Conjonctures N° 14
25
Irak-États-Unis:
les enjeux de la crise
par Modj-ta-ba Sadria*
L'occupation du Koweit par l'Irak, la menace qu'elle
faisait peser sur l'Arabie Saoudite et les Émirats du
Golfe ont engendré une crise globale si complexe
dans ses ramifications qu'elle a débouché sur le
conflit international le plus aigu de la seconde partie
du XXe siècle.
Pressés par les événements, les media ont la
plupart du temps manqué de donner au conflit la
perspective historique susceptible de mettre en
lumière la profondeur et la multiplicité de ses
enjeux. On se trouve donc devant une masse de
nouvelles et de reportages étriqués qui privilégient
l'instant, le sensationnel (l'escalade et la technologie
militaires, les otages, les réfugiés) au détriment
d'une vue plus large et plus analytique des choses.
J'aimerais donc tenter de centrer mon analyse sur ce
qui me paraît être les deux logiques divergentes et
complémentaires du conflit en cours. Voyons
d'abord les principaux acteurs de la crise, avec leurs
motivations, leurs objectifs explicites et implicites.
Après quoi nous essayerons de la comprendre dans
sa perspective et sa portée historiques.
* Toutes les références critiques du texte original n'ont pas été
reprises ici. Le texte a été traduit de l'anglais et adapté par l'équipe de
rédaction.
26
1. LE CONFLIT IMMÉDIAT
La perspective américaine
La réaction initiale des États-Unis à l'invasion ira-
kienne fut évidemment de la condamner. Les termes
de la condamnation, toutefois, restaient
étonnamment modérés. Dans sa première
déclaration, Bush écartait toute idée d'action
militaire susceptible d'être perçue comme agressive
envers l'Irak. Trois jours plus tard, la position
américaine change brusque-ment : l'action militaire
n'est plus exclue, elle devient une option viable.
Une nouvelle analyse présente l'invasion du Koweit
comme l'attaque d'un dictateur, d'un despote, d'un
Hitler, mégalomane, paranoïaque et suicidaire,
contre un petit pays paisible et prospère. On va dès
lors faire mousser l'antagonisme en concentrant le
tir sur le personnage et ses mauvaises manières.
Même des orientalistes très en vue, comme Bernard
Lewis, se mettent à comparer la situation dans le
Golfe avec celle de l'Europe de 1939 (l'attaque
d'Hitler contre la Pologne) et à battre le tambour
pour une nouvelle coalition contre le péril qui
menace l'humanité depuis le 2 août.
Cette escalade amène les Américains à faire
valoir trois types d'arguments pour justifier leur
durcissement. Le premier est centré sur les principes
du droit international. La communauté des nations
ne saurait tolérer une agression contre un État sou-
verain, point de vue qui sera très vite adopté par le
Conseil de sécurité. En moins de quatre mois, ce
dernier vote dix résolutions condamnant sévèrement
l'Irak avec sanctions à l'appui pour le forcer à se re-
Conjonctures N° 14
27
tirer. Nul doute que les principes et le souci de
gitimité constituent la plateforme la plus élevée à
partir de laquelle aborder les questions
internationales si l'on désire accorder le moindre
poids à l'opinion publique mondiale. Mais le recours
à l'éthique pose deux séries de problèmes. Existe-t-il
pour commencer un cadre de référence universel à
cette éthique? Rien n'est moins sûr. Et même si l'on
admet qu'un tel cadre existe, cela ne règle pas la
question de son application. Pour être
« opérationnel », un principe doit être appliqué de la
même manière partout la communauté
internationale juge qu'il a été violé. Or, tant le
Conseil de sécurité que le gouvernement américain
n'ont fait preuve d'aucune rigueur dans leur manière
de réagir aux invasions et occupations étrangères
dont maints pays du tiers monde ont été victimes.
Les Palestiniens des territoires occupés auraient été
ravis de voir les Nations unies sanctionner le
comportement d'Israël avec autant de vigueur que
celui de l'Irak. La population du Tibet aimerait
beaucoup voir l'ONU s'impliquer dans le conflit
sino-tibétain... Bref, l'incohérence du Conseil de
sécurité mine la portée des principes qu'il est censé
faire respecter.
Le second type d'arguments constitue en
quelque sorte une extension du premier. Ce qui
légitimise l'option musclée contre Saddam Hussein,
c'est la nature immorale du régime, le danger qu'il
représente pour le peuple irakien et, au-delà, pour
tous les peuples de la région, voire pour le monde
entier si on le laisse acquérir l'arme nucléaire
(argument de Daniel Pipes dans le New York Times
du 22 octobre 1990). Mais encore, il faut se de-
28
mander pourquoi les États-Unis sont prêts à
procéder à la plus grande mobilisation militaire
depuis la Deuxième Guerre mondiale pour protéger
le régime saoudien, un régime dont la constitution
manque d'accorder le moindre droit à l'opposition et
qui contrôle complètement l'information ? Bien
plus, comment expliquer que George Bush
rencontre le président syrien à Genève, un homme
sans le moindre respect pour les droits de la
personne et aussi fameux que Saddam Hussein à ce
chapitre. Manifestement, il y a un manque de
cohérence dans l'usage des arguments moraux
avancés pour justifier la défense du Koweit.
En troisième lieu, il y a l'argument de
l'approvisionnement pétrolier, sur lequel nous re-
viendrons plus loin.
Enfin, l'analyse américaine propose quatre
objectifs : préserver la sécurité et la stabilité dans le
Golfe; protéger les Américains qui s'y trouvent; re-
pousser les Irakiens; restaurer la dynastie Al-Sabah
au Koweit.
Quelques implications immédiates
L'acuité des événements dans le Golfe a fait passer
au second plan ce qui se passait à l'intérieur même
du gouvernement américain. Peu après l'invasion
irakienne, en effet, une redistribution du pouvoir
s'est faite du Département d'État vers le Conseil
national de sécurité, glissement qui donne un
Conjonctures N° 14
29
pouvoir accru au Pentagone dans le processus de
décision américain.
Le Pentagone a exercé un rôle actif constant
dans la politique étrangère américaine depuis la
Deuxième Guerre mondiale. Mais, soudain, avec la
fin de la guerre froide, le besoin d'une force de dis-
suasion est devenu moins essentiel à la politique
étrangère américaine. Le poids que représentait
dans le budget les coûts astronomiques de la
machine militaire ne se justifiait plus. Un
mouvement s'était fait sentir au Congrès pour
presser l'administration de procéder à des coupes
dans le budget militaire, coupes qui allaient avoir un
impact crucial sur les secteurs industriels impliqués
dans la production militaire.
L'envoi de troupes dans le golfe persique a
constitué le point de départ d'une reprise
économique de ce secteur. Des rumeurs concernant
d'éventuelles commandes de tanks M1 et d'avions
de combat F16 ont sensiblement amélioré la cote de
General Dynamics alors que « le reste du marché
plongeait devant la crainte que les prix du pétrole
accélèrent l'inflation.» (Wall Street Journal, 7 août
1990). Litton Industries et leur proche associé Bath
Iron Works, constructeurs des plus grands navires
de surface dans le monde, vont inévitablement
bénéficier de la crise en raison de l'accroissement de
la demande en vaisseaux rapides et polyvalents. À
cela s'ajoutent des effets secondaires, tels les
nouvelles commandes saoudiennes d'équipement
militaire américain pour un montant de plusieurs
milliards de dollars. Comme l'a remarqué un
conseiller chevronné du Congrès : « on pourrait
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !