Féminin/masculin versus Histoire sociale dans l'Université espagnole
Ana Iriarte
(Universidad del País Vasco)
Au mois de juin 2005, à Madrid, l'Association de Recherches en
Histoire des Femmes a organisé un séminaire, sur l'oeuvre de Joan Scott
1
.
Notamment, sur l'influence du concept de gender dans l'historiographie féministe
espagnole. Concept que l'historienne américaine a défini en 1986
2
, avec
l'énorme succès dans la discipline historique qu'on connaît toutes
3
.
La participation enthousiaste de Joan Scott à ce séminaire nous a
beaucoup appris et éclairé à propos du devenir des études de gender des deux
dernières décennies ainsi que des préoccupations actuelles de l'historienne
américaine, concentrée sur la tension qu'elle perçoit entre l'universel
garantissant, depuis la Révolution de 1789, l'égalité de tous devant la loi et la
moderne conception de la différence des sexes
4
. Or, malgré ses effets
enrichissants, la visite de Joan Scott n'a fait que voiler la réticence des études
féministes espagnoles à assimiler la catégorie de gender dans le double sens
que lui prêta cette théoricienne
5
. Plus précisément, les études espagnoles sur les
femmes n'ont pas manqué d'adopter l'usage, déjà universel, du terme gender,
1
Cette rencontre a donné lieu à la publication des conférences et des débats suscités par
celles-ci : C. Borderías (éd), Joan Scott y las políticas de la Historia, Barcelona, 2006.
2
Je pense, bien sûr, à l'article intitulé « Gender: A Useful Category of Historical Analysis
», American Historical Review, 91, p. 1986, p. 1053-1075, bientôt présenté en français
dans Les Cahiers du Grif, « Le genre de l'histoire », 1988, 37/38, pp. 125-153.
3
De ce succès a rendu compte, encore récemment par exemple, la contribution de Michèle
Riot-Sarcey au livre collectif intitulé Du genre comme catégorie d'analyse, Dominique
Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et Claude Zaidman (dir.), Le
genre comme catégorie d'analyse. Sociologie, Histoire, Littérature, Paris, 2003, pp. 81-86.
4
Une tension spécialement latente dans le Mouvement pour la parité du féminisme
français, lequel se battrait pour l'universalisme en faisant appel à la différence sexuelle :
Joan Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme,
(1996), Version fr. : Paris, 2000, et Parité ! L'universel et la différence des sexes, (2005),
Paris, 2005.
5
Joan Scott, « Genre : Une catégorie utile d'analyse historique », Les Cahiers du Grif, «
Le genre de l'histoire », 1988, 37/38, p. 141: « Le genre est un élément constitutif des
rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une
façon première de signifier des rapports de pouvoir ».
mais, cet emploi est loin d'impliquer la prise de position sur l'inégalité ou le
pouvoir qui a fait de cette catégorie d'analyse un outil vraiment novateur pour les
études féministes.
Jusqu'à la fin des années 1990, l'immense majorité des travaux
espagnols sur l'histoire des femmes s'inscrivent dans le registre de l'histoire
sociale, histoire des faits concernant " réellement " les femmes en considérant de
préférence la classe à laquelle elles appartiennent. Il est vrai que ces travaux se
sont montrés plus réticents envers le genre comme notion génératrice « d'une
histoire commune pour les hommes et les femmes »
6
, qu'avec la dimension
identitaire impliquée dans la catégorie de féminin, dont la considération
occasionnelle a pu enrichir l'Histoire sociale sans vraiment mettre en question
ses fondements
7
.
