Irak-États-Unis:les enjeux de la crise

publicité
Irak-États-Unis:
les enjeux de la crise
par Modj-ta-ba Sadria*
L'occupation du Koweit par l'Irak, la menace qu'elle
faisait peser sur l'Arabie Saoudite et les Émirats du
Golfe ont engendré une crise globale si complexe
dans ses ramifications qu'elle a débouché sur le
conflit international le plus aigu de la seconde partie
du XXe siècle.
Pressés par les événements, les media ont la
plupart du temps manqué de donner au conflit la
perspective historique susceptible de mettre en
lumière la profondeur et la multiplicité de ses
enjeux. On se trouve donc devant une masse de
nouvelles et de reportages étriqués qui privilégient
l'instant, le sensationnel (l'escalade et la technologie
militaires, les otages, les réfugiés) au détriment
d'une vue plus large et plus analytique des choses.
J'aimerais donc tenter de centrer mon analyse sur ce
qui me paraît être les deux logiques divergentes et
complémentaires du conflit en cours. Voyons
d'abord les principaux acteurs de la crise, avec leurs
motivations, leurs objectifs explicites et implicites.
Après quoi nous essayerons de la comprendre dans
sa perspective et sa portée historiques.
* Toutes les références critiques du texte original n'ont pas été
reprises ici. Le texte a été traduit de l'anglais et adapté par l'équipe de
rédaction.
Conjonctures N° 14
25
1. LE CONFLIT IMMÉDIAT
La perspective américaine
La réaction initiale des États-Unis à l'invasion irakienne fut évidemment de la condamner. Les termes
de
la
condamnation,
toutefois,
restaient
étonnamment modérés. Dans sa première
déclaration, Bush écartait toute idée d'action
militaire susceptible d'être perçue comme agressive
envers l'Irak. Trois jours plus tard, la position
américaine change brusque-ment : l'action militaire
n'est plus exclue, elle devient une option viable.
Une nouvelle analyse présente l'invasion du Koweit
comme l'attaque d'un dictateur, d'un despote, d'un
Hitler, mégalomane, paranoïaque et suicidaire,
contre un petit pays paisible et prospère. On va dès
lors faire mousser l'antagonisme en concentrant le
tir sur le personnage et ses mauvaises manières.
Même des orientalistes très en vue, comme Bernard
Lewis, se mettent à comparer la situation dans le
Golfe avec celle de l'Europe de 1939 (l'attaque
d'Hitler contre la Pologne) et à battre le tambour
pour une nouvelle coalition contre le péril qui
menace l'humanité depuis le 2 août.
Cette escalade amène les Américains à faire
valoir trois types d'arguments pour justifier leur
durcissement. Le premier est centré sur les principes
du droit international. La communauté des nations
ne saurait tolérer une agression contre un État souverain, point de vue qui sera très vite adopté par le
Conseil de sécurité. En moins de quatre mois, ce
dernier vote dix résolutions condamnant sévèrement
l'Irak avec sanctions à l'appui pour le forcer à se re26
tirer. Nul doute que les principes et le souci de
légitimité constituent la plateforme la plus élevée à
partir de laquelle aborder les questions
internationales si l'on désire accorder le moindre
poids à l'opinion publique mondiale. Mais le recours
à l'éthique pose deux séries de problèmes. Existe-t-il
pour commencer un cadre de référence universel à
cette éthique? Rien n'est moins sûr. Et même si l'on
admet qu'un tel cadre existe, cela ne règle pas la
question de son application. Pour être
« opérationnel », un principe doit être appliqué de la
même manière partout où la communauté
internationale juge qu'il a été violé. Or, tant le
Conseil de sécurité que le gouvernement américain
n'ont fait preuve d'aucune rigueur dans leur manière
de réagir aux invasions et occupations étrangères
dont maints pays du tiers monde ont été victimes.
Les Palestiniens des territoires occupés auraient été
ravis de voir les Nations unies sanctionner le
comportement d'Israël avec autant de vigueur que
celui de l'Irak. La population du Tibet aimerait
beaucoup voir l'ONU s'impliquer dans le conflit
sino-tibétain... Bref, l'incohérence du Conseil de
sécurité mine la portée des principes qu'il est censé
faire respecter.
