Kératite par projection de poils de chenille de Pseudosphinx tetrio

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CAS CLINIQUE
J Fr. Ophtalmol., 2001; 24, 6, 635-638
© Masson, Paris, 2001.
Kératite par projection de poils de chenille
de Pseudosphinx tetrio
H. Merle, D. Suchocki, M. Gérard, A. Donnio
Service d’Ophtalmologie, Centre Hospitalier Universitaire de Fort-de-France, Hôpital Pierre Zobda Quitman, BP 632, 97261 Fort de France Cedex.
E-mail : [email protected]
Correspondance : H. Merle, même adresse.
Reçu le 6 novembre 2000. Accepté le 29 janvier 2001.
Keratitis due to caterpillar of Pseudosphinx tetrio hairs
H. Merle, D. Suchocki, M. Gérard, A. Donnio
J. Fr. Ophtalmol., 2001 ; 24, 6: 365-638
A case of keratitis due to caterpillar hairs of the Pseudosphinx tetrio is reported. As he was
clearing his garden without glasses or a protective headgear, the patient felt left ocular pain
due to the projection of a caterpillar into the eye. On examination, there were numerous
intrastromal caterpillar hairs involving the inferior temporal quadrant of the cornea. The small
size of the hairs prevented removal with forceps. The patient was treated by extensive washing
of the eyeball and topical application of anti-inflammatory drugs, cycloplegics and antibiotics.
The caterpillar hairs gradually came off the cornea over a two-weeks period. The cornea
remained free of any scar. Besides keratitis and conjunctivitis, caterpillar hairs are known to
cause iris nodules, chronic uveitis, cataract, hyalitis, chorioretinitis, and orbital cellulitis.
Key-words: Ophthalmia nodosa, keratitis, caterpillar.
Kératite par projection de poils de chenille de Pseudosphinx tetrio
Nous rapportons une observation de kératite liée à la présence de poils de chenille de Pseudosphinx tetrio intracornéens. Au cours d’une manœuvre de débroussaillage, Mr A. qui ne
portait ni lunette ni masque de protection ressent une douleur oculaire gauche en rapport
avec la projection dans l’œil d’une chenille. L’examen réalisé en urgence montre au niveau de
l’œil gauche la présence dans le quadrant temporal inférieur de la cornée de poils de chenille
plantés dans le stroma cornéen. Compte tenu de la petite taille des poils rendant leur ablation
impossible à la pince, un lavage abondant du globe oculaire est effectué et un traitement local
anti-inflammatoire cycloplégique et antibiotique est prescrit. Progressivement et spontanément
en moins de quinze jours, les poils vont tous se détacher de la cornée en ne laissant aucune
cicatrice visible. Outre les kératites et les conjonctivites, les poils de chenille peuvent occasionner des nodules iriens, une uvéite chronique, une cataracte, une hyalite, une choriorétinite,
voir une cellulite orbitaire.
Mots-clés : Ophthalmia nodosa, kératite, chenille.
INTRODUCTION
Les chenilles sont les larves des papillons et les accidents oculaires
qu’elles peuvent occasionner résultent de la projection des poils sur
l’œil. Ces poils sont implantés à la
face dorsale des chenilles. Le pouvoir
pathogène général des chenilles est
connu depuis longtemps et était utilisé par les empoisonneurs de la
Rome Antique. Saemisch en 1904
consacre le vocable d’Ophthalmia
nodosa pour désigner les lésions
oculaires par poils de chenille [1]. Les
chenilles sont réparties dans le
monde entier. En France, les chenilles urticariantes sont surtout représentées par les espèces processionnaires. Les lésions oculaires
s’observent dans les populations exposées : enfants, forestiers, jardiniers et agriculteurs. Nous rapportons un cas de kératite avec
présence de poils de chenilles fichés
dans la cornée. Cette observation a
été réalisée en Martinique, département français d’Outre-Mer situé
dans les Antilles. La chenille responsable est la chenille du Pseudosphinx
tetrio.
OBSERVATION
Au cours d’une manœuvre de débroussaillage effectuée dans un
buisson d’Allamanda, Mr A., 20 ans,
ressent une douleur en rapport avec
la projection dans l’œil gauche d’une
chenille. Il ne portait ni lunette ni
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H. Merle et coll.
