Y a-t-il une problématique éthique propre à l`architecture

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Y a-t-il une problématique éthique propre à l’architecture ?
par
Maurice Lagueux
Université de Montréal
Les questions reliées à l’éthique comptent parmi celles qui mobilisent le plus l’attention
des philosophes contemporains. Les praticiens de la plupart des domaines d’activités, qu’ils
relèvent de la science, de la technique, des arts, de la vie politique ou des affaires
économiques se heurtent constamment à des questions éthiques qui, dans un monde qui ne fait
plus appel aux réponses théologiques, ne tardent pas à constituer des questions philosophiques
souvent assez inédites. Comme l’architecture ne fait pas exception à la règle, les dimensions
éthiques de l’architecture ont fait l’objet de plusieurs colloques et de nombreux travaux
auxquels divers philosophes ont apporté leur contribution. Le fait que cet intérêt pour les
questions éthiques se soit accru dans de nombreux secteurs, à peu près simultanément, ne
devrait toutefois pas laisser penser que, dans chacun de ceux-ci, on a affaire à une
problématique similaire. Aussi, comme de très nombreux débats ont porté sur l’éthique et les
sciences, l’éthique et les techniques ou, plus récemment, sur l’éthique et les arts, il peut être
intéressant de voir si, et en quoi, le questionnement éthique se présente sur un mode différent
en architecture.
Dans des travaux antérieurs
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, j’ai eu l’occasion de soutenir qu’en architecture la solution
des problèmes éthiques devait être interne à la pratique de cette discipline, en un sens qui
contraste radicalement avec ce qui se passe en sciences. Je soutenais de plus que la façon dont
les problèmes éthiques se posent en architecture oblige aussi à distinguer cette discipline des
autres arts, bien que la différence soit ici moins radicale, de sorte que, dans ce cas, il convient
plutôt de parler d’une différence de degré. Je voudrais ici reprendre cette distinction et la
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Lagueux, 1998 et 2004.
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compléter par une nouvelle distinction qui, cette fois, oppose sous un autre angle
l’architecture et les autres arts en ce qui a trait à la façon dont se pose le problème éthique. Il
ne s’agira pas d’insister sur cette double opposition dans le but de singulariser l’architecture,
mais plutôt dans celui de chercher à mieux comprendre les problèmes éthiques propres à
l’architecture, en veillant à ne pas laisser dissoudre leur spécificité par une application
aveugle des formulations et des analyses qui permettent de mettre en relief les problèmes
éthiques rencontrés dans d’autres disciplines.
Voyons d’abord en quoi ces problèmes éthiques propres à l’architecture ne sont pas du
même type que ceux qui surgissent de plus en plus dans la pratique des sciences. La biologie
et la médecine sont sans doute les disciplines où les problèmes éthiques se posent avec le plus
d’acuité à notre époque, au point où une toute nouvelle discipline, la bioéthique, est née de
leur troublante et insistante présence. Le clonage, la fertilisation in vitro, le recours aux
cellules souches, la multiplication des tests d’ADN pour fins de contrôle judiciaire et le
séquençage du génome humain ne sont que quelques-unes des questions qui ont retenu
l’attention des bioéthiciciens. Or ce qu’il s’agit de bien voir ici, c’est que ce sont justement
des bioéthiciens (peu importe qu’ils soient issus de la philosophie, du droit, de la théologie ou
de la sociologie ou, éventuellement, des disciplines scientifiques incriminées) qui sont
normalement appelés à se prononcer sur ces délicates questions. Plus précisément, les
chercheurs en biologie ou en médecine dont les travaux sont à l’origine de ces problèmes
éthiques inédits et complexes ne seront nullement discrédités en tant que chercheurs en
sciences bio-médicales s’ils affirment que les solutions que ces problèmes requièrent ne sont
pas de leur ressort. Certes, leur expertise est essentielle pour bien comprendre les dimensions
proprement biologiques de ces problèmes, mais être à me d’exposer les données d’un
problème n’est pas être en mesure de lui apporter une solution. Sans doute, certains de ces
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experts en biologie ou en médecine ont-ils parfois des idées précises sur les solutions qu’il
convient d’apporter au problème posé, mais ce n’est pas en tant que biologistes ou médecins
mais plutôt en tant que citoyens éclairés qu’ils sont alors incités à se prononcer sur le bien-
fondé, du point de vue éthique, de telle ou telle solution. Bref, un biologiste peut, sans nuire le
moindrement à sa réputation de chercheur, reconnaître n’avoir aucune compétence pour
résoudre les graves problèmes éthiques qui peuvent découler des résultats scientifiques issus
de ses recherches. S’il laisse ainsi à d’autres le soin de remédier à ces problèmes, il peut être
blâmé moralement par certains individus hostiles à toute recherche de ce type, mais sa
compétence de biologiste ne sera, en aucune façon, mise en cause. Rien n’interdirait de lui
accorder le prix Nobel de médecine et on serait mal venu, à une telle occasion, d’objecter que
ce biologiste n’a même pas su proposer une réponse satisfaisante aux questions éthiques que
ses recherches ont contribué à engendrer. De me, un physicien n’est pas jugé moins bon
physicien parce que ses travaux ont pu faciliter la mise au point d’engins nucléaires, bien au
contraire. En ce sens, on peut dire que les problèmes éthiques de ce genre et leurs solutions
sont externes à la pratique de ces sciences.
