L`espace social

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SUPPORT
DE
COURS
STRATIFICATION SOCIALE
2003-2004
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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LES ORIGINES DE LA STRATIFICATION SOCIALE
MARX & WEBER
Sciences sociales et historicité
L’analyse des divisions sociales, est redevable des premiers auteurs qui ont créé des concepts pour
rendre compte de ce qu’ils observaient à leur époque. Ces concepts offrent des manières de lire les
différences sociales qui sont toujours valables aujourd’hui même si d’autres dimensions sont également
à prendre en compte dans les sociétés actuelles du fait qu’elles ne sont plus les mêmes qu’il y a 150 ans.
Marx (1813-1883) et Weber (1864-1920) que nous allons aborder ne sont pas tout à fait contemporains
mais tous deux essayent de trouver des clefs de compréhension des divisions sociales qu’ils observent.
Tous deux ont à comprendre le changement considérable qui est en œuvre : le passage d’une société
d’ordres à une société moderne caractérisée par l’autonomisation croissante de l’économie. C’est un défi
de penser ces changements et d’essayer de comprendre les nouvelles divisions sociales qui se donnent à
voir. Les concepts qu’ils forgent disent sur quoi s’appuient les différences et les divisions internes à la
société. Autrement dit, quels sont les éléments objectifs qui font des relations entre les groupes sociaux
des relations de domination et qui rendent les chances des individus face à la vie inégales. Je rappelle
donc qu’en faisant l’analyse de la stratification sociale, nous faisons deux choses :

Essayer de comprendre les logiques sociales qui font qu’il y a des groupes différents dans la
société, essayer de rendre compte de ces groupes sociaux, de la logique des divisions

Et la deuxième chose, comprendre pourquoi ces divisions donnent lieu à des inégalités face à la vie
en général.
Ce qui est nouveau dans la pensée de ces deux auteurs, c’est qu’ils peuvent penser la société comme
étant faite par l’homme. Elle n’est plus une donnée naturelle où la place de chacun dans la société aurait
sa justification religieuse. Ce sont les êtres humains qui font l’histoire, donc ils peuvent également en
changer le cours. La société, avec les révolutions, ne se présente plus comme un ordre naturel ou divin.
Les inégalités de droit (l’aristocratie, etc.) fondées et légitimées par un ordre politique établi
disparaissent ou sont remises en question. D’une part donc les inégalités deviennent inacceptables dans
une société qui affirme l’égalité de tous politiquement. D’autre part, on peut mettre en évidence le
caractère historique, changeant des sociétés et essayer ainsi de comprendre la dynamique des
changements.
Marx (1813-1883)
Marx développe sa pensée dans un contexte où il peut voir à la fois des groupes sociaux qui sont des
survivances du passé – les propriétaires terriens qui vivent de leurs rentes, les paysans, les artisans en
corporations – et des groupes sociaux relativement nouveaux : les entrepreneurs capitalistes, tout un
ensemble de travailleurs paupérisés et tout en bas, un ensemble composé de vagabonds, mendiants,
délinquants, etc. Il a à faire à un tableau assez complexe qu’il est difficile de comprendre et de classifier
à partir de critères uniques.
On peut diviser l’approche de Marx en deux axes :
1.
le premier axe est celui où il essaye de faire une sorte de sociologie des groupes sociaux
en recensant ceux-ci et en essayant de comprendre leurs fondements.
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2.
le deuxième axe ou moment de son analyse est celui où il tranche dans la réalité observée
pour désigner les groupes sociaux qu’il perçoit comme pouvant devenir des sujets
historiques et changer ou abolir les inégalités : la lutte des classes entre prolétariat et
bourgeois. Il croit en la capacité du prolétariat d’abolir la société de classes.
Nous allons entrer dans les propositions de Marx en essayant de comprendre l’articulation de ces deux
axes.
Les classes sociales ou l’origine économique des divisions sociales
Le concept de classe est certainement l’héritage le plus important que la sociologie doit à Marx. Même si
ce n’est pas lui qui l’a inventé, le sens qu’il donne à ce concept est très particulier et c’est ce sens-là
qu’on continue de mobiliser aujourd’hui pour rendre compte des inégalités économiques existantes.
