Pierre Outteryck - Rails et histoire

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UNE ENTREPRISE PUBLIQUE DANS LA GUERRE : LA SNCF, 1939-1945
Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
Pierre Outteryck
Les cheminots du Nord face à l’occupation hitlérienne
Comme président de l’Association Repères et mémoires des mondes du travail, j’ai eu à piloter, en partenariat
avec le Comité d’établissement de la région de Lille de la SNCF, des travaux historiques concernant la
mémoire des cheminots. D’abord consacrés à la période 1937-1948, ils ont été développés et s’étendent,
comme l’a dit M. Gyrard, à la période 1948-1978. Ma contribution est nourrie des analyses, des documents,
des archives, de l’ensemble des recherches élaborées lors de cette expérience “ Mémoires cheminotes 19371948 ”1. Je voudrais remercier tous ceux qui ont contribué à cette initiative, naturellement en premier lieu les
cheminots, mais aussi un certain nombre d’amis chercheurs comme Georges Ribeill et René Lesage qui
se trouvent parmi nous, Mme Josy Rajaobélison, responsable culturelle du Comité d’établissement
régional SNCF Nord - Pas-de-Calais, diplômée d’histoire elle-même, et M. Pierre Thomas qui n’ont pas pu être
présents aujourd’hui.
Ces travaux ont pu se faire grâce à tout le travail accumulé par un certain nombre d’historiens de la région du
Nord, en particulier ceux d’Étienne Dejonque, d’Yves Lemanner et de mes regrettés amis Jacques Estager et
Jean-Marie Fossier2. Ce dernier a publié voilà une vingtaine d’années un ouvrage remarquable compilant des
documents, des lettres de déportés et de fusillés rassemblés sous le titre générique de Zone interdite. J’ai
naturellement exploré les archives relatives à cette période. Enfin, mon intervention s’est enrichie d’une
cinquantaine d’entretiens avec des cheminots qui ont vécu d’une façon ou d’une autre, soit comme apprenti
soit comme salarié des chemins de fer, la période 1940-1944.
“ Les cheminots du Nord face à l’occupation hitlérienne ” est un sujet vaste et complexe. Nous nous limiterons
à trois grands axes : Quelles furent les réactions des différentes composantes de la communauté cheminote
durant cette période ? Dans quelles conditions ces réactions ont-elles pu s’opérer ? Enfin, quelles en furent les
conséquences ?
Hier, j’ai réagi à l’intervention de Georges Ribeill. Je ne partage pas un certain nombre de ses conclusions, du
moins pour la région Nord - Pas-de-Calais, mais je pense pouvoir étendre ma remarque. Je ne pense pas que
le fait d’appartenir à la communauté ou à la corporation cheminote – je préfère le terme de “ communauté ” à
celui de “ corporation ” – fût un bouclier ni que cette appartenance ait aveuglé les cheminots.
LA SITUATION PARTICULIÈRE DES CHEMINOTS DU NORD
Les cheminots du Nord subissent une situation particulière durant la période 1940-1944. Cette situation facilite
parfois leur entrée en résistance active ou passive face à l’occupant, mais elle peut gêner aussi leur action de
résistance, rendre plus facile la répression et créer des conditions favorables à l’attentisme.
Des cheminots concentrés
Les cheminots jouissent, dans le Nord, d’une place considérable du point de vue social et économique. Je n’ai
pas le temps de m’étendre sur ce point. Mais cela tient à l’importance du rail, au-delà même de la SNCF,
puisqu’une partie du réseau local était privée et qu’une autre partie appartenait aussi aux compagnies minières
qui se partageaient le bassin minier qui s’étendait de Béthune à Valenciennes 3. Le rail jouit donc d’une place
considérable. Les ouvriers du rail sont nombreux. Ils sont souvent concentrés comme l’a voulu la politique mise
en place par Raoul Dautry au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Il existe six grandes concentrations cheminotes. J’évoque simplement pour mémoire celle de l’agglomération
de Dunkerque ; nous sommes là sur le littoral : la présence allemande y est tellement forte que la Résistance, y
compris la résistance cheminote, y sera faible. Mais il reste cinq lieux dans le département et dans le Nord Pas de Calais où cette implantation cheminote est très concentrée : Lens-Avion, au cœur du bassin minier du
Pas-de-Calais ; Délivrance, au sud de l’agglomération lilloise, comprenant cité, dépôts et ateliers ; les ateliers
d’Hellemmes et le dépôt de Fives, dans sa banlieue orientale ; la grande gare de triage charbonnière de
Somain, au centre du département du Nord ; enfin la cité, le dépôt et le triage d’Aulnoye, plaque tournante
entre les lignes nord-sud et est-ouest. Naturellement nous constatons une forte concentration et des cheminots
et des différents métiers du rail. Dans ces cinq grandes concentrations, les cheminots vivent au même rythme,
en interaction constante.
Ainsi, les cités cheminotes, les centres de voies ferrées, les dépôts, les triages, les ateliers et les gares
pourront devenir un véritable maquis, comme j’ai pu le dire lors du colloque organisé en 1995 au Centre des
archives du monde du travail à Roubaix4, à l’égal des maquis qui ont pu exister dans les régions montagneuses
ou dans les forêts du Centre ou du Sud de la France. S’il y a pu avoir répression, car il y a eu répression, elle
n’a pu se faire en grande partie que grâce à des dénonciations, je dirais des complicités, soit de la police et de
la gendarmerie française, soit même d’un certain nombre de responsables de la SNCF de l’époque. Lorsque
nous connaissons la région du Nord, ses villes, ses corons, ses usines, ses mines et ses voies ferrées, nous
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Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
savons que c’est un labyrinthe inextricable : quelqu’un qui ne connaît pas le terrain a du mal à se repérer ; c’eût
été le cas sans aide pour la sinistre Gestapo et ses agents.
Les traces de l’occupation de la Première Guerre mondiale et le réflexe patriotique
Nous sommes dans une région frontalière qui a vécu, vingt ans auparavant, une occupation allemande forte ; la
Première Guerre mondiale a laissé des traces terribles dans la population. Le réflexe patriotique joue de
manière très forte dès le début de la guerre et dès les premiers moments d’occupation. Ici, il n’y a pas de leurre
possible. L’Allemand, tout le monde s’en souvient, a laissé des traces. Et il l’a fait de deux façons, d’abord dans
la mémoire et dans la vie courante, mais aussi dans des actes de résistance, puisque, durant la guerre 19141918, c’est peu connu, les populations du Nord et du Pas-de-Calais ont résisté d’une façon ou d’une autre à la
présence allemande, en particulier par des réseaux de renseignement ou d’information et par la résistance
passive. La nouvelle occupation de 1940-1944 réactive ces réflexes.
Ajoutons enfin que les cheminots baignent dans un climat où les idées pacifistes, les idées de gauche, les
idées antifascistes sont fortement majoritaires. À l’intérieur de la CGT, par exemple, la tendance syndicale est
très faible, elle n’a une influence que dans des secteurs limités. En revanche, les ex-unitaires et les centristes
groupés autour de Léon Jouhaux bénéficient d’une large audience avant 1939. Cette audience s’est accrue
sans aucun doute par la présence, à partir de 1937, de près de 6 000 jeunes cheminots qui se sont frottés à
des militants socialistes ou communistes dans la métallurgie ou dans les quartiers populaires.
Des traditions de combats clandestins préexistent dans le Nord : depuis 1933, des cheminots faisaient passer
clandestinement des antifascistes allemands ou d’Europe centrale d’Erquelines à Paris ; le buffet de la gare
d’Aulnoye et un café proche étaient le point nodal, une planque avait été aménagée dans la maison du peuple
de Saint-Quentin ; les antifascistes sautaient du train avant l’arrivée à la gare du Nord. Sans l’active et
généreuse complicité des cheminots, un tel passage eût été impossible 5.
Des conditions défavorables
Mais, durant la période 1940-1944, les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont dans une situation bien
plus défavorable que le reste du territoire français, l’Alsace-Lorraine exceptée. La région Nord - Pas-de-Calais
et une partie de la Somme sont détachées de la zone occupée et ne sont pas administrées depuis Paris mais
directement par les autorités allemandes bruxelloises. Je n’insisterai pas sur cette question, traitée par Alfred
Gottwaldt, qui a son importance. Nous sommes par ailleurs dans une zone sensible, non loin de l’Angleterre,
dans une zone stratégique, industrielle. La présence des forces allemandes est très forte, y compris dans les
installations des chemins de fer de la SNCF. Les troupes allemandes sont présentes dans les gares, dans les
dépôts, dans les ateliers. Il s’agit d’une présence militaire de soldats, d’officiers allemands, également d’une
présence de la Reichsbahn avec des mécaniciens, des techniciens, des ouvriers allemands. Le plus souvent,
une partie du dépôt est réservée exclusivement aux Allemands qui disposent de leurs propres mécaniciens et
de leurs propres techniciens.
Les nombreux conflits qui ont émaillé la vie de la Compagnie du Nord et la vie de la SNCF entre 1936 et 1940
ont, en outre, entraîné un clivage très vif entre l’encadrement et les ouvriers. Ces derniers étaient fortement
influencés par la CGT et les militants communistes. Ce clivage ne disparaît pas avec l’occupation allemande ;
d’aucuns vont tenter d’utiliser l’Occupation pour régler des comptes.
À partir de quel moment et jusqu’à quel point le réflexe patriotique permet-il de dépasser totalement ou en
grande partie ces clivages ? La réaction à l’occupant est le fait d’une multitude de comportements individuels,
de trajectoires spécifiques ; en cette période où l’État de droit a disparu, les réactions face à l’occupant peuvent
être amplifiées, aggravées ou parasitées par toutes sortes de soucis ou d’intérêts personnels. Quoi qu’il en soit,
nous verrons peu à peu ces clivages disparaître durant la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation : la
période-charnière est l’hiver 1941 et le printemps 1942.
Enfin, précisons que nous sommes dans une région stratégique : cette situation implique une important
présence et de fortes réactions de l’occupant ; elle le conduit aussi à mesurer ses réactions.
L’occupant doit éviter que les mouvements sociaux, en particulier les réactions des cheminots, ne prennent
trop d’ampleur, n’en arrivent à gêner et à perturber le trafic. Ainsi, la mobilisation massive de cheminots à l’automne 1943 lors des grèves de Lens et de Béthune ne suscite qu’une répression réduite. De même, la
participation massive des cheminots à l’insurrection populaire du 6 juin 1944 dans la vallée de la Sambre, axe
primordial des chemins de fer entre la région parisienne et l’Allemagne, n’entraîne aucune réaction violente de
la Wehrmacht ni de la Gestapo. Un surcroît de répression aurait pu entraîner une mobilisation plus forte et
gêner plus encore les Allemands.
LES DIFFÉRENTES RÉACTIONS DES CHEMINOTS
Accroissement des difficultés de vie et de travail
La communauté cheminote est confrontée à d’importantes difficultés. La guerre signifie pour elle une
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Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
aggravation des conditions de vie et de travail. La semaine de travail, malgré les protestations, passe à
soixante heures. Une limite est mise aux congés payés. Il est, en effet, difficile de quitter la région Nord - Pasde-Calais puisqu’elle est séparée du reste de la France. Il faut des autorisations spéciales pour passer la
Somme et gagner la zone occupée ou la zone libre. Pour les cheminots qui souhaitent rejoindre leurs familles
qui ont quitté la région lors de l’Exode de 1940, la situation est donc difficile. Les conditions de travail sont
également rendues plus pénibles par la pénurie de main-d’œuvre, malgré un recrutement important en 19421943. Ces nouveaux travailleurs sont peu ou mal formés. Ils ne connaissent pas les traditions ouvrières de la
communauté cheminote, ils n’ont pas été formés dans les centres d’apprentissage.
De plus, les agents de la SNCF doivent faire face au manque de matériel. Une partie du parc de locomotives,
de voitures et de wagons a été saisie par les Allemands ou endommagée lors de l’invasion ; certaines
statistiques l’évaluent à plus de 30 %. Une partie des ouvrages d’art a été détruite durant les combats de maijuin 1940. Durant toute la guerre, les sabotages et, plus encore, les bombardements anglo-américains
endommagent ponts, aiguillages, triages et bâtiments. Certaines matières premières, comme l’étain ou l’acier,
sont introuvables ; le plomb et la fonte sont utilisés comme matériaux de substitution. Les conditions de travail
sont donc beaucoup plus difficiles et plus pénibles.
