Guy Di Méo & Pascal Buléon : L’Espace social, Lecture géographique des sociétés
Jean-Jacques CLAUDE / Master 2 « Espaces & sociétés » / Université de Poitiers / 2008-2009
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Guy Di Méo, Pascal Buléon et al.
L’Espace social, Lecture géographique des sociétés
Armand Colin, coll. U, 2007 (1ière édition, 2005)
Les auteurs
Guy Di Méo : professeur à l’Université de Bordeaux III et directeur de l’UMR ADES (CNRS).
Autres ouvrages importants pour le master : Géographie sociale et territoire, Nathan, coll.
« Fac », 2001, 317p. [Epuisé] ; Les territoires du quotidien (dir.), L’Harmattan, coll.
« Géographie sociale », 1996, 216p ; L’Homme, la société, l’espace, Anthropos, coll.
« Géographie », 1991, 319p.
Pascal Buléon : directeur de recherche au CNRS, membre de l’UMR ESO (Université de Caen).
Introduction
L’introduction est une mise au point épistémologique. La géographie contemporaine est,
on le sait, plurielle : G.Di Méo et P.Buléon s’efforcent donc de souligner la singularité et la
pertinence de leur approche1. Ils plaident pour une « géographie sociale » (p.4) qui « vise à
appréhender toute la globalité sociale, dans sa dimension spatiale » (p.5) ; autrement dit, il s’agit
de proposer une « lecture des sociétés par leur espace » (id.). Pour ce faire, nos auteurs mettent
l’accent sur deux concepts devenus classiques dans le champ des sciences sociales :
la distinction (voir Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement,
Minuit, coll. « Le sens commun », 1979, 672p. [nombreuses rééditions]) : la
distinction « constitue le moteur des rapports sociaux et spatiaux2 » (p.8) ;
la complexité (voir Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Le Seuil,
coll. « Points », 2005, 158p.) : « La complexité est la réalité, ce n’est pas un effet
de regard. La saisir impose un mode opératoire de la pensée. On peut le qualifier
lui-même de complexe en ce qu’il met l’accent sur les relations et sur les
interactions, sur la dynamique et le mouvement, sur les contradictions, sur la
nature indissociable de l’espace et du temps, sur le caractère multidimensionnel
des spatialités et des temporalités. » (p.9) Ainsi « saisir la complexité consiste à
saisir la cohérence globale, les liens. Cela revient à porter l’accent sur l’interaction
et sur les relations entre les éléments constitutifs de systèmes. » (p.10)
1 Notamment en se démarquant de la géographie culturelle.
2 Eric Maurin, dans un livre très stimulant, a illustré cette idée, dans sa déclinaison spatiale, en montrant comment les
stratégies résidentielles répondent aujourd’hui de plus en plus à la recherche de « l’entre-soi » (Le Ghetto français. Enquête
sur le séparatisme social, Le Seuil, coll. « La République des Idées », 2004, 96p.).
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A l’issue de ce premier balisage épistémologique, l’angle d’approche est clairement
formulé : l’ouvrage a l’ambition de promouvoir une « géographie sociale complexe » (p.11). Elle
« privilégie un double objet de recherche. Elle procède d’abord au décodage des rapports que les
hommes socialisés nouent avec l’espace terrestre. C’est en quelque sorte sa dimension ‘verticale’.
Elle se consacre ensuite à l’identification des formes et des organisations géographiques qui en
découlent. Il s’agit de sa composante ‘horizontale’. » (id.).
Une fois cette définition de son objet posée, l’apport principal de l’ouvrage réside dans les
outils théoriques et méthodologiques qu’il expose (1ière partie) et illustre (2e partie). Trois
méritent une attention particulière, car, articulés les uns aux autres, ils permettent de « dévoiler
les procès de production de l’espace social » (p.57). Avec eux, nous sommes au cœur de la
géographie telle qu’elle est conçue et pratiquée par nos auteurs.
[Pour donner un tour plus concret à la présentation de ces différents concepts, nous les
agrémenterons dans un second temps d’exemples puisés dans la contribution de Frédérique
Loew-Pellen (« Migration de retraite et combinaisons socio-spatiales : le littoral de la manche »,
pp.217-234) ]
« La matrice historique et spatiale »
« L’idée de matrice historique et spatiale renvoie aux tendances profondes d’une époque.
