réseaux techno-économiques et transfert de technologies

La théorie des réseaux techno-économiques et le développement dans les
économies administrées
Ivan Tchalakov
Institut de sociologie de Sofia
INTRODUCTION
L'intégration entre la science, les technologies et le marché s'accentue, et cela, dans le cadre d'une
concurrence accrue, non seulement à l'intérieur des économies nationales mais de plus en plus sur le
plan international. L'assimilation rapide des derniers acquis de la science et de la technique par les
économies des pays développés et le renforcement de la nécessité d'une politique adéquate dans ce
sens orientent la recherche technologique. Tel est le contexte d'un environnement économique de
marché, la capacité pour un changement intérieur, c’est-à-dire la capacité d’engendrer ou
d'introduire de nouvelles combinaisons et l'acquisition d'avantages qui permettent de remporter la
compétition avec les concurrents sont le gage du succès et du développement.
Par rapport à ce contexte, la théorie du “réseau techno-économique” (RTE) permet de bien
saisir le cadre institutionnel de cet environnement de marché et ses modifications (Callon, 1992).
“Les facteurs non économiques”, comme les laboratoires scientifiques et d'étude de projets
(recherche et développement), les agences publiques, les corps politiques, acquièrent au sein de cet
environnement un rôle et une importance accrus. Lorsque nous parlons de “réseaux
techno-économiques”, nous entendons ce que Schumpeter (1934) considérait comme “donné” et
“présent”, c’est-à-dire ces lieux de vie sociale où souvent au prix de nombreuses dépenses,
s'effectue pour la première fois “le mesurage des forces entre les agents humains et non humains”, la
“reconfiguration de l'expérience”, alors qu'il n'est pas certain à l’avance que ces changements
locaux réussiront et aboutiront à un changement dans l'ensemble de la construction du réseau. Par
conséquent, ce que Schumpeter entendait par “fonction d'entreprise” impliquait aussi de considérer
comme essentiel de mettre en oeuvre une politique scientifique et technologique déterminée, la
volonté de faire des investissements, souvent à risque, dans des activités de recherche et de
développement de projets d'étude, etc. Ainsi, “la fonction d'entrepreneur” n'est plus celle de purs
agents économiques. Mais, comme l'indique la notion même de “réseaux techno-économiques”,
J.Boucher, G. Fotev et S. Koleva, eds. (2001) - Mutations de société en quête de sens, Éditions LIK, Sofia
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elle se transforme en une caractéristique d'humains et d'institutions situés en dehors de l'économie,
des institutions scientifiques et des agences publiques entre autres.
Il semble bien que l’on puisse utiliser, sans problème particulier, l’approche des réseaux
techno-économiques dans l'analyse de l'économie administrée ou centralisée du socialisme
classique. Une première comparaison entre les grandes transformations de la société industrielle et
le développement industriel de Europe de l'Est après la Seconde Guerre mondiale (Tchalakov,
2000) nous montre qu'un grand nombre des traits caractéristiques de cette transformation existent
également du côté du socialisme classique. On y retrouve aussi des laboratoires et des centres de
recherche technologique financés par l'État, des organisations financières et des gouvernements
impliqués dans les orientations du développement, de la production et de la diffusion de procédés de
production de biens et de services.
Dans cette analyse du développement économique dans le contexte du socialisme classique,
nous allons donc examiner la question des transferts technologiques au cours de la période qui a
suivi la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970. Nous nous appuyons sur le cas
de la Bulgarie, tout en considérant que ce pays ne fait pas exception des autres sociétés socialistes
du sud-est européen. D’abord, nous exposons les différences qui existent entre divers types ou
phases de construction de réseaux techno-économiques. Ensuite, nous montrons comment se sont
réalisés les transferts technologiques entre des économies capitalistes et des économies socialistes
administrées.
RÉSEAUX TECHNO-ÉCONOMIQUES ET TRANSFERT DE TECHNOLOGIES
Dans une de ses études sur les réseaux techno-économiques, Michel Callon (1996) introduit la
notion d’état du réseau techno-économique. Il a développé ce concept lors de l'étude du statut
économique du savoir. Il distingue deux types de cet état: 1) les réseaux émergents et 2) les réseaux
stables et “longs”, déjà établis. La différence la plus importante entre ceux-ci, c'est que dans les
réseaux émergents, contrairement à ce que prétendent les économistes, les connaissances et les
savoir-faire peuvent être objets de dispute et d’appropriation, tandis que dans les réseaux établis et
stables, les connaissances sont un bien public typique d'utilité généralement reconnue.
