Musgrave, RA 1959, The theory of public finance, Mc Graw-Hill.

Soumission au colloque « La grande transformation de l’agriculture. 20 ans après »,
Montpellier, 16-17 juin 2014
Les biens publics : entre vision « néo-classique » et « sociopolitique »
Une application aux débats sur la Politique agricole commune
Trouvé Aurélie (AgroParisTech), Lataste François-Gaël (BRL Ingénierie), Berriet-Solliec
Marielle (AgrosupDijon, CESAER)
Résumé
Dans les années 2000, les biens publics se sont progressivement imposés comme une notion
importante dans les débats sur la Politique agricole commune. On a pu croire ainsi à une
forme de consensus réalisé autour de cette notion. Nous montrons néanmoins que comme
pour la notion de multifonctionnalité agricole, deux visions s’opposent, avec des implications
très différentes en termes d’intervention publique : d’une part une vision « néo-classique »
conduisant à une limitation stricte de l’intervention publique, d’autre part une vision
« sociopolitique » renvoyant à une intervention publique plus vaste dans le secteur agricole.
Dans le premier cas, nos investigations indiquent que la notion de biens publics est
relativement stabilisée, occupe une place centrale et soutient un compromis original entre
acteurs institutionnels, dans lequel les propriétaires fonciers font particulièrement valoir leurs
intérêts. Dans le second cas, cette notion apparaît plus polysémique et moins centrale, souvent
rejetée au profit d’autres notions.
Introduction
L'usage de la notion de « biens publics » s'est généralisé dans les sphères scientifiques et
politico-administratives, que ce soit au niveau national ou international (Beitone, 2010). Il
s’est développé notamment dans les débats sur la Politique agricole commune (PAC) et son
devenir. Depuis les années 1990, celle-ci est en effet marquée par une tentative de
légitimation environnementale des soutiens publics, qui s'est exprimée à travers l'utilisation
successive de notions, comme la multifonctionnalité agricole et les biens publics. Renvoyant à
la nécessaire prise en compte des effets environnementaux et éventuellement sociaux - de
l’agriculture, son usage a été tel ces dernières années qu’elle a pu apparaître comme
consensuelle parmi les acteurs institutionnels présents dans les débats sur la PAC (Ansaloni,
2013).
Nous souhaitons ici montrer que cette notion peut revêtir en fait des sens très différents.
Comme pour la notion de multifonctionnalité agricole, dont l’Organe de coopération de
développement économique (OCDE) distinguait la vision « positive » et « normative »
(OCDE, 2001 ; Barthelemy, Nieddu, 2003), nous faisons l’hypothèse que deux visions
principales des biens publics s’opposent, avec des implications différentes en termes
d’intervention publique : (i) une vision que nous qualifierons de « néo-classique », conduisant
à une limitation stricte de l’intervention publique et accompagnant le processus de remise en
cause de la PAC en tant que politique commune de régulation des marchés, (ii) une vision que
nous qualifierons de « sociopolitique », renvoyant à une intervention publique plus vaste dans
le secteur agricole.
Pour tester cette hypothèse et dans une démarche institutionnaliste
1
, nous nous sommes
appuyés sur deux types de matériaux : d’une part un état de l’art en économie sur la notion de
biens publics dans l’analyse des politiques agricoles, d’autre part des documents d’acteurs
institutionnels majeurs, repérés dans les débats sur la PAC, et des entretiens menés avec eux.
Une soixantaine d’entretiens ont ainsi été menés à Bruxelles, au Royaume-Uni, en France et
en Allemagne, auprès de responsables de la Direction générale de l’agriculture à la
Commission européenne, des ministères en charge de l’agriculture et de l’environnement,
d’organisations agricoles, environnementales et de développement rural. Ces entretiens semi-
directifs ont été conduits sur la base d’une grille de questions commune, visant à identifier la
façon dont la notion de biens publics est apparue (ou non) dans leur argumentaire, la
définition retenue et les préconisations en termes de politiques agricoles qui en découlent.
L’ensemble de ces travaux ont é menés dans le cadre d’une thèse de doctorat et d’un
programme de recherche
2
.
1. Genèse de la notion de biens publics dans les débats sur la Politique agricole
commune
L’état de l’art réalisé (cf. figure 1) met en exergue l’apparition de la notion de bien public
dans l’analyse des politiques agricoles à partir des années 1980. Elle s’est ensuite développée
dans les années 1990 et 2000 (cf. figure 1), en particulier durant la période correspondant aux
premiers débats relatifs à la réforme de la PAC après 2013. Elle a ainsi occupé peu à peu une
place centrale dans les débats sur les politiques agricoles et semble avoir progressivement
remplacé celle de multifonctionnalité de l’agriculture, qui était beaucoup plus utilisée au
début des années 2000 (Potter et Burney, 2002).