Mais la situation se referme à nouveau en ce qui concerne la mise en
jeu de cette même catégorie identitaire référée aux rapports entre les sexes. En
tant qu'historienne de l'Antiquité, je pense concrètement à l'interrelation
masculin/féminin, telle qu'elle fut définie et appliquée à l'étude de l'Antiquité
grecque par Nicole Loraux à partir des années 1980. Et, bien sûr, la disposition
des études espagnoles sur l'histoire des femmes devient encore moins
perméables au concept d'opérateur féminin, proposé par cette helléniste
8
en tant
que moyen pour mesurer l'importance que le principe féminin peut avoir dans
l'élaboration de l'identité masculine. Dans la préface qu'elle intitule directement
L'opérateur féminin, Nicole Loraux annonce la prémisse théorique articulant son
livre Les expériences de Tirésias :
6
Ainsi, Cristina Segura, avertissait du danger de subordonner à la catégorie analytique
du gender l'histoire des femmes « que las mujeres no habíamos podido hacer »: «
Mujeres y hombres, ¿una histoira común? », C. Barros (éd), Historia a debate, Santiago
de Compostela, 2000, p. 283. Cf. « Tiempo de hombres. tiempo de mujeres », en C.
Segura y G. Nielfa (eds.), Entre la marginación y el desarrollo: Mujeres y hombres en la
Historia, Madrid, p. 27-42. En ce qui concerne l'histoire sociale dans l'Antiquité, R. Cid, «
La historia de las mujeres y la historia social. Reflexiones desde la historia antigua », en
Oficios y saberes de mujeres, Valladolid, 2002, pp. 11-37.
7
A ce propos ont réfléchi : R. Cid, « Historia de las mujeres/Historia de las relaciones de
género. Balances, perspectivas y retos en la historiografía española », Actas del III
Congreso Internacional de AUDEM, KRK, Oviedo, 2004, pp. 1-33. I. del Val
Valdivieso « La historia en los albores del siglo XXI », in Mª I. del Val Valdivieso (dir.), La
Historia de las mujeres: una revisión historiográfica, Valladolid, 2004, pp. 26-27. E.
Hernández Sandoica, Tendencias historiográficas actuales. Escribir historia hoy,
Madrid, 2004, pp. 437-471. A. Aguado, « La historia de las mujeres como historia
social», in Mª I. del Val Valdivieso (dir.), La Historia de las mujeres: una revisión
historiográfica, Valladolid, 2004, pp. 57-71. S. Tavera, « Historia de las mujeres y de las
relaciones de género: ¿una historia social alternativa? », in S. Castillo y R. Fernández
(coords.), Historia social y ciencias sociales, Lleida, 2001.
8
Pour cette notion voir, parmi les oeuvres de Nicole Loraux, Les expériences de
Tirésias. Le féminin dans l'homme grec, Paris, 1989, pp. 7-26, notamment.
[…] ma préoccupation sera le féminin comme l'objet le plus désiré de
l'homme grec. […] nous voici entraînés sur la piste des procédures qui
visent à s'approprier par la pensée quelques grandes expériences de
la féminité […]. Autant dire que les procédures étudiées relèveront de
l'incorporation, de l'englobement, en un mot de la logique de
l'inclusion. Et cela non seulement parce qu'il s'agira d'intérioriser du
féminin, mais parce que, pour penser tout englobement d'une part
autre, l'inclusion est l'opération théorique qui, par excellence, permet
de sortir des tables d'oppositions
9
.
Moins charismatique, certes, que la notion de gender, celle d'
opérateur féminin est pratiquement inconnue
10
dans un pays qui, pourtant, a
montré beaucoup de considération envers les études sur le politique grec
réalisées par Nicole Loraux
11
.
En résumé, les oeuvres de Joan Scott et de Nicole Loraux
12
théoriciennes que j'ai choisies ici comme représentantes significatives des
deux courants méthodologiques sur les femmes, les plus développées pendant
les années 1980-90 , ont été traduites à l'espagnol et suivies par quelques
spécialistes indépendantes. Mais ces oeuvres n'ont pas eu, dans notre
historiographie, l'effet révulsif qu'elles ont produit ailleurs. Fait qui correspond à
un parcours historique concret, dont je voudrais présenter, par la suite, les
grandes lignes.
