17/11/2010 Le spinozisme du langage "It ain`t necessarily so

17/11/2010
Le spinozisme du langage
"It ain't necessarily so" Sportin'life, Porgy and Bess.
Que signifie être spinoziste aujourd'hui? Certainement pas prendre le rationalisme intégral de l'Ethique au
pied de la lettre, ni même sa portée providentielle. Selon nous, il s'agit plutôt de faire descendre des
nuées ce qui, au sein de cette philosophie de l'affirmation, permet de gouverner nos vies au mieux. Notre
thèse est que "l'élan moral" qui permet de tenir ensemble une expérience et un absolu est inscrit en
premier lieu dans le langage de Spinoza, ce qui signifie qu'on ne peut plus prendre le spinozisme pour
une philosophie hors du temps, ni même pour un système parfaitement cohérent, mais qu'il faut le voir
comme une série d'expériences qui ont en commun l'idée d'un monde accessible.
I. Les problèmes posés par le langage de l’Ethique
1. La théorie de l’Ethique impossible
Dans le deuxième scholie de la proposition 40 de la deuxième partie de l'Ethique, De l'esprit, Spinoza
présente les trois genres de connaissance par lesquels nous percevons les choses. Le premier genre se
décompose en perception sensorielle, sans ordre pour l'intellect (ce qu'il appelle connaissance par
expérience vague), et en perception de signes (ensemble dont font partie les mots) qui, éveillant
l'imagination, permettent de former des idées dans l'esprit. Ces deux sous-genres forment "l'imagination"
ou "l'opinion". Le second genre de connaissance procède par "notions communes" et "idées adéquates
des propriétés des choses" que selon Spinoza "nous avons". Ce second genre est "la raison". Le
troisième genre de connaissance est la "science intuitive" qui procède de la "connaissance adéquate"
de l'essence de certains attributs de Dieu à la "connaissance adéquate" de l'essence des choses. Or
cette séparation entre le domaine de l'imagination et des signes et celui de la raison ne permet pas de
rendre compte d'une expression par signes des vérités de raison. La raison spinoziste se constitue en
opposition au langage en tant qu'il est constitué de signes vocaux ou écrits. Le simple fait que l'Ethique
se présente sous la forme matérielle d'un texte contrevient donc à l'idée selon laquelle la vérité
s'appréhende de façon purement intellectuelle, et cette constatation a amené plusieurs commentateurs à
rejeter le spinozisme pour son incohérence.
Selon David Savan
David Savan, dans son article de 1958, Spinoza and Language, estime que, compte tenu de sa
conception du langage, Spinoza lui-même ne pouvait pas tenir l’Ethique pour une simple exposition de la
vérité. En effet, si les mots ne sont rien d’autre que des "mouvements corporels", (EII, P49, scholie.) s’ils
"sont issus de l’expérience et ne se réfèrent qu’à elle" (P18, s.), "il ne nous est pas plus possible de
découvrir et d’exprimer la vérité avec des mots qu’il n’est possible au somnambule de communiquer avec
le monde éveillé."
Reprenant l’angle d’attaque inauguré par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire (1952), il relève
certaines contradictions apparentes du texte spinozien et affirme, non sans ironie, qu'elles sont
volontaires et servent à marquer l’inadéquation fondamentale du langage à l’expression du vrai. Par
exemple, à propos de la définition de la substance comme ce "qui est en soi et se conçoit par soi" (EI,
déf.3), il relève que le verbe "être" est à rapprocher du terme "étant" dénoncé comme un transcendantal
dans EII, P40s, que le terme "concevoir" est un universel confus, et que la notion de "par soi" est
contredite par l’effort de Spinoza pour concevoir la substance par autre chose qu’elle même, à savoir
l’ordo geometrico.
"Il n’y a pas de remède au caractère de généralité imaginaire et confuse des mots." … "Alors qu’il est
dans la nature de la raison de concevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité, les mots sont
liés au temps et à la contingence".
Selon Brice Parain
C’est dans le chapitre sur Leibniz de ses Recherches sur la nature et les fonctions du langage que Brice
Parain règle son compte au spinozisme :
"La nécessité spinoziste résulte de l’identité de la réalité et de la vérité, c’est à dire de la réalité
essentielle et des formules qui l’expriment adéquatement. La fissure qui affaiblit le système, par où la
contingence y pénètre, se situe entre les idées et le langage. Comment, en effet, concilier cette théorie
de l’adéquation du langage aux idées vraies avec la théorie selon laquelle 'le fini est en réalité une
négation partielle' et 'toute détermination est négation' ? Notre langage n’est-il pas une figure et une
détermination des idées ?"
