petit recueil de textes

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I
PETIT RECUEIL DE TEXTES
pour accompagner la réflexion sur
la lecture du MENON
PLATON
1.1 - Le mythe de la naissance d'Eros
Quand Aphrodite naquit. les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros 1, fils
de Métis. Le dîner fini, Pénia2, voulant profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier
et se tint près de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait pas encore de vin, sortit
dans le jardin de Zeus, et alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par
l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros: elle se
coucha près de lui, et conçut Eros3, Aussi l'Amour devint-il le compagnon et le serviteur
d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu'il est
naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle.
Etant fils de Poros et de Pénia, I'Amour a reçu certains caractères en partage. D'abord il est
toujours pauvre, et, loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est
dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans
couverture. il dort en plein air, près des portes et dans les rues: il tient de sa mère, et
l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père. il est
toujours à la piste de ce qui est beau et bon: il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur,
artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie
à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel,
mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans
l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il
acquiert lui échappe sans cesse. de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans
l'opulence et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, et voici pourquoi.
Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est: et, en général. si l'on
est savant. on ne philosophe pas: les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent
pas devenir savants: car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté,
ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer
d'une chose, on ne la désire pas.
Le Banquet, 203 ac, trad. Chambry, 1964, Garnier-Flammarion, pp. 64-65.
1.2 - Le mythe de la caverne
Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute
sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant
eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée: imagine
que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de
marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Je vois cela, dit-il.
Poros : Dieu de l’abondance
Pénia : Déesse de la pénurie
3 Eros ; démon de l’amour, pris dans ce qui suit comme une allégorie du désir humain
1
2
II
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte,
qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en
toute espèce de matière; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se
taisent.
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient
jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu
sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute la vie ?
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble, ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des
objets réels les ombres qu'ils verraient ?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait,
croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?
Non, par Zeus, dit-il.
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets
fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et
qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à
se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière; en
faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces
objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un
lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de
la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant
chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne
penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui
paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? n'en
fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces
dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
III
Assurément.
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et
escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne
souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera
parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des
choses que maintenant nous appelons vraies ?
Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce
seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des
autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il
pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la
nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
A la fin, j'imagine, ce sera le soleil—non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en
quelque autre endroit—mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et
contempler tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les
années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause
de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
Platon, La République, Livre VII, trad. Baccou, t) Éd. Garnier.
1.3 - La passion est soumission aux valeurs du corps
Les amis de la science (...) savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme,
elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités
au travers des corps comme au travers des barreaux d'un cachot, au lieu de le faire seule et
par elle-même, et qu'elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu'il y a de terrible
dans cet emprisonnement, la philosophie l'a fort bien vu, c'est qu'il est l'œuvre du désir, en
sorte que c'est le prisonnier lui-même qui contribue le plus à serrer ses liens. Les amis de la
science savent, dis je 4 , que la philosophie, qui a pris leur âme en cet état, I'encourage
doucement, s'efforce de la délivrer, en lui montrant que, dans l'étude des réalités, le
témoignage des yeux est plein d'illusions, plein d'illusions aussi celui des oreilles et des
autres sens, en l'engageant à se séparer d'eux, tant qu'elle n'est pas forcée d'en faire usage,
en l'exhortant à se recueillir et à se concentrer en elle-même et à ne se fier qu'à elle-même
et à ce qu'elle a conçu elle-même par elle-même de chaque réalité en soi, et à croire qu'il n'y
a rien de vrai dans ce qu'elle voit par d'autres moyens et qui varié suivant la variété des
4
C’est Socrate qui parle
IV
conditions où il se trouve, puisque les choses de ce genre sont sensibles et visibles, tandis
que ce qu'elle voit par elle-même est intelligible et invisible.
En conséquence, persuadée qu'il ne faut pas s'opposer à cette délivrance, I'âme du vrai
philosophe se tient à l'écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant
qu'il lui est possible. Elle se rend compte en effet que, quand on est violemment agité par le
plaisir, le chagrin, la crainte ou la passion, le mal qu'on en éprouve, parmi ceux auxquels on
peut penser, comme la maladie ou les dépenses qu'entraînent les passions, n'est pas aussi
grand qu'on le croit, mais qu'on est en proie au plus grand et au dernier des maux et qu'on
n'y prête pas attention.
Quel est ce mal, Socrate? demanda Cébès.
C'est que toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de
croire que l'objet qui est la principale cause de ce qu'elle éprouve est très clair et très vrai,
alors qu'il n'en est rien. ces objets sont généralement des choses visibles, n'est-ce pas?
