UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
© AHICF et auteurs, mai 2001
L’épisode du train de Loos
Pour terminer, je voudrais ajouter quelques mots qui permettront peut-être d’éclairer d’une façon particulière à
la fois les difficultés de la Résistance et les drames qu’ont pu connaître un certain nombre de résistants : il
s’agit du train de Loos, du dernier train de la déportation. Au début de septembre 1944, dans les faubourgs de
Lille et au centre de Lille, les mouvements de résistance ont pris les armes et la Libération commence. Les
forces alliées sont à l’orée du bassin minier, à quelques kilomètres de l’agglomération. Les Allemands décident
alors de transférer une partie des détenus politiques de Loos dans des camps de concentration. J’ai recueilli
deux témoignages qui se croisent. Tout d’abord celui de Rémi Duhem, jeune cheminot entré au chemin de fer
en 1942 en passant un examen de mécanicien pour échapper au travail en Allemagne, auquel des camarades
de son mouvement lui ont facilité la réussite.
Il travaille, à l’époque, à l’exploitation à la gare de Lille. Son chef est M. Philippe Leroy qui, lui aussi, participe à
la Résistance8. Voilà ce que dit Rémi Duhem : “ Nous savons que les Allemands veulent à tout prix des trains,
une machine, des moyens pour faire ce convoi. Pendant plusieurs heures, j’arrive avec l’aide d’amis cheminots
à disperser les machines, à retarder le départ du convoi, à tout mettre en œuvre pour que ce convoi ne parte
pas. Malgré tous nos efforts, nous n’y parvenons pas ; les Allemands en effet possèdent en gare de Lille leur
propre mécanicien, leurs propres moyens. La rage au cœur, nous nous rendons compte que nous n’avons pu
que retarder ce départ9. ”
Durant ces derniers jours de l’Occupation, les Allemands ont multiplié les massacres comme au champ du
Rôleur de Valenciennes où 20 résistants sont assassinés ; durant les trois derniers mois, plus de 100 résistants
sont exécutés au fort de Seclin. Dans la Belgique proche, 1 200 résistants de la prison de Saint-Gilles sont
entassés dans un convoi ; ce train, surnommé “ le train fantôme ”, ne parviendra pas en Allemagne. Au bout de
soixante-douze heures d’errance, il revient au centre de Bruxelles où des résistants parviennent à libérer les
prisonniers. Nous avons ainsi la preuve que les nazis sont prêts à tout mettre en œuvre pour transférer les
prisonniers en Allemagne. Dès le 30 août, ils avaient programmé le transport des prisonniers de Loos ; l’action
des résistants a permis de retarder le transfert de quarante-huit heures. Mais, le 1er septembre au soir, les SS
commencent à transférer les prisonniers par camions jusqu’à la gare de Tourcoing devenue un véritable camp
retranché. En quelques heures, 1 200 prisonniers remplissent la vingtaine de wagons.
Jean-Marie Fossier m’a raconté les témoignages de ceux qui l’avaient entouré durant cette période. Il raconte :
“ J’ai senti à ce moment-là que les Allemands, la SS mettaient tout en œuvre pour que ce convoi parte. Ce
convoi qui va traverser la Belgique et les Pays-Bas sera étroitement contrôlé. Il sera toujours prioritaire10. ”
Nous voyons donc quels drames peuvent vivre à la fois les déportés internés à la prison de Loos et leurs
camarades qui se trouvent dans la gare de Lille : malgré leurs efforts, ils ne parviendront pas à empêcher ce
train de partir.
Je voudrais terminer cet exposé par la phrase de Rémi Duhem qui me disait : “ Oui, nous n’avons pu que
retarder. Et pourtant c’étaient des camarades, c’étaient nos potes à nous et nous en connaissions certains. ”
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1. Cette initiative, Mémoire cheminote en Nord - Pas-de-Calais : cheminots et chemins de fer du Nord (1938-1948), a donné lieu à une
exposition, à une plaquette (disponible auprès du Comité d’établissement régional SNCF Nord - Pas-de-Calais (25, bd Jean-Baptiste-
Lebas, BP 116, 59016 Lille. Téléphone : 03 20 29 92 00. Télécopie : 03 20 29 92 09), à un colloque organisé à Roubaix au Centre des
archives du monde du travail (Archives nationales) les 17 et 18 novembre 1995 dont les actes (168 p.) ont été publiés en 1999 par les
Éditions Tirésias.
2. Parmi ces ouvrages nous pouvons citer :
— Yves Lemanner ; Étienne Dejonque, La Résistance dans le Nord - Pas-de-Calais, Éditions de La Voix du Nord.
— Jacques Estager, Ami entends-tu ?, Messidor.
— Jean-Marie Fossier, Zone interdite, FNDIRP.
À ces ouvrages nous pouvons ajouter :
— Des archives du syndicat CGT de Lens, 1942-1948 (actuellement déposées à l’Union départementale CGT du Pas-de-Calais).
— Des archives découvertes par Mme Rajaobelison aux ateliers d’Hellemmes.
— 50 entretiens environ réalisés dans le cadre des projets de recherche “ Mémoires cheminotes 1937-1948 ” et “ Mémoires
cheminotes 1948-1978 ” conservés par l’Association Repères et mémoires des mondes du travail, 4, rue des Tours, 59000 Lille. Cette
association a, entre autres, publié le récit d’Édouard Desprez, Un cheminot raconte sa jeunesse, ses engagements (1920-1947).
3. François Caron, Histoire de l’exploitation d’un grand réseau. La Compagnie des chemins de fer du Nord, La Haye/Paris, Mouton, 1973.
4. Mémoire cheminote en Nord - Pas-de-Calais : cheminots et chemins de fer du Nord (1938-1948), Actes du Colloque, op. cit.
5. Entretien avec Roger Terrien réalisé par Pierre Outteryck le 22 mai 1981 à Hautmont.
6. Entretien avec Mme Antoinette Delvallée réalisé par Pierre Outteryck le 5 juillet 1995 à Lhomme.
7. Jacques Estager, op. cit.
8. Ph. Leroy, alors ingénieur en chef de la Traction, fait partie du réseau du capitaine Michel, le réseau Silvestre Farmer, l’un des réseaux
animés de Londres par J. M. Buckmaster. Voir Danièle Lheureux, Les oubliés de la Résistance : le réseau Silvestre Farmer, 2e éd., à
paraître (N.d.l.R.).
9. Entretien avec Rémi Duhem réalisé par Pierre Outteryck le 1er juillet 1996 à Templemar.
10. Entretien avec Jean-Marie Fossier réalisé par Pierre Outteryck le 12 mai 1992 à Lhomme.