Les cheminots ne peuvent pas oublier qu’ils sont dans une région occupée et dans un pays qui subit la guerre.
La présence d’Allemands dans les centres, dans les gares, dans les dépôts, dans les triages rappelle à tout
instant l’Occupation. Ils connaissent exactement l’étendue du pillage organisé par les autorités du III e Reich,
ces prélèvements étant transportés par le rail.
Un engagement massif des cheminots du Nord dans la Résistance
Les cheminots vont s’engager largement dans la Résistance, sous de multiples formes. Est-il possible de
quantifier cette participation ? Je me méfie de toutes les statistiques : elles ne donnent que des chiffres
approximatifs et ont du mal à rendre compte de ce que peut vivre l’ensemble des populations. La plupart des
chiffres avancés n’évoque que la participation dite active à la Résistance : appartenance à un réseau, à un
mouvement, actes de sabotage connus et avérés... Nous ne pouvons pas limiter ainsi l’engagement des
cheminots dans la Résistance.
Il est évident que, sans la complicité tacite ou passive d’une grande partie de la communauté cheminote,
jamais la Résistance n’aurait pu avoir une aussi forte implantation, comme peuvent le montrer les travaux
d’Étienne Dejonque sur l’agglomération lilloise ou ceux de René Lesage sur le département du Nord - Pas-deCalais. René Lesage dit lui-même que les cheminots ont plus participé que les autres corporations ouvrières et
plus que l’ensemble de la population à la Résistance entre 1940 et 1944, tout en adoptant des critères très
stricts. J’ai retrouvé des résultats analogues lorsque j’ai essayé d’établir une comptabilité dans le bassin de la
Sambre ou dans l’agglomération lilloise.
Georges Ribeill nous dit que les ouvriers des ateliers avaient presque exclusivement participé à la Résistance.
Là non plus, je ne peux pas être d’accord avec lui. Toutes les catégories de cheminots ont participé à des actes
de résistance. Certes les cheminots dans les ateliers ont joué un rôle essentiel pour des raisons très
particulières : ils pouvaient facilement trafiquer, saboter les machines, les wagons, les voitures, etc., en prenant
le minimum de risques, souvent même en faisant en sorte de camoufler leur acte de sabotage de telle façon
que la machine ne tombe en panne que 100, 200 ou 300 km après sa sortie des ateliers ou du dépôt. La haute
technicité du matériel accroissait sa fragilité et rendait efficaces des sabotages sur tel ou tel élément des
mécanismes. Mais il est évident que les mécaniciens, que les services d’exploitation dans les gares ont aussi
participé à la Résistance soit en couvrant une partie des actes commis dans les ateliers, soit en servant d’agent
de liaison, de transmission, d’information, voire en participant eux-mêmes à des actes de sabotage, à des
interventions sur les voies. J’ai trouvé des traces, par exemple, de mécaniciens ayant participé à des actions
des FTP dans la région de Lens et d’Avion.
Une résistance multiforme
La Résistance a revêtu parmi les cheminots des formes multiples. Les cités cheminotes, les ateliers, les
installations ferrées ont été l’objet de vastes campagnes idéologiques. La concentration de travailleurs du rail,
la multiplication des cachettes possibles facilitait le stockage de tracts ou de journaux et leur diffusion. Tous les
mouvements, en particulier ceux liés au Parti communiste ou à La Voix du Nord, participèrent à ces
distributions. Dès 1940, la CGT clandestine se reconstruit à Arras avec les frères Camphin, à Lens autour de
Lestienne, dans l’agglomération lilloise, en particulier dans les dépôts de Fives ou dans les ateliers
d’Hellemmes, et, aussi, dans le sud du département, à Aulnoye. Un travail plus exhaustif permettrait
d’apprécier plus encore la place et le rôle pris par l’organisation syndicale clandestine. En 1943, au moins à
Lens, les militants de la CGT clandestine investissent l’organisation officielle qui avait perduré et qui s’inscrivait
dans la charte du travail, du moins dans les circulaires et objectifs élaborés par la SNCF. Lors de la grève de
l’automne 1943, ces cheminots utilisent l’organisation légale comme couverture ; ils iront négocier avec le
ministre Bichelonne à Paris. Ils obtiennent des bleus de travail, des chaussures de sécurité et une amélioration
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Troisième partie : Les cheminots dans la guerre et l’occupation
du ravitaillement.