Le second type d'arguments constitue en
quelque sorte une extension du premier. Ce qui
légitimise l'option musclée contre Saddam Hussein,
c'est la nature immorale du régime, le danger qu'il
représente pour le peuple irakien et, au-delà, pour
tous les peuples de la région, voire pour le monde
entier si on le laisse acquérir l'arme nucléaire
(argument de Daniel Pipes dans le New York Times
du 22 octobre 1990). Mais là encore, il faut se deConjonctures N° 14
27
mander pourquoi les États-Unis sont prêts à
procéder à la plus grande mobilisation militaire
depuis la Deuxième Guerre mondiale pour protéger
le régime saoudien, un régime dont la constitution
manque d'accorder le moindre droit à l'opposition et
qui contrôle complètement l'information ? Bien
plus, comment expliquer que George Bush
rencontre le président syrien à Genève, un homme
sans le moindre respect pour les droits de la
personne et aussi fameux que Saddam Hussein à ce
chapitre. Manifestement, il y a un manque de
cohérence dans l'usage des arguments moraux
avancés pour justifier la défense du Koweit.
En troisième lieu, il y a l'argument de
l'approvisionnement pétrolier, sur lequel nous reviendrons plus loin.
Enfin, l'analyse américaine propose quatre
objectifs : préserver la sécurité et la stabilité dans le
Golfe; protéger les Américains qui s'y trouvent; repousser les Irakiens; restaurer la dynastie Al-Sabah
au Koweit.
Quelques implications immédiates
L'acuité des événements dans le Golfe a fait passer
au second plan ce qui se passait à l'intérieur même
du gouvernement américain. Peu après l'invasion
irakienne, en effet, une redistribution du pouvoir
s'est faite du Département d'État vers le Conseil
national de sécurité, glissement qui donne un
28
pouvoir accru au Pentagone dans le processus de
décision américain.
Le Pentagone a exercé un rôle actif constant
dans la politique étrangère américaine depuis la
Deuxième Guerre mondiale. Mais, soudain, avec la
fin de la guerre froide, le besoin d'une force de dissuasion est devenu moins essentiel à la politique
étrangère américaine. Le poids que représentait
dans le budget les coûts astronomiques de la
machine militaire ne se justifiait plus. Un
mouvement s'était fait sentir au Congrès pour
presser l'administration de procéder à des coupes
dans le budget militaire, coupes qui allaient avoir un
impact crucial sur les secteurs industriels impliqués
dans la production militaire.
L'envoi de troupes dans le golfe persique a
constitué le point de départ d'une reprise
économique de ce secteur. Des rumeurs concernant
d'éventuelles commandes de tanks M1 et d'avions
de combat F16 ont sensiblement amélioré la cote de
General Dynamics alors que « le reste du marché
plongeait devant la crainte que les prix du pétrole
accélèrent l'inflation.» (Wall Street Journal, 7 août
1990). Litton Industries et leur proche associé Bath
Iron Works, constructeurs des plus grands navires
de surface dans le monde, vont inévitablement
bénéficier de la crise en raison de l'accroissement de
la demande en vaisseaux rapides et polyvalents. À
cela s'ajoutent des effets secondaires, tels les
nouvelles commandes saoudiennes d'équipement
militaire américain pour un montant de plusieurs
milliards de dollars. Comme l'a remarqué un
conseiller chevronné du Congrès : « on pourrait
Conjonctures N° 14
29
appeler cela le Defense Industry Relief Act »
(International Herald Tribune, 22 septembre 1990).
Outre le renforcement du Pentagone, la crise du
Golfe a eu pour effet interne de diminuer le pouvoir
du Congrès et du Sénat. La guerre du Viet-Nam et le
scandale du Watergate avaient contribué à mettre en
marche un processus grâce auquel l'autorité du
Congrès s'était accrue et, du même coup, la dépendance de l'administration par rapport au Capitole.
L'administration Reagan a tenté d'utiliser la popularité de son président pour regagner une partie du terrain perdu. L'escalade actuelle procure à George
Bush une occasion en or de poursuivre cette reconquête. En envoyant des troupes sans consulter les
leaders du Congrès, l'actuel président entend réaffirmer l'autonomie de son autorité, même si l'on
peut douter que le Congrès consente, à long terme, à
sanctionner cette tactique.
30
Nouvelles opportunités pour un vieux projet
La crise actuelle offre l'occasion de refourbir un
vieux plan militaire américain visant à assurer une
présence militaire permanente aux abords des
champs pétrolifères. Ce projet date des
administrations Ford, Carter et Reagan. Depuis lors,
différentes propositions ont été avancées à cet effet
dont la plus élaborée a été présentée par Robert
Tucker (professeur à John Hopkins University),
selon lequel une présence militaire en Arabie
Saoudite permettrait aux États-Unis d'exercer un
contrôle sur les ressources pétrolières de la région.
Ford, Carter et Reagan étaient tous trois d'accord
avec cette proposition, qui fut toutefois rejetée par
le monde arabe. En raison des sentiments antiaméricains de la population, les dirigeants arabes
firent valoir qu'une présence directe des États-Unis
mettrait en péril les rapports que les régimes arabes
pro-américains entretenaient avec Washington. Ce
plan resta donc dans les tiroirs jusqu'à ce que se
présente l'occasion de le réactiver.
On peut donc dire que le gouvernement américain a
saisi l'occasion que lui offre la présente crise pour
mettre ce programme à exécution. C'est pourquoi,
dès le troisième jour qui a suivi l'invasion irakienne,
Washington fit savoir qu'il craignait une mainmise
de l'Irak sur les champs pétroliers de l'Arabie
Saoudite, avec la menace que cela présentait pour la
stabilité économique du monde. Le secrétaire à la
Défense Cheney s'envolait le 5 août pout l'Arabie
Saoudite muni d'un important dossier de
renseignements afin de persuader les Saoudiens de
l'ampleur de la menace irakienne (New York Times,
Conjonctures N° 14
31
6 août 1990). On ne peut que s'interroger sur les
véritables motifs de ce voyage lorsqu'on entend dire
par l'ex-secrétaire à la Défense Lawrence Korb :
« La clé de cette histoire, c'est d'obtenir le droit
d'installer des bases ». Business Week, 20 août
1990)
32
Vers une militarisation de l'économie mondiale ?
Si un des objectifs de l'escalade américaine, c'est de
résoudre les problèmes politiques que nous venons
de soulever, il existe aussi un facteur de plus qui
n'est pas sans danger : l'instauration d'une économie
mondiale militairement contrôlée à travers la
manipulation du marché du pétrole. Du côté
américain, on préfère évidemment souligner la
menace que constitue la politique irakienne pour la
position saoudienne à l'intérieur de l'OPEP. En
accaparant 20% des réserves de brut et en faisant
démonstration de sa force militaire, l'Irak pourrait
forcer le gouvernement saoudien à joindre la ligne
dure au sein de l'OPEP. Sur la base de cette analyse,
les spécialistes américains concluent aux nécessités
suivantes : une forte présence militaire dans le
Golfe, l'évacuation du Koweit par l'Irak,
l'affaiblissement du potentiel militaire irakien.
Le défaut majeur de cette analyse vient du
fait qu'elle ne tient pas compte de l'expérience des
deux précédentes crises pétrolières, dont l'examen
approfondi montre fort bien la capacité de
l'économie mondiale à s'ajuster aux variations du
prix du brut. Si bien que le pouvoir qu'on soupçonne
l'Irak de vouloir acquérir serait rapidement limité
par les règles mêmes du marché mondial. En réalité,
ce qui se passe en ce moment, c'est que les coûts de
la protection américaine dans le Golfe entraînent la
taxation indirecte du pétrole du Proche-Orient du
fait qu'il est demandé aux pays producteurs d'en
financer une grande partie. À court terme toutes ces
mesures sont prises censément dans l'intérêt de tous
les pays consommateurs de pétrole. À long terme,
Conjonctures N° 14
33
elles pourraient entraîner des dissensions
importantes avec le Japon et l'Europe, de sorte que
la présence militaire américaine dans le Golfe en
viendrait à permettre le maintien de la domination
américaine sur l'économie mondiale à travers le
contrôle du marché pétrolier. En forçant les pays
consommateurs à contribuer financièrement à
l'effort de guerre, les États-Unis ont jeté les bases
d'une future militarisation de ce marché.
