Pierre GANNE, L’Evangile et le mal, éd. Anne Sigier, Québec, Canada, 1999, 155 p.
En 1974 le P. Pierre GANNE, jésuite français, a animé une session sur « l’Evangile et le mal ». Le texte reproduit
ici n’a rien perdu de son actualité. « Le mal et la souffrance font partie des questions radicales de la condition
humaine… et le monde d’aujourd’hui ne nous ménage pas sur ce plan ! Mais son actualité tient surtout à la
profondeur de la parole ici livrée qui, aujourd’hui, nous rejoint fraternellement. » (p. 8)
1 - Le mal, le monde et l'homme
1a S’interroger sur le mal !
« Seul le Christ, lui, a quelque chose à nous dire, quelque chose de définitif, et il nous le dit dans l’Evangile.
Mais ce Christ qui a quelque chose à nous dire, ce n’est pas le Christ de nos imaginations, de nos fantaisies
imaginaires ; celui-ne peut nous conduire qu’à notre perdition, c’est un faux Christ et, comme nous le dit saint
Jean, il y a des antichrists dans nos communautés chrétiennes, des antichrists qui dissolvent le Christ, mettant à la
place leur imagination pleine de volonté.
Il y a une question que le mal nous pose, une question que le monde actuel, dans son évolution, a aggravée.
Depuis quarante ou cinquante ans, il se fait une lente prise de conscience, douloureuse, de l’existence d’une
solidarité mondiale. Aujourd’hui, les questions humaines se posent à l’échelle mondiale, la question du mal
aussi…
1b Se déshabituer
Aujourd’hui, le psychisme humain est fragilisé et c’est justement à cause de ce psychisme fragile que les hommes
sont ultrasensibles au mal sous toutes se formes…
Le mal, c’est aussi le brouillard, et c’est peut-être le seul qui soit vrai. Dans Les Misérables, de Victor Hugo, il y
a un personnage qui résume son expérience de la vie en disant : « La terre est une grosse bêtise. Oh ! l’affreux
vieux monde, on s’y dévertue, on s’y destitue, on s’y prostitue, on s’y tue et on s’y habitue. » On ne saurait mieux
dire, mais le plus grave de tout, c’est qu’ « on s’y habitue ».
Il est donc important de nous déshabituer. Se déshabituer, c’est ce qu’on appelle la foi…
Il faut nous déshabituer parce que la vie, elle, est toujours nouveauté. Le grand caractère du Christ, c’est la
nouveauté, la nouveauté absolue, le monde nouveau, la création nouvelle, l’alliance nouvelle…
1c Le monde du meurtre
« Ce meurtre qui est au commencement, qui est à l’origine, est toujours la solution aux problèmes humains, c’est
toujours la solution qui s’impose, quels que soient les problèmes, qu’ils soient de type national, international ou
autre. Pour résoudre les problèmes, on commence toujours par tuer l’autre, parce que l’autre, c’est le bouc
émissaire ! On ne s’entend pas ? les hommes ne s’entendent pas ? ils ne veulent plus vivre ensemble ? Que faire ?
Eh bien il faut tuer ! Et cela n’étonne plus personne, cela devient presque naturel ! On s’émeut un peu devant les
massacres, puis on les oublie ! …
Multiples façons de tuer : tuer le père personnel ou collectif, violence physique ou meurtre, « interruption
volontaire de grossesse », élimination par la langue, relégation, exclusion, marginalisation, racisme, calomnie,
médisance, envie, duire à la famine ou laisser mourir, refus de la responsabilité, disculpation, c’est la faute de
l’autre. Ce que le Christ fait, justement, c’est de refuser ce monde fondé sur le meurtre. Il l’a refusé et il a
refusé d’engager un avenir sur le meurtre, quel qu’il soit. Et il y oppose le don libre.
Dans la logique dont je parlais, il y a un trio diabolique : tuer, mentir, juger. Il faut se libérer de cette sinistre
trinité, car il est dit : « tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, tu ne jugeras pas. » Cette perversion a beaucoup
d’aspects, mais son aspect central est justement de tuer le prophétique des sacrements, de l’eucharistie en
particulier, c’est-à-dire de tuer l’avenir, l’avenir humain possible avec le Christ… (ch. 1)
1d L’homme condamné à interpréter
«Il faut que nous comprenions qu’il y a dans notre monde une donnée fondamentale qu’on peut résumer ainsi :
l’homme est condamné à l’interprétationOn peut dire encore que tout langage immédiat est ambigu. Même
le langage du bien et du mal, dans l’immédiat, est ambigu. On appelle « langage » aujourd’hui non seulement les
langues que l’on parle, mais tout ce qu’on appelle par ailleurs structures, comportements, tout ce qui manifeste
immédiatement la vie des hommes, la vie sociale, la vie politique, économique, culturelle… Tout ce langage
immédiat est ambigu et l’homme est condamné à l’interpréter.