Les premiers actes de sabotage ont lieu très tôt, dès l’hiver 1940-1941. Des manifestations, par exemple au
dépôt de Fives ou aux ateliers d’Hellemmes, sont signalées dès le 1er avril 1941. Des sabotages plus
importants aux ateliers d’Hellemmes à la fin du mois de juillet 1941 témoignent d’une résistance précoce.
Cette résistance prend naturellement une ampleur nouvelle durant l’année 1942, et ce, pour de multiples
raisons : les mutations de la situation politique et stratégique commencent à bouleverser le rapport des forces.
Les tentatives de Vichy de reprendre pied dans la zone interdite vont subir un double échec : d’un côté, les
Allemands refusent plus ou moins ouvertement les prétentions de Vichy, d’un autre les travailleurs ne se
laissent pas séduire par la venue de ministres vichyssois ; en février 1942, le ministre Lehideux est accueilli par
des lazzis et des boulons à l’usine de Fives. En même temps, les Allemands connaissent des difficultés face à
l’URSS sur le front oriental (échec devant Moscou, résistance renforcée de l’Armée rouge). Dès lors, les
troupes allemandes cantonnées dans les gares seront des régiments supplétifs, des soldats plus âgés dont la
présence inquiète moins les cheminots. Le sentiment patriotique se renforce malgré la répression,
particulièrement après la grève des mineurs de mai-juin 1941.
Cette résistance se développe jusqu’à la Libération et, en particulier, durant le printemps et l’été 1944, sous de
multiples formes. Même si je ne suis pas totalement en accord avec Pierre Thomas qui affirme qu’à partir du
printemps 1944 les chemins de fer du Nord - Pas-de-Calais sont inexploitables par les Allemands, il n’en reste
pas moins que, à partir de cette époque, le réseau de chemin de fer est profondément endommagé par les
bombardements, segmenté, malgré tous les efforts faits pour le remettre en état. Il est aussi touché par les
actes de sabotage tout comme l’est le matériel ferroviaire. À cela s’ajoute le manque de motivation de la plupart
des travailleurs du rail. J’ai recueilli plusieurs témoignages m’expliquant que l’absentéisme augmente, par
exemple aux ateliers d’Hellemmes, à Lens, au dépôt d’Aulnoye.
J’ajouterai, pour clore ce chapitre, que cette résistance a pris de multiples formes : personnelles, informelles,
formelles, organisationnelles. Il n’existe pas de structuration propre aux cheminots. Les cheminots participent
aux grands mouvements, aux réseaux de résistance, que ce soient les réseaux de renseignement, le Front
national de la Résistance, les FTP, l’armée secrète ou La Voix du Nord.
Dans ces conditions, la résistance cheminote va vivre au rythme de la Résistance dans les milieux populaires
du Nord - Pas de Calais.
LES BOMBARDEMENTS ET LA RÉPRESSION
Les cheminots victimes des bombardements
Les bombardements ont profondément touché non seulement les installations ferroviaires mais plus encore les
habitations, les maisons cheminotes et les maisons alentour. Ils ont suscité des réactions diverses dans la
population, et, naturellement, la propagande allemande a vainement essayé de dresser les populations contre
les Alliés. Néanmoins la violence des raids qui frappèrent les centres urbains et les nœuds de communications
ferroviaires à partir de la fin de 1941 suscite des craintes et, parfois, des interrogations. Je voudrais simplement
citer un témoignage : il montre quel effort ont dû faire les mouvements de résistance pour contrecarrer la
propagande allemande ou celle de Vichy. À la cité de l’Espérance (Lille-Lhomme) un bombardement terrible a
lieu durant la nuit de Pâques 1944. Lors de l’entretien réalisé en 1995, une habitante de la cité, âgée à l’époque
des faits de 34 ans, me dit : “ Oui. Cette nuit-là, il y a eu un bombardement. Mais, on nous a dit que c’était un
bombardement de la Luftwaffe6. ” Cette personne croyait donc encore, cinquante ans plus tard, que c’était la
Luftwaffe qui avait bombardé sa cité, alors que tout le monde sait qu’il s’agissait d’une intervention de l’aviation
américaine. La propagande de la Résistance avait donc bien fonctionné. Cependant l’utilisation d’un tel
subterfuge révèle les incompréhensions d’une partie de la population à l’égard des moyens d’action utilisés par
les Alliés pour démanteler la puissance de l’occupant.
