I
PETIT RECUEIL DE TEXTES
pour accompagner la réflexion sur
la lecture du MENON
PLATON
1.1 - Le mythe de la naissance d'Eros
Quand Aphrodite naquit. les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros
1
, fils
de Métis. Le dîner fini, Pénia
2
, voulant profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier
et se tint près de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait pas encore de vin, sortit
dans le jardin de Zeus, et alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par
l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros: elle se
coucha près de lui, et conçut Eros
3
, Aussi l'Amour devint-il le compagnon et le serviteur
d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu'il est
naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle.
Etant fils de Poros et de Pénia, I'Amour a reçu certains caractères en partage. D'abord il est
toujours pauvre, et, loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est
dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans
couverture. il dort en plein air, près des portes et dans les rues: il tient de sa mère, et
l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père. il est
toujours à la piste de ce qui est beau et bon: il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur,
artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie
à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel,
mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans
l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il
acquiert lui échappe sans cesse. de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans
l'opulence et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, et voici pourquoi.
Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est: et, en général. si l'on
est savant. on ne philosophe pas: les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent
pas devenir savants: car l'ignorance a précisément ceci de cheux que, n'ayant ni beauté,
ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer
d'une chose, on ne la désire pas.
Le Banquet, 203 ac, trad. Chambry, 1964, Garnier-Flammarion, pp. 64-65.
1.2 - Le mythe de la caverne
Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute
sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont depuis leur enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant
eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée: imagine
que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de
marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Je vois cela, dit-il.
1
Poros : Dieu de l’abondance
2
Pénia : Déesse de la pénurie
3
Eros ; démon de l’amour, pris dans ce qui suit comme une allégorie du désir humain
II
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte,
qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en
toute espèce de matière; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se
taisent.
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient
jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu
sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute la vie ?
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble, ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des
objets réels les ombres qu'ils verraient ?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait,
croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?
Non, par Zeus, dit-il.
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets
fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et
qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à
se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière; en
faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces
objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un
lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de
la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant
chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne
penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui
paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? n'en
fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces
dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
III
Assurément.
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et
escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne
souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera
parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des
choses que maintenant nous appelons vraies ?
Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce
seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des
autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il
pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la
nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
A la fin, j'imagine, ce sera le soleilnon ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en
quelque autre endroitmais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et
contempler tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les
années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause
de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
Platon, La République, Livre VII, trad. Baccou, t) Éd. Garnier.
1.3 - La passion est soumission aux valeurs du corps
Les amis de la science (...) savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme,
elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités
au travers des corps comme au travers des barreaux d'un cachot, au lieu de le faire seule et
par elle-même, et qu'elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu'il y a de terrible
dans cet emprisonnement, la philosophie l'a fort bien vu, c'est qu'il est l'œuvre du désir, en
sorte que c'est le prisonnier lui-même qui contribue le plus à serrer ses liens. Les amis de la
science savent, dis je
4
, que la philosophie, qui a pris leur âme en cet état, I'encourage
doucement, s'efforce de la délivrer, en lui montrant que, dans l'étude des réalités, le
témoignage des yeux est plein d'illusions, plein d'illusions aussi celui des oreilles et des
autres sens, en l'engageant à se séparer d'eux, tant qu'elle n'est pas forcée d'en faire usage,
en l'exhortant à se recueillir et à se concentrer en elle-même et à ne se fier qu'à elle-même
et à ce qu'elle a conçu elle-même par elle-même de chaque réalité en soi, et à croire qu'il n'y
a rien de vrai dans ce qu'elle voit par d'autres moyens et qui varié suivant la variété des
4
C’est Socrate qui parle
IV
conditions où il se trouve, puisque les choses de ce genre sont sensibles et visibles, tandis
que ce qu'elle voit par elle-même est intelligible et invisible.
En conséquence, persuadée qu'il ne faut pas s'opposer à cette délivrance, I'âme du vrai
philosophe se tient à l'écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant
qu'il lui est possible. Elle se rend compte en effet que, quand on est violemment agité par le
plaisir, le chagrin, la crainte ou la passion, le mal qu'on en éprouve, parmi ceux auxquels on
peut penser, comme la maladie ou les dépenses qu'entraînent les passions, n'est pas aussi
grand qu'on le croit, mais qu'on est en proie au plus grand et au dernier des maux et qu'on
n'y prête pas attention.
Quel est ce mal, Socrate? demanda Cébès.
C'est que toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de
croire que l'objet qui est la principale cause de ce qu'elle éprouve est très clair et très vrai,
alors qu'il n'en est rien. ces objets sont généralement des choses visibles, n'est-ce pas?
Oui.
