Peut-on penser par soi-même sans se soucier de la pensée des

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Peut-on penser par soi-même sans se soucier de la pensée des autres ?
Dans « la plaisanterie », le roman de l’écrivain Milan Kundera, un jeune homme est persécuté
par le régime tchèque pour avoir osé une plaisanterie jugée peu conforme avec l’esprit du régime
politique en place. C’est en effet le propre de tout régime totalitaire d’interdire toute pensée
personnelle, fut-elle la plus anodine et superficielle, en plaçant chacun sous le regard, voire la
surveillance de l’autre. Penser par soi-même demande alors le courage d’ignorer ce regard. Ne pas
faire cas de ce qu’ils pensent, mais, surtout de ce qu’ils voudraient que l’on pense. Mais peut-on
réellement penser par soi-même sans se soucier de la pensée des autres ? Penser par soi-même
c’est être capable d’un jugement autonome. Cela ne suppose-t-il pas de se rendre libre de toutes les
influences et pressions exercées par autrui ? Or cette exigence de liberté dans la pensée ne
demande-t-elle pas une solitude impossible ? Car, comment puis-je ignorer aussi simplement et
définitivement la pensée d’autrui. C’est à elle, par l’éducation, que je dois de penser. C’est elle
encore qui s’affirme en moi, même lorsque je m’y oppose. C’est elle enfin qui, parfois, par sa
pertinence me permet de ne pas me perdre dans les erreurs et illusions. Ne pas se soucier de la
pensée des autres n’apparaît-il pas dès lors comme une exigence illusoire, voire comme la
manifestation d’une certaine mauvaise foi. Ne pas se soucier de la pensée d’autrui n’est-ce pas courir
le risque de penser n’importe quoi ? Le problème se noue donc dans la contradiction entre la quête
d’une pensée libre qui est sans cesse rendue difficile par le rapport à la pensée d’autrui, et
l’impossible solitude de cette pensée. Comment échapper à la contradiction entre l’aspiration à une
pensée autonome et la condition sociale et politique des hommes ? Les deux premiers moments de
notre réflexion nous conduiront à mettre en évidence la tension entre la volonté d’une pensée
souveraine et la nécessaire présence de la pensée d’autrui, tension qui ne pourra disparaître qu’en
envisageant dans une troisième partie cette exigence d’un point de vue éthique.
Penser par soi-même ! Nul ne saurait mettre en doute la valeur d’une telle exigence. N’estelle pas présente d’une manière ou d’une autre à l’horizon de toute éducation ? Elle apparaît comme
le signe du passage réel à l’âge adulte. De celui qui aurait sans cesse besoin de l’avis des autres on
dira qu’il se comporte en enfant. Mais pourquoi est-il si important de penser par soi-même ? C’est
que, par là, nous tendons vers l’excellence de notre humanité, en mettant en œuvre deux
caractéristiques qui nous distinguent de l’animal : la pensée et la liberté. En effet, celui qui ne pense
pas par lui-même est prisonnier de la pensée des autres. Ses idées, ses actions, ses choix ne sont
jamais réellement siens. Laissant, le plus souvent sans même en prendre conscience, une volonté
extérieure, parfois anonyme, prendre le contrôle de son esprit, il renonce par là, à ce qui fait
vraiment de lui un être humain en se comportant comme un automate ou une marionnette aux
mains des manipulateurs.
On peut donc se demander si celui qui veut penser par lui-même ne doit pas nécessairement
faire abstraction de la pensée d’autrui. Car cette pensée menace sans cesse de prendre la place
d’une pensée propre. C’est bien là la nature du préjugé. Une idée une conception que je pense être
mienne, mais que j’ai reçue passivement sans même en avoir conscience. L’opinion commune
m’interdit ainsi bien souvent d’élaborer un jugement réfléchi et personnel. Notre monde est plein de
ces perroquets qui s’ignorent comme tels qui, fiers de donner « leur » avis se contentent d’énoncer
les lieux communs les plus éculés. C’est en ce sens que le philosophe Bertrand Russell peut décrire le
rôle libérateur de la philosophie dans : Problèmes de philosophie. Ne pas penser par soi-même, ce
qui pour Russell revient à n’avoir « aucune teinture de philosophie » c’est traverser l'existence,
prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps ou à son pays et
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de convictions qui ont grandi en (soi) sans la coopération ni le consentement de la raison. Pour se libérer
de cette tyrannie du sens commun ne doit-on pas rester sourd à la pensée des autres. Le
conformisme qui rend toute pensée autonome impossible ne consiste-t-il pas en ce constant souci de
ce que pensent les autres, cette attention de tous les instants à « l’air du temps » au « qu’en dira-ton ». Cela peut se traduire par exemple dans nos démocraties par une certaine « dictature » des
opinions majoritaires. « Si tout le monde le pense, c’est que cela ne peut pas être tout à fait faux »
telle serait l’affligeante maxime qui détermine la valeur de vérité d’une idée au nombre de ceux qui
la partagent. Or avec Socrate ne devons-nous pas plutôt penser que « c’est par la science qu’il faut
juger et non par le nombre ».
La pensée des autres, telle qu’elle se manifeste dans l’opinion commune vient contredire la
volonté de penser par soi-même. Mais au-delà de ce sens commun, il existe toujours le risque d’une
manipulation. Ne pas penser par soi-même c’est accepter que les autres pensent à notre place. C’est
au fond vouloir rester un enfant. Dans « Qu’est-ce que les lumières » Kant a fort bien montré
comment cet état de minorité intellectuelle peut satisfaire à la fois celui qui s’y soumet et celui qui
l’impose. Cette minorité consiste à accepter de mettre sa pensée sous la tutelle des autres, un état
qui pour être légitime lorsqu’il concerne des enfants devient aux yeux de Kant scandaleux pour les
adultes. Mais Kant montre très bien qu’il y a là quelque chose de confortable. Laisser l’autre penser
à ma place c’est déjà ne pas avoir à faire l’effort de le faire, mais c’est aussi ne pas avoir à endosser la
responsabilité de ce que je pense. « Paresse et lâcheté » sont ainsi les deux causes du renoncement à
une pensée autonome. Et d’un autre coté il n’est guère difficile de voir à « qui profite le crime » tous
ceux qui « fort aimablement » se proposent de penser à notre place et qui ainsi ont à leur disposition
un troupeau docile et soumis.
Il semble donc tout à fait légitime de ne pas se soucier de la pensée des autres pour penser
par soi-même. A ce stade de notre réflexion, on pourrait supposer que la pensée des autres est le
principal obstacle à une pensée réellement autonome. Mais dès lors, faut-il en conclure que penser
par soi-même c’est penser seul ?
Cette question nous met face à d’énormes difficultés. Car, de quelque façon que nous
l’envisagions cette solitude de la pensée est problématique. La pensée de l’autre semble être à
l’horizon de chacune des miennes et il pourrait paraître bien illusoire d’en nier la présence. Plus
encore, elle est nécessaire à l’élaboration de mes propres jugements. La critique de Kant, nous
l’avons vu, est impitoyable vis-à-vis de ceux qui « après que la nature les a affranchis d'une direction
étrangère » continuent à se comporter en mineur, mais cette précision nous montre bien qu’il y a un
moment où cet état de tutelle n’est pas illégitime. L’éducation est ce temps où la pensée de l’autre
intervient dans la construction de ma propre pensée. C’est même le propre de l’homme de ne
pouvoir devenir un homme, et donc de ne pouvoir développer les facultés les plus élevées de
l’humanité que parce que de génération en génération se transmettent des connaissances des idées
des valeurs…. Mais dès lors, comment imaginer une pensée réellement autonome, c'est-à-dire qui ne
devrait rien à la pensée d’autrui. Ne suis-je pas soumis aux déterminismes de mon éducation de ma
culture ? Et dans ce cas comment peut-on penser par soi même ?