1
Cette démarche se fonde sur l’analyse des dispositifs institutionnels comme clés de la vie économique.
Elle conduit notamment à s’intéresser aux arbitrages et compromis institutionnalisés pour comprendre
l’évolution des politiques publiques (Boyer, Saillard, 1995).
2
Ce programme de recherche, intitulé « BipPop », est financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Il
est construit autour de l’idée d'éclairer les débats sur la notion de biens publics le champ de l’agriculture et des
politiques agricoles. Il réunit des économistes, sociologues et agronomes d'AgroSupDijon, d'AgroParisTech,
d'AgroCampus Rennes (France), de l’INRA SAD-APT et de l’Université de Gloucestershire (Royaume-Uni). Cf.
http://bip-pop.org/spip.php?rubrique1. Il a bénéficié de discussions avec d’autres chercheurs (Benjamin Coriat,
Gilles Allaire, Geneviève Azam…).
Figure 1 : Comparaison des résultats de recherches bibliographique « bien public » et
« politique agricole » et « multifonctionnalité » et « bien public » sous les bases de recherche
WOS, WOK, CAB et Econlit (recherche réalisée en juin 2011 et mise à jour en avril 2013)
L’apparition de cette notion dans les années 1980 correspond à un tournant de la PAC, de
deux points de vue : (i) la volonté d’une meilleure prise en compte des effets du secteur
agricole sur l’environnement, (ii) l’affirmation des préconisations en faveur de la dérégulation
des marchés agricoles. Tournant déjà visible dans le livre blanc de Jacques Delors de 1985
préparant l’achèvement du marché intérieur européen et qui évoque à la fois les nouvelles
fonctions environnementales de l’agriculture et un changement de cap pour « une approche
plus orientée vers le marché ». Tournant qui aboutira à la réforme de la PAC de 1992 et au
démantèlement des dispositifs originels de la PAC
3
, au profit d’aides directes versées aux
producteurs, censées engendrer moins de distorsions de concurrence.
Les entretiens réalisés auprès des acteurs institutionnels, à Bruxelles et dans les trois pays
d’étude, confirment le lien entre l’émergence de la notion de biens publics dans les années
1980 et la prise en compte des impacts négatifs de l’agriculture sur l’environnement. Cette
prise en compte se réalise à travers les politiques communautaires, avec des outils coercitifs
comme les directives cadre européennes nitrates (1991), habitats (1992) et eau (2000), ainsi
que des outils incitatifs tels que les mesures agro-environnementales, introduites dès 1985.
Elle se réalise également dans l’espace public, sous l’influence en particulier de grandes
organisations environnementales
4
(Ansaloni, 2013). Dès lors, la notion de biens publics
semble former un consensus autour de la nécessaire prise en compte des préoccupations
environnementales. Mais cette notion ne peut-elle revêtir d’autres significations, relatives
notamment à une autre évolution de la PAC, relative à son affaiblissement en tant que
politique commune de régulation des marchés ?
3
prix garanti aux producteurs et mécanismes de stockage public, subventions aux exportations, outils de maîtrise
de l’offre…
4
Les plus fréquemment cités dans nos entretiens sont WWF, GreenPeace, et BirdLife international,
représentée au Royaume-Uni par la Royal Society for the Protection of Birds.
2. La vision néoclassique des biens publics à la Commission européenne et en
Angleterre, fondement d’un compromis original
2.1. Un appui sur des critères intrinsèques de non-rivalité et de non-exclusion
Plusieurs rapports sur la PAC et la notion de biens publics ont significativement influencé la
Commission européenne. Ils ont souvent été conduits par des auteurs provenant
d’organisations britanniques, comme l’Institute for European Environment Policy (Cooper,
Hart, Baldock, 2009 ; Baldock, Hart, Scheele, 2010) et la Country Land Association
(Buckwell, 1997 ; Buckwell, 2009). Dans ces rapports, les biens publics sont définis avant
tout selon des critères intrinsèques à ces biens, de non rivalité et de non exclusion. De même,
dans les entretiens conduits à Bruxelles et en Angleterre, ces critères, renvoyant à des
défaillances de marché, sont apparus comme fondamentaux pour délimiter la sphère des biens
publics.