Vole en éclat la possibilité d’une expression finie de l’infini, soit d’une "éthique" ou philosophie vraie qui
serait exprimée par le langage et contenue dans un livre - compte-tenu des prémisses idéalistes
spinozistes. Spinoza n’est pour Parain qu’un cartésien, c’est à dire un "réaliste ontologique aristotélicien",
un "substancialiste traditionnel". C'est Leibniz qui propose une "théorie expressionniste cohérente du
langage" avec sa notion de "possible" intercalée entre les formes substancielles et les mots.
Le langage matériau dont l’Ethique se constitue signale aussi son échec.
Pour ces deux lecteurs, la possibilité d’une Ethique vraie est une inconséquence logique. L’Ethique de
Spinoza, prise au pied de la lettre comme exposition d'une vérité totale et méthode de libération par la
raison, est impossible.
2. La théorie de l’Ethique vraie
Pour Pierre-François Moreau et pour Lorenzo Vinciguerra, il n’y a pas de problème du langage
spinoziste, mais tout au plus une question qu’on évoque et qui se règle.
Dans Spinoza - L'expérience et l'éternité (PUF, 1994), PMF intègre le langage à un "ordre expérientiel"
sous-jacent, c’est-à-dire en fait une partie d’une expérience rationalisée entièrement intégrable au
système (Voir L'hyperspinozisme de Pierre-François Moreau).
Dans Spinoza et le signe (Vrin, 2005), Vinciguerra dénie toute pertinence à la problématique langagière
au profit de la reconstruction d’un spinozisme intégral, du signe à l’éternité.
Lorenzo Vinciguerra commence par souligner qu’on ne trouvera pas de théorie du langage chez Spinoza.
Les nombreuses réflexions ayant trait au langage "interviennent presque toujours dans le cadre de
réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de l’imagination. C’est donc aux
principes de celle-ci qu’elles renvoient en dernière instance." (Spinoza et le signe, introduction). Puis "la
fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition strictement linguistique."
Dans sa lecture, le signe devient une notion centrale. Il revalorise l’imagination connaissance
"ex-signis" - , partie prenante de la théorie de la connaissance. Comme l’idée inadéquate à laquelle il
semble lié par analogie, le signe n’est pas faux, mais exprime une chose de façon partielle.
"Formulons cette hypothèse : le signe n’exprime que partiellement la cause, celle-ci constituant pour
Spinoza la définition complète et adéquate de la chose. L’exprimant, il la manifeste, du moins en partie.
On peut alors supposer qu’une théorie de la signification complète des choses coïncide avec leur
explication causale, et vice versa qu’une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de
la signification. Il s’agit donc d’apprécier quelle est la part d’une sémiologie (mais mieux vaudrait parler ici
de sémiotique) dans le régime général de la causalité." (p.20-21).
On retrouve ici dans un défaut propre à une grande partie des spinozistes : la tentation de la belle
histoire. Toute contradiction n’est qu’apparente ; le système doit forcément pouvoir se clore. Mais,
comme le sussure le personnage de Sportin'live dans Porgy and Bess, à propos de ce qu'il est dit dans la
Bible, "It ain't necessarily so".
Car il est fondamentalement absurde de faire équivaloir une totalité de signes à une idée vraie, le signe
étant par essence incomplet et ne valant que par cela. Noir sur blanc ou blanc sur noir, le signe ressort
du fond où il s’inscrit. Une totalité de signes ne peut pas avoir de sens, parce que tous les signes se
neutraliseraient. La logique vraie de Spinoza ne peut pas être une sémio-logique. Il reste forcément une
problématique du rapport entre signe et vérité, un hiatus du système dont l'usage du langage est
l'exemple le plus frappant.
Lorenzo Vinciguerra est nécessairement amené à élaborer une théorie du langage spinoziste dans un
développement sur "l'aspect public du signe" (p221): "Le signe incarne une règle à laquelle l'interprète se
rapporte. Il est alors prédicable, c'est à dire, au sens premier du verbe praedicare, qu' "il se dit
publiquement" d'une pluralité, voire d'une infinité de singuliers, dans la mesure où il est praticable
publiquement dans la communauté de sens auquel il appartient. Sa signification dépend toujours d'une
interprétation, mais cette dernière, sous l'empire public du signe, ne pourra pas varier de manière
anarchique et incontrôlée." C'est l'occasion de donner à l'imagination "une certaine puissance, puisqu'elle
se donne les moyens de rassembler en unités simplifiées ce qui autrement ne pourrait se donner que
sous forme d'enchaînements complexes". "L'image commune est ainsi une image qui, bien que
particulière, assume des fonctions de généralité."
Mais comme tout signe, en plus de son "utilité" et de sa "facilité", a cet aspect de "publicité", le domaine
langagier est susceptible de s'étendre à l'infini, et de reposer ses problèmes. Le langage n'est-il pas le
sens ultime de tout signe? Vinciguerra cite d'ailleurs une remarque d'Alexandre Matheron, pour qui le
spinozisme, "en tant que système exposé publiquement d'une certaine façon plutôt que d'une autre" [ie,
l'Ethique], pourrait ne pas être "la même chose que la vérité découverte par Spinoza."
Alors que PMF se méfie du signe comme de l’intuition intellectuelle et reconstruit un spinozisme
strictement rationnel à partir de la notion d’idée vraie, Vinciguerra refonde l’ensemble à partir d’une
doctrine de l’imagination réinventée. Mais pour tous les deux il ne fait pas de doute que l’Ethique est un
livre actuel, sempiternel, accessible hic et nunc. Historiens de la philosophie, ils habitent tous les deux
l’Ethique et pensent pouvoir la faire revivre de l’intérieur. Pourtant leurs conceptions de la connaissance
ex-signis semblent différer. En effet, pour Pierre-François Moreau, "la différence est bien absolue" entre
le premier et le second genre de connaissance. Le second ne peut en aucun cas procéder du premier.
C'est une "confusion" d'estimer que "la distinction entre les genres de connaissance est relative et non
pas absolue" (L'expérience et l'éternité, p. 261, note 4). Or tout le travail de Lorenzo Vinciguerra consiste
à démontrer que c'est dans l'imagination, c'est à dire dans le premier genre de connaissance, que prend
racine non seulement le second genre de connaissance, qui est l'imagination corrigée par l'entendement,
mais aussi le troisième, inscrit in nucleo: "Il y a donc bien comme un être conscient ou une sensation
sourde et quasi aveugle de l'éternité de l'Esprit, même quand celui-ci imagine." Tandis que l'un sépare
nettement les genres et les hiérarchise, l'autre les fait s'emboîter les uns dans les autres. Leur deux
théories d'une Ethique vraie semblent supposer deux spinozismes différents.
Le langage rédimé, le langage nié
La seule thèse qui permette d’expliquer comment l’Ethique vraie s’écrit, et donc comment son existence
matérielle est possible, est de postuler un miracle du langage spinoziste, comme si Spinoza, en tant que
philosophe exceptionnel, avait eu une sorte de toute-puissance sur le langage. C’est la voie que choisit le
linguiste Paul Laurendeau dans son Condillac contre Spinoza. C’est aussi la voie choisie par la plupart
des spinozistes qui estiment que Spinoza a pu rédimer son langage pour écrire l’Ethique. Mais pour cette
thèse, l’Ethique n’est pas un livre. C'est un objet quasiment magique.
Il n'y a pas de miracle. Il reste un problème du langage de l’Ethique. Ce n’est pas un texte qui s’est
auto-généré, comme sa rhétorique (objectivité scientifique du more geometrico, anonymat choisi par
l'auteur) voudrait le faire croire. Dans la mesure où Spinoza a utilisé le langage et ses mots pour nous
communiquer l'Ethique, celle-ci est parcourue par une contradiction interne.
La théorie de l’Ethique impossible est juste. Et que c’est à partir de la reconnaissance de ce fait que l’on
peut être spinoziste aujourd’hui. L’Ethique ? Impossible. Le spinozisme ? Possible. Pourquoi ?
II. Le spinozisme du langage
Spinoza a pu confier au langage l'expression de sa philosophie parce qu'il lui faisait une confiance
fondamentale. Cette confiance est exprimée dans le Traité théologico-politique où il affirme, à propos de
l'hébreu, "qu'il n'a pu venir à l'esprit de personne de corrompre une langue" (Ch. 7, p. 721 de la Pléiade)
et dans l'Abrégé de grammaire hébraïque où il affirme que "Au temps où l’hébreu était une langue
florissante […] tous les modes, sauf l’impératif, s’exprimaient par l’indicatif" (Abrégé, chapitre treize, p.
134). Il cite également l'exemple d'Euclide, "qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et
parfaitement intelligibles" et qui "est aisément explicable pour tous et en toutes langues" (TTP,
chap.7, p. 727). Le langage n'est pas nécessairement trompeur, et bien plus, comme dans les Eléments
d'Euclide, il peut être porteur de vérités de raison.
Il semblerait que l'attitude de Spinoza vis-à-vis du langage soit double. Comment expliquer cela?
Selon lui, le langage appartient à l'attribut "étendue" et la raison à l'attribut "pensée". Rappelons la
distinction entre l'attribut "étendue" et l'attribut "pensée" telle qu'elle est formulée dans l'Ethique. La
différence est faite au début de la seconde partie, alors que la première est consacrée à "Dieu", soit une
substance unique, éternelle et infinie, dont suit "une infinité de choses d'une infinité de façons (infinita
infinitis modis)" (P16). La seconde partie est consacrée à l'"Esprit", c'est à dire à ce qui va apparaître
concrètement comme étant "l'esprit humain":
PI: Cogitatio attributum Dei est, sive Deus est res cogitans (La pensée est un attribut de Dieu, Dieu est
chose pensante).
PII: Extensio attributum Dei est, sive Deus est res extensa (L'étendue est un attribut de Dieu, Dieu est
chose étendue).
Ces deux attributs (Dieu consistant en une infinité d'attributs, EIP11) et leurs modes, que nous
appellerons "façons", se conçoivent l'un sans l'autre; ils sont autonomes:
PVI: "Cujuscunque attributi modi Deum, quatenus tantum sub illo attributo, cujus modi sunt, et non,
quatenus sub ullo alio consideratur, pro causa habent" (Toutes les façons d'un attribut ont pour cause
Dieu en tant qu'il est cet attribut, et aucun autre).
Ce qui exclut qu'une chose soit cause d'une idée, et une idée d'une chose. Le problème de l'alignement
entre la pensée et l'étendue, et donc de l'accord entre l'esprit et le corps de l'homme, est résolu par la
proposition VII: "Ordo, et connexio idearum idem est, ac ordo, et connexio rerum" (L'ordre et la connexion
des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses).
C'est cette proposition qui fonde ce qu'on a appelé le "parallélisme" de Spinoza. Une appellation
trompeuse puisqu'elle laisse penser qu'il y a comme deux éléments qui pourraient se poser l'un à côté de
l'autre. Or un attribut ne vient pas en redoubler un autre, il le complète plutôt dans une certaine
perspective. S'il y a bien une symétrie dans la structure des deux attributs, comme dans la structure de
l'infinité des attributs, il faut plutôt la penser de façon rayonnante, un attribut pouvant être aligné par
rapport à l'autre. Le symétrisme permet aux deux attributs d'être pensés ensemble, et explique que
Spinoza puisse affirmer en P13, cor., que "l'homme est constitué d'un esprit et d'un corps, et que le corps
humain existe tel que nous le sentons". C'est également le symétrisme qui explique que par le langage,
l'homme puisse exprimer des idées vraies.
Comme le démontre Vinciguerra (chap. Les traces du corps, p132), c'est parce que le langage appartient
à l'attribut "étendue" qu'il obéit aux lois rationnelles de la physique, au même titre que n'importe quel objet
physique. La théorie du langage de Spinoza est donc une physique du langage, à fonder dans la "petite
physique" exposée entre EIIP13 et EIIP14.
D'autre part, sa conception de la connaissance rationnelle est inséparable de notions essentiellement
liées au langage comme la communauté et l'affirmation, et la virtualité apophantique du langage est à
rattacher directement à l'identité des attributs du point de vue de la substance (EIIP7, scholie).
Mais pour rendre compte de la puissance du langage spinoziste, il nous faudra sacrifier la cohérence de
sa théorie de la connaissance d'EII40s., et surtout l'idée que la voie spinozienne vers la connaissance du
troisième genre et l'amour intellectuel de Dieu soit pratiquable telle qu'elle est exposée.