L’idée de classe chez Marx lui sert donc à montrer que de nouvelles inégalités existent dans la société
qu’il observe et qui sont propres aux rapports qui s’établissent dans le processus de production entre les
capitalistes et les travailleurs. La classe est donc un rapport, une notion relationnelle. Les classes
n’existent pas en tant que telles mais dans les rapports qu’entretiennent des groupes sociaux
particuliers : les rapports de production.
Qu’est-ce que cela signifie ? Marx voir poindre dans la société une économie qui prend de plus en plus
d’ampleur et qui voit s’opposer ceux qui ont la propriété des moyens de production et ceux qui n’ont pas
cette propriété. Les moyens de production correspondent aux locaux, usines, machines, etc. dans
lesquels investissent les capitalistes afin de produire quelque chose pour en tirer un profit. Pour Marx, la
détention (vs non détention) des moyens de production est le critère déterminant dans la définition des
positions de chacun dans la division du travail. Les ouvriers ne peuvent offrir que leur force de travail et
se soumettre aux décisions de ceux qui détiennent le capital : ils ont accès aux biens nécessaires à leur
(sur)vie en se soumettant. En revanche, les propriétaires n’ont pas besoin de leur travail pour s’assurer
une vie décente, il leur suffit d’exploiter le travail des ouvriers en investissant leur capital dans
l’organisation rationnelle de la production.
Marx affirme donc le rôle essentiel des relations économiques et de la position des individus dans les
rapports de production dans l’élaboration des différences sociales et des inégalités. L’apparition des
classes est donc liée au développement du capitalisme, c’est-à-dire d’un mode de production orienté sur
le calcul, la prévision et le profit. En investissant leur capital, les entrepreneurs capitalistes entendent
multiplier dans un futur organisé leur mise de départ. Mais si ces propriétaires des moyens de production
ont un avantage certain, en quoi consiste exactement l’exploitation du prolétariat.
Pour Marx, l’exploitation est l’appropriation par les capitalistes de la plus-value. Ce qu’il appelle la
plus-value est la différence entre le salaire payé aux ouvriers et le profit réalisé. Marx nous dit que le
salaire versé aux ouvriers correspond au minimum nécessaire à la reproduction de leur famille, à leur
maintien physique et moral. En revanche, les produits sont vendus au prix du travail effectué par les
ouvriers, au prix de la force de travail qu’ils ont investi pour créer les marchandises. Les capitalistes
usent de références différentes pour le prix du travail des ouvriers et celui du produit vendu. Il exploite
donc la force de travail des ouvriers en les payant selon un minimum vital et s’approprie la plus-value, la
valeur-travail des marchandises.
En fin de compte, les classes sociales sont des collectivités qui occupent des positions semblables dans
cette division du travail et qui ont des intérêts communs.
La vision de l’histoire
Marx explique le changement et l’émergence de la société de classe en opposant la société féodale
pré-moderne et la société capitaliste moderne. Le passage de l’une à l’autre est le fait de la montée de la
bourgeoisie. Au cours du XVIIIème siècle, des marchands sont devenus des capitalistes en investissant
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leur capital accumulé dans le but de faire du profit au travers des mécanismes de marché (produire plus
à meilleur marché). Cette bourgeoisie nouvelle, en s’enrichissant va s’affranchir des contraintes de la
société féodale, organisée hiérarchiquement autour de l’aristocratie. Elle remet ainsi en question l’ordre
politique et religieux qui justifiait jusque-là les inégalités entre groupes sociaux et va petit à petit
imposer comme seul critère de différenciation l’exploitation brute et nue à travers le calcul et l’égoïsme.
Marx fait de l’émergence de la bourgeoisie le moteur d’une loi historique implacable, celle de la
bipolarisation inéluctable de la société entre deux classes : le prolétariat et la bourgeoisie. Certes,
l’auteur reconnaît-il l’existence d’autres groupes sociaux, mais pour lui, ils sont destinés à se fondre
dans cette opposition fondamentale. Ainsi en est-il des petits artisans et commerçants qui n’ont pas assez
de capital pour rivaliser avec les entrepreneurs capitalistes et vont sombrer dans le prolétariat. Ils sont
dans une position contradictoire qui à n’est pas tenable à moyen terme. Il en est de même de classes
secondaires comme les paysans ou les propriétaires terriens qui sont des survivances de la société
féodale. Les paysans n’auront d’autre choix que de s’intégrer aux rapports de production dominants.
Quant aux propriétaires terriens, leur pouvoir va s’amenuiser face au profit généré par les capitalistes.