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masque de protection. À son arrivée à l’hôpital, Mr A.
se plaint d’une douleur oculaire gauche et d’une sensation de corps étranger. Il ne signale aucun antécédent
ophtalmologique, médical ou chirurgical. On note un
larmoiement, un blépharospasme ainsi qu’une photophobie intense gauche. L’examen montre au niveau de
l’œil gauche : une diminution de l’acuité visuelle à 8/
10e, une hyperhémie conjonctivale diffuse avec un cercle périkératique et la présence dans le quadrant temporal inférieur de la cornée d’une vingtaine de poils de
chenille plantés dans le stroma cornéen (fig. 1). L’instillation de fluorescéine permet de visualiser de multiples lésions épithéliales punctiformes dans ce même
quadrant cornéen, correspondant vraisemblablement à
des impacts de poils. Les poils pénètrent la cornée sur
environ un tiers de son épaisseur au maximum. Aucun
de ces poils ne transfixie la cornée et pénètre dans la
chambre antérieure. Il existe une discrète réaction inflammatoire de la chambre antérieure (Tyndall +). Le
cristallin est parfaitement transparent. Il n’existe pas de
hyalite. L’examen du pôle postérieur est normal. L’examen biomicroscopique de l’œil droit est normal. La trop
petite taille des poils rend leur ablation impossible à la
pince. Nous réalisons un lavage abondant du globe oculaire avec du sérum physiologique. Un traitement local
anti-inflammatoire cycloplégique et antibiotique est débuté. Il associe de la déxaméthasone, de l’atropine à
1 % et de la rifamycine à raison de 6 instillations par
jour. Ce traitement est maintenu quinze jours. Progressivement et spontanément, les poils vont tous se détacher de la cornée. Celle-ci est restée parfaitement transparente, sans l’apparition d’une inflammation stromale
autour du poil. Au bout de 15 jours, il n’existe plus de
poils dans la cornée. Aucune cicatrice épithéliale ou
stromale ne persiste et l’acuité visuelle est remontée à
10/10e. Le dernier contrôle clinique réalisé un an après
l’accident ne retrouve aucune anomalie.
Figure 1 : Cornée de l’œil gauche. Poils de chenille de Pseudosphinx
tetrio fichés dans le quadrant temporal inférieur et multiples érosions
épithéliales.
J. Fr. Ophtalmol.
DISCUSSION
Les chenilles doivent subir une série d’importantes transformations avant de parvenir à l’état adulte. Elles ont un
corps cylindrique assez souvent orné de soies urticantes,
de soies barbelées ou de tubercules épineux. La tête
porte des pièces buccales broyeuses. Le thorax, composé
de trois segments, porte trois pattes qui sont utilisées
pour maintenir la nourriture plutôt que pour les déplacements. L’abdomen, formé de dix ou onze segments,
porte plusieurs paires de fausses pattes, chacune étant
terminée par une ventouse armée de petites griffes. Ce
sont essentiellement ces fausses pattes qui servent à la
chenille pour se mouvoir. Autant les papillons sont des
insectes inoffensifs, autant les chenilles sont de redoutables ravageuses des cultures puisqu’elles se nourrissent
presque toutes de végétaux. Dans notre observation, il
s’agit de la chenille du Pseudosphinx tetrio, papillon très
commun en Guadeloupe et en Martinique. Ce papillon
est peu attiré par les lumières. On le rencontre dans toutes les Grandes Antilles et toute l’Amérique tropicale et
subtropicale. La chenille (fig. 2), à coloration aposématique, noire, jaune et orange est facile à trouver dans les
jardins sur les Apocynaceae, c’est à dire sur les Allamandas jaunes (Allamanda cathartica) (fig. 3) et surtout sur
les frangipaniers. Elle peut mesurer plus de 12 centimètres et se nourrit de feuilles. L’Allamanda jaune, tantôt
liane, tantôt arbuste, vient du Brésil. Il exhibe des fleurs
d’un jaune éclatant. Placé au pied d’un arbre ou d’une
treille, il peut grimper à plusieurs mètres. Ses adversaires
les plus redoutables sont les chenilles : en quelques jours,
elles dévorent entièrement le feuillage. Cette attaque
n’est cependant pas fatale pour la plante qui émet de
nouvelles feuilles très rapidement.
L’agent responsable des atteintes oculaires est le poil
urticariant. Il siège sur des zones spécifiques du corps
de la larve, appelées miroirs, constitués par des replis
du tégument dorsal et qui sont garnis de milliers de
poils. Ceux-ci se détachent facilement à l’ouverture des
miroirs, sous commande musculaire, véritable mécanisme de défense. Une chenille peut compter jusqu’à
près de 1 million de ces poils. Leur longueur est de 100
à 200 micromètres. Ils sont formés d’une enveloppe de
chitine. Les extrémités sont très effilées et le corps est
hérissé de pointes naissant obliquement, dirigées vers
l’extrémité distale [2]. Cette morphologie expliquerait
leur pénétration dans les tissus à la façon d’un harpon
[3]. De plus, les poils sont creux et contiennent une
toxine polypeptidique ayant une activité d’estérase, de
protéase et de phospholipase [4, 5]. Ainsi l’installation
d’une réaction inflammatoire peut être en rapport
avec : la toxine, l’action mécanique du poil et la destruction tissulaire par libération d’enzymes lysosomiaux.