De toute façon, il est certain que, seul, je ne parviendrais jamais à m’élever à une pensée
autonome. N’est-ce pas le propre de l’arrogance un peu stupide de tous ceux qui, certains de tout
savoir, arborent les idées les plus communes et sans intérêt comme autant de traits de génie, de ne
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jamais écouter autrui ? Une véritable pensée autonome exclut ce dogmatisme qui nous enchaîne à
l’erreur voire à l’illusion. Platon dans la célèbre allégorie de la caverne a montré que, le lent travail
qui conduit à une pensée libre passe par la contrainte exercée par autrui. Sans ce mystérieux
libérateur, les prisonniers resteraient jusqu’à la fin de leurs jours dans le confort de leur ignorance.
Cette longue ascension vers la vérité pour être douloureuse n’en est pas moins une libération. Sortir
de la caverne c’est s’affranchir des chaînes de l’opinion, de la doxa. Mais seul autrui peut me
permettre, parfois même par la contrainte, d’emprunter le chemin escarpé qui mène à la sortie.
Cependant, nous sommes ici au cœur d’un paradoxe puisque la pensée libre passe par la
contrainte. Contrainte qui tant qu’elle est nécessaire interdit toute pensée autonome. Certes, elle
doit cesser (une fois à l’extérieur de la caverne le texte ne fait plus référence au libérateur) mais cela
ne vient-il pas confirmer la nécessaire solitude d’une pensée autonome ? Or cette solitude ne
relève-t-elle pas d’un impossible ? Et cela, d’autant plus que vouloir penser par soi même ce n’est pas
penser n’importe quoi. S’il est nécessaire de s’arracher, par la rigueur et l’effort intellectuel à la
tyrannie de l’opinion, c’est dans le but d’accéder à la vérité. Or rien n’est moins solitaire que la vérité.
Elle ne se confond certes pas avec l’opinion du plus grand nombre, mais, pour autant, elle émerge
souvent dans la confrontation avec autrui. La vérité est justement ce qui vaut pour tous de la même
manière. Aussi je dois bien me soucier de la pensée des autres entendre leurs objections tenir
compte de leurs critiques pour y parvenir. N’est-ce pas là le sens du dialogue socratique ? Autrui est
le médiateur nécessaire qui me permet d’atteindre une vérité par moi-même, c’est là le sens profond
de la maïeutique.
Penser seul est donc impossible. La présence d’autrui, sa pensée est constamment présente
à l’horizon de ma propre pensée, ce qui rend toute idée solipsiste absurde. Comment penser et
surtout, comment penser rigoureusement, sans le recours à l’autre. Mais du coup ma pensée est-elle
jamais réellement autonome ? S’il n’est pas possible de penser seul, doit-on renoncer à penser par
soi même ?
Socrate dans le célèbre texte du Théétète où il expose la maïeutique insiste sur le parallèle
entre la sage femme et le philosophe. Un détail se doit d’attirer notre attention. Les sages-femmes
dans le contexte grec étaient des femmes qui ne pouvaient enfanter. De la même manière, Socrate
insiste sur son incapacité à enfanter des idées. Tout ce qu’il sait dit-il ailleurs, c’est qu’il ne sait rien.
Quel est le sens de cette « stérilité » de la pensée ? On voit bien que si l’autre est nécessaire à
l’émergence d’une pensée véritable c’est en s’abstenant lui-même de penser. Ce soin que prend le
philosophe à ne pas imposer sa pensée pour donner à son interlocuteur une chance de penser par
lui-même nous indique comment, en un certain sens, l’exigence éthique du dialogue socratique
permet une pensée autonome sans remettre en cause la nécessaire médiation d’autrui.
Mais doit-on seulement s’interdire de penser pour laisser libre la pensée d’autrui ? Si Socrate
s’était contenté de cela, ou plutôt s’il s’en était tenu à la lettre à ce principe, nous ne nous
souviendrions plus de lui. Socrate a, par des actes, mais aussi par des paroles (rapportées par
exemple par Platon) montré qu’il était capable d’une réelle pensée autonome. C’est ce qui fait de lui
plus qu’un simple médiateur pour la pensée d’autrui, plus qu’un simple éducateur : un philosophe.