1. Le langage, un corps de la physique spinoziste
Selon Spinoza, les mots proviennent de marques mémorielles imposées arbitrairement par l'usage. C'est
le fameux exemple du mot "pomum", donné dans le scholie sur la mémoire d'EIIP18. Un mot appelle une
idée dans l'esprit suivant l'ordre des affections du corps qui est fixé par l'expérience et la mémoire de
chacun. Cette idée "enveloppe la nature" de la chose extérieure signifiée, mais c'est aussi celle d'une
affection du corps humain. Elle ne peut donc en aucun cas "expliquer la nature" de la chose extérieure.
Notre usage des mots est irrémédiablement mêlé de subjectivité. Spinoza renforce sa démonstration en
donnant l'exemple de traces de cheval dans le sable, qui en faisant imaginer le mot "cheval" à l'esprit,
évoqueront pour un paysan le travail de la terre, pour un soldat la guerre.
Si la théorie du langage de Spinoza devait en rester là, il n'y aurait nul moyen d'expliquer pourquoi, par
ailleurs, il semble accorder une certaine confiance au langage. "Pomum" et "equus" appartiendraient à
des systèmes idiosynchrasiques subjectifs, et le paysan ne pourrait pas, par exemple, vendre un cheval à
un soldat en se mettant d'accord avec lui sur le nom de l'objet de la transaction. Pourtant "la propriété
privée, dans le domaine du langage, ça n'existe pas: tout est socialisé" (Roman Jakobson, Essais de
linguistique générale, p.33). Comment expliquer dans l'univers spinoziste le partage de la langue entre
colocuteurs et l'intersubjectivité des usages?
Par le partage de l'espace par les corps.
Comme tout objet ou ensemble d'objets matériels, le langage obéit à des lois constitutives et opératives
(voir les Grammaires spinozistes). Le fondement de ces lois est l'ensemble des lois concernant la
rencontre des corps, exposées dans la "petite physique" après EII13.
Axiome I: Les corps sont soit en mouvement, soit en repos.
Axiome II: Un corps se meut plus ou moins vite.
Lemme (Conséquence) I: Les corps se distinguent entre eux par le mouvement et le repos, la rapidité et
la lenteur, pas par rapport à la substance.
Lemme II: "Omnia corpora in quibusdam conveniunt", "Tous les corps ont entre eux du commun".
Et, selon la démonstration du lemme II: "Ils ont des choses en commun entre eux parce qu'ils
enveloppent le concept d'un seul et même attribut (l'étendue). Ensuite, qu'ils sont quelquefois lents,
quelquefois rapides, ou de façon radicale, fixes ou mobiles."
Ce qui est fondamentalement commun à tous les corps, c'est le mouvement et ses variations. Et plutôt
même ce qui rend possible toutes les variations du mouvement, c'est à dire l'espace (l'étendue), qui est
comme une sorte de lien élastique entre chaque corps. Le commun, c'est l'espace entre. Mais ce n'est
pas un espace extérieur aux corps. C'est aussi leur propre espace, car il les traverse et les constitue.
C'est également un langage des corps, par lequel ils se font connaître et se comprennent. Le "convenire"
de "Omnia corpora in quibusdam conveniunt" est un ajustement langagier. C'est en son sein que naît la
possibilité d'un langage rationnel spinoziste. On pourrait traduire le lemme II par "Tous les corps peuvent
se comprendre".
Le langage est-il vraiment un corps en tant que tel? Les traces des rencontres des corps, qui peuvent
devenir signes, qui peuvent constituer un langage, sont "matérielles", plutôt que "corporelles", selon
Vinciguerra. Admettons que ce ne soit pas un corps. Nos réflexions sur le langage de Spinoza sont
parfaitement hypothétiques, en l'absence d'une théorie constituée qui n'a pas de place dans sa pensée,
mais qui reste nécessaire, d'un point de vue rationnel, pour expliquer l'Ethique. Si le langage n'est pas un
corps, il obéit aux lois des corps. Il est matériel lui aussi, constitué en dernier recours de traces, structure
de traces. Chaque langue étant une structure de traces. C'est pour qualifier cet ensemble de signes et de
règles (vocabulaire + grammaire) que le terme de "corps" est justifié. Un corps bien spécial, plutôt labile,
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