Quand les poils d’une chenille pénètrent dans l’œil,
transportés par le vent ou lors d’un contact avec un de
ces animaux, il se produit une forte réaction inflammatoire. L’atteinte est presque toujours unilatérale comme
dans notre observation. Le début est brutal et associe
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Vol. 24, n° 6, 2001
Poils de chenille intracornéens
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Figure 2 : Chenille de Pseudosphinx tetrio sur un Allamanda jaune (Allamanda cathartica).
Figure 3 : Allamanda jaune (Allamanda cathartica).
douleur, photophobie et blépharospasme. Ces symptômes témoignent d’une kératoconjonctivite [2]. L’examen au biomicroscope permet de visualiser les poils fichés dans la cornée ou la conjonctive. Si ces poils ne
sont pas retirés, apparaissent quelques semaines plus
tard des nodules conjonctivaux ou cornéens caractéristiques de l’Ophthalmia nodosa. Sur la conjonctive, ces
nodules sont rouges, fermes, isolés ou regroupés. Sur
la cornée, il existe une kératite ponctuée superficielle
avec des nodules grisâtres intra-parenchymateux. Cependant dans notre cas, les poils, fichés très superficiellement, sont tombés certainement avant la survenue de
la réaction inflammatoire. La chambre antérieure peut
contenir des poils, soit libres, soit encore en contact
avec la cornée [6]. Une uvéite antérieure peut apparaître, parfois à hypopion, et justifie, si cela est réalisable,
l’extraction complète des poils de la chambre antérieure
ou intra-irien [2, 6, 7]. En effet la persistance des poils
expose soit à des poussées inflammatoires répétées qui
peuvent finir par s’apaiser avec le temps, soit à une progression intraoculaire et ses complications dont l’un des
aspects est la choriorétinopathie.
Le délai d’apparition des lésions du segment postérieur est variable, de 2 ans à plus de 20 ans [4, 8]. La
mise en évidence des poils intra-vitréens est rare
[2, 9, 10]. Par contre, plusieurs observations rapportent
la présence de poils dans le cristallin [2], la rétine et la
choroïde à l’origine d’une chorio-rétinite sévère [11].
L’aspect caractéristique de la lésion est un rail choriorétinien qui se dirige de la périphérie vers le pôle postérieur et qui représente le vraisemblable trajet migratoire du poil. Des formations nodulaires blanchâtres inflammatoires situées à l’extrémité postérieure du rail
indique la place des poils. Des lésions peuvent s’associer : endophtalmie, périphlébites, œdème papillaire,
décollement de la rétine et œdème maculaire [9, 12].
Des lésions importantes peuvent entraîner une atrophie
du globe oculaire et conduire à l’énucléation [6, 13]. Les
poils de chenille sont également une des étiologies du
syndrome oculo-glandulaire de Parinaud [14]. Une évolution favorable peut parfois survenir malgré la persistance de poils intra-cornéens, dans la chambre antérieure ou à la surface de l’iris [7].
La pénétration et ensuite le déplacement dans l’œil
des poils ne sont pas élucidés et plusieurs hypothèses
ont été proposées. Pour Gundersen [6], leur morphologie, lancéolée et hérissée de pointes, leur permet de se
déplacer avec les mouvements de l’œil. Selon Asher [3],
le déplacement serait provoqué par l’accumulation cellulaire qui se trouve dans l’extrémité cassée du poil.
La plupart des auteurs insistent sur un traitement en
urgence visant à extraire tous les poils pour éviter qu’ils
ne pénètrent progressivement dans l’œil. Mais cette
prévention est limitée dans son efficacité par une impossibilité technique ou une méconnaissance de certains poils. Il faut parfois délameller la cornée pour récupérer les poils les plus profondément enfouis [15].
Une antibiothérapie locale est prescrite pour éviter une
surinfection. Les manifestations inflammatoires bénéficient d’un traitement corticoïde local ou général. La
présence de poils dans l’iris peut nécessiter une iridectomie sectorielle [5]. La photocoagulation laser est utilisée dans le but de créer une cicatrice gliale pour arrêter
la migration du poil sur la rétine [5, 8, 10]. De plus
l’inactivation de la toxine par la chaleur produite par
l’application du laser sur les poils réduirait de façon significative l’inflammation vitréenne [9]. En cas d’inflammation importante, chronique ou d’endophtalmie, une
vitrectomie postérieure peut être indiquée. Elle a permis
de contrôler des endophtalmies sévères avec hypopion
résistantes au traitement antibiotique et anti-inflammatoire [12].
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H. Merle et coll.
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