Il y a fondamentalement deux logiques dans
le discours et le comportement américains dans
cette crise. D'une part les États-Unis agissent et
parlent comme ils l'ont fait tout au long de la guerre
froide : en tant que super-puissance. D'autre part, ils
se font les champions d'une nouvelle ère post guerre
froide où les Nations Unies auraient un rôle
important à jouer. Pour savoir laquelle de ces deux
logiques l'emporte, il suffit de voir que les
Américains ne désirent réellement partager le
processus de décision avec aucun autre pays dans la
gestion de la crise actuelle. Dès que Washington
éprouve des difficultés à obtenir l'approbation des
Nations unies pour sa politique dans le Golfe, on
passe à une rhétorique de super-puissance.
Dans leur effort pour expliquer les événements actuels au Proche-Orient, les analystes américains semblent avoir omis une question cruciale :
les relations entre les gouvernements américain et
irakien. Dès le début des années 80, Saddam Hussein et son régime Baas ont reçu un soutien constant
des administrations Reagan et Bush, soutien qui
trouvait sa justification dans la nécessité de contenir
l'Iran révolutionnaire. Le plus curieux, c'est que
34
malgré le fait que cette justification ne tient plus
depuis deux ans, l'aide américaine à l'Irak s'est
poursuivie. La Maison-Blanche a fait la sourde
oreille au Congrès lorsque celui-ci fit pression pour
que la coopération avec l'Irak soit suspendue, en raison des violations des droits de la personne commises par le régime irakien (comme l'utilisation des
armes chimiques contre les Kurdes). Même l'idée
que l'Irak était en train de devenir trop puissant dans
la région n'a pas réussi à convaincre l'administration
Bush. Au contraire, les analystes américains prétendaient avec insistance qu'à la longue l'Irak deviendrait le principal allié des États-Unis au ProcheOrient (Laurie A. Mylroy, « The Baghdad
Alternative », Orbis, été 1988). C'est ce même
régime qui maintenant menace l'économie
mondiale.
Cet éclairage permet de mieux comprendre
le sens de la présence en Irak de nombreux
Occidentaux lors du déclenchement de la crise,
présence révélatrice de l'ampleur de l'effort de
coopération entre l'Irak et l'Occident. Un autre
indice de cette coopération nous est fourni par la
facilité avec laquelle les Irakiens avaient accès aux
capitaux prêtés à travers le système bancaire
américain (cette marge de crédit est de l'ordre de 50
milliards de dollars américains). Mentionnons enfin
l'assistance américaine grâce à laquelle l'Irak a pu
importer du matériel civil et militaire.
Du côté de l'Irak
Conjonctures N° 14
35
Le 17 juillet 1990, lorsque l'Irak commença à comprendre pleinement à quel point le Koweit outrepassait la production qui lui était allouée par l'OPEP,
Bagdad exprima son désaccord. Les accusations
irakiennes restèrent modérées toutefois, bien que la
politique à la baisse du Koweit continuât, entraînant
pour l'Irak de terribles pertes financières. Et même
lorsque le Koweit fut accusé de pomper dans les
réserves situées sous le sol irakien, la protestation
demeura faible. L'Irak ne fit aucune allusion à la
remise en cause ni de la légitimité, ni de l'intégrité
territoriale du Koweit. Bagdad se contenta de faire
valoir que le pays avait sacrifié des vies humaines
et sa richesse pour assurer la stabilité d'autres États
arabes menacés par la contagion du mouvement islamique révolutionnaire.
Vers la fin juillet, l'attitude irakienne se modifia à partir de l'hypothèse d'un complot israéloaméricain avec des complicités koweitiennes.
Sachant qu'ils ne pouvaient pas apporter de preuves,
les Irakiens désignèrent le "coupable" en demandant
la démission du premier ministre koweitien. Même
alors, il ne fut pas question d'intégrité territoriale ou
de légitimité.
Ce n'est qu'avec l'invasion du Koweit que les
arguments de l'Irak changèrent : ils ne reposaient
plus sur les événements récents mais bien sur le caractère contestable des frontières léguées par le système colonial occidental. Arguant que cette région
faisait partie de l'Irak avant la Première Guerre
mondiale, le gouvernement irakien prétendit que le
Koweit n'avait pas droit à l'existence en tant que
36
pays indépendant. L'Irak ne faisait que restaurer ses
droits historiques.