Oui.
Or, n'est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l'âme est le plus strictement enchaînée par
le corps?
Comment cela ?
Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l'attache et
la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Or,
du fait qu'elle partage l'opinion du corps et se complaît aux mêmes plaisirs, elle est forcée, je
pense, de prendre les mêmes mœurs et la même manière de vivre, et par suite elle est
incapable d'arriver jamais pure dans l'Hadès5.
Platon, Phédon, trad. E. Chambry. Baccou Garnier Frères, Paris, collection « GF », pp. 137-138.
1.4 - La belle espérance de Socrate, le chant du cygne
Mais voici... comment raisonnerait une âme de philosophe, se refusant à penser que, l'office
de la philosophie étant de la délier et celle-ci la déliant en effet, ce serait son office à elle de
se livrer aux plaisirs et aux peines, pour se remettre une fois de plus dans les chaînes... Tout
au contraire, comme elle établit le calme sur cette mer agitée en se laissant conduire par le
raisonnement et en se tenant toujours dans les limites qu'il lui impose, en contemplant le
vrai, le divin, ce qui n'est point objet d'opinion et en faisant de cela même son aliment, elle
pense, et que son devoir est de vivre de la sorte aussi longtemps qu'elle vivra, et que,
lorsqu'elle aura cessé de vivre, une fois parvenue auprès de ce qui lui est apparenté et qui
est de sa nature, elle sera débarrassée des maux de la condition humaine ! En conséquence
d'une semblable formation et puisque c'est à cela qu'elle s'est employée, il n'y a pas du tout
à craindre qu'elle ait peut… de s'éparpiller au moment où elle se séparera du corps, ni de se
disperser et de s’envoler au gré du vent qui souffle, bref, une fois partie, de n'être plus rien
nulle part ! (...).
5
Séjour des morts dans la mythologie grecque.
V
Les cygnes... lorsqu'ils sentent qu'il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant,
chantent à ce moment-là davantage et avec plus de force, dans leur joie de s'en aller auprès
du Dieu dont justement ils sont les serviteurs6. Or les hommes, à cause de la crainte qu'ils
ont de la mon, calomnient les cygnes, prétendent qu'ils se lamentent sur leur mort et que
leur chant suprême a le chagrin pour cause.; sans réfléchir que nul oiseau ne chante quand
il a faim ou froid ou qu'une autre souffrance le fait souffrir; pas même le rossignol, ni
l'hirondelle, ni la huppe, eux dont le chant, dit-on, est justement une lamentation dont la
cause est une douleur. Pour moi cependant, la chose est claire, ce n'est pas la douleur qui
fait chanter, ni ces oiseaux, ni les cygnes. Mais ceux-ci, en leur qualité, je pense, d'oiseaux
d'Apollon, ont le don de la divination et c'est la préscienoe des biens qu'ils trouveront chez
Hadès qui, ce jour-là, les fait chanter et se réjouir plus qu'ils ne l'ont jamais fait dans le
temps qui a précédé.
Platon Phédon Trad. Robin, Gallimard, Pléiade, tome 1 ; pp 803-806
1.5 – L’homme qui mourut comme un Dieu
Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton
le suivit; quant à nous, Socrate nous pria de l'attendre. Nous l'attendîmes donc, tantôt en
nous entretenant de ce qu'il avait dit et le soumettant à an nouvel examen, tantôt en parlant
du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d'un père et
réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses
enfants - il avait deux fils encore petits et un grand - et ses parentes arrivèrent aussi. Il
s'entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux
femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de
son coucher; car Socrate était resté longtemps à l'intérieur. Après cela l'entretien se borna à
quelques paroles; car le serviteur des Onze se présenta et s'approchant de lui : « Socrate,
dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me
maudissent, quand, sur l'injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour
toi, j'ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l'homme le plus
généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant
encore je suis sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta
condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu
t'annoncer, adieu ; tâche de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable.» Et en
même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux
vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il; je ferai ce que tu dis. » Puis s'adressant à nous, il ajouta
« Quelle honnêteté dans cet homme! Durant tout le temps que j' ai eté id, il est venu me voir
et causer de temps à autre avec moi. C'était le meilleur des hommes, et maintenant encore
avec quelle générosité il me pleure! Mais allons, Criton, obéissons-lui; qu'on m'apporte le
poison, s'il est broyé, sinon qu'on le broie.»