Si la bourgeoisie est à l’origine de l’écroulement des inégalités propres à la société féodale, Marx voit
dans le prolétariat le sujet historique à même de changer la société dans son ensemble. C’est pour lui la
seule classe susceptible de mobiliser les milieux populaires autour d’une action révolutionnaire destinée
à abolir la société de classe. Il voit en elle une sorte de classe universelle, qui concentre tous les défauts
de la société et qui cumule dénuement complet, conditions de vie précaires et une situation de
domination à tous les niveaux. En d’autres termes, en luttant pour se libérer, elle sera en mesure de
libérer toutes les classes et d’abolir les divisions dans la société.
Classe en soi et classe pour soi
Si le prolétariat est l’acteur rêvé du changement, rien ne permet qu’il forme un groupe qui a conscience
d’exister et qui est susceptible de se mobiliser. Comment les classes sociales s’organisent-elles et se
mobilisent-elles ? Pour rendre compte des moyens de mobilisation collective d’un groupe social donné,
Marx utilise une distinction conceptuelle qui aujourd’hui encore fondamentale pour penser le
changement social.
Ainsi la classe en soi est un agrégat d’individus qui partagent de fait la même position dans la division
du travail. Ils se reconnaissent des similarités mais ne développent pas d’identité collective et ne
s’identifient pas au terme de classe qui n’est alors pas employé. La classe pour soi est un groupe qui a
conscience d’appartenir à un même destin, qui développe le sens de la communauté, une véritable
conscience de classe liée à la confrontation prolongée aux mêmes rapports de production et à une
domination quotidienne.
C’est donc d’une confrontation prolongée à la classe dominante capitaliste que la conscience de classe
peut prendre forme. Marx va cependant exprimer la nécessité de réveiller cette conscience de classe et il
va s’y employer à travers ses activités politiques qui réunissent au départ surtout des intellectuels. Pour
lui, les idées n’ont un impact sur la vie sociale que dans la mesure où elles entrent dans la conscience et
l’action des classes sociales.
En conclusion, Marx nous aide à entrer dans l’analyse de la stratification sociale en pointant les relations
économiques comme l’un des critères ou l’une des clefs d’organisation des différences sociales. D’autre
part, les classes sociales que les rapports de production contribuent à construire sont au fondement des
conflits qui opposent les groupes sociaux composant la société.
Max Weber (1864-1920)
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Weber n’a pas été très systématique dans son analyse des divisions sociales de la société. Et pourtant, sa
pensée est restée très importante pour aborder aujourd’hui encore la question de la stratification sociale.
Je m’appuie en particulier sur John Scott (1996) pour reconstituer sa pensée sur ce thème.
Trois remarques préalables sont nécessaires avant d’aborder la manière dont Weber traite de la
stratification sociale pour dresser un premier portrait conceptuel de l’auteur :
1. Weber affirme que la distribution du pouvoir à l’intérieur de la société est inégale et qu’elle se
fait au travers de trois critères : le status, la classe et le parti.
2. Pour Weber, le pouvoir est la capacité, la chance dont bénéficie chaque individu pour réaliser
son destin personnel, ce qu’il souhaite faire de sa vie. C’est donc un potentiel, des ressources
que les individus peuvent mobiliser dans leurs actions concrètes. Ce potentiel est déterminé et
limité par des aspects contingents (des événements particuliers) mais surtout par des éléments
structurels qui contraignent et enserrent le pouvoir d’action des individus. Tout le monde n’a
donc pas le même accès dans la société à l’ensemble des possibles.
3. Le pouvoir est ainsi structuré dans des rapports sociaux stables, réguliers et qui se répètent au
quotidien. Weber parle alors de structures de domination pour désigner des rapports sociaux qui
mettent au prise des individus dominés et des individus dominants de façon durable (p.ex.
capitalistes et prolétaires dans l’exemple de Marx qui sont pris dans des rapports de production
dans lesquels ce sont toujours les capitalistes qui sortent gagnants).
En résumé, on peut dire que pour Weber, la stratification s’explique par une distribution inégale du
pouvoir. La distribution est fonction de structures de domination stables à l’intérieur de la société que
l’on peut approcher au travers de trois critères : la situation de classe, la situation statutaire et la situation
de commandement. Nous allons développer tour à tour ces trois composants des divisions sociales qui
cvorrespondent également à des sphères d’activités différentes dans la société (l’ordre économique,
l’ordre social et l’ordre politique).