La vision des biens publics adoptée rejoint celle généralement admise en économie néo-
classique. Ce sont des « biens de consommation collectifs dont tous bénéficient en commun,
c'est-à-dire dont la consommation par un individu ne diminue en rien la consommation d'un
autre individu » (critère de non rivalité selon Samuelson, 1954) et pour lesquels il est
impossible d’exclure « de la jouissance d’une marchandise ou d’un service quelconque, [un
agent qui] n’est pas prêt à payer au propriétaire le prix stipulé » (critère de non exclusion
selon Musgrave, 1959). Ces défaillances de marché écartent de l’allocation optimale des
ressources, obtenue grâce à l’équilibre des marchés. Elles empêchent de déterminer les
niveaux optimaux de consommation et de production, puisque « c'est dans l'intérêt propre de
chaque personne de donner un faux signal, de prétendre avoir moins d'intérêt dans une activité
de consommation collective donnée qu'il n'en a en réalité » (Samuelson, 1954). Elles posent le
problème du passager clandestin identifié par Musgrave, conduisant à une production sous-
optimale des biens publics. Dès lors, ces défaillances de marché impliquent une intervention
publique.
Ces caractéristiques techniques de non rivalité et de non exclusion délimitent strictement la
sphère des biens publics, dont la liste est relativement restreinte si on applique à la lettre cette
définition. De même, dans les rapports qui ont influencé la Commission européenne, il
apparaît une liste bien délimitée de biens publics (cf. figure 2, colonne 2).
Il faut noter néanmoins que ces biens publics ne correspondent pas toujours strictement à la
définition néoclassique, selon les critères de non rivalité et de non exclusion. Cet
élargissement de la liste des biens publics révèle la grande difficulté de considérer des enjeux
agricoles essentiels, à partir de cette définition restrictive proposée par l’économie néo-
classique. De nombreux auteurs ont ainsi pointé les limites de l’approche économique néo-
classique des biens publics pour repenser les politiques agricoles (par exemple, Marsh, 1992,
Massot-Marti, 2003 ; Freshwater, 2005).
Figure 2 : Comparaison des éléments relatifs à la multifonctionnalité de l’agriculture définis
par l’approche dite positive de l’OCDE avec la liste des biens publics agricoles identifiés par
l’IEEP et l’ENRD (Moreddu, OCDE, 2003 ; Cooper, Hart, Baldock, IEEP, 2009 ; Baldock,
Hart, Scheele, ENRD, 2010)
Multifonctionnalité agricole selon l’OCDE
Biens publics agricoles selon l’ENRD et
l’IEEP
Sécurité alimentaire, sécurité sanitaire
Réduction de la pauvreté
Utilisation soutenable des ressources
naturelles
Maintien, viabilité, développement des zones
rurales
Conservation des terres agricoles
Protection de l’environnement
Maintien de la biodiversité
Héritage culturel
Bien être animal
Sécurité alimentaire
Qualité et disponibilité de l’eau
Qualité de l’air
Vitalité des zones rurales
Fonctions du sol
Stabilité du climat
Résilience aux inondations et aux feux
Biodiversité en milieu agricole
Paysages agricole
Bien-être et santé animale
2.2. Une délimitation stricte de l’intervention publique
Cette délimitation de l’intervention publique passe d’abord par une focalisation sur des
considérations environnementales, mettant de côté les considérations sociales et économiques.
Certes, dans les rapports cités précédemment, les biens publics listés comportent, outre une
dimension environnementale (qualité/disponibilité de l’eau, qualité de l’air, biodiversité en
milieu agricole…), une dimension sociale (sécurité alimentaire, vitalité des zones rurales).
Mais seuls les biens publics à dimension environnementale donnent lieu à des préconisations
particulières en termes d’intervention publique.
Plus encore, dans nos entretiens comme dans ses documents, la Royal Society for the
Protection of Birds (RSPB) refuse de considérer la sécurité alimentaire comme un bien public
à faire prendre en charge par l’intervention publique, les productions agricoles et alimentaires
restant des biens privés dont l’offre et la demande doivent être assurées par les seules
coordinations marchandes.
En outre, cette vision des biens publics tend à défendre l’idée d’une disjonction entre la
production agricole et celle des biens publics environnementaux. Vision qui rejoint celle du «
rural britannique », distinguant la fonction économique de l’agriculture, devant répondre aux
logiques du marché et de la compétitivité, et la fonction environnementale du cadre naturel
(Bodiguel, Lowe, 1989). Cette distinction est géographique, les espaces agricoles productifs et
les espaces de réserves naturelles pouvant tout à fait être séparés. Elle se traduit également
dans les politiques publiques, l’OCDE (2001) préconisant de dissocier au maximum la
production des biens agricoles (marchands) et des biens publics, afin que leur rémunération
interfère le moins possible avec les marchés des produits agricoles. Il s’agit ainsi de cibler
spécifiquement l’intervention publique sur la rémunération de la production de biens publics,
qui peuvent être produits par d’autres activités que l’agriculture. Et si jamais il y a une
jointure inextricable entre production agricole et production de biens publics, alors le marché
doit pouvoir l’internaliser grâce à une différenciation des produits (cas d’un label par
exemple).
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