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et
qu'il n'est pas encore couché. D'ailleurs je sais que bien d'autres ne boivent le poison que
longtemps après que l'ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que
quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu'ils aimaient. Ne te presse donc pas; tu
as encore du temps. »
« Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils
croient que c'est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n'en fasse rien; car
je n'ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard je ne ferais que me rendre ridicule à
mes propres yeux en m'accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n'ai déjà plus.
Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
6
Apollon
VI
A ces mots, Criton fit signe à son esclave, qui se tenait prés de lui. L'esclave sortit et, après
être resté un bon moment, rentra avec celui qui devait donner le poison, qu'il portait tout
broyé dans une coupe. En voyant cet homme, Socrate dit : « Eh bien, mon brave, comme tu
es au courant de ces choses, dis-moi ce que j'ai à faire. « Pas autre chose, répondit-il, que
de te promener, quand tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes s'alourdir, et alors
de te coucher; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe.
Socrate la prit avec une sérénité parfaite, (…) sans trembler, sans changer de couleur ni de
visage; mais regardant l'homme en dessous de ce regard de taureau qui lui était habituel :
« Que dirais-tu, demanda-t-il, si je versais un peu de ce breuvage en libation à quelque
dieu? Est-ce permis ou non? - Nous n'en broyons, Socrate, dit l'homme, que juste ce qu'il en
faut boire. « J'entends, dit-il. Mais on peut du moins et l'on doit même prier les dieux pour
qu'ils favorisent le passage de ce monde à l'autre; c'est ce que je leur demande moi-même
et puissent-ils m'exaucer! » Tout en disant cela, il portait la coupe à ses lèvres, et il la vida
jusqu'à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.
Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes; mais en le
voyant boire, et quand il eut bu, nous n'en fûmes plus les maîtres. Moi-même, j'eus beau me
contraindre, mes larmes s'échappèrent à flots; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moimême; car ce n'était pas son malheur, mais le mien que je déplorais, en songeant de quel
ami j' étais privé. Avant moi déjà, Criton n'avait pu contenir ses larmes et il s'était levé de sa
place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n'avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit
alors à hurler et ses pleurs et ses plaintes fendirent le cœur à tous les assistants, excepté
Socrate lui-même. « Que faites-vous là, s'écria-t-il, étranges amis? Si j'ai renvoyé les
femmes, c'était surtout pour éviter ces lamentations déplacées; car j'ai toujours entendu dire
qu'il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes. »
En entendant ces reproches, nous rougîmes et nous retînmes de pleurer.
Quant à lui, après avoir marché, il dit que ses jambes s'alourdissaient et il se coucha sur le
dos, comme l'homme le lui avait recommandé. Celui qui lui avait donné le poison, le tâtant
de la main, examinait de temps à autre ses pieds et ses jambes; ensuite, lui ayant fortement
pincé le pied, n lui demanda s'il sentait quelque chose. Socrate répondit que non. Il lui pinça
ensuite le bas des jambes et, portant les mains plus haut, il nous faisait voir ainsi que le
corps se glaçait et se raidissait. Et le touchant encore, il déclara que, quand le froid aurait
gagné le coeur, Socrate s'en irait. Déjà la région du bas-ventre était à peu près refroidie,
lorsque, levant son voile, car il s'était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière parole :
« Criton, nous devons un coq à Asclèpios; payez-le, ne l'oubliez pas. » « Oui, ce sera fait,
dit Criton, mais vois si tu as quelque autre chose à nous dire. » A cette question il ne
répondit plus; mais quelques instants après il eut un sursaut. L'homme le découvrit : il avait
les yeux fixes. En voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.
LXVII. - Telle fut la fin de notre ami, (…), d'un homme qui, nous pouvons le dire, fut, parmi
les hommes de ce temps que nous avons connus, le meilleur et aussi le plus sage et le plus
juste.
Platon, PHEDON Trad. E. Chambry, GF pp178-80
1.6 – La dialectique comme discours vertueux
J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et,
au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante: les
interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure
leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils
soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de
VII
façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur
s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au
fond de la discussion. Il arrive même, parfois qu'on se sépare de façon lamentable: on
s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en
veulent d'être venus écouter pareils individus. Te demandes-tu pourquoi je parle de cela ?
Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni
parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis, j'ai
peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre
parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es
comme moi, j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais.
Veux-tu savoir quel type d'homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être
réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on
me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter. En fait,
j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire
des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus
grave pour l'homme que se faire une fausse idées des questions dont nous parlons en ce
moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble; sinon,
laissons tomber cette discussion, et brisons-là .
