Les cygnes... lorsqu'ils sentent qu'il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant,
chantent à ce moment-là davantage et avec plus de force, dans leur joie de s'en aller auprès
du Dieu dont justement ils sont les serviteurs
. Or les hommes, à cause de la crainte qu'ils
ont de la mon, calomnient les cygnes, prétendent qu'ils se lamentent sur leur mort et que
leur chant suprême a le chagrin pour cause.; sans réfléchir que nul oiseau ne chante quand
il a faim ou froid ou qu'une autre souffrance le fait souffrir; pas même le rossignol, ni
l'hirondelle, ni la huppe, eux dont le chant, dit-on, est justement une lamentation dont la
cause est une douleur. Pour moi cependant, la chose est claire, ce n'est pas la douleur qui
fait chanter, ni ces oiseaux, ni les cygnes. Mais ceux-ci, en leur qualité, je pense, d'oiseaux
d'Apollon, ont le don de la divination et c'est la préscienoe des biens qu'ils trouveront chez
Hadès qui, ce jour-là, les fait chanter et se réjouir plus qu'ils ne l'ont jamais fait dans le
temps qui a précédé.
Platon Phédon Trad. Robin, Gallimard, Pléiade, tome 1 ; pp 803-806
1.5 – L’homme qui mourut comme un Dieu
Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton
le suivit; quant à nous, Socrate nous pria de l'attendre. Nous l'attendîmes donc, tantôt en
nous entretenant de ce qu'il avait dit et le soumettant à an nouvel examen, tantôt en parlant
du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d'un père et
réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses
enfants - il avait deux fils encore petits et un grand - et ses parentes arrivèrent aussi. Il
s'entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux
femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de
son coucher; car Socrate était resté longtemps à l'intérieur. Après cela l'entretien se borna à
quelques paroles; car le serviteur des Onze se présenta et s'approchant de lui : « Socrate,
dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me
maudissent, quand, sur l'injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour
toi, j'ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l'homme le plus
généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant
encore je suis sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta
condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu
t'annoncer, adieu ; tâche de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable.» Et en
même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux
vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il; je ferai ce que tu dis. » Puis s'adressant à nous, il ajouta
« Quelle honnêteté dans cet homme! Durant tout le temps que j' ai eté id, il est venu me voir
et causer de temps à autre avec moi. C'était le meilleur des hommes, et maintenant encore
avec quelle générosité il me pleure! Mais allons, Criton, obéissons-lui; qu'on m'apporte le
poison, s'il est broyé, sinon qu'on le broie.»
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et
qu'il n'est pas encore couché. D'ailleurs je sais que bien d'autres ne boivent le poison que
longtemps après que l'ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que
quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu'ils aimaient. Ne te presse donc pas; tu
as encore du temps. »
« Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils
croient que c'est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n'en fasse rien; car
je n'ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard je ne ferais que me rendre ridicule à
mes propres yeux en m'accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n'ai déjà plus.
Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
Apollon