Tout langage religieux est aussi ambigu… Effectivement, plus un langage est riche et plus il est nuisible si on le
prend pour l’immédiat. C’est pourquoi le langage du bien est terrible, car c’est sous l’aspect du bien qu’on fait le
mal, c’est sous les aspects et les apparences du bien qu’on fait le mal. »
1e Sortir de l’immédiat
Le P. Ganne expose divers exemples pris dans la littérature, les sciences, la politique… des derniers siècles :
Hegel, Karl Marx, Freud, Nietzsche, Lévi-Strauss… qui ont tenté de donner une interprétation de la vie, du
monde… et aussi l’Eglise. Autant d’exemples qui montrent « qu’à force de vouloir faire le bien de quelqu’un on
peut lui faire énormément de mal. »
« Il faut que l’homme sorte de l’immédiat. Devenir un homme, c’est sortir de l’immédiat. Il faut dominer
l’immédiat, l’interpréter, en comprendre le langage pour en sortir. Il faut avoir le courage de critiquer ce
langage immédiat et alors on récupèrerait une énergie formidable, celle qui se perd dans des ambiguïtés ! Nous
sommes condamnés à interpréter, à discerner, sinon nous sommes devant un monde abstrait auquel nous ne
comprendrons rien. « Il n’y a pas mieux qu’annoncer Jésus-Christ », dit-on à propos de la mission. Certes, mais le
comment importe aussi. Car « annoncer » peut vouloir dire bien des choses… Et comme disait saint Paul, on peut
très bien se prêcher soi-même. » (ch. 2)
2 - La raison et la foi
2a La rationalité déraisonnable - Une puissance de domination
« La critique de l’immédiat, du langage de l’immédiat, c’est ce qu’on a toujours appelé la raison. Seulement, une
autre question surgit, car, dans notre monde actuel, est née une confusion mortelle entre la rationalité
scientifique et technique et la raison, je dirais plutôt le raisonnable. Les conséquences en sont catastrophiques
parce que la rationalité scientifique c’est une chose, la raison en est une autre. Ce sont deux aspects très différents
de notre monde, et il nous faut ouvrir les yeux sur ce monde pénétré de rationalité scientifique et technique et
dont le développement a pénétré toutes les structures, les rapports humains, les structures administratives et les
idées aussi. Ce monde terriblement, profondément rationnel est un monde déraisonnable, complètement
déraisonnable, parce que la raison, la responsabilité humaine, la critique exercée par la liberté, c’est autre chose
que la critique exercée par la rationalité. Cela a été la limite d’un Karl Marx, d’un Freud et de bien d’autres et,
dans la mesure ils ont marqué notre culture, cela montre les limites du fait de ramener le présent à la pure
rationalité…
Cette question de la rationalité scientifique et technique concerne aussi notre foi. Nous sommes devant
une question importante et dont l’importance doit être découverte. On peut la voir, on doit la voir, mais pour cela
il faut sortir de ce rêve religieux que nous prenons pour la foi. Pour beaucoup de gens, de chrétiens, qu’on soit
dans un monde technique ou pas technique, de rationalité ou pas, c’est pareil ! Mais non ! car c’est l’homme réel
qui croit et si l’homme réel est dans la rationalité technique, scientifique, il doit en faire quelque chose. Or, le
propre de la science et ce n’est pas elle qui est en cause -, c’est qu’elle est domination de la nature, maîtrise de
la nature, y compris de l’homme, car il est, effectivement objet de science aussi. La science technique est
l’expression réelle de la domination de l’homme sur le monde… L’homme va être hypertrophié du côté de la
puissance. C’est ce qui arrive dans ce monde l’influence de la rationalité technique est absolument massive,
quotidienne, inconsciente. On sera porté par la tentation de croire que toutes les questions humaines se résolvent
par la puissance, c’est-à-dire par le meurtre Et nous y sommes : du meurtre, il y en a partout et
quotidiennement…
Je redis que le monde de la rationalité doit être compris dans le monde de la foi, c’est-à-dire dans
l’intelligence totale de l’existence telle qu’on la connaît dans la lumière de Dieu, « l’admirable lumière du
Royaume de Dieu », où Dieu nous fait accéder. » (ch. 3)
2b La foi comme liberté critique
«Dire que la foi est un mouvement critique, cela veut dire que c’est un mouvement de liberté, que c’est
l’émergence d’une personne. Celui qui s’approche du Christ investit son espérance en lui, et celle de tous parce
que l’espérance est toujours collective, même si elle est vécue personnellement… J’investis mon espérance dans
le Christ et alors je me libère des idoles, des messianismes à la noix qui pullulent dans le monde, des fausses
espérances. Sans cette critique des idoles, il n’y a pas de foi possible, il n’y a pas de liberté non plus, on est mûr
pour toutes les aventures…
La foi, c’est « deviens toi-même, sois toi-même ». C’est quelqu’un qui me dit : « Deviens toi-même », et, dans
la réponse que je fais, il y a le passage, justement, de la croyance à la foi, de la lettre à l’esprit, le passage du
langage car tout groupe humain a son langage, c’est un phénomène universel – à sa parole personnelle, la parole
qu’on peut donner parce que l’homme du langage n’a pas de parole, il a celle de son groupe. Mais ce passage
ne peut se faire sans une critique de l’intérieur, une critique personnelle. C’est avec ma parole personnelle que je
dis « je crois » et c’est avec ces hommes-là que l’Eglise se constitue…
La critique de la foi, si elle est comprise dans une adhésion au Christ, dans une adhésion de foi,
d’espérance et d’amour, libère le cœur du dieu de la puissance, et alors peut naître l’univers personnel…
2c La passage pascal de la foi
Il faut essayer de mieux comprendre le passage pascal de la foi, parce que la foi est pascale. Elle est spirituelle
autant que pascale, du même mouvement ; elle est passage du langage commun à la parole personnelle. Il y a des
langages communs religieux, politiques, économiques, culturels et autres. Les langages communs servent à
s’agglomérer et font qu’on se reconnaît très vite. Les croyances sont d’abord des croyances de groupe, des
croyances où le groupe se reconnaît ; ces croyances sont traduites dans un langage commun. Il est donc
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