anglaises, au profit des organisations environnementales (Ward et Lowe,
2007 ; Ansaloni, 2009). Alors que le NFU était historiquement épaulé par le puissant groupe
des propriétaires fonciers, ces derniers se sont rapprochés des acteurs environnementaux lors
des débats sur la PAC post-2013, comme en témoigne la publication de leurs propositions
communes pour la future PAC (Birdlife, ELO, 2010), dans laquelle la notion de biens publics
est centrale.
Cette alliance originale entre organisations environnementales et de propriétaires fonciers
repose sur des intérêts convergents. En effet, alors que les propriétaires fonciers peuvent déjà
bénéficier directement des aides agro-environnementales du 2nd pilier de la PAC7 en tant que
gestionnaires des terres, ils parviennent également à capter (en partie ou en totalité) les aides
directes du 1er pilier versées à l’hectare aux fermiers – qui leur louent les terres - : ces aides
sont captées à travers le loyer des terres, dans la mesure où le marché foncier est aujourd’hui
très peu régulé en Angleterre, voire peuvent leur être reversées directement par les fermiers.
Les propriétaires fonciers disposent ainsi d’un poids politique et économique important au
Royaume-Uni. Ils ont bénéficié ces dernières dizaines d’années d’une dérégulation du marché
foncier8, qui les met en position de force face aux fermiers - non propriétaires terriens – et
leur a permis de devenir d’importants bénéficiaires de la PAC.
Mais suite au découplage9 des aides directes du 1er pilier de la PAC au cours des années 2000,
le CLA et European Land Owners (ELO), son homologue européen, ont craint une perte de
légitimité de ces aides au fil des années vis-à-vis de l’opinion publique, et donc un risque de
voir disparaître une partie de leurs rentes foncières jusqu’alors assurées par les dépenses
publiques européennes. Ceci d’autant plus que le gouvernement britannique apparaît hostile à
la PAC pour des raisons historiques, défendant une restriction du budget de la PAC et une
réorientation des aides vers le soutien à l’agroenvironnement (Casy, 1980 ; Lowe et al., 2002 ;
Delorme, 2004).
Face au risque de voir les aides directes diminuer, les intérêts des propriétaires terriens ont pu
converger avec ceux des acteurs environnementaux : garder des aides directes substantielles,
liées à l’environnement – donc retrouvant une certaine légitimité - et qui à terme pourraient
être transférées du 1er pilier vers les mesures agro-environnementales du 2nd pilier (aides que
les propriétaires terriens touchent directement). Ainsi, dans un rapport financé par la
fondation Rural Investment Support for Europe (RISE), fortement liée aux propriétaires
fonciers européens, Buckwell (2009) défend l’idée de « public goods from private land »,
nécessitant de rémunérer les « land managers ». Il faut noter que dans ce compromis qui se
dessine entre organisations environnementales et propriétaires fonciers autour de la notion de
biens publics, les fermiers - regroupés dans la Tenant Farmers Association au sein de la NFU
- restent exclus.
En outre, même si les niveaux de dépenses sont maintenus, ce transfert vers le 2nd pilier peut
bénéficier de l’appui du gouvernement britannique, puisque le 2nd pilier implique un
cofinancement des aides entre Union européenne et États-membres (et non plus un
financement complet de l’Union). Le cofinancement de ces aides peut alors s’apparenter à une
forme de renationalisation partielle de la PAC, s’accompagnant d’une moindre solidarité
financière au profit d’une plus grande responsabilisation des dépenses européennes. Position
que défend fortement le gouvernement britannique (Dwyer, Lewis, 2011).
7
Le 1er pilier de la PAC est le volet historique et central de la PAC. Mis en place dès les années 60, il
comportait des taxes à l’importation, une garantie des prix aux producteurs, des subventions aux exportations. A
partir des années 90, ces outils ont considérablement régressé au profit d'aides directes. Le 2nd pilier, dit du
"développement rural", a quant à lui été créé en 1999. Il représente aujourd’hui environ 20 % du budget de la
PAC. Il regroupe des mesures d'aides aux investissements, à l’installation, agro-environnementales, aux zones
défavorisées... Contrairement au 1er pilier, ses mesures sont cofinancées entre l’Union européenne et les Étatsmembres et/ou régions.
8
A travers notamment l’Agricultural Tenancies Act adopté en 1995 par les conservateurs, qui met fin à la
sécurité du fermage et à la régulation de son prix, instauré en 1948 par les travaillistes.
9
c’est-à-dire le versement d’une aide directe, non plus en fonction du type ou du volume de production, mais en
fonction du nombre d’hectares.
Cet appui du gouvernement britannique est d’autant plus réalisable que les acteurs
environnementaux et les représentants des propriétaires fonciers adoptent une approche néoclassique des biens publics, dominante dans la littérature économique. Une approche qui peut
paraître acceptable par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), car compatible avec la
« boîte verte » d’aides créant peu ou pas de distorsions de concurrence. Elle leur apporte
également une certaine crédibilité scientifique auprès du gouvernement britannique, mais
également d’institutions internationales comme la Commission européenne et l’OCDE – qui
adoptent la même approche -. Des bureaux d’étude privés tels que l’IEEP, fortement liés aux
grandes organisations environnementales, jouent ainsi la carte d’une telle expertise
scientifique. L’IEEP a d’ailleurs fait appel, tout comme la CLA auparavant, aux services d’un
ancien professeur d’économie agricole de l’Université des Londres, Allan Buckwell, auteur de
rapports influents centrés autour de la notion de biens publics, dans une vision toujours néoclassique (Buckwell, 1997, 2009).
Néanmoins, il faut nuancer la robustesse de ce compromis, avec la remontée récente des prix
agricoles : les conditions de marché peuvent apparaître à présent, pour les propriétaires
fonciers, plus favorables à la rente différentielle, liée à la fertilité et à la production agricole
issue des terres (Ricardo, 1817). Dès lors, les propriétaires terriens peuvent se révéler moins
favorables à des contraintes environnementales appliquées aux aides du 1er pilier, qui
réduiraient selon eux la productivité de leurs terres et ainsi, leur rente foncière différentielle.
Mais le compromis tient toujours avec les organisations environnementales pour plaider un
renforcement du 2nd pilier de la PAC et des aides agroenvironnementales (Buckwell, 2009), ce
qui leur permet de bénéficier d’une forme de rente absolue sur les terres qu’ils n’allouent pas
aux activités agricoles, comme par exemple celles dédiées aux bandes enherbées avoisinant
les cours d’eau, les zones humides ou les zones forestières qu’ils conservent pour leurs usages
récréatifs tels que la chasse. Le compromis peut même rencontrer l’assentiment du NFU,
puisque les biens publics ne sont pas invoqués pour contraindre davantage l’ensemble de la
production agricole, qui peut donc laisser exprimer tout son potentiel – idée reprise à travers
la formule de la NFU, « Farming can deliver more » -.
3. La vision sociopolitique des biens publics en France, en Allemagne et en Ecosse
3.1.
Des approches alternatives des biens publics en sciences sociales
Un certain nombre d’économistes, critiques vis-à-vis de l’approche néo-classique des biens
publics, ont proposé une autre définition, non plus selon des critères techniques, mais selon
des choix sociaux et politiques, qui font des biens publics des biens socialement définis
(Harribey, 2011 ; Dardot, Laval, 2010 ; Beitone, 2010 ; Ballet, 2008 ; Doering, 2007). La
justification de l’intervention de l’Etat (ou de la communauté) n’est pas ici de pallier les
défaillances de marchés pour augmenter le bien-être collectif. Elle est la préservation du
caractère non marchand de certains biens dans la mesure où le choix a été fait, dans un
contexte social donné, de préserver ou de leur conférer un caractère non rival et non exclusif :
chacun doit pouvoir y avoir accès sans que les prix l'en empêchent, et chacun doit pouvoir en
user sans empêcher l’utilisation par un tiers.