La situation de classe
Pour Weber, contrairement à Marx, la situation de classe n’est qu’une dimension de la stratification
sociale parmi d’autres. Cette situation de classe correspond à la situation occupée par les individus sur le
marché. Le pouvoir que les individus sont en mesure d’exercer dans le monde du travail ou sur le
marché des capitaux est dépendant des types de biens et de services (force de travail p.ex.) qu’ils
possèdent et qu’ils peuvent apporter sur le marché dans le but de générer un revenu. Autrement dit, c’est
la propriété (ou l’absence de propriété) qui détermine les situations de classe, c’est-à-dire les
opportunités d’exercer un pouvoir dans la sphère économique (qui prend la forme du marché dans la
société capitaliste du XIXème siècle). Ces situations de classes constituent ainsi un déterminant
important des chances des individus face à la vie. Le degré de pouvoir que l’on est en mesure d’exercer
sur le marché donne lieu en effet à des conditions de vie et des expériences différentes. Les gens
occupent des situations de classes similaires lorsqu’ils ont les mêmes habilités et les mêmes ressources
pour atteindre leurs buts économiques (ils ont les mêmes “ chances typiques ”).
A l’objection que les situations de classe ainsi définies existaient déjà dans toute société où la propriété
est inégalement répartie, Weber répond que c’est uniquement dans la société capitaliste que le marché et
la sphère économique a pris tant d’ampleur dans la détermination de la vie et des chances de vie des
individus. L’économie de marché contraint les individus à générer un revenu au travers d’un réseau
d’échange de contrat où se distribue le pouvoir économique. Ceux qui ont des propriétés ont un avantage
certain dans ces transactions.
La différenciation des situations de classe est à considérer d’une part selon le type de possession dont on
tire des bénéfices : selon cette première distinction, on trouve d’un côté les rentiers (classes possédantes)
qui possèdent des terres, des gens, des minerais, des navires, des maisons, etc. et de l’autre, les
entrepreneurs qui mettent leur capital au travail pour produire de nouvelles richesses (classes
d’acquisition). A ce premier critère de différenciation des situations de classe, Weber ajoute celui du
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type de services que l’on peut offrir sur le marché : selon cette deuxième distinction, on trouve d’un côté
les classes de production “ positivement privilégiées ” que sont les professions libérales et tous ceux qui
travaillent en offrant des services de haute qualité ; de l’autre côté, on trouve les classes de production
“ négativement privilégiées ” qui n’ont que leur force de travail brute à offrir (les ouvriers).
Selon ces distinctions, on peut décrire de nombreuses situations de classe différentes, mais ces situations
ne forment pas pour autant de groupes réels. Weber nous dit alors qu’on peut parler de groupes sociaux
réels, c’est-à-dire dans son vocabulaire de classes sociales, uniquement lorsque à l’intérieur d’un
ensemble de situations de classe, on constate des régularités dans les mouvements générationnels
(chances typiques d’accéder à une certaine position pour les fils et filles d’ouvriers par exemple) et que
des liens démographiques se constituent entre ces situations de classe (homogamie, homosocialité).
Autrement dit, la classe au sens de Weber et un groupe réunissant dans un dynamique de reproduction
familiale des situations de classes proches socialement.
En fin de compte, Weber distingue 4 classes sociales : la classe ouvrière, la petite bourgeoisie (petits
artisans et commerçants) les intellectuels et les techniciens sans possessions (employés de commerce,
techniciens, fonctionnaires) et la classe possédante.
La situation statutaire
Après la question de la situation de classe, Weber défend que la société est structurée par autre chose que
le système de marché. Des liens de nature extra-économique associent les individus et les intègrent
socialement. Ainsi la situation statutaire est fondée sur le prestige dont bénéficie un individu dans
l’ordre social ou dans sa communauté. La distribution inégale du prestige est par conséquent à la base
d’une autre hiérarchie que celle qui prévaut face au marché. Elle donne lieu à la constitution de groupes
de statuts qui ont un prestige différent à l’intérieur de la société. Le prestige selon Weber est un privilège
positif ou négatif de considération sociale qui est fondé sur son style de vie ou son niveau d’instruction
reconnu ou encore lié à sa naissance (aristocratie) ou à l’exercice d’une profession particulière
(médecin, avocat p.ex.). La situation statutaire est donc une réalité intersubjective