Les réseaux techno-économiques à leur phase d’émergence
Partons du postulat que les nouveaux réseaux techno-économiques émergents sont les états des
différentes économies nationales au moment de l'apparition de chacun des produits “qui ont
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révolutionné notre siècle”. Selon Kornai (1996), ce sont, entre autres, le réacteur nucléaire
énergétique, le transistor, le microprocesseur, le laser, la surgélation, l'avion ultrasonique, la
pénicilline, les contraceptifs oraux. Derrière la transformation de ces découvertes technologiques en
produits et leur mise en marché se cache un réseau hétérogène nouvellement établi d'acteurs,
incluant des laboratoires universitaires et industriels, des réseaux de projets d'études, des
institutions de crédit et de capital de risque, des agences de marketing, des installations industrielles
et d'expérimentation, des organisations de maintenance, des programmes gouvernementaux d'aide,
des administrations chargées d'accorder des brevets, etc. L'implantation de chaque nouvelle
technologie ou produit signifie une réorganisation de l'ordre technique et économique.
Comment apparaît un nouveau réseau techno-économique? Pour qu'un tel réseau naisse, il
faut que la trinité des affirmations codifiées + des artéfacts + des savoir-faire incorporés(Callon,
1994) se reproduise dans chaque point du réseau. Chacun des trois éléments doit se retrouver dans le
nouvel endroit, à savoir fournir et lire l'information scientifique, le schéma technique, etc., assurer
l'équipement nécessaire, former des chercheurs, des ingénieurs et des techniciens. Tout cela n'est
pas simple, car la “copie des instruments” exige de longues opérations complexes de calibrage, de
production des matériaux et des substances nécessaires, ainsi qu'un énorme travail de
standardisation. Or toutes ces opérations ne peuvent se faire sans transformation ni adaptation, ce
qui implique nécessairement des investissements souvent trop coûteux.
En outre, les recherches modernes sur les processus d’enseignement et d'apprentissage dans la
science et l'industrie font ressortir que pour que le savoir puisse être transmis sous la forme de
savoir-faire incorporés ou sous celle d'équipement technique, aucune autre voie en dehors de
l'enseignement et l'apprentissage pratique et aucune autre stratégie outre les répétitions et les
corrections ne peuvent exister tant que les savoir-faire et les équipements ne deviennent stables et
mobilisables à chaque fois que l'on veut. La production d'un corps compétent ou d'un cerveau
compétent implique un contact direct ou de la discipline, sans laquelle la répétition est impossible.
Les résultats ne s'appliquent pas, ni ne se transmettent, ils se reproduisent. (Callon, 1996, p. 48)
Il en est ainsi, parce que les nouveaux savoir-faire incorporés et les artéfacts techniques
n'avaient existé auparavant dans aucun autre point du réseau. Leur reproduction, outre
l'enseignement et l'apprentissage, implique aussi une infrastructure considérable, des lignes de
montage, des théories, des communautés scientifiques et d'ingénieurs avec leurs pratiques
respectives, etc.
Comme l’ont maintes fois souligné les experts que j'ai interviewés, le rôle de la
reconnaissance scientifique et technique pendant la deuxième phase du socialisme classique ne peut
être compris sans tenir compte des investissements préalables en infrastructure, ce qui est souvent
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ignoré par les spécialistes
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. Or ces investissements rendent possible le transport légal ou clandestin
d'informations : “sans le travail caché dans le domaine de l'infrastructure et les investissements qu'il
demande, le concept de l'information n'a pas de sens”, souligne Callon (1994).
Aussi les affirmations codifiées, produites tout juste dans le laboratoire ou le centre d'études,
sont-elles contestables de l'extérieur et, comme tout autre produit, elles ne sont pas de simples
affirmations mais un complexe formé d'affirmations, d’instruments et de savoir-faire incorporés. Ce
paquet existe au début en un seul exemplaire et les premières répétitions impliquent la répétition des
autres éléments du paquet. Elles peuvent aussi être appropriées, car les “canaux de circulation” sur
lesquels se déplacent les médiateurs manquent encore. De plus, un tel réseau de renseignements
scientifiques et techniques représente une pratique coûteuse; il est parfois même impossible de le
créer.