Il s’agit d’un subtil mélange d’événements, de circonstance et d’actions concrètes dont certains
traits marquent durablement, dans l’espace et le temps, l’univers des sociétés qui les produisent.
Une telle matrice tend, comme son nom l’indique, à façonner les sociétés et leurs espaces. »
(p.58) Elle « donne [alors] naissance à des réalités sociales relativement homogènes, marquées
d’une même tonalité. » (p.62) Ainsi, « une matrice historique et sociale est un concept qui permet
de caractériser l’évolution concordante et cohérente d’une période de temps assez
longue. Rapporté à l’échelle humaine, elle est de l’ordre d’une génération, parfois plus. Elle
concerne des espaces de vaste dimension, des ensembles de pays et des parties de continents, la
totalité de la planète aujourd’hui3. » (id.) L’intérêt de ce concept réside donc « à la fois dans le
caractère insécable des dimensions espace/temps et dans ses facultés génétiques : la matrice
produit ainsi des marques communes aux sociétés, aux territoires qu’elles engendrent, aux
processus qui les animent. » (id.)
« C’est dans le tissu géographique qu’elle imprime que s’inscrivent combinaisons et
formations socio-spatiales. » (p.58)
Les formations socio-spatiales4
« Sur une certaine durée, se créent des formations socio-spatiales [les auteurs parlent de
FSS], faites de rapports sociaux, de systèmes de représentations et de pouvoir dont la cohérence
couvre parfois des territoires de la grandeur d’une aire locale, d’une région ou d’un Etat-nation,
etc. » (p.63) « Ces FSS résultent d’équilibres ponctuels et fragiles » (id.) Elles « ne naissent
3 Mondialisation oblige.
4 Le concept doit beaucoup à Alain Reynaud qui, à la fin des années 1970, avait propocelui de « classe socio-spatiale »
(voir pp.64-67).
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évidemment jamais ex-abrupto. Elles héritent des traits majeurs des formations antérieures ; tout
particulièrement de la matrice qui a précédé celle qui prévaut à leur époque. » (id.)
Il importe de bien comprendre que la FSS est à la fois un outil méthodologique et un objet
géographique. En effet, « lorsque les entités territoriales observées se dessinent avec sûreté, la
formation socio-spatiale se matérialise. » (p.68) D’outil, elle devient alors objet ; elle relève donc
d’un « double statut ». (id.)
« Le modèle de la FSS repose sur l’articulation sociale de quatre instances, même si dans
la réalité il s’agit indissociablement d’un tout. […] Les instances entretiennent entre elles de
puissantes relations d’interdépendances qui tendent même à les fusionner. » (id.) C’est donc
uniquement par un souci heuristique que ces quatre instances sont découpées puis regroupées en
couples :
deux instances appartiennent à l’infrastructure (« la matérialité du tissu
géographique ») :
l’instance géographique (« le cadre géographique ») ;
l’instance économique (« les modes de productions »).
« L’unité de ces deux instances […] tient au fait qu’elles traduisent ensemble, dans les paysages,
c’est-à-dire dans ce qui est visible, les résultats d’une action humaine permanente et concrète de
transformation de la nature. » (p.69)
deux instances ressortissent à la superstructure (« une véritable abstraction »):
les instances politiques ;
les instances idéologiques.
En fait, la superstructure « regroupe de manière tout à fait fictive les idées, les valeurs, les images
et les formes de pouvoirs qui régissent la société dans son espace. Elle convoque la mémoire et
les représentations sociales, d’essence culturelle, qui anime les êtres humains dans leur rencontre
inévitable avec les lieux. » (id.)
« Les deux instances de superstructures entretiennent d’étroites liaisons avec les formes
ou instances concrètes de l’infrastructure. Elles en sont le pilote ou, du moins, l’un des pilotes. En
effet, d’autres volontés, d’un poids considérable, émanent aussi de lieux différents, situés à
d’autres échelles de l’espace. De plus, la superstructure subit aussi, en retour, le conditionnement
permanent de l’infrastructure. Ce dernier s’exerce en fonction d’une réciprocité dialectique des
causes et de leurs effets. » (pp.69-70) On l’aura compris, la FSS fonctionne comme un système.