1.7 – Le tonneau des danaïdes – La métaphore du pluvier
492e p.231
Socrate :
Mais, tout de même, la vie dont tu parles, c'est une vie terrible ! En fait, je ne serais pas
étonné si Euripide avait dit la vérité—je cite le vers: " Qui sait si vivre n'est pas mourir et si
mourir n'est pas vivre? " Tu sais, en réalité, nous sommes morts. Je l'ai déjà entendu dire
par des hommes qui s'y connaissent: ils soutiennent qu'à présent nous sommes morts, que
notre corps est notre tombeau et qu'il existe un lieu dans l'âme, là où sont nos passions, un
lieu ainsi fait qu'il se laisse influencer et ballotter d'un côté et de l'autre. Eh bien, ce lieu de
l'âme, un homme subtil, Sicilien ou Italien, je crois, qui exprime la chose sous la forme d'un
mythe, en a modifié le nom. Étant donné que ce lieu de l'âme dépend de ce qui peut
sembler vrai et persuader, il l'a appelé passoire. Par ailleurs, des êtres irréfléchis, il affirme
qu'ils n'ont pas été initiés. En effet, chez les hommes qui ne réfléchissent pas il dit que ce
lieu de l'âme, siège des passions, est comme une passoire percée, parce qu'il ne peut rien
contrôler ni rien retenir—il exprime ainsi l'impossibilité que ce lieu soit jamais rempli.
Tu vois, c'est donc tout le contraire de ce que tu dis, Calliclès. D'ailleurs, un sage fait
remarquer que, de tous les êtres qui habitent l'Hadès, le monde des morts -là, il veut parler
du monde invisible- les plus malheureux seraient ceux qui, n'ayant pu être initiés, devraient à
l'aide d'une écumoire apporter de l'eau dans une passoire percée. Avec cette écumoire, toujours d'après ce que disait l'homme qui m'a raconté tout cela, c'est l'âme que ce sage voulait
désigner. Oui, il comparait l'âme de ces hommes à une écumoire, l'âme des êtres irréfléchis
est donc comme une passoire, incapable de rien retenir à cause de son absence de foi et de
sa capacité d'oubli .
Ce que je viens de te dire est, sans doute, assez étrange; mais, pourtant, cela montre bien
ce que je cherche à te faire comprendre. Je veux te convaincre, pour autant que j'en sois
capable, de changer d'avis et de choisir, au lieu d'une vie déréglée, que rien ne comble, une
vie d'ordre, qui est contente de ce qu'elle a et qui s'en satisfait.
VIII
Eh bien, est-ce que je te convaincs de changer d'avis et d'aller jusqu'à dire que les
hommes, dont la vie est ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée ?
Sinon, c'est que tu ne changeras pas d'avis, même si je te raconte toutes sortes d'histoires
comme cela !
(…)
Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image, qui vient de la même école. En effet,
regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie
d'ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu'il v
ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de
l'un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d'autres
tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces
denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu'on n'obtient qu'au terme de maints
travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n'a plus
à y reverser quoi que ce soit ni à s'occuper d'eux; au contraire, quand il pense à ses
tonneaux, il est tranquille. L'autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce
genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont
percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s'infligeant les plus
pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière
de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu'elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l'homme
déréglé ou celle de l'homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs
d'admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te
convaincs pas ?
(…)
Tu parles de la vie d'un pluvier, qui mange et fiente en même temps !—non, ce n'est pas la
vie d'un cadavre, même pas celle d'une pierre ! Mais dis-moi encore une chose: ce dont tu
parles, c'est d'avoir faim et de manger quand on a faim, n'est-ce pas ?
1.8 – Vertu politique ou politique vertueuse ?
Texte 1
Gorgias 474a p.185 Socrate :
Polos, je ne suis pas homme à m'occuper des affaires de la Cité. L'année dernière,
quand j'ai été tiré au sort pour siéger à l'Assemblée et quand ce fut à ma tribu !
d'exercer la prytanie, j'ai dû faire voter les citoyens— mais tout le monde a ri, parce
que je ne savais pas comment mener une procédure de vote . Ne me demande donc
pas maintenant de faire voter les auditeurs. Si tu n'es pas capable de mieux me réfuter,
alors, comme je te l'ai proposé, laisse-moi le faire à ta place, comme cela, tu auras
l'expérience de ce que doit être, d'après moi, une réfutation. En effet, je ne sais produire
qu'un seul témoignage en faveur de ce que je dis, c'est celui de mon interlocuteur, et j'envoie
promener tous les autres; en outre, un seul homme, je sais le faire voter, mais quand il y a
plus de gens, je ne discute pas avec eux . Vois donc si tu veux à ton tour m'offrir l'occasion
de te réfuter en répondant à mes questions. Car, je pense que toi, comme moi, comme tout
le reste des hommes, nous jugeons tous que commettre l'injustice est pire que la subir et
que ne pas être puni est pire qu'être puni.
