17/11/2010 Le spinozisme du langage "It ain't necessarily so" Sportin'life, Porgy and Bess. Que signifie être spinoziste aujourd'hui? Certainement pas prendre le rationalisme intégral de l'Ethique au pied de la lettre, ni même sa portée providentielle. Selon nous, il s'agit plutôt de faire descendre des nuées ce qui, au sein de cette philosophie de l'affirmation, permet de gouverner nos vies au mieux. Notre thèse est que "l'élan moral" qui permet de tenir ensemble une expérience et un absolu est inscrit en premier lieu dans le langage de Spinoza, ce qui signifie qu'on ne peut plus prendre le spinozisme pour une philosophie hors du temps, ni même pour un système parfaitement cohérent, mais qu'il faut le voir comme une série d'expériences qui ont en commun l'idée d'un monde accessible. I. Les problèmes posés par le langage de l’Ethique 1. La théorie de l’Ethique impossible Dans le deuxième scholie de la proposition 40 de la deuxième partie de l'Ethique, De l'esprit, Spinoza présente les trois genres de connaissance par lesquels nous percevons les choses. Le premier genre se décompose en perception sensorielle, sans ordre pour l'intellect (ce qu'il appelle connaissance par expérience vague), et en perception de signes (ensemble dont font partie les mots) qui, éveillant l'imagination, permettent de former des idées dans l'esprit. Ces deux sous-genres forment "l'imagination" ou "l'opinion". Le second genre de connaissance procède par "notions communes" et "idées adéquates des propriétés des choses" que selon Spinoza "nous avons". Ce second genre est "la raison". Le troisième genre de connaissance est la "science intuitive" qui procède de la "connaissance adéquate" de l'essence de certains attributs de Dieu à la "connaissance adéquate" de l'essence des choses. Or cette séparation entre le domaine de l'imagination et des signes et celui de la raison ne permet pas de rendre compte d'une expression par signes des vérités de raison. La raison spinoziste se constitue en opposition au langage en tant qu'il est constitué de signes vocaux ou écrits. Le simple fait que l'Ethique se présente sous la forme matérielle d'un texte contrevient donc à l'idée selon laquelle la vérité s'appréhende de façon purement intellectuelle, et cette constatation a amené plusieurs commentateurs à rejeter le spinozisme pour son incohérence. Selon David Savan David Savan, dans son article de 1958, Spinoza and Language, estime que, compte tenu de sa conception du langage, Spinoza lui-même ne pouvait pas tenir l’Ethique pour une simple exposition de la vérité. En effet, si les mots ne sont rien d’autre que des "mouvements corporels", (EII, P49, scholie.) s’ils "sont issus de l’expérience et ne se réfèrent qu’à elle" (P18, s.), "il ne nous est pas plus possible de découvrir et d’exprimer la vérité avec des mots qu’il n’est possible au somnambule de communiquer avec le monde éveillé." Reprenant l’angle d’attaque inauguré par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire (1952), il relève certaines contradictions apparentes du texte spinozien et affirme, non sans ironie, qu'elles sont volontaires et servent à marquer l’inadéquation fondamentale du langage à l’expression du vrai. Par exemple, à propos de la définition de la substance comme ce "qui est en soi et se conçoit par soi" (EI, déf.3), il relève que le verbe "être" est à rapprocher du terme "étant" dénoncé comme un transcendantal dans EII, P40s, que le terme "concevoir" est un universel confus, et que la notion de "par soi" est contredite par l’effort de Spinoza pour concevoir la substance par autre chose qu’elle même, à savoir l’ordo geometrico. "Il n’y a pas de remède au caractère de généralité imaginaire et confuse des mots." … "Alors qu’il est dans la nature de la raison de concevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité, les mots sont liés au temps et à la contingence". Selon Brice Parain C’est dans le chapitre sur Leibniz de ses Recherches sur la nature et les fonctions du langage que Brice Parain règle son compte au spinozisme : "La nécessité spinoziste résulte de l’identité de la réalité et de la vérité, c’est à dire de la réalité essentielle et des formules qui l’expriment adéquatement. La fissure qui affaiblit le système, par où la contingence y pénètre, se situe entre les idées et le langage. Comment, en effet, concilier cette théorie de l’adéquation du langage aux idées vraies avec la théorie selon laquelle 'le fini est en réalité une négation partielle' et 'toute détermination est négation' ? Notre langage n’est-il pas une figure et une détermination des idées ?" Vole en éclat la possibilité d’une expression finie de l’infini, soit d’une "éthique" ou philosophie vraie qui serait exprimée par le langage et contenue dans un livre - compte-tenu des prémisses idéalistes spinozistes. Spinoza n’est pour Parain qu’un cartésien, c’est à dire un "réaliste ontologique aristotélicien", un "substancialiste traditionnel". C'est Leibniz qui propose une "théorie expressionniste cohérente du langage" avec sa notion de "possible" intercalée entre les formes substancielles et les mots. Le langage – matériau dont l’Ethique se constitue – signale aussi son échec. Pour ces deux lecteurs, la possibilité d’une Ethique vraie est une inconséquence logique. L’Ethique de Spinoza, prise au pied de la lettre comme exposition d'une vérité totale et méthode de libération par la raison, est impossible. 2. La théorie de l’Ethique vraie Pour Pierre-François Moreau et pour Lorenzo Vinciguerra, il n’y a pas de problème du langage spinoziste, mais tout au plus une question qu’on évoque et qui se règle. Dans Spinoza - L'expérience et l'éternité (PUF, 1994), PMF intègre le langage à un "ordre expérientiel" sous-jacent, c’est-à-dire en fait une partie d’une expérience rationalisée entièrement intégrable au système (Voir L'hyperspinozisme de Pierre-François Moreau). Dans Spinoza et le signe (Vrin, 2005), Vinciguerra dénie toute pertinence à la problématique langagière au profit de la reconstruction d’un spinozisme intégral, du signe à l’éternité. Lorenzo Vinciguerra commence par souligner qu’on ne trouvera pas de théorie du langage chez Spinoza. Les nombreuses réflexions ayant trait au langage "interviennent presque toujours dans le cadre de réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de l’imagination. C’est donc aux principes de celle-ci qu’elles renvoient en dernière instance." (Spinoza et le signe, introduction). Puis "la fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition strictement linguistique." Dans sa lecture, le signe devient une notion centrale. Il revalorise l’imagination – connaissance "ex-signis" - , partie prenante de la théorie de la connaissance. Comme l’idée inadéquate à laquelle il semble lié par analogie, le signe n’est pas faux, mais exprime une chose de façon partielle. "Formulons cette hypothèse : le signe n’exprime que partiellement la cause, celle-ci constituant pour Spinoza la définition complète et adéquate de la chose. L’exprimant, il la manifeste, du moins en partie. On peut alors supposer qu’une théorie de la signification complète des choses coïncide avec leur explication causale, et vice versa qu’une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de la signification. Il s’agit donc d’apprécier quelle est la part d’une sémiologie (mais mieux vaudrait parler ici de sémiotique) dans le régime général de la causalité." (p.20-21). On retrouve ici dans un défaut propre à une grande partie des spinozistes : la tentation de la belle histoire. Toute contradiction n’est qu’apparente ; le système doit forcément pouvoir se clore. Mais, comme le sussure le personnage de Sportin'live dans Porgy and Bess, à propos de ce qu'il est dit dans la Bible, "It ain't necessarily so". Car il est fondamentalement absurde de faire équivaloir une totalité de signes à une idée vraie, le signe étant par essence incomplet et ne valant que par cela. Noir sur blanc ou blanc sur noir, le signe ressort du fond où il s’inscrit. Une totalité de signes ne peut pas avoir de sens, parce que tous les signes se neutraliseraient. La logique vraie de Spinoza ne peut pas être une sémio-logique. Il reste forcément une problématique du rapport entre signe et vérité, un hiatus du système dont l'usage du langage est l'exemple le plus frappant. Lorenzo Vinciguerra est nécessairement amené à élaborer une théorie du langage spinoziste dans un développement sur "l'aspect public du signe" (p221): "Le signe incarne une règle à laquelle l'interprète se rapporte. Il est alors prédicable, c'est à dire, au sens premier du verbe praedicare, qu' "il se dit publiquement" d'une pluralité, voire d'une infinité de singuliers, dans la mesure où il est praticable publiquement dans la communauté de sens auquel il appartient. Sa signification dépend toujours d'une interprétation, mais cette dernière, sous l'empire public du signe, ne pourra pas varier de manière anarchique et incontrôlée." C'est l'occasion de donner à l'imagination "une certaine puissance, puisqu'elle se donne les moyens de rassembler en unités simplifiées ce qui autrement ne pourrait se donner que sous forme d'enchaînements complexes". "L'image commune est ainsi une image qui, bien que particulière, assume des fonctions de généralité." Mais comme tout signe, en plus de son "utilité" et de sa "facilité", a cet aspect de "publicité", le domaine langagier est susceptible de s'étendre à l'infini, et de reposer ses problèmes. Le langage n'est-il pas le sens ultime de tout signe? Vinciguerra cite d'ailleurs une remarque d'Alexandre Matheron, pour qui le spinozisme, "en tant que système exposé publiquement d'une certaine façon plutôt que d'une autre" [ie, l'Ethique], pourrait ne pas être "la même chose que la vérité découverte par Spinoza." Alors que PMF se méfie du signe comme de l’intuition intellectuelle et reconstruit un spinozisme strictement rationnel à partir de la notion d’idée vraie, Vinciguerra refonde l’ensemble à partir d’une doctrine de l’imagination réinventée. Mais pour tous les deux il ne fait pas de doute que l’Ethique est un livre actuel, sempiternel, accessible hic et nunc. Historiens de la philosophie, ils habitent tous les deux l’Ethique et pensent pouvoir la faire revivre de l’intérieur. Pourtant leurs conceptions de la connaissance ex-signis semblent différer. En effet, pour Pierre-François Moreau, "la différence est bien absolue" entre le premier et le second genre de connaissance. Le second ne peut en aucun cas procéder du premier. C'est une "confusion" d'estimer que "la distinction entre les genres de connaissance est relative et non pas absolue" (L'expérience et l'éternité, p. 261, note 4). Or tout le travail de Lorenzo Vinciguerra consiste à démontrer que c'est dans l'imagination, c'est à dire dans le premier genre de connaissance, que prend racine non seulement le second genre de connaissance, qui est l'imagination corrigée par l'entendement, mais aussi le troisième, inscrit in nucleo: "Il y a donc bien comme un être conscient ou une sensation sourde et quasi aveugle de l'éternité de l'Esprit, même quand celui-ci imagine." Tandis que l'un sépare nettement les genres et les hiérarchise, l'autre les fait s'emboîter les uns dans les autres. Leur deux théories d'une Ethique vraie semblent supposer deux spinozismes différents. Le langage rédimé, le langage nié La seule thèse qui permette d’expliquer comment l’Ethique vraie s’écrit, et donc comment son existence matérielle est possible, est de postuler un miracle du langage spinoziste, comme si Spinoza, en tant que philosophe exceptionnel, avait eu une sorte de toute-puissance sur le langage. C’est la voie que choisit le linguiste Paul Laurendeau dans son Condillac contre Spinoza. C’est aussi la voie choisie par la plupart des spinozistes qui estiment que Spinoza a pu rédimer son langage pour écrire l’Ethique. Mais pour cette thèse, l’Ethique n’est pas un livre. C'est un objet quasiment magique. Il n'y a pas de miracle. Il reste un problème du langage de l’Ethique. Ce n’est pas un texte qui s’est auto-généré, comme sa rhétorique (objectivité scientifique du more geometrico, anonymat choisi par l'auteur) voudrait le faire croire. Dans la mesure où Spinoza a utilisé le langage et ses mots pour nous communiquer l'Ethique, celle-ci est parcourue par une contradiction interne. La théorie de l’Ethique impossible est juste. Et que c’est à partir de la reconnaissance de ce fait que l’on peut être spinoziste aujourd’hui. L’Ethique ? Impossible. Le spinozisme ? Possible. Pourquoi ? II. Le spinozisme du langage Spinoza a pu confier au langage l'expression de sa philosophie parce qu'il lui faisait une confiance fondamentale. Cette confiance est exprimée dans le Traité théologico-politique où il affirme, à propos de l'hébreu, "qu'il n'a pu venir à l'esprit de personne de corrompre une langue" (Ch. 7, p. 721 de la Pléiade) et dans l'Abrégé de grammaire hébraïque où il affirme que "Au temps où l’hébreu était une langue florissante […] tous les modes, sauf l’impératif, s’exprimaient par l’indicatif" (Abrégé, chapitre treize, p. 134). Il cite également l'exemple d'Euclide, "qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles" et qui "est aisément explicable pour tous et en toutes langues" (TTP, chap.7, p. 727). Le langage n'est pas nécessairement trompeur, et bien plus, comme dans les Eléments d'Euclide, il peut être porteur de vérités de raison. Il semblerait que l'attitude de Spinoza vis-à-vis du langage soit double. Comment expliquer cela? Selon lui, le langage appartient à l'attribut "étendue" et la raison à l'attribut "pensée". Rappelons la distinction entre l'attribut "étendue" et l'attribut "pensée" telle qu'elle est formulée dans l'Ethique. La différence est faite au début de la seconde partie, alors que la première est consacrée à "Dieu", soit une substance unique, éternelle et infinie, dont suit "une infinité de choses d'une infinité de façons (infinita infinitis modis)" (P16). La seconde partie est consacrée à l'"Esprit", c'est à dire à ce qui va apparaître concrètement comme étant "l'esprit humain": PI: Cogitatio attributum Dei est, sive Deus est res cogitans (La pensée est un attribut de Dieu, Dieu est chose pensante). PII: Extensio attributum Dei est, sive Deus est res extensa (L'étendue est un attribut de Dieu, Dieu est chose étendue). Ces deux attributs (Dieu consistant en une infinité d'attributs, EIP11) et leurs modes, que nous appellerons "façons", se conçoivent l'un sans l'autre; ils sont autonomes: PVI: "Cujuscunque attributi modi Deum, quatenus tantum sub illo attributo, cujus modi sunt, et non, quatenus sub ullo alio consideratur, pro causa habent" (Toutes les façons d'un attribut ont pour cause Dieu en tant qu'il est cet attribut, et aucun autre). Ce qui exclut qu'une chose soit cause d'une idée, et une idée d'une chose. Le problème de l'alignement entre la pensée et l'étendue, et donc de l'accord entre l'esprit et le corps de l'homme, est résolu par la proposition VII: "Ordo, et connexio idearum idem est, ac ordo, et connexio rerum" (L'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses). C'est cette proposition qui fonde ce qu'on a appelé le "parallélisme" de Spinoza. Une appellation trompeuse puisqu'elle laisse penser qu'il y a comme deux éléments qui pourraient se poser l'un à côté de l'autre. Or un attribut ne vient pas en redoubler un autre, il le complète plutôt dans une certaine perspective. S'il y a bien une symétrie dans la structure des deux attributs, comme dans la structure de l'infinité des attributs, il faut plutôt la penser de façon rayonnante, un attribut pouvant être aligné par rapport à l'autre. Le symétrisme permet aux deux attributs d'être pensés ensemble, et explique que Spinoza puisse affirmer en P13, cor., que "l'homme est constitué d'un esprit et d'un corps, et que le corps humain existe tel que nous le sentons". C'est également le symétrisme qui explique que par le langage, l'homme puisse exprimer des idées vraies. Comme le démontre Vinciguerra (chap. Les traces du corps, p132), c'est parce que le langage appartient à l'attribut "étendue" qu'il obéit aux lois rationnelles de la physique, au même titre que n'importe quel objet physique. La théorie du langage de Spinoza est donc une physique du langage, à fonder dans la "petite physique" exposée entre EIIP13 et EIIP14. D'autre part, sa conception de la connaissance rationnelle est inséparable de notions essentiellement liées au langage comme la communauté et l'affirmation, et la virtualité apophantique du langage est à rattacher directement à l'identité des attributs du point de vue de la substance (EIIP7, scholie). Mais pour rendre compte de la puissance du langage spinoziste, il nous faudra sacrifier la cohérence de sa théorie de la connaissance d'EII40s., et surtout l'idée que la voie spinozienne vers la connaissance du troisième genre et l'amour intellectuel de Dieu soit pratiquable telle qu'elle est exposée. 1. Le langage, un corps de la physique spinoziste Selon Spinoza, les mots proviennent de marques mémorielles imposées arbitrairement par l'usage. C'est le fameux exemple du mot "pomum", donné dans le scholie sur la mémoire d'EIIP18. Un mot appelle une idée dans l'esprit suivant l'ordre des affections du corps qui est fixé par l'expérience et la mémoire de chacun. Cette idée "enveloppe la nature" de la chose extérieure signifiée, mais c'est aussi celle d'une affection du corps humain. Elle ne peut donc en aucun cas "expliquer la nature" de la chose extérieure. Notre usage des mots est irrémédiablement mêlé de subjectivité. Spinoza renforce sa démonstration en donnant l'exemple de traces de cheval dans le sable, qui en faisant imaginer le mot "cheval" à l'esprit, évoqueront pour un paysan le travail de la terre, pour un soldat la guerre. Si la théorie du langage de Spinoza devait en rester là, il n'y aurait nul moyen d'expliquer pourquoi, par ailleurs, il semble accorder une certaine confiance au langage. "Pomum" et "equus" appartiendraient à des systèmes idiosynchrasiques subjectifs, et le paysan ne pourrait pas, par exemple, vendre un cheval à un soldat en se mettant d'accord avec lui sur le nom de l'objet de la transaction. Pourtant "la propriété privée, dans le domaine du langage, ça n'existe pas: tout est socialisé" (Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, p.33). Comment expliquer dans l'univers spinoziste le partage de la langue entre colocuteurs et l'intersubjectivité des usages? Par le partage de l'espace par les corps. Comme tout objet ou ensemble d'objets matériels, le langage obéit à des lois constitutives et opératives (voir les Grammaires spinozistes). Le fondement de ces lois est l'ensemble des lois concernant la rencontre des corps, exposées dans la "petite physique" après EII13. Axiome I: Les corps sont soit en mouvement, soit en repos. Axiome II: Un corps se meut plus ou moins vite. Lemme (Conséquence) I: Les corps se distinguent entre eux par le mouvement et le repos, la rapidité et la lenteur, pas par rapport à la substance. Lemme II: "Omnia corpora in quibusdam conveniunt", "Tous les corps ont entre eux du commun". Et, selon la démonstration du lemme II: "Ils ont des choses en commun entre eux parce qu'ils enveloppent le concept d'un seul et même attribut (l'étendue). Ensuite, qu'ils sont quelquefois lents, quelquefois rapides, ou de façon radicale, fixes ou mobiles." Ce qui est fondamentalement commun à tous les corps, c'est le mouvement et ses variations. Et plutôt même ce qui rend possible toutes les variations du mouvement, c'est à dire l'espace (l'étendue), qui est comme une sorte de lien élastique entre chaque corps. Le commun, c'est l'espace entre. Mais ce n'est pas un espace extérieur aux corps. C'est aussi leur propre espace, car il les traverse et les constitue. C'est également un langage des corps, par lequel ils se font connaître et se comprennent. Le "convenire" de "Omnia corpora in quibusdam conveniunt" est un ajustement langagier. C'est en son sein que naît la possibilité d'un langage rationnel spinoziste. On pourrait traduire le lemme II par "Tous les corps peuvent se comprendre". Le langage est-il vraiment un corps en tant que tel? Les traces des rencontres des corps, qui peuvent devenir signes, qui peuvent constituer un langage, sont "matérielles", plutôt que "corporelles", selon Vinciguerra. Admettons que ce ne soit pas un corps. Nos réflexions sur le langage de Spinoza sont parfaitement hypothétiques, en l'absence d'une théorie constituée qui n'a pas de place dans sa pensée, mais qui reste nécessaire, d'un point de vue rationnel, pour expliquer l'Ethique. Si le langage n'est pas un corps, il obéit aux lois des corps. Il est matériel lui aussi, constitué en dernier recours de traces, structure de traces. Chaque langue étant une structure de traces. C'est pour qualifier cet ensemble de signes et de règles (vocabulaire + grammaire) que le terme de "corps" est justifié. Un corps bien spécial, plutôt labile, pour lequel la notion de fluide, qui joue le rôle conceptuel du vide dans la physique spinoziste, est à solliciter. Langage et fluidité EII, postulat II: "Les individus qui composent le corps humain sont fluides, mous, ou durs." Postulat V: "Quand une partie fluide du corps humain est déterminée par un corps extérieur à frapper fréquemment une autre partie molle, elle en change la surface et y imprime comme des traces de ce corps extérieur." L'objet langue est constitué de mots, eux mêmes constitués de signes. Les signes sont les héritiers des traces que la rencontre des corps cause, et que leur éloignement rend apparent : "La marque n’est pas issue de la rencontre de deux corps qui se toucheraient puis s’éloigneraient dans on ne sait quel espace vide de corps ; mais de trois. Spinoza se sert, en effet, de l’action intermédiaire d’une autre catégorie de corps, les fluides … " " … la fluidité dans la nature permet précisément de penser la formation des marques dans une physique continuiste." (Spinoza et le signe, chapitre VIII, p135.) Catégorie introduite à côté du "dur" et du "mou", le "fluide" vient remplir les interstices indéfinis de la physique continuiste spinoziste, pour laquelle le "vide" est une impossibilité logique. C'est cet espace que peut occuper le langage spinoziste, tel un corps fluide qui mettrait les traces en lien les unes avec les autres. En effet, le fluide a "une grande aptitude à recevoir les marques, et une moindre à les retenir". Mais sa labilité en fait le modèle même de la marque et il est donc directement lié au langage par deux aspects : d’abord, c’est en lui que réside, par excellence, la faculté à être marqué. Ensuite, puisqu’il comble la physique, il a un rôle de charroi des masses dures ou molles que constituent les objets. C’est par ses chemins que se font les rencontres entre masses, que ce soient heurts ou compositions. Le fluide de la physique spinoziste complète donc la théorie du langage spinoziste en expliquant la composition des langages à partir des mots et leurs syntaxes ainsi que leur mise en oeuvre dans les vies quotidiennes. Sa nécessité permet de comprendre que le langage n’est pas le propre de l’homme, mais bien plutôt le propre de la physique. Le langage humain est un phénomène à rapprocher de tous les phénomènes propres à la rencontre des corps. Il y a "une structure sémiotique de l’univers physique" (M. Messeri, L’epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Il Saggiatore, 1990, p. 195, cité par L. Vinciguerra, p. 180), dont les langages humains sont des traductions. 2. Les "notions communes" et l'idée qui n'est pas muette Les "notions communes" introduites dans la suite d'EII sont les premières briques par lesquelles se constitue la raison. Elles sont directement liées au lemme II de la physique: EIIP38: "Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout ne peuvent se concevoir qu'adéquatement (Illa, quae omnibus communia, quaeque aeque in parte, ac in toto sunt, non possunt concipi, nisi adaequate.)" Corollaire: De là suit qu'il y a certaines idées ou notions communes à tous les hommes. Car (par le lemme 2) tous les corps ont des choses en commun entre eux, lesquelles ne peuvent être perçues qu'adéquatement, c'est à dire clairement et distinctement." C'est la notion de "commun" dans "in quibusdam conveniunt" qui correspond dans l'attribut pensée au "quae omnibus communia". La rationalité est une évaluation de la part du "commun" dans un ensemble de corps. C'est un calcul du dénominateur commun entre des éléments distincts, une estimation juste du commun et du particulier. Ces notions communes "ne peuvent se percevoir qu'adéquatement", ce sont les premières "idées adéquates" de la raison. La raison permet aux esprits de partager les mêmes idées. Elle est mise en commun, elle s'établit donc comme un langage. L'idée affirme L'idée spinoziste s'apparente elle aussi au langage en ce qu'elle est porteuse d'un sens. EII P11 : "Primum, quod actuale Mentis humanae constituit, nihil aliud est, quàm idea rei alicujus singularis actu existentis (Ce qui constitue l'esprit humain en premier lieu, c'est tout simplement l'idée d'une chose singulière existant en acte)". Idée - d'un corps. Affirmation intellectuelle d'un corps. P43 Scolie: "nec sane aliquis de hac re dubitare potest, nisi putet, ideam quid mutum instar picturae in tabula, et non modum cogitandi esset (Et personne ne peut douter sérieusement de cela, à moins de croire que l'idée est comme une image muette, et pas une façon de penser)". L'idée n'est pas "muette". Donc elle "parle". P49 scolie: "... non vident ideam, quatenus idea est, affirmationem aut negationem involvere (ils ne voient pas que l'idée, parce qu'idée, implique affirmation ou négation)." Deuxième occurrence de la métaphore du mutisme. Il y a une apophantique de l'idée. L'idée dit "oui" ou "non", "est" ou "n'est pas". Il ne faut pourtant pas confondre l'affirmation qu'enveloppe l'idée avec des mots. L'idée n'est pas muette, mais l'affirmation qui la porte dans l'esprit n'est pas mot. C'est une faculté d'affirmation de l'esprit que l'on retrouve dans le corps, en particulier dans le langage, mais peut-être aussi dans d'autres manifestations corporelles. De même que l'esprit, via l'idée, n'est pas muet, il faut imaginer que le corps a une faculté d'affirmation qui s'exprime par le langage mais aussi par d'autres canaux. Ce n'est pas à l'imagination, ni à l'expérience que le langage peut être subsumé en dernière analyse. Le langage, c'est autre chose que des mots. "Ce n'est pas assez de dire que le discours est fait de mots. Il est fait de mots qui se rapportent les uns aux autres d'une manière particulière" (Hughlings Jackson, cité par Roman Jakobson dans Essais de linguistique générale), et pourrions-nous ajouter, dans des circonstances particulières. Or ce qui commande à toutes ces compositions, c'est l'être de la substance, qui se dit être. La substance s'affirme, et se fait le support de toutes les affirmations concevables. Il n'y a pas de trans-attributivité du langage chez Spinoza, mais il est directement apparenté aux flux affirmatifs de la substance infinie: "Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir" (Proposition 15, EI). Babel. De même que le langage humain, charroi de marques, n’a pas de privilège particulier dans l'ordre de l'expression, on ne saurait imaginer aucun privilège d’une langue humaine sur l’autre. Le latin de l’Ethique est ainsi entrecoupé de parenthèses néerlandaises. Organisé sous forme mathématique – une autre langue. Il a à signifier sa propre insignifiance, au service du jeu des masses physiques. Mais fidèle, adéquat, il peut permettre de tout décrire et de tout dire. 3. Du langage de l'Ethique au spinozisme du langage Pourquoi sommes-nous amenés à faire une théorie du langage de Spinoza, malgré lui ? Parce qu'il y a une contradiction entre la position faible de la connaissance par signes dans le système des trois genres et le fait que des vérités rationnelles voire sublimes puissent être exprimées par des signes. Cette contradiction peut être résolue par l'hypothèse d'un langage qui bien qu'intégralement physique serait fondamentalement divin, c'est à dire obéissant potentiellement aux règles d'un entendement infini. Il n'y a pas de sens à dire que Spinoza, à aucun moment ait "conquis sa liberté" par rapport au langage (Laurent Bove, La théorie du langage chez Spinoza), car le langage accompagne et traduit, voire travestit, chacune des pensées qui constituent sa philosophie. Cette illusion de liberté par rapport au langage, qui a bien pu être celle de Spinoza, suppose en réalité une théorie du langage d'autant plus puissante qu'elle n'est pas enclose dans une expression précise et particulière. La théorie du langage de Spinoza implique la conception d'un langage idéal, appelé langue de l'entendement infini par François Zourabichvili (Voir Zourabichvili avait raison). La réponse à l'objection de Brice Parain est que le langage selon Spinoza est un infini. Il n'est pas seulement "figure et une détermination des idées", ou alors de façon seconde. Il est de façon primordiale affirmation infinie de la substance infinie. Or qu'un tel langage existe ou pas, on est toujours ramené par l'usage au seul langage dont on dispose, quotidien, forme et condition de l'expression de nos idées, dans lequel l'infini reste une notion seconde, et sur lequel le spinozisme de l'Ethique repose en fin de compte. Dans notre expérience, l'infini n'est pas premier dans l'ordre de la connaissance, alors que l'Ethique débute par l'exposition de ce qu'est "Dieu". Le mot "infini" est marqué par un préfixe négatif, et construit à partir du mot "fini", ce qui est précisément une marque de l'infirmité du langage pour Spinoza (paragraphe 89 du Traité de la réforme de l'Entendement). Mais si on peut concevoir un absolu comme un horizon, comment se situer directement dans un absolu pour concevoir quoi que se soit? Il faut en revenir à ce fait banal: l'Ethique de Spinoza est l'Ethique "de Spinoza", bien qu'il refuse de la signer. Sa philosophie ne peut pas plus rendre compte de l'usage du langage que de la mort, parce que la seule réalité qu'elle pose est la substance éternelle et infinie. Spinoza n'a pas rendu son langage spinoziste. Il l'a trouvé tel, en vertu de ses potentialités rationnelles et réalistes. S'il a trouvé dans le fini du langage les outils de l'expression d'une vérité infinie, c'est que le langage était spinoziste avant lui. Des vestiges de l'Ethique Le fait que la seule explication à l'existence matérielle de l'Ethique de Spinoza soit que son auteur ait trouvé dans le langage, à l'état naturel, des éléments et une structure pour élaborer son discours rationnel remet en cause l'idée selon laquelle les progrès de la connaissance pourraient se faire graduellement et irrésistiblement, de l'imagination à une rationalité parfaitement dégagée de l'empire des signes. La connaissance imaginative est l'indépassable milieu de nos vies, et tous les progrès intellectuels se fondent en elle avant de la contredire éventuellement. Mais elle ne se dépasse pas, du moins pas de façon irrémédiable. Si l'Ethique n'est pas l'exposition de la vérité totale ni une méthode sûre pour guider les volontaires vers l'amour intellectuel de Dieu, elle suscite en tant qu'objet matériel de profonds effets depuis sa parution en 1677. Paru après la mort de Spinoza, ce testament s'adresse à l'éternité, comme un défi au temps. Mais nous vivons dans le temps, quatre siècles après cet évènement, aux milieu de ses traces, de ses vestigia, qui contribuent à nous constituer. Spinozistes au milieu des débris rationnels de l'Ethique. Le spinozisme, un réalisme La question du langage est cruciale pour le spinozisme, car elle pose le problème de l’accord du corps et de l’âme, du fini et de l'infini, et celui de l'actualité même de cette philosophie. Or pour qu’il y ait un langage du spinozisme, il faut supposer un spinozisme du langage courant. Le spinozisme ne serait donc pas un projet de réforme de la langue, mais de redécouverte de celle-ci. Le point de vue du spinozisme du langage conjugue la thèse de la réalité du monde avec une conception réaliste pour laquelle nos pensées et nos mots nous mettent en relation avec ce réel. C'est le seul spinozisme contemporain qui soit viable. Mais c'est aussi un spinozisme faible, désaxé par rapport à l'infini, un "spinozismo debole" qui ne prend pas l'Ethique au pied de la lettre, mais se montre attentif au discours tel qu'il se fait entendre dans l'ensemble des écrits du philosophe, dont les moins dogmatiques comme le TTP et la Correspondance. Son principe étant que le monde est accessible et véridicible. Sub quadam aeternitatis specie. Bibliographie Spinoza : Traité théologico-politique (TTP), Gallimard/Pléiade, 1954, 1984. Éthique, Gallimard/Pléiade, 1954, 1984. Éthique, Seuil/L'ordre philosophique, 1988. Léo Strauss : La persécution et l’art d’écrire (1952), L’éclat, 2003. David Savan: Spinoza and language (1958), in Spinoza - A collection of critical essays, edited by Marjorie Grene, University of Notre Dame Press, 1979. Roman Jakobson : Essais de linguistique générale, Editions de Minuit/"double", 1963, 1994. Brice Parain : Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard/Idées, 1972. Laurent Bove: La théorie du langage chez Spinoza, L'enseignement philosophique n°4, 1991 Pierre-François Moreau : Spinoza, l’expérience et l’éternité, PUF, 1994. Paul Laurendeau : Condillac contre Spinoza : une critique nominaliste des glottognoses, Histoire Epistémologie Langage, tome XXII, Paris VII, CNRS, 2000. Lorenzo Vinciguerra : Spinoza et le signe, Vrin, 2005.