Dès lors, il convient de compléter l’argumentaire de justification de l’intervention publique
par un nouveau critère, celui d’équité, qui introduit la question d’une répartition des
ressources et du bien-être entre les individus que la société juge juste. « Il ne s’agit plus de
savoir quel système de droits de propriété est efficace, mais quel système de droits de
propriété est équitable » (Ballet, 2008). Ces approches, alternatives à celle en économie néo-
classique, font l’objet de débats et ne convergent pas vers une définition stabilisée des biens
publics. Mais il existe bien une pluralité des approches des biens publics en sciences sociales.
3.2.
Une prise en compte des fonctions socio-économiques de l’agriculture et
une jointure entre production agricole et fonctions environnementales
Les biens publics listés dans cette vision « socio-politique » relèvent à la fois de l’objet
d’échange et de l’« état désirable, une visée, ce que l’on peut appeler un bien en soi » (Allaire,
2013), un idéal, avec une dimension éthique et politique, renvoyant à des valeurs et pouvant
désigner à la fois des moyens et des fins. En outre, ils vont bien au-delà des seuls effets
environnementaux. Ainsi, la sécurité alimentaire, l’emploi dans le secteur agricole ou encore
l’équilibre territorial apparaissent très souvent dans nos entretiens avec les acteurs français,
écossais et dans une moindre mesure allemands. Même pour des organisations
environnementales comme France Nature Environnement, la prise en compte simultanée des
biens publics environnementaux et de la sécurité alimentaire est fondamentale, ce qui indique
une différence importante de vision avec leurs homologues anglais.
La disjonction entre production agricole et production de biens publics, et entre instruments
d’intervention publique, portée dans la vision néo-classique des biens publics, pose un
problème majeur souligné par certains de ces acteurs, mais également Freshwater (2006) dans
son rapport pour l’OCDE : celui des « biens mixtes », qui présentent des « caractéristiques de
bien privé et de bien public ». C’est le cas des prairies alpines : leur disparition pour des
raisons économiques engendrerait inévitablement la perte des fonctions de biodiversité et de
lutte contre l’érosion des sols. Selon lui, « dans ces circonstances, le découplage des
instruments d’action n’est pas possible ». De même, Marsh (1992), toujours dans un rapport
pour l’OCDE, indique que dans ce cas « la modification du marché agricole implique, à
terme, un changement dans [la] fourniture [des biens publics] ».
Cette disjonction apparaît d’autant plus non souhaitable dans la vision « socio-politique »
qu’elle conduirait à une dualisation de l’espace agricole, alors que l’équilibre territorial peut
lui-même être considéré comme un bien public. Cette disjonction est fermement écartée par
les organisations environnementales françaises interrogées. De ce fait, les acteurs rencontrés
en France défendent l’idée, dans une optique de protection environnementale, d’aides
couplées à la production agricole – c’est-à-dire dépendant du type de production – et bien
souvent d’une régulation publique des marchés. Il en est de même en Écosse, où l’importance
socio-culturelle et touristique de l’agriculture, notamment dans toutes les zones à faible
densité et de montagne, implique selon les acteurs interrogés un intérêt plus prononcé qu’en
Angleterre pour le maintien des agriculteurs, y compris des crofters établis dans des
exploitations de petite taille (Ward, 2002 ; Ward, Lowe, 2007).
Cette vision des biens publics, que nous qualifierons de socio-politique, rejoint finalement
l’approche dite « normative » de la multifonctionnalité (OCDE, 2001), qui était plutôt celle
adoptée par la FAO (2000) et les pays dits « amis de la multifonctionnalité ». Ainsi, comme le
soulignait l’OCDE, elle « réorientait « la discussion vers les objectifs assignés à l’agriculture
dans les différents pays, notamment les objectifs d’équité et de stabilité » et fixait comme
objectif le développement (et non pas seulement la gestion) des fonctions environnementales
et sociales de l’agriculture, fonctions que la société considérait comme positives pour le bienêtre général (Massot-Marti, 2003). Elle insistait tout aussi bien sur les fonctions sociales de
l’agriculture et reconnaissait la jointure entre production agricole et fonctions
environnementales.
3.3.
Une justification des aides de la PAC, avec des implications contrastées
Qu’il s’agisse d’entretiens avec des représentants des ministères de l’agriculture en France ou
en Allemagne ou des syndicats agricoles majoritaires, la notion de biens publics apparaît
essentiellement comme moyen de justifier sur un plan sociétal des dépenses publiques en
faveur de l’agriculture dans un contexte budgétaire tendu. Elle vient légitimer une
rémunération des agriculteurs, du fait de contraintes environnementales qui seraient déjà plus
élevées dans l’Union européenne que dans la plupart des autres pays concurrents sur les
marchés mondiaux. Elle vient également appuyer l’idée d’une distribution des aides par
hectare, la quantité de biens publics environnementaux fournis dépendant de la surface. Ainsi,
elle peut même s’opposer à l’idée d’un plafonnement de ces aides par exploitation et par actif
agricole.
Au contraire, pour d’autres acteurs – le ministère chargé de l’environnement, des
organisations environnementales comme France Nature Environnement ou le groupe PAC
2013 en France, des organisations agricoles minoritaires comme la Confédération paysanne
ou Arbeitsgemeinschaft Bäuerliche Landwirtschaft (AbL), les Länder gouvernés par les Verts
en Allemagne, et dans une moindre mesure les Jeunes Agriculteurs en France -, la notion de
biens publics vient appuyer leur demande de renforcement des contraintes environnementales
sur les aides directes du 1er pilier de la PAC, dans une logique coercitive qui s’ajouterait à la
logique incitative du 2nd pilier. Elle alimente en France les débats importants sur la
redistribution des aides entre exploitations et les argumentaires pour une redistribution plus en
faveur de l’emploi, considéré comme bien public, ou encore les petites exploitations, jugées
plus en faveur de l’environnement et de l’emploi.
Ainsi, la notion de biens publics dans une vision « socio-politique » implique des
préconisations politiques très différentes, voire contradictoires, selon les acteurs
institutionnels qui la portent. Mais pour différentes raisons – notion trop liée au cadre
économique néoclassique, trop restrictive, supposant une marchandisation et une restriction
de l’intervention publique10, ou bien notion trop galvaudée au profit d’une légitimation a
posteriori des aides agricoles -, la plupart des acteurs institutionnels rencontrés en France - et
une partie en Allemagne - se tournent vers d’autres notions que celle des biens publics pour
prendre en compte la question des effets environnementaux et sociaux de l’agriculture. La
revue des documents institutionnels récents produits par ces acteurs sur la PAC conforte cette
analyse, puisque la notion de biens publics y est beaucoup moins présente qu’en Angleterre.
Ces acteurs préfèrent plutôt mettre en avant d’autres notions, comme celle de service écosystémique ou environnemental, qui vient appuyer l’idée du gouvernement français d’une
plus forte rémunération des pratiques agricoles favorables à l’environnement, au-delà des
surcoûts que subissent les agriculteurs. D’autres notions sont citées comme étant plus
pertinentes que celle de biens publics : la multifonctionnalité agricole, les biens communs ou
encore l’intérêt collectif ou général.
Conclusion
A travers le cas des débats sur la Politique agricole commune, deux grandes visions des biens
publics ont pu être distinguées : d’une part une vision « néo-classique » conduisant à une
10
En France en particulier, la Confédération paysanne refuse l’usage de cette notion pour ces raisons.
limitation stricte de l’intervention publique et qui rejoint la vision dite « positive » de la
multifonctionnalité agricole, d’autre part une vision « sociopolitique » renvoyant à une
intervention publique plus vaste dans le secteur agricole et rejoignant la vision dite
« normative » de la multifonctionnalité. On y retrouve une forte différenciation entre Étatmembre. Alors que les acteurs anglais ont généralement recours à une définition des biens
public s’appuyant sur le cadre d’analyse de l’économie néoclassique (relatif aux défaillances
de marché) permettant de justifier une position néolibérale défendue par le Royaume-Uni
(réduction forte des dépenses de la PAC et dérégulation des marchés agricoles), les acteurs en
France entendent le plus souvent défendre au contraire le maintien d’une PAC forte en se
basant sur une vision « socio-politique » des biens publics.