Or, n'est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l'âme est le plus strictement enchaînée par
le corps?
Comment cela ?
Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l'attache et
la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Or,
du fait qu'elle partage l'opinion du corps et se complaît aux mêmes plaisirs, elle est forcée, je
pense, de prendre les mêmes mœurs et la même manière de vivre, et par suite elle est
incapable d'arriver jamais pure dans l'Hadès
5
.
Platon, Phédon, trad. E. Chambry. Baccou Garnier Frères, Paris, collection « GF », pp. 137-138.
1.4 - La belle espérance de Socrate, le chant du cygne
Mais voici... comment raisonnerait une âme de philosophe, se refusant à penser que, l'office
de la philosophie étant de la délier et celle-ci la déliant en effet, ce serait son office à elle de
se livrer aux plaisirs et aux peines, pour se remettre une fois de plus dans les chaînes... Tout
au contraire, comme elle établit le calme sur cette mer agitée en se laissant conduire par le
raisonnement et en se tenant toujours dans les limites qu'il lui impose, en contemplant le
vrai, le divin, ce qui n'est point objet d'opinion et en faisant de cela même son aliment, elle
pense, et que son devoir est de vivre de la sorte aussi longtemps qu'elle vivra, et que,
lorsqu'elle aura cessé de vivre, une fois parvenue auprès de ce qui lui est apparenté et qui
est de sa nature, elle sera débarrassée des maux de la condition humaine ! En conséquence
d'une semblable formation et puisque c'est à cela qu'elle s'est employée, il n'y a pas du tout
à craindre qu'elle ait peut… de s'éparpiller au moment où elle se séparera du corps, ni de se
disperser et de s’envoler au gré du vent qui souffle, bref, une fois partie, de n'être plus rien
nulle part ! (...).
5
Séjour des morts dans la mythologie grecque.
V
Les cygnes... lorsqu'ils sentent qu'il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant,
chantent à ce moment-là davantage et avec plus de force, dans leur joie de s'en aller auprès
du Dieu dont justement ils sont les serviteurs
6
. Or les hommes, à cause de la crainte qu'ils
ont de la mon, calomnient les cygnes, prétendent qu'ils se lamentent sur leur mort et que
leur chant suprême a le chagrin pour cause.; sans réfléchir que nul oiseau ne chante quand
il a faim ou froid ou qu'une autre souffrance le fait souffrir; pas même le rossignol, ni
l'hirondelle, ni la huppe, eux dont le chant, dit-on, est justement une lamentation dont la
cause est une douleur. Pour moi cependant, la chose est claire, ce n'est pas la douleur qui
fait chanter, ni ces oiseaux, ni les cygnes. Mais ceux-ci, en leur qualité, je pense, d'oiseaux
d'Apollon, ont le don de la divination et c'est la préscienoe des biens qu'ils trouveront chez
Hadès qui, ce jour-là, les fait chanter et se réjouir plus qu'ils ne l'ont jamais fait dans le
temps qui a précédé.
Platon Phédon Trad. Robin, Gallimard, Pléiade, tome 1 ; pp 803-806
1.5 L’homme qui mourut comme un Dieu
Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton
le suivit; quant à nous, Socrate nous pria de l'attendre. Nous l'attendîmes donc, tantôt en
nous entretenant de ce qu'il avait dit et le soumettant à an nouvel examen, tantôt en parlant
du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d'un père et
réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses
enfants - il avait deux fils encore petits et un grand - et ses parentes arrivèrent aussi. Il
s'entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux
femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de
son coucher; car Socrate était resté longtemps à l'intérieur. Après cela l'entretien se borna à
quelques paroles; car le serviteur des Onze se présenta et s'approchant de lui : « Socrate,
dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me
maudissent, quand, sur l'injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour
toi, j'ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l'homme le plus
généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant
encore je suis sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta
condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu
t'annoncer, adieu ; che de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable.» Et en
même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux
vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il; je ferai ce que tu dis. » Puis s'adressant à nous, il ajouta
« Quelle honnêteté dans cet homme! Durant tout le temps que j' ai eté id, il est venu me voir
et causer de temps à autre avec moi. C'était le meilleur des hommes, et maintenant encore
avec quelle générosité il me pleure! Mais allons, Criton, obéissons-lui; qu'on m'apporte le
poison, s'il est broyé, sinon qu'on le broie.»
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et
qu'il n'est pas encore couché. D'ailleurs je sais que bien d'autres ne boivent le poison que
longtemps après que l'ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que
quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu'ils aimaient. Ne te presse donc pas; tu
as encore du temps. »
« Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils
croient que c'est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n'en fasse rien; car
je n'ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard je ne ferais que me rendre ridicule à
mes propres yeux en m'accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n'ai déjà plus.
Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
6
Apollon
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !