Car il est fondamentalement absurde de faire équivaloir une totalité de signes à une idée vraie, le signe
étant par essence incomplet et ne valant que par cela. Noir sur blanc ou blanc sur noir, le signe ressort
du fond où il s’inscrit. Une totalité de signes ne peut pas avoir de sens, parce que tous les signes se
neutraliseraient. La logique vraie de Spinoza ne peut pas être une sémio-logique. Il reste forcément une
problématique du rapport entre signe et vérité, un hiatus du système dont l'usage du langage est
l'exemple le plus frappant.
Lorenzo Vinciguerra est nécessairement amené à élaborer une théorie du langage spinoziste dans un
développement sur "l'aspect public du signe" (p221): "Le signe incarne une règle à laquelle l'interprète se
rapporte. Il est alors prédicable, c'est à dire, au sens premier du verbe praedicare, qu' "il se dit
publiquement" d'une pluralité, voire d'une infinité de singuliers, dans la mesure où il est praticable
publiquement dans la communauté de sens auquel il appartient. Sa signification dépend toujours d'une
interprétation, mais cette dernière, sous l'empire public du signe, ne pourra pas varier de manière
anarchique et incontrôlée." C'est l'occasion de donner à l'imagination "une certaine puissance, puisqu'elle
se donne les moyens de rassembler en unités simplifiées ce qui autrement ne pourrait se donner que
sous forme d'enchaînements complexes". "L'image commune est ainsi une image qui, bien que
particulière, assume des fonctions de généralité."
Mais comme tout signe, en plus de son "utilité" et de sa "facilité", a cet aspect de "publicité", le domaine
langagier est susceptible de s'étendre à l'infini, et de reposer ses problèmes. Le langage n'est-il pas le
sens ultime de tout signe? Vinciguerra cite d'ailleurs une remarque d'Alexandre Matheron, pour qui le
spinozisme, "en tant que système exposé publiquement d'une certaine façon plutôt que d'une autre" [ie,
l'Ethique], pourrait ne pas être "la même chose que la vérité découverte par Spinoza."
Alors que PMF se méfie du signe comme de l’intuition intellectuelle et reconstruit un spinozisme
strictement rationnel à partir de la notion d’idée vraie, Vinciguerra refonde l’ensemble à partir d’une
doctrine de l’imagination réinventée. Mais pour tous les deux il ne fait pas de doute que l’Ethique est un
livre actuel, sempiternel, accessible hic et nunc. Historiens de la philosophie, ils habitent tous les deux
l’Ethique et pensent pouvoir la faire revivre de l’intérieur. Pourtant leurs conceptions de la connaissance
ex-signis semblent différer. En effet, pour Pierre-François Moreau, "la différence est bien absolue" entre
le premier et le second genre de connaissance. Le second ne peut en aucun cas procéder du premier.
C'est une "confusion" d'estimer que "la distinction entre les genres de connaissance est relative et non
pas absolue" (L'expérience et l'éternité, p. 261, note 4). Or tout le travail de Lorenzo Vinciguerra consiste
à démontrer que c'est dans l'imagination, c'est à dire dans le premier genre de connaissance, que prend
racine non seulement le second genre de connaissance, qui est l'imagination corrigée par l'entendement,
mais aussi le troisième, inscrit in nucleo: "Il y a donc bien comme un être conscient ou une sensation
sourde et quasi aveugle de l'éternité de l'Esprit, même quand celui-ci imagine." Tandis que l'un sépare
nettement les genres et les hiérarchise, l'autre les fait s'emboîter les uns dans les autres. Leur deux
théories d'une Ethique vraie semblent supposer deux spinozismes différents.
Le langage rédimé, le langage nié
La seule thèse qui permette d’expliquer comment l’Ethique vraie s’écrit, et donc comment son existence
matérielle est possible, est de postuler un miracle du langage spinoziste, comme si Spinoza, en tant que
philosophe exceptionnel, avait eu une sorte de toute-puissance sur le langage. C’est la voie que choisit le
linguiste Paul Laurendeau dans son Condillac contre Spinoza. C’est aussi la voie choisie par la plupart
des spinozistes qui estiment que Spinoza a pu rédimer son langage pour écrire l’Ethique. Mais pour cette
thèse, l’Ethique n’est pas un livre. C'est un objet quasiment magique.
Il n'y a pas de miracle. Il reste un problème du langage de l’Ethique. Ce n’est pas un texte qui s’est
auto-généré, comme sa rhétorique (objectivité scientifique du more geometrico, anonymat choisi par
l'auteur) voudrait le faire croire. Dans la mesure où Spinoza a utilisé le langage et ses mots pour nous
communiquer l'Ethique, celle-ci est parcourue par une contradiction interne.
La théorie de l’Ethique impossible est juste. Et que c’est à partir de la reconnaissance de ce fait que l’on
peut être spinoziste aujourd’hui. L’Ethique ? Impossible. Le spinozisme ? Possible. Pourquoi ?