B/ Bougainville : un parfait philosophe :
Il en a les qualités :
1. Un homme de savoir : savant polyvalent, intelligence encyclopédique : "un homme qui a des lumières" (142) et
qui fait progresser la science (chapitre II, reprise du dialogue entre A & B).
2. Un homme qui a des qualités intellectuelles particulières et complémentaires : rapidité d'observation et de com-
préhension, mais prudence, patience et souci de la véracité (cf. Dumarsais, vérité et vraisemblance).
3. Un homme qui a des qualités morales (courage, patience, prudence, pour affronter fatigue et danger : un héros).
4. Un philosophe en action : esprit ouvert, sans préjugés, intelligence vivante, évolutive : "désir de voir, de s'éclai-
rer", héros de l'intelligence : "il n'explique pas, il atteste le fait" (143). Il étudie le "comment", plutôt que le
"pourquoi". Il use de rigueur scientifique au lieu d'interpréter et juger (cf. Dumarsais). Il vit "en société".
Il en exerce l'influence :
1. Il propage les lumières : La métaphore de la "Lumière" vaut pour le savoir, la science "désir d'instruire" (143),
être utile aux autres : éclairer les autres (177) : ouvre l'intelligence et le cœur des lecteurs. Il donne aussi le désir
de voyager : "le seul qui m'ait donner le goût pour une autre contrée." (146)
Elle vaut aussi comme métaphore de la Sagesse : c'est un humaniste véritable qui emmène Aotourou en
Europe, puisqu'il en a manifesté le désir, mais le renvoie dès qu'il s'en montre déçu.
2. Il dérange et étonne : Il s'oppose à l'attitude des curieux superficiels (169) : questions sans attendre réponses.
Il s'oppose à l'attitude des juges qui trouvent explication et interprétation à tout (143).
Il s'oppose aux Européens installés dans leurs préjugés.
C/ Pourtant le Discours du Vieillard semble indiquer le contraire :
Il a tous les défauts de l’européen-conquistador :
" Et toi, chef des brigands qui t'obéissent /…/ tu ne peux que nuire ”, « ce pays est à nous », « tu as fait pis encore ».
Il en exerce la désastreuse influence :
C’est marqué par le champ lexical qui souligne la cruauté avec des verbes comme "enchaîner", "égorger", "assujettir", "se haïr",
"asservir"… et celui de la violence : " funeste avenir ", " fureurs inconnues ", " folles ", " féroces ", " esclaves" et "teintes de sang ".
Cela pousse le vieillard à contester tous les apports de Bougainville :
Les besoins nouveaux introduits par les européens sont des besoins factices qui créent une hiérarchie, une jalousie. Cette in-
justice se traduit par l'application de la loi du plus fort marquée par l'intrusion de la notion de possession dès l'arrivée des occi-
dentaux " ce pays est à nous ". Le vieillard s'indigne (" ce pays est à toi ? Et pourquoi ? ") d'un tel comportement de la part des
occidentaux et s'exprime grâce à un renversement de situation hypothétique qui montre l'illégitimité de cette situation. Cette loi
du plus fort est ainsi en totale opposition à la loi naturelle défendue par le vieillard dans la seconde partie du discours.
Il montre également que le pouvoir et la propriété entraînent le mépris " sommes-nous digne de mépris ? ", l'injustice et la ja-
lousie : " je ne sais quelle… ”. Par cette phrase il met en avant la haine entre les membres de la société : "allument des fureurs
inconnues","féroces", "haïr", "femmes folles" : cette dernière expression traduit aussi la perte de la “pudeur”.
Le vieillard s’attaque enfin aux “inutiles lumières” (sic) dont Bougainville est à la fois le représentant et le missionnaire.
Cela ne renvoie-t-il pas, non seulement Bougainville à n’être qu’un « européen » comme les autres, mais la philosophie
des lumières à n’être qu’une forme de domination eurocentriste comme les autres, peut-être même plus pernicieuse ?
Mais justement ce double regard, contradictoire de B et du vieillard, sur Bougainville ne contribue-t-il pas à éviter de figer Bou-
gainville et la philosophie des Lumières dans une image "idéalisée", devenue alors "schéma simpliste".
Il nous oblige donc à tout remettre en question, jusqu'à l’image du philosophe idéal !
Il fait donc avancer les mentalités.
Conclusion :
C'est donc un portrait argument.
Bougainville apparaît comme une personnalité riche complexe et complète, globalement positive, malgré le jugement cri-
tique du vieillard, qui loin de détruire l'avis de B, contribue à nous persuader de la fascination de Diderot pour son héros. Il fait de
Bougainville le nouvel "honnête homme", le "philosophe" décrit par Dumarsais.
Au Siècle des Lumières les idées pures, et toutes faites ont mauvaise réputation : Voltaire multiplie les sarcasmes contre
les esprits de système (Pangloss dans Candide), ou contre les philosophes "promeneurs solitaires" (Rousseau) : aux philosophes en
chambre, aux érudits, et aux auteurs de théories abstraites, les philosophes des Lumières préfèrent les hommes d'action et "d'expé-
riences". La mode est à l'utile, au progrès scientifique : "Physicien méfie-toi de la métaphysique" recommande Newton que Vol-
taire loue dans ses Lettres philosophiques.
Pour Diderot, Bougainville apparaît comme une synthèse heureuse entre savoir théorique et expérience pratique, entre ré-
flexion et action. Chez lui l'homme d'action est inséparable du penseur, et son Voyage (livre) prolonge son voyage (action), tout en
étant lui-même un moyen d'action comme diffuseur d'idées nouvelles (découverte et acceptation des autres, lutte contre ignorance
et préjugés ethnocentriques). Le Supplément prolonge encore cette action en mettant en question la “philosophie même” de Bou-
gainville et ses « inutiles lumières » grâce au discours du Vieillard, lui-même contesté par les dialogues entre Orou et l'Aumônier.
Cette propagation de l'esprit critique, qui se nourrit d'une pensée et d'une action antérieure pour repenser activement et
proposer une "contradiction" (ou un "complément"), c'est la dynamique même de l'Encyclopédie telle que la rêvait Diderot.