Les cheminots victimes de la répression
Les cheminots ont également été victimes de la répression. Elle s’organise en deux périodes nettement
distinctes. Jusqu’à la fin de 1941, la répression s’intéresse surtout aux militants communistes. Ils sont
pourchassés soit sur dénonciation, soit sur liste, soit pour des activités militantes. À partir de 1942-1943, la
répression frappe tous les mouvements de résistance. Le Nord connaît en particulier une tragédie qui a laissé
des traces très profondes dans la mémoire collective, celle d’Ascq, au printemps 1944.
À hauteur du passage à niveau précédant la gare d’Ascq (petite commune semi-rurale située dans la banlieue
orientale de Lille), une charge de plastic posée sur une lame d’aiguillage explose au passage d’un convoi. Les
dégâts sont insignifiants ; deux wagons transportant des chenillettes quittent les rails sans se renverser. Les
cheminots interviennent immédiatement pour remettre le convoi en bon ordre. Mais pendant ce temps une
sauvage expédition punitive est organisée dans le village par le régiment SS qui accompagnait ce convoi.
86 villageois sont massacrés en quelques heures, ce 1er avril 19447.
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L’épisode du train de Loos
Pour terminer, je voudrais ajouter quelques mots qui permettront peut-être d’éclairer d’une façon particulière à
la fois les difficultés de la Résistance et les drames qu’ont pu connaître un certain nombre de résistants : il
s’agit du train de Loos, du dernier train de la déportation. Au début de septembre 1944, dans les faubourgs de
Lille et au centre de Lille, les mouvements de résistance ont pris les armes et la Libération commence. Les
forces alliées sont à l’orée du bassin minier, à quelques kilomètres de l’agglomération. Les Allemands décident
alors de transférer une partie des détenus politiques de Loos dans des camps de concentration. J’ai recueilli
deux témoignages qui se croisent. Tout d’abord celui de Rémi Duhem, jeune cheminot entré au chemin de fer
en 1942 en passant un examen de mécanicien pour échapper au travail en Allemagne, auquel des camarades
de son mouvement lui ont facilité la réussite.
Il travaille, à l’époque, à l’exploitation à la gare de Lille. Son chef est M. Philippe Leroy qui, lui aussi, participe à
la Résistance8. Voilà ce que dit Rémi Duhem : “ Nous savons que les Allemands veulent à tout prix des trains,
une machine, des moyens pour faire ce convoi. Pendant plusieurs heures, j’arrive avec l’aide d’amis cheminots
à disperser les machines, à retarder le départ du convoi, à tout mettre en œuvre pour que ce convoi ne parte
pas. Malgré tous nos efforts, nous n’y parvenons pas ; les Allemands en effet possèdent en gare de Lille leur
propre mécanicien, leurs propres moyens. La rage au cœur, nous nous rendons compte que nous n’avons pu
que retarder ce départ9. ”
Durant ces derniers jours de l’Occupation, les Allemands ont multiplié les massacres comme au champ du
Rôleur de Valenciennes où 20 résistants sont assassinés ; durant les trois derniers mois, plus de 100 résistants
sont exécutés au fort de Seclin. Dans la Belgique proche, 1 200 résistants de la prison de Saint-Gilles sont
entassés dans un convoi ; ce train, surnommé “ le train fantôme ”, ne parviendra pas en Allemagne. Au bout de
soixante-douze heures d’errance, il revient au centre de Bruxelles où des résistants parviennent à libérer les
prisonniers. Nous avons ainsi la preuve que les nazis sont prêts à tout mettre en œuvre pour transférer les
prisonniers en Allemagne. Dès le 30 août, ils avaient programmé le transport des prisonniers de Loos ; l’action
des résistants a permis de retarder le transfert de quarante-huit heures. Mais, le 1er septembre au soir, les SS
commencent à transférer les prisonniers par camions jusqu’à la gare de Tourcoing devenue un véritable camp
retranché. En quelques heures, 1 200 prisonniers remplissent la vingtaine de wagons.