Texte 2 Gorgias 521d p.300
Socrate :
Je suis vraiment fou, Calliclès, si je pense que, dans notre Cité, on puisse être, selon les
circonstances, à l'abri d'un tel sort ! Toutefois, je suis sûr que, si je suis traîné en justice, je
risque bien en effet d'être accusé d'une des choses que tu me reproches, d mais je sais que
l'homme qui m'y traînera sera un misérable ! Car ce n'est pas un honnête homme qui traduit
IX
en justice l'être innocent de toute injustice! Certes, si j'étais condamné à mort, cela n'aurait
rien d'étrange ! Et veux-tu que je te dise pourquoi j'ai cette impression ?
Je pense que je suis l'un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s'intéresse
à ce qu'est vraiment l'art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire
de la politique. Or, comme ce n'est pas pour faire plaisir qu'à chaque fois je dis ce que
je dis, comme c'est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est
le mieux, et comme je ne veux pas faire les jolies choses que tu me conseilles, je serai
incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! ce que j'expliquais à Polos
s'applique également ici. car je serai jugé, comme un médecin traduit devant un
tribunal d'enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Regarde en effet:
qu'est-ce que le médecin pourrait dire, s'il était livré aux enfants et si son accusateur
déclarait: " Enfants, voici l'homme qui est responsable des maux que vous avez soufferts, il
déforme jusqu'aux plus jeunes d'entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations,
il vous rend impuissants et misérables, ils vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire
d'amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! ce n'est pas comme moi, qui vous
fais bénéficier d'un tas de choses, bonnes et agréables ! " Que penses-tu donc qu'il arrive au
médecin, livré à un sort si fâcheux ? Peut-il dire, même si c'est la vérité: " Mes enfants, tout
ce que j'ai fait, je l'ai fait pour votre santé ! " D'après toi, quelle clameur va retentir chez ces
terribles juges ? une clameur immense ?
Texte 3 Gorgias 515b p.286
Socrate :
Mais au fait, excellent ami, puisque toi-même, tu commences tout juste à avoir une
action politique dans les affaires de la cité, que tu m'engages à agir comme toi et me
reproches de ne pas le faire, n'allons-nous pas nous examiner l'un l'autre ?—Voyons,
Calliclès, y a-t-il déjà un citoyen que tu aies amélioré ? Y a-t-il un homme qui, avant de
rencontrer Calliclès, était un homme méchant, injuste, déréglé, déraisonnable, et qui,
grâce à lui, soit devenu homme de bien ?—qu'un tel homme soit étranger, qu'il réside
dans la cité, qu'il soit esclave ou de condition libre ? Dis-moi, Calliclès, si, pour
t'examiner, on te posait cette question, que répondrais-tu ? De quel homme pourrais-tu dire
qu'il s'est amélioré en ta compagnie ? Tu hésites à répondre ! Avant de vouloir exercer une
charge publique, dis-moi quelle chose tu as faite en tant que simple particulier !
Tu sais, ce n'est pas cela en tout cas qui me fait te poser cette question, mais si je te la
pose, c'est parce que je veux véritablement savoir comment tu conçois l'action politique
dans notre cité. Quand tu accéderas aux affaires de la citée auras-tu un autre souci que
celui de faire de nous les meilleurs citoyens qui soient ? Ne nous sommes-nous pas,
à plusieurs reprises déjà, mis d'accord pour dire que c'est ce que doit faire l'homme
politique ? Sommes-nous d'accord avec cela, oui ou non ? Réponds. Nous sommes
d'accord—c'est moi qui réponds à ta place. Or, si telle est l'action politique qu'un homme de
bien doit se préparer à avoir dans sa propre cité, maintenant, fais un effort de mémoire, et, à
propos des hommes illustres dont tu as parlé un peu avant, dis-moi si tu penses encore
qu'ils ont été de bons citoyens ? Je veux parler de Périclès, de Cimon, de Miltiade et de
Thémistocle!
Caliclès :
Oui, je pense qu'ils ont été de bons citoyens !
Socrate :
Or, s'ils ont été de bons citoyens, il est évident que chacun d'eux a amélioré ses
concitoyens, concitoyens quiet avant d'être gouvernés par eux, étaient dans un état moral
bien pire ? L'ont-ils fait, oui ou non ?
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