Avec la massification des études supérieures qui a eut lieu, en
Espagne à partir des années 1970, c'est à dire, vers la fin de la dictature,
l'immense majorité de jeunes embauchés dans l'enseignement, provenaient des
mouvements d'opposition au franquisme très actifs dans le domaine universitaire
à partir des années 1960. Ces jeunes enseignants avaient fait, si l'on peut dire,
une sorte de carrière parallèle dans la clandestinité, en privilégiant la théorie
9
Nicole Loraux, Les expériences de Tirésias. Le féminin dans l'homme grec, Paris,
1989, p. 15, notamment.
10
A. Iriarte, « Contra una historia sexuada de la antigua Grecia », in MªJ. Rodríguez, E.
Hidalgo y C.G. Wagner (eds.), Roles sexuales. La mujer en la historia y la cultura,
Madrid, 1994, pp. 3-13.
11
Toutefois, le vide que je signale à propos du cas espagnol, que je me suis donné
comme objectif, ne peut pas être considéré uniquement espagnol, si l'on tient compte du
fait que, dans un collectif aussi représentatif des théories développées au long du XXe
siècle par les études françaises sur les femmes comme Le siècle des féminismes, Nicole
Loraux n'est citée qu'une seule fois à propos de son étude sur le mythe grec de la
Déesse Mère, et non précisément pour soutenir sa théorie : Eliane Gubin et alli. (dirs.),
Paris, 2004, pp. 358-359.
12
Pour la minimisation des différences entre elles, voir C. Borderías (éd), Joan Scott y
las políticas de la Historia, Barcelona, 2006, p. 99, notamment.
marxiste, strictement interdite pendant le franquisme. Théorie qu'ils n'ont pas
manqué de privilégier par-dessus toutes autres, s qu'ils sont devenus
officiellement enseignants. Ce qui explique que, dans l'Université espagnole des
années 1980 celle du triomphe d'un gouvernement socialiste ,
l'enseignement des diverses disciplines de lettres fut fondé sur une application
militante du Matérialisme historique dont les principes ne se sont laissé
impressionner ni par le cri d'alarme du mouvement polonais Solidarité, ni par la
chute du mur de Berlin.
Or, cette prédominance de la gauche dans le gouvernement, comme
dans les hautes instances et les salles de cours universitaires, n'a pas soutenu
spécialement les études et activités réalisées dans les nombreux Séminaires
d'Études sur LA femme (au singulier), nés à l'abri des universités, mais ne faisant
pas vraiment partie de celles-ci. Études qualifiées le plus souvent de
protagonistes par cette gauche hétérodoxe, malgré l'effort réalisé par la plupart
des historiennes féministes, majoritairement marxistes à l'époque
13
, pour donner
une explication matérielle
14
au devenir des femmes au long de l'histoire
15
.
Toutefois, les difficultés n'ont pas empêché que les études des
femmes se soient frayées un chemin qui a abouti, au début des années 1990
16
,
dans ce qu'on pourrait considérer comme étant leur institutionnalisation
première, sous forme de publications et de regroupements parallèles à
l'institution universitaire. Je pense, par exemple aux associations AUDEM et
AEIHM (1991)
17
, avec la publication systématique de leurs Colloques. Mais aussi
aux revues spécialisées comme Arenal (1994)
18
ou à la remarquable
13
Bien que, dans les années 1980, commencent à paraître des perspectives plus
ouvertes. Ainsi, pour l'Antiquité, le collectif édité par Carlos Miralles, La dona en
l'antiguitat, Sabadell, 1987. Pour une perspective d'ensemble de cette période : M.
Nash, « Dos décadas de Historia de las mujeres en España. Una reconsideración »,
Historia Social, 9, 1991, pp. 137-161.
14
Ainsi, toujours en ce qui concerne l'Antiquité, pour une conception du féminin en tant
que genre particulièrement déterminé par son sexe, E. Garrido González, La mujer en el
mundo antiguo, Madrid, 1986. Dans cette perspective pourrait s'inscrire aussi un
premier travail historiographique de C. Martínez López, « Reflexiones sobre la Historia
de la mujer en el mundo antiguo », I Congreso Peninsular de Historia Antigua, Santiago
de Compostela, 1988, pp. 205, et ss.
