Enfin, en troisième lieu, il faut souligner combien, par le truchement de l'Europe, nous
pouvons être des acteurs plus efficaces de la globalisation, notamment du droit, pour
défendre, faire valoir et diffuser nos principes, nos valeurs et nos traditions juridiques. Les
Etats n’ont en effet pas seulement transféré des compétences à l’Union, ils en ont aussi par
elle acquis de nouvelles au bénéfice des citoyens européens. Pour ne prendre que l’exemple
de la protection des données à caractère personnel, les autorités nationales disposent grâce au
droit de l’Union d’une base commune pour contrôler l’activité de puissantes compagnies
multinationales établies dans des pays tiers, comme l’ont illustré deux affaires récentes. Dans
l’affaire Google Spain du 13 mai 2014, les activités d’un moteur de recherche ont été
contrôlées au regard des obligations et garanties prévues par la directive 95/46, alors même
que le traitement litigieux de données à caractère personnel avait été réalisé par une société-
mère établie aux Etats-Unis, et non pas directement par sa filiale européenne établie en
Espagne15. Dans l’affaire Schrems du 6 octobre 2015, c’est au regard de la même directive
qu’a été contrôlée la réglementation américaine, autorisant une ingérence des autorités
publiques, notamment pour des motifs de sécurité nationale, dans les droits fondamentaux des
personnes dont les données à caractère personnel ont été ou pourraient être transférées depuis
l’Union vers les Etats-Unis16. Comme l’a relevé la Cour, dans le cadre d’un tel transfert,
« [s’]il ne saurait être exigé qu’un pays tiers assure un niveau de protection identique à celui
garanti dans l’ordre juridique de l’Union », le pays tiers est pour autant tenu d’offrir d’une
manière effective une « protection substantiellement équivalente à celle garantie au sein de
l’Union »17. La défense de l’autonomie et de l’identité d’un ordre juridique européen, distinct
de l’ordre international, est ainsi devenue un remarquable levier de protection et de diffusion
hors de nos frontières des droits fondamentaux, dans la conception que nous en avons en
Europe.
III. Par conséquent, il nous faut prendre acte des transformations contemporaines de
la souveraineté, et non de sa disparition.
Conçue comme « le critère juridique, le signe grâce auquel on reconnaît l’existence de
l’Etat »18, la souveraineté a longtemps renvoyé à un pouvoir absolu, indivisible et direct19 de
commandement, réunissant un ensemble de prérogatives régaliennes, au premier rang
desquelles Jean Bodin rangeait « le pouvoir de faire la loy »20, de battre monnaie ou de rendre
15 La Cour a en effet relevé que « les activités de l’exploitant du moteur de recherche et celles de son
établissement situé dans l’État membre concerné sont indissociablement liées, dès lors que les activités relatives
aux espaces publicitaires constituent le moyen pour rendre le moteur de recherche en cause économiquement
rentable et que ce moteur est, en même temps, le moyen permettant l’accomplissement de ces activités » ; et de
conclure que « [L’] affichage des résultats [du traitement des données à caractère personnel] étant accompagné,
sur la même page, de celui de publicités liées aux termes de recherche, force est de constater que le traitement de
données à caractère personnel en question est effectué dans le cadre de l’activité publicitaire et commerciale de
l’établissement du responsable du traitement sur le territoire d’un État membre, en l’occurrence le territoire
espagnol. », CJUE, Grande chambre, 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c/ Agencia Española de
Protección de Datos (AEPD), Mario Costeja González, C-131/12, § 56-57.
16 CJUE, Grande chambre, 6 octobre 2015, Maximillian Schrems, C-362/14.
17 CJUE, Grande chambre, 6 octobre 2015, Maximillian Schrems, C-362/14, § 73-74.
18 O. Beaud, La puissance de l’Etat, éd. PUF, 1994, p. 20.
19 Comme le relève A. Rigaudière : « Un glissement s’est opéré (…) de la notion de suzeraineté – qui implique
une simple position de supérieur dans la hiérarchie féodo-vassalique – à celle de souveraineté qui fait de celui
qui en est investi le maître direct de tous ceux qui structurent cette même hiérarchie » (Pouvoirs, n°67, 1993, p.
10).
20 J. Bodin, Les six livres de la République, 1576, rééd. 1986, éd. Fayard, Livre I, chap. X, p. 306. Selon Bodin,
la puissance absolue du souverain impose que « ceux-là qui sont souverains ne soyent aucunement sujects aux
commandements d’autruy et qu’ils puissent donner loy aux sujects et casser ou anéantir les loix inutiles pour en
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