Dans le Criton, Platon montre par exemple Socrate argumentant et résistant, au nom de la justice à la
pression de ses amis qui voudraient qu’il s’évade. Par là il est capable d’agir librement en pensant de
façon autonome. Or Socrate ne se contente pas de prendre seul sa décision, il l’explique et
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l’argumente à Criton. Celui qui pense par lui-même ne peut se contenter de la solitude sa pensée
demande à être partagée donnant ainsi à autrui matière à réflexion.
Aussi penser par soi-même nous conduit à nous soucier de la pensée d’autrui, non pas dans
le sens où celle-ci nous influencerait ou nous manipulerait, mais dans le sens ou c’est pour elle que
nous pensons. Ce soucier de la pensée d’autrui c’est maintenant en prendre soin. L’exigence la plus
haute de la pensée n’est rien sans ce souci éthique. Que serait un savant ou un philosophe qui ne
partagerait pas son savoir ? La connaissance n’est pas par essence égoïste. Elle suppose certes une
pensée autonome, mais cette pensée doit aller vers les autres. N’est-ce pas le sens de la fin de l’allégorie de la
caverne ? L’ancien prisonnier libéré, devenu maintenant philosophe se contenterait bien jusqu’à la fin de ses
jours de la contemplation paisible des idées. Mais il doit redescendre dans la caverne. Peut-être même, une
fois encore mais dans un sens contraire, doit le forcer. Cependant le sens de cette contrainte n’est plus
éducatif, mais d’ordre éthique. S’il doit redescendre (au risque même de sa vie) c’est parce qu’il doit se soucier
de la pensée des autres tout comme quelqu’un s’est soucié de sa propre pensée. Par sa pensée libre, il doit
libérer la pensée d’autrui.
C’est le sens même de l’idée de culture. Se cultiver ce n’est pas se soumettre à la pensée des autres.
Se cultiver c’est, avec et par la pensée d’autrui développer sa propre pensée. Le refus de l’argument d’autorité
en philosophie ou en science va dans ce sens. La grandeur la notoriété d’un penseur ne confère pas à sa pensée
la vérité. Si nous regardons le travail des philosophes, nous pouvons observer ce processus à l’œuvre. Certes
Descartes bâti sa pensée dans le refus et le rejet de ceux qui l’on précédé. il se donne pour tâche au début des
Méditations métaphysiques : (d’)entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes
les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les
fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette
tâche n’a de sens que construite sur tout l’édifice de sa culture. Toutes les philosophies auxquelles il
s’oppose ont justement contribué à la construction d’un esprit critique et philosophique. Plus encore,
ces philosophes lui ont montré la voie. Une pensée libre nous invite à la liberté.
Si dans un premier temps la pensée d’autrui nous est apparue comme un obstacle à une
pensée autonome c’est que celle-ci pour exister doit se défaire du poids de l’opinion commune, doit
se défier de toutes les influences voire des manipulations. Cependant dans un second temps il nous a
fallu nous rendre à l’évidence qu’une pensée solitaire n’avait aucun sens. Autrui est présent et sa
pensée est nécessaire à ma pensée. Mais cette présence n’est pas opposée à l’idée d’une pensée
autonome elle est même concomitante de l’acte de pensée par soi même. Comme le montre
l’allégorie de la caverne, de la pratique d’une pensée autonome naît l’exigence éthique d’ouvrir
autrui à une telle pensée. La connaissance la réflexion vise par la culture à être partagée discutée. La
culture réunit donc ces deux exigences de la condition humaine qui semblaient en contradiction : la
pensée autonome et la nature sociable de l’homme. Penser par soi-même ce n’est pas penser pour
soi-même, c’est penser pour l’autre, avoir le souci de sa pensée.
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