15
Pour les dilemmes des féministes marxistes en tant qu'historiennes, « Genre : Une
catégorie utile d'analyse historique », Les Cahiers du Grif, « Le genre de l'histoire »,
1988, 37/38, pp. 132-133. I. Morant, « Historia de las mujeres e historia: innovaciones y
confrontaciones », in C. Barros, éd, Historia a debate, Santiago de Compostela, 2000,
pp. 394-395.
16
T. Ortiz, « Universidad y feminismo en España », Situación de los estudios de mujeres
en los años 90, Ed. Univ. de Granada, 1999.
17
R. Cid, « L'AEIHM et l'histoire des femmes en Espagne », Mnémosyne, 2, pp. 31-44.
18
M. Nash et I. Morant, « Arenal : une expérience historiographique nationale »,
Clio.HFS., 16, pp. 61-64.
effervescence éditoriale des livres centrés sur la thématique du genre.
La traduction, en 1990, de l'article-phare de Joan Scott évoquée
précédemment
19
, l'immédiate divulgation de L'Histoire des femmes dirigée par
Georges Duby et Michelle Perrot, et la très fertile collection Feminismos, laquelle
entre 1990 et 1993 a publiée environ 25 titres, rendent compte de l'intérêt suscité
par les méthodes d'interprétation anglo-saxonnes, françaises et italiennes
20
. Or,
en ce qui concerne la pratique historienne proprement dite, l'influence de ces
méthodes si bien ancrées dans d'autres pays, n'est pas fondamentale. Certes, le
terme gender est devenu habituel dans les titres, mais plus que l'indice d'une
transformation, ces emplois astucieux répondent à une stratégie perçue dans
ses justes termes par Joan Scott lorsqu'elle commente:
Alors que le terme « histoire des femmes » révèle sa position politique
en affirmant (contrairement aux pratiques habituelles) que les femmes
sont des sujets historiques valables, le «genre» inclut les femmes,
sans les nommer, et paraît ainsi ne pas constituer de menace critique.
Cet usage de «genre» est un aspect de ce qu'on pourrait appeler la
recherche d'une légitimité institutionnelle par les études féministes
21
.
En effet, l'adoption du terme gender a permis, pendant un certain
temps, de dépister l'opposition tenace montrée à l'égard de l'histoire des femmes
aussi bien par la gauche institutionnalisée que par l'Académie ; tandis que les
historiennes espagnoles refusaient, en réalité, de prendre leurs distances aussi
bien par rapport au positivisme impliqué dans l'Histoire sociale et à la forme
particulière du déterminisme biologique qu'adopte le matérialisme historique, que
par rapport à l'idée d'une opposition radicale entre les sexes.
En fait, sous le déguisement de gender, l'histoire des femmes
inséparable du devenir de la discipline historique dans son ensemble répond, en
Espagne, à des urgences toutes particulières. Et, avant toutes autres, à celle de
19
J. Scott, « El género : una categoría útil para el análisis histórico », in J.S. Amelang y
M. Nash (eds.), Historia y género: las mujeres en la Europa Moderna y Contemporánea,
Valencia, 1990, pp. 23-56.
20
En ce qui concerne l'Antiquité et le monde romain, en particulier , on signalera les
travaux de : C. Martínez López, « Las mujeres en el mundo antiguo. Una nueva
perspectiva para reinterpretar las sociedades antiguas », in MªJ. Rodríguez, E. Hidalgo
y C.G. Wagner (eds.), Roles sexuales. La mujer en la historia y la cultura, Madrid, 1994,
pp. 35-54 ; G. Bravo. « La mujer romana y la historiografía moderna : cuestiones
metodológicas y nuevas perspectivas de estudio », pp. 55-72. Plus actualisé, l'article de
M. Picazo, « Estudios clásicos y feminismo en los 90 », in C. Segura (éd), La Historia de
las mujeres en el nuevo paradigma de la Historia, Madrid, 1997, pp. 25-35.
21
Joan Scott, « Genre : Une catégorie utile d'analyse historique », Les Cahiers du Grif, «
Le genre de l'histoire », 1988, 37/38, p. 129.
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