Chacun sait que les frontières étatiques au
Proche-Orient sont en effet le fruit du découpage
colonial qui mit fin à l'empire ottoman. Mais par
ailleurs, on peut contester le droit que se donne
Saddam Hussein de les changer unilatéralement.
Toute modification territoriale devrait faire l'objet
d'un consensus entre les pays concernés. L'usage de
la force afin de neutraliser les divisions que
l'Occident a imposées pour faire échec à l'unité
arabe ne constitue pas une réponse adéquate. La
démocratie n'est pas le fort de Saddam Hussein,
mais seule une consultation des peuples arabes peut
mener à leur réunification.
Le régime Baas s'est maintenu en Irak depuis
vingt ans à travers les conflits internes et des
tensions politiques et le président Saddam Hussein
doit d'être arrivé au pouvoir à la faveur d'un coup
d'état sanglant. La base sociale du régime est
relativement étroite puisqu'elle ne constitue
approximativement que 25% de la population totale
de l'État (c'est-à-dire les arabes sunnites), le reste se
répartissant entre les Arabes chiites, les Kurdes et
marginalement, les chrétiens. De ce fait, le régime
Baas a eu du mal, comme c'est le cas de bien
d'autres régimes du tiers monde à construire l'État et
à asseoir sa légitimité dans une société sans
cohésion nationale. Nul doute à cet égard que la
guerre contre l'Iran a contribué à créer un sentiment
nationaliste dans de larges segments de la
population irakienne. Il n'en reste pas moins que la
faiblesse endémique de l'État le pousse à rechercher
Conjonctures N° 14
37
les tensions à l'extérieur pour renforcer son emprise
sur la société.
2.
FORCES VIVES ET MIRAGES AU
PROCHE-ORIENT
La crise actuelle place les peuples du Proche-Orient
en conflit direct avec les intérêts occidentaux. Mais
le ressentiment contre l'Occident a aussi des racines
culturelles et se trouve lié à une profonde crise
d'identité.
La perception de l'Occident
Sans qu'il soit nécessaire de revenir ici sur le lourd
contentieux historique Orient-Occident, rappelons
que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale
les Américains ont pris le relais de l'impérialisme
européen et ont par conséquent canalisé contre eux
les sentiments populaires anti-occidentaux. Tous les
principaux groupes ethniques de la région, qu'il
s'agisse des Turcs, des Iraniens ou des Arabes,
considèrent à tort ou à raison que les États-Unis sont
responsables du statu quo et des blocages socioéconomiques qui affectent leurs sociétés. Les
régimes conservateurs arabes doivent leur maintien
au pouvoir à la présence active de conseillers américains. Un tel « fait » est si évident pour la population qu'il n'est pas remis en question et fait partie
des connaissances courantes. Israël, toujours dans
cette perspective, n'existe qu'en fontion des désirs
américains si bien que même les actes hostiles
38
d'Israël envers les États-Unis sont perçus comme un
reflet de la politique américaine. Après 1953, les
Iraniens croyaient que le pouvoir de la dynastie
Pahlavi reposait sur l'attitude servile du shah à
l'égard des Américains. En Turquie, les trois coups
d'État qui ont été fomentés depuis les années
cinquante sont censés avoir été inspirés par le
pouvoir américain.
Le poids de l'histoire et l'or noir
Les sociétés du Proche-Orient se considèrent à
juste titre comme les héritières des plus brillantes
civilisations de l'Antiquité. De la Mésopotamie à la
Perse en passant par l'Égypte des Pharaons, sans
oublier les vagues successives de la puissance
musulmane, les peuples du Proche-Orient ont des
siècles d'histoire à contempler. Ces sociétés ont
intériorisé la magnificence de leur histoire au point
qu'il est littéralement impossible de séparer le
présent du passé. Cette présence presque affective
de l'histoire engendre à la fois nostalgie et
idéalisation : « comment se fait-il qu'avec une telle
dynamique derrière nous, nous essuyions de tels
échecs dans le monde actuel ? »
Dans la seconde moitié du vingtième siècle
cette question a été posée en rapport avec les
richesses pétrolières : « pourquoi n'utilisons-nous
pas ces richesses pour retrouver dans le monde la
dignité qui était la nôtre? ». Cette interrogation
comporte un élément de violence virtuelle à travers
la prise de conscience que les ressources pétrolières
sont sous le contrôle direct ou indirect de l'Occident.