Dans le premier cas, nos investigations indiquent que la notion de biens publics est
relativement stabilisée, occupe une place centrale et soutient un compromis entre acteurs
institutionnels, dans lequel les propriétaires fonciers font particulièrement valoir leurs intérêts.
Ce compromis rejoint la stratégie libérale verte (Bazin, Kroll, 2002), dans une alliance
originale avec les propriétaires fonciers, qui bénéficient d’un poids politique et d’un marché
du foncier beaucoup plus dérégulé qu’en France. Avec les ONG environnementales, ils pèsent
bien davantage dans les débats sur la PAC et peuvent ainsi former les piliers d’un compromis
influent autour des biens publics. Dans le second cas, cette notion apparaît plus polysémique
et moins centrale, souvent rejetée au profit d’autres notions. Au final, la vision
« néoclassique » des biens publics semble s’être imposée le plus largement, notamment
auprès de la Commission européenne.
L’usage de la notion de la multifonctionnalité agricole comportait quant à elle les deux
visions « positive » et « normative », sans que l’une ait réussi à supplanter l’autre. Mais en
l’absence d’une définition stabilisée et d’un ancrage conceptuel consolidé, la notion de
multifonctionnalité avait peu à peu perdu de sa crédibilité scientifique et politique au cours du
temps. « Ce terme a soulevé l’hostilité de quelques pays tandis que d’autres l’ont utilisé pour
justifier, de façon plutôt incongrue, leur propre catalogue de considérations non
commerciales » (Burrell, 2003). Face à ces critiques, le remplacement progressif de la notion
de multifonctionnalité agricole par celle de biens publics, dans une vision « néoclassique »,
consacre indirectement la vision « positive » de la multifonctionnalité agricole et écarte la
vision « normative ».
Pour autant, la vision « néo-classique » des biens publics comporte des limites pratiques
importantes, sur lesquelles se sont penchés de nombreux auteurs. Cette évaluation débouche
selon Massot-Marti (2003) sur une « inapplicabilité politique » car il est « pratiquement
impossible de parvenir à un accord international sur la définition des biens publics ou des
externalités positives, ni sur la façon d’en quantifier l’offre et la demande ». Dans son rapport
pour l’OCDE, Marsh (1992) souligne le fait « [qu’]on ne sait pas non plus précisément
comment concevoir des mesures qui procurent aux agriculteurs les incitations nécessaires
pour produire le niveau de bien d’intérêt public voulu ». Ce sont des problèmes qu’évoquait
déjà Musgrave (1959) : « étant donné que le mécanisme du marché ne permet pas de dévoiler
les préférences des consommateurs en matière de besoins collectifs, on peut se demander de
quel instrument dispose l’administration pour déterminer le montant des ressources qu’elle
doit affecter à la satisfaction de ces besoins, le degré de satisfaction auquel elle doit parvenir
en ce qui concerne tels ou tels besoins collectifs purs, et la façon dont les coûts doivent être
répartis entre les membres du groupe ».
Ces limites ont sans doute contribué à l’abandon progressif de la notion de biens publics dans
les dernières étapes de négociation sur la réforme de la PAC après 2013, quand il s’est agi de
décider de mesures publiques concrètes. Mais la position défendue par les organisations
environnementales et les propriétaires fonciers britanniques à travers cette notion a été
partiellement satisfaite : une baisse (modérée) du montant total des aides directes a été
décidée au niveau européen pour la période 2014-2020, avec une grande flexibilité offerte à
chaque État-membre pour renforcer ou au contraire restreindre le 2nd pilier de la PAC.
Néanmoins la réorientation de ces aides vers la fourniture de biens publics environnementaux
a été loin de faire l’unanimité. Au final. Face à la résistance forte d’Etats-membres et du
syndicalisme agricole majoritaire, le conditionnement de 30% des aides directes du 1er pilier à
des pratiques environnementales contraignantes a été sensiblement allégé par rapport à la
proposition de la Commission européenne. Au final, la centralité de la notion de biens
publics semble n’avoir pas ou peu permis une prise en compte beaucoup plus forte des effets
environnementaux de l’agriculture dans la PAC.
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