Outre les investissements, la mise en place de réseaux suppose un important travail de
“traduction”, selon l'expression de Bruno Latour. Il s'agit notamment des efforts visant à intéresser
d'autres acteurs et à établir des équivalents de leurs intérêts, ce qui implique souvent la mise en
place de nouveaux acteurs et intérêts. Plus le travail de “traduction” avance, plus les intérêts
réciproques se stabilisent et les réseaux qui les traversent s'étendent et se consolident, ce qui fait
augmenter le degré de la “non-rivalité” et de la “non-appropriation” des conclusions. Le savoir
scientifique et technologique se transforme en information (Romer, 1993).
Les réseaux techno-économiques à leur phase de stabilité
Selon Callon, dans les réseaux établis et diffusés, de nombreux lieux existent sont présents et
mobilisables les mêmes instruments et savoir-faire incorporés qui permettent de donner un sens et
une utilité aux affirmations circulant dans le réseau. Dans cette configuration, les interventions
scientifiques sont réellement non rivales et ne peuvent pas être appropriables… C'est ce qu'on
appelle l'universalisme dans le cadre du réseau. (Callon, 1996, p. 50)
Dans ce type de réseaux, les acteurs se ressemblent, ils ont les mêmes compétences et les mêmes
problèmes, ils rivalisent entre eux. Ici, on peut désormais découvrir des programmes de recherche et
développement qui ont pour objectif de résoudre des problèmes similaires au moyen de décisions
importantes et mutuellement acceptables. Il s’agit d’un “monde fortement structuré et stabilisé”, où
les programmes peuvent être définis préalablement, car les possibles peuvent être identifiés.
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Ces investissements sont ignorés, car le plus souvent ils ne sont pas orientés vers la sphère spécifique de
l'économie, mais vers l'enseignement, la science et la standardisation entre autres.
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Nous arrivons ainsi à une propriété très importante des réseaux stables : “la possibilité de formuler
des attentes complètes”. Lorsqu'un RTE est établi et stabilisé, les programmes des différents acteurs
économiques (corporations, gouvernements, etc.) précèdent l'action et lui attribuent un format. Ils
sont dans un certain sens interchangeables, car leurs objectifs sont connus et les compétences qu'ils
mobilisent sont similaires. Chaque programme […] engage une certaine somme de ressources et
peut établir un lien entre ces ressources et les objectifs escomptés. Les attentes sont rationnelles:
chaque acteur possédant des capacités d'analyse identiques procède à des évaluations similaires aux
autres du point de vue des conséquences auxquelles mènent une action entreprise, un programme,
etc. Cela permet de prévoir la conduite des concurrents. (Callon,1996, p. 51)
Arrêtons-nous en ce qui concerne l'analyse faite par Callon. Cet univers ne nous semble-t-il
pas assez connu? Les objectifs sont clairs et définis, les priorités aussi, les ressources nécessaires
peuvent être évaluées et assignées dans des programme. Mais pourquoi parler de programme? Ne
pourrait-on pas simplement les appeler “plans”, plans quinquennaux, plans annuels, etc.? Ces plans
peuvent être divisés en tâches et derrière chaque tâche se trouve un acteur donné, avec ses droits et
ses responsabilités… “Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets plus l'électrification de tout le
pays” (Lénine, dans le plan GOELRO). Viennent ensuite la chimie, l'électronique et la biologie.
Dans la variante bulgare, en vertu d'une loi idéologique du milieu des années 1960, cela correspond
à cette devise : “La nation bulgare, une nation technique, une nation communiste.” Nous avons tout
simplement affaire à un réseau techno-économique ou à une série de réseaux en voie d'acquérir une
nouvelle configuration. Mais ce sont des réseaux déjà connus, “approuvés”, stabilisés quelque part
ailleurs; il ne reste qu'à les étendre et qu'à les élargir.
INTERACTIONS ENTRE ÉCONOMIE ADMINISTRÉE ET RÉSEAUX
TECHNO-ÉCONOMIQUES CAPITALISTES
Supposons que le monde des réseaux longs et stables corresponde au monde de la coordination
administrative. Dans l'économie de marché, il s'agit d'une coordination dans le cadre de la firme
verticalement intégrée. C'est en vertu d’une situation définie et claire que les dépenses de
coordination administrative sont considérablement moins élevées et préférables aux “dépenses de
transactions”, imposées par le marché (Williamson, 1989). Mais il peut s’agir aussi d’une
intégration verticale dans le cadre de l'ensemble de l'économie, où le marché serait repoussé vers la
périphérie, dans le commerce extérieur. Dans ce cas, la coordination administrative joue un rôle
essentiel.
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