Joseph Stiglitz * : «L'austérité est une menace
pour les démocraties»
Propos recueillis par Marie-Eve Bourgois et Hervé Nathan
MARIANNE Samedi 15 Janvier 2011
* Économiste, professeur à l’université de Columbia.
Représentant célèbre du courant néokeynésien, il a reçu le
prix Nobel d’économie en 2001. Son dernier livre, Le
Triomphe de la cupidité (2008), vient d’être réédité en poche
par Babel.
Cette semaine, Marianne laisse carte blanche à Joseph
Stiglitz. Pour lui, la voie de l'austérité qui est prise par les
Etats de l'Union Européenne est une impasse, alors qu'il
faudrait davantage s'émanciper du système financier.
Marianne : Vous mettez en cause les politiques de
rigueur adoptées par les pays européens. Angela Merkel,
Nicolas Sarkozy et la Commission européenne
présentent ces politiques comme indispensables pour
les pays de la zone euro. Pensez-vous qu’une autre
politique est possible avec la monnaie unique ?
Joseph Stiglitz : Certains pensent que l’austérité est le prix
à payer, un mal passager mais nécessaire. Mais non.
L’austérité ne fait que retarder la solution des problèmes. Les
économies seront plus faibles, les rentrées fiscales aussi, et
le chômage sera plus élevé. La question politique se pose à
des pays comme la Grèce, l’Espagne, l’Irlande d’assumer
des taux de chômage de 20 %, voire de 30 %, sur une
longue durée. C’est intenable, sauf à prier que quelque chose
arrive qui modifie la situation, une guerre par exemple ! En
fait, par les tensions qu’elle génère, l’austérité est une
menace pour les démocraties. Vous pouvez faire en sorte
que l’économie croisse plus vite en investissant davantage.
La Grande-Bretagne, la France et d’autres pays peuvent
emprunter de quoi investir dans l’éducation, les
infrastructures, la santé et les technologies. Ils obtiendront un
retour sur investissement supérieur au coût de la dette.
L’Allemagne a des excédents qui lui permettraient
d’augmenter sa consommation, d’importer davantage et
d’aider ainsi les autres pays européens. Une telle solidarité
permettrait à l’euro de survivre, et soutiendrait les pays
comme la Grèce et l’Irlande qui sont réellement contraints à
l’austérité. Il existe donc une alternative économique. Mais ce
n’est pas un problème économique, c’est un problème
politique.
M. : Vous envisagez la sortie de certains pays de l’euro,
en vous fondant sur l’expérience de l’Argentine dans les
années 90. Mais l’Argentine, en dévaluant, a imposé au
peuple argentin une austérité dramatique pendant
plusieurs années. Quel responsable politique peut faire
un tel pari économique ?
J.S. : L’Argentine est un bon exemple. Après avoir dévalué,
et surtout restructuré sa dette, elle a payé le prix fort. Mais
elle a connu ensuite six années de croissance, qui lui ont
permis de réduire à 13 % un taux de pauvreté qui atteignait
auparavant 40 % de la population. Le chômage est
aujourd’hui inférieur à celui que connaissent les Etats-Unis.
Tous les problèmes de l’Argentine n’ont pas été résolus, mais
la situation est objectivement meilleure aujourd’hui
qu’auparavant. En sortant de l’euro et en restructurant leur
dette, la Grèce et l’Espagne retrouveraient leur compétitivité.
Ces pays n’auraient évidemment plus accès aux marchés de
capitaux. Mais c’est déjà le cas de la Grèce aujourd’hui. La
pire des punitions, c’est ce qui leur arrive en ce moment…
M : Dans votre livre Le Triomphe de la cupidité, vous
souhaitez qu’une autre vision de l’économie permette
l’avènement d’une nouvelle société. Mais on a
l’impression que rien n’avance et que les responsables
politiques cherchent surtout à retrouver « le monde
d’avant » 2007…
J.S. : Dans l’esprit de beaucoup de citoyens, la crise a ancré
l’idée que l’ancien cadre conceptuel de l’économie ne
fonctionne pas et qu’il faudrait en trouver un nouveau. Hélas,
les gouvernants de certains pays demeurent dominés par
leur système financier. Les idées orthodoxes, l’idéologie du
libre marché ont repris le dessus. La volonté de régulation
des marchés et de réduction des inégalités faiblit. La victoire
des républicains aux élections de midterm et les compromis
que passe le président Obama avec le Congrès paraissent
condamner toute idée de rupture avec le règne du
capitalisme financier.
M : Finalement, est-ce qu’on ne va pas assister à un
nouveau « triomphe de la cupidité » ?
J.S. : Lors des élections de novembre 2010, de nombreux
citoyens américains étaient en colère contre leur
gouvernement, parce qu’il a préféré protéger les banques
plutôt que les citoyens. Il y a donc eu un mouvement vers la
droite, car les électeurs étaient déçus par Obama. Mais les
citoyens n’adhèrent pas au Tea Party. Lorsqu’on leur
demande qui est responsable de la crise, ils répondent : c’est
Bush ! C’était donc un vote de protestation. Le compromis
que passe le président Obama avec les républicains est très
mauvais. C’est un renoncement à taxer les plus riches, le 1
% des citoyens qui concentrent 40 % de la richesse. Je crois
qu’un moment politique important, favorable à une réforme
de fond du capitalisme, a été raté. Les compromis vont
retarder le retour de la croissance aux Etats-Unis, ce qui
rendra les électeurs encore plus furieux. En 2012, la question
sera alors : les citoyens iront-ils davantage encore vers la
droite ? Personne ne le sait encore.
M : En 2011, la France préside le G20. Croyez-vous que
Nicolas Sarkozy soit en mesure d’imposer ses vues pour
un nouveau Bretton Woods - un nouveau système de
régulation monétaire international à la Chine et aux
Etats-Unis ?
J.S. : Le G20 est à un tournant. La crise avait provoqué la
peur dans le monde entier et avait conduit les dirigeants à
prendre des mesures très fortes : stimulation de la
croissance, assistance aux pays en voie de développement,
discussion sur une réforme de la finance… Mais, une fois
que la peur s’est éloignée, la motivation s’est évaporée,
chaque pays est retourné à ses propres problèmes, et
chacun a établi un diagnostic différent. L’Europe et les Etats-
Unis stagnent, mais les uns ont fait le choix de l’austérité,
l’autre de la relance. Le monde diverge sur les solutions.
M : La Chine promet d’aider l’Union Européenne à
affronter la crise de la dette, en achetant des emprunts
d’Etat espagnols, grecs, portugais. Est-ce une bonne
chose, la Chine est-elle capable de remplacer les Etats-
Unis, d’ici à une vingtaine d’années ?
J.S. : L’influence de la Chine sera supérieure dans ce siècle
à ce qu’elle était dans le précédent. Il n’y a aucun doute là-
dessus. Il n’y a pas de doute non plus que ses réserves
financières considérables vont accroître cette influence,
comme l’avait fait le dollar avec les Etats-Unis pendant les
cinquante dernières années. Mais l’influence des Etats-Unis
provenait aussi de leurs idées, comme la démocratie et
l’égalité. Le problème, c’est que l’économie américaine ne
fonctionne plus et que nos idées se perdent. La démocratie
est un bon principe selon lequel « un homme égale une voix
». Mais, hélas, aujourd’hui les banques disposent de 51 %
des votes, car elles achètent les gouvernements. Les Etats-
Unis et l’Europe retrouveront leur place dans le monde
lorsqu’ils auront non seulement rebâti leurs économies, mais
aussi renoué avec leurs idées fondatrices.