Celui-ci est d’autant plus complexe que « chacune des instances constitutives de la FSS ne
se circonscrit pas forcément au même espace géographique ». En sorte qu’on doit chercher,
« pour chaque instance, sa véritable extension, son échelle réelle et ses discontinuités, ses
ruptures significatives. » (p.71)
Les combinaisons socio-spatiales
« Comme la FSS, la combinaison socio-spatiale est, elle aussi, constituée de cet
entrelacement complexe de relations entre des groupes sociaux et des espaces. Il lui manque, en
revanche, deux attributs constitutifs de la formation socio-spatiale : la durée et une formation
sociale à la fois ample et diversifiée. » (p.73)
La combinaison socio-spatiale s’insère nécessairement dans une FSS qui l’englobe. Le
temps passant, la première peut se déformer et se diluer dans la seconde jusqu’à perdre de sa
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consistance. Mais on peut tout aussi bien rencontrer le cas de figure inverse : celle-là transforme
alors celle-ci à son image.
Un exemple de FSS et de CSP : le cas de Roscoff5
La formation socio-spatiale (temps long) :
L’infrastructure :
- l’instance géographique : localité littorale marquée par l’univers maritime ;
- l’instance économique : transport maritime et tourisme.
La superstructure :
- les instances idéologiques : le littoral et la mer alimentent en profondeur
l’imaginaire individuel et collectif ; les autochtones leur témoignent un
attachement profond (vs les communes voisines de l’intérieur des terres) ;
- les instances politiques : la région, le département ; mais « c’est avant tout la
notion de pays qui s’impose : un pays historique, celui des pilleurs d’épave et un
pays économique, celui de la ceinture dorée. » (p.222)
« La formation socio-spatiale de Roscoff se caractérise donc par un cadre géographique qui
imprègne puissamment son infrastructure comme sa superstructure. » (id.) Mais ce système va
être modifié par un élément venu de l’extérieur : l’arrivée de très nombreux retraités qui
constituent une combinaison socio-spatiale.
Une combinaison socio-spatiale (court terme) :
L’infrastructure :
- instance démographique : uniquement des personnes âgées ; les femmes sont plus
nombreuses que les hommes.
- l’instance économique : les retraités ne fabriquent pas de biens matériels et ne
produisent pas de valeur en travaillant. Autrement dit, « l’organisation de
l’infrastructure de la combinaison ne se base pas en priorité sur des rapports de
production, mais sur des rapports de consommation. » (p.224) « La partie active de
la combinaison regroupe en fait l’ensemble des personnes dont l’activité
professionnelle découle de la présence dans la commune de ces migrants. » (id.)
- l’instance géographique : la zone littorale (l’un des choix essentiels de la nouvelle
localité de résidence) ; augmentation du nombre de résidences et des équipements
collectifs.
La superstructure :
5 D’après la contribution de Frédérique Loew-Pellen (pp.217-234).
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- les instances idéologiques : l’attrait pour le littoral est commun à tous ; les codes
idéologiques et culturels que les migrants ont accumulés durant leur vie sont
divers ;
- les instances politiques : celles de la FSS ; le milieu associatif.
« Le couple formation combinaison socio-spatiale fonctionne sur la base d’échanges. Au niveau
de l’infrastructure, les rapports dominants sont ceux de l’offre et de la demande. Au niveau de la
superstructure, les rapports se font par le biais d’un filtre : celui des représentations et du temps.
Progressivement en effet, les codes culturels et idéologiques des migrants composent la
combinaison socio-spatiale se diffusent dans la formation et réciproquement. Le fonctionnement
du système repose quant à lui sur les attentes, les besoins des migrants confrontés à l’offre de la
société d’accueil. » (p.227) Des évolutions se dessinent et devraient déboucher sur un nouvel
équilibre (une nouvelle FSS) :
L’infrastructure :
- vieillissement de la population ;
- accroissement de la demande de services et de loisirs (orientation vers une
économie dite du troisième âge) ;
- recul des déséquilibres économiques liés à la saisonnalité touristique ;
- création d’emplois ;
- production de richesses supplémentaires ;
- mais aussi coûts supplémentaires pour la communauté (équipements collectifs,
prise en charge de la dépendance, etc.).
La superstructure :
- enrichissement culturel dû au brassage de populations d’origines différentes ;
- multiplication des manifestations patrimoniales ;
- renforcement du sentiment maritime, les retraités contribuant à entretenir ou à
redécouvrir l’histoire locale ;
- développement du vote sécuritaire ;
- gestion de l’isolement et de la souffrance psychologique des personnes âgées
seules ;
- image d’une commune trop vieillie => les jeunes actifs sont moins attirés.
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