Conjonctures N° 14
39
Dans la perspective des affrontements qui ont
marqué les rapports inter-méditerranéens depuis les
Croisades jusqu'à la création d'Israël, au cours
desquels l'Occident est perçu comme ayant constamment tenté de détruire la culture régionale, sa
mainmise sur le pétrole est intolérable.
L'État dans l'étau
Le système politique mondial actuel est structuré
sur la base d'un modèle occidental où l'appareil
d'État joue un rôle crucial. Les États du ProcheOrient se trouvent dans l'obligation de choisir entre
la nécessité d'aligner leur action soit sur les besoins
de leurs peuples, soit sur les contraintes du système
mondial. Dans ces conditions, ces États se trouvent
paralysés dans leur effort, impuissants qu'ils sont à
concilier ces deux nécessités. Pour satisfaire à la
demande populaire, l'État doit à la fois améliorer le
niveau de vie et faire respecter dans le monde les
valeurs culturelles du peuple, alors que le système
mondial attend des dirigeants de la région qu'ils
adhèrent aux valeurs et aux projets de l'Occident.
Il leur est demandé de surcroît d'obliger les masses à
se satisfaire d'une portion congrue des richesses
mondiales. Suivant la nature du régime, l'appareil
d'État met l'accent plutôt sur les aspirations du
peuple ou sur les exigences du système mondial.
Dans un cas, il tend à opprimer sa population, dans
l'autre, on considère qu'il dérange ce système.
L'accroissement de la prise de conscience
politique chez les peuples de la région conduit au
désir de voir les gouvernements reformuler leur
40
politique de manière à assurer une meilleure
représentation culturelle et économique de leur
société sur la scène mondiale. C'est là ce qu'on
pourrait appeler un élément endogène de
déstabilisation politique, par exemple : la
revendication étatique des Palestiniens, les
aspirations des Arabes à l'unité, les exigences de
Khomeiniy quant à la place de l'Islam dans le
monde, le désir d'exercer un contrôle effectif sur les
ressources naturelles.
En envahissant le Koweit, l'Irak s'est vu retirer l'appui du système mondial et s'est par là mis
dans une situation extrêmement vulnérable. Après
avoir tenté, de 1975 à l'invasion, d'obtenir à la fois
le soutien du système mondial et l'adhésion populaire, le gouvernement irakien doit maintenant tenter
de consolider sa position en cherchant l'appui populaire arabe sur une base plus large de façon à
remplir le vide créé par la réprobation du système
mondial.
Une nouvelle stratégie américaine ?
Du temps de la guerre froide, le tiers monde constituait un terrain de compétition entre les États-Unis
et l'URSS. Le statu quo qui divisait l'Europe après la
Deuxième Guerre mondiale avait été accepté par les
deux super-puissances et n'était pas menaçant.
L'Amérique et l'Union Soviétique essayaient donc
de déstabiliser leurs zones d'influence respectives
dans le tiers monde et maintenaient à cette fin un
lourd appareil militaire. Maintenant que la guerre
froide a pris fin et que les Soviétiques ont en
quelque sorte accepté la suprématie globale des
Conjonctures N° 14
41
États-Unis, la question qui se pose aux dirigeants
américains est :
« comment profiter de cette
situation? ». Pas plus tard qu'hier, cette question se
situait dans le sillage du triomphalisme consécutif à
l'« effondrement » des régimes socialistes en Europe
de l'Est. Or, à peine la « fin de l'histoire » est-elle
proclamée avec la victoire des principes libéraux
(voir le fameux article de Francis Fukuyama, haut
fonctionnaire au Département d'État dans The
National Interest, été 1989) que surgit l'épouvantail
d'un homme qui brandit les foudres de la guerre et
remet tout le système en cause. Les dirigeants
américains sont-ils réellement incapables de se
rappeler qui a rendu cet homme si puissant ou
Saddam Hussein sert-il de justification à un
redéploiement stratégique américain face aux pays
du tiers monde qui doit assurer la continuation de la
suprématie des États-Unis sur la scène mondiale?
42
Téléchargement