Or, en architecture, les choses se présentent tout autrement. L’activité des architectes
génère aussi de sérieux problèmes éthiques. Que de fois n’a-t-on pas blâmé les architectes
d’avoir planifié et construit des bâtiments qui ont pour effet de déshumaniser la vie de leurs
usagers. On a même tenu certains architectes responsables, ou presque, d’avoir conçu, par
manque d’attention aux véritables besoins humains, des immeubles froids et monotones qui
sont perçus comme des lieux oppressants et déprimants par la majorité de leurs habitants et
qui, dans les pires cas, favorisent le vandalisme et la criminalité. Sans doute, les architectes
sont-ils souvent liés par des contraintes que leur imposent les promoteurs des projets, mais il
suffit de savoir que certains d’entre eux ont pris sur eux d’atténuer le plus possible les
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conséquences cheuses d’un projet voire de refuser de s’y engager pour que l’on
reconnaisse qu’un problème moral se pose à eux. On pourra aussi faire valoir que l’architecte
ne peut pas toujours prévoir les conséquences fâcheuses que son projet pourra entraîner chez
de futurs usagers. On ne peut évidemment demander à l’architecte de tout prévoir et, dans
bien des cas, on ne peut le tenir moralement responsable des conséquences imprévisibles de
décisions prises dans un but qui est souvent louable. Par exemple, on ne peut certes accuser
de méfaits les architectes modernistes dont les unités d’habitation se sont parfois, avec le
temps, révélées criminogènes, même si ces architectes étaient guidés par un idéal tout à fait
respectable dans la mesure il visait à assurer aux usagers ensoleillement, espace vert,
services communautaires et équipements sportifs et culturels. Mais il ne s’agit pas ici de
repérer des coupables, mais de bien voir que les décisions de l’architecte ont bel et bien des
conséquences importantes du point de vue éthique. Si, à cet égard, certains projets se révèlent
sastreux, d’autres, à l’inverse, peuvent grandement contribuer à redonner le goût de vivre à
leurs usagers
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. Certains immeubles peuvent inspirer la paix ou ranimer l’espoir chez ceux qui
se laissent influencer positivement par leur formes suggestives, leurs couleurs harmonieuses,
leurs espaces fonctionnels, leurs qualités organiques, etc. Pour le philosophe Karsten Harries,
les architectes devraient même avoir pour che d’apporter aux êtres humains un authentique
chez-soi («dwelling») où ils peuvent se réaliser pleinement au sein de leur communauté
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.
S’il en est ainsi, l’architecte qui conçoit et construit un immeuble destiné à constituer le
cadre spatial d’une quelconque activité sociale a le devoir de tout mettre en œuvre pour
satisfaire ces exigences éthiques. Il doit viser à réaliser des immeubles qui y parviennent tout
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Un ouvrage récent (De Botton, 2006) a éloquemment mis l’accent sur ce point.
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Harries, 1997; pour une étude critique voir Lagueux, 1999; pour une critique plus radicale
de cette approche, voir Fisher 2000, pp. 174-175.
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en s’imposant par leurs qualités proprement esthétiques. D’ailleurs, ces deux dimensions sont
difficilement dissociables, puisque c’est largement par la qualité esthétique de ses œuvres que
l’architecte parviendra à inspirer à leurs usagers des sentiments positifs du point de vue
éthique. Inversement, une piètre esthétique est souvent ce qui contribue le plus à engendrer
l’atmosphère primante dont se plaignent souvent les usagers d’un bâtiment. Mais, que ce
soit par le biais des qualités esthétiques de son bâtiment, par le souci de le rendre hautement
fonctionnel ou même par la mise en évidence de sa rassurante solidité que l’architecte
parvient à solutionner avec succès ce problème éthique, l’important ici est le fait qu’il ne peut
se défiler, comme peuvent le faire le biologiste ou le physicien, et remettre à d’autres le soin
de trouver la meilleure façon de satisfaire les exigences éthiques que l’on entretient à l’égard
de son œuvre. Un architecte qui se dirait totalement incapable de trouver une solution
satisfaisante à ces problèmes éthiques ou qui concevrait ses bâtiments sans se préoccuper des
conséquences d’ordre éthique qu’ils peuvent entraîner n’aurait guère de chances de se voir
attribuer le prix Pritzker, en dépit du fait que certains lauréats du prix Nobel de chimie ont pu
faire avancer les connaissances en chimie sans se préoccuper le moindrement des problèmes
éthiques que leurs découvertes risquaient d’entraîner.
C’est en ce sens que les problèmes éthiques suscités par les sciences naturelles peuvent
être dits externes à la pratique de ces sciences alors que les problèmes éthiques rencontrés en
architecture sont nettement internes à la pratique de cette discipline. On le voit, les problèmes
éthiques ne sont pas du me type et n’ont pas la même signification selon qu’ils sont
associés aux productions des sciences naturelles ou de l’architecture; mais, puisque
l’architecture appartient à l’ensemble des beaux-arts, qu’en est-il des problèmes éthiques
associés aux autres arts? Il est clair que les arts rattachés au design, qui partagent avec
l’architecture la mission de répondre de façon esthétique à des besoins humains et sociaux,
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