Jean-Marie Fossier m’a raconté les témoignages de ceux qui l’avaient entouré durant cette période. Il raconte :
“ J’ai senti à ce moment-là que les Allemands, la SS mettaient tout en œuvre pour que ce convoi parte. Ce
convoi qui va traverser la Belgique et les Pays-Bas sera étroitement contrôlé. Il sera toujours prioritaire10. ”
Nous voyons donc quels drames peuvent vivre à la fois les déportés internés à la prison de Loos et leurs
camarades qui se trouvent dans la gare de Lille : malgré leurs efforts, ils ne parviendront pas à empêcher ce
train de partir.
Je voudrais terminer cet exposé par la phrase de Rémi Duhem qui me disait : “ Oui, nous n’avons pu que
retarder. Et pourtant c’étaient des camarades, c’étaient nos potes à nous et nous en connaissions certains. ”
_______________
1. Cette initiative, Mémoire cheminote en Nord - Pas-de-Calais : cheminots et chemins de fer du Nord (1938-1948), a donné lieu à une
exposition, à une plaquette (disponible auprès du Comité d’établissement régional SNCF Nord - Pas-de-Calais (25, bd Jean-BaptisteLebas, BP 116, 59016 Lille. Téléphone : 03 20 29 92 00. Télécopie : 03 20 29 92 09), à un colloque organisé à Roubaix au Centre des
archives du monde du travail (Archives nationales) les 17 et 18 novembre 1995 dont les actes (168 p.) ont été publiés en 1999 par les
Éditions Tirésias.
2. Parmi ces ouvrages nous pouvons citer :
— Yves Lemanner ; Étienne Dejonque, La Résistance dans le Nord - Pas-de-Calais, Éditions de La Voix du Nord.
— Jacques Estager, Ami entends-tu ?, Messidor.
— Jean-Marie Fossier, Zone interdite, FNDIRP.
À ces ouvrages nous pouvons ajouter :
— Des archives du syndicat CGT de Lens, 1942-1948 (actuellement déposées à l’Union départementale CGT du Pas-de-Calais).
— Des archives découvertes par Mme Rajaobelison aux ateliers d’Hellemmes.
— 50 entretiens environ réalisés dans le cadre des projets de recherche “ Mémoires cheminotes 1937-1948 ” et “ Mémoires
cheminotes 1948-1978 ” conservés par l’Association Repères et mémoires des mondes du travail, 4, rue des Tours, 59000 Lille. Cette
association a, entre autres, publié le récit d’Édouard Desprez, Un cheminot raconte sa jeunesse, ses engagements (1920-1947).
3. François Caron, Histoire de l’exploitation d’un grand réseau. La Compagnie des chemins de fer du Nord, La Haye/Paris, Mouton, 1973.
4. Mémoire cheminote en Nord - Pas-de-Calais : cheminots et chemins de fer du Nord (1938-1948), Actes du Colloque, op. cit.
5. Entretien avec Roger Terrien réalisé par Pierre Outteryck le 22 mai 1981 à Hautmont.
6. Entretien avec Mme Antoinette Delvallée réalisé par Pierre Outteryck le 5 juillet 1995 à Lhomme.
7. Jacques Estager, op. cit.
8. Ph. Leroy, alors ingénieur en chef de la Traction, fait partie du réseau du capitaine Michel, le réseau Silvestre Farmer, l’un des réseaux
animés de Londres par J. M. Buckmaster. Voir Danièle Lheureux, Les oubliés de la Résistance : le réseau Silvestre Farmer, 2e éd., à
paraître (N.d.l.R.).
9. Entretien avec Rémi Duhem réalisé par Pierre Outteryck le 1er juillet 1996 à Templemar.
10. Entretien avec Jean-Marie Fossier réalisé par Pierre Outteryck le 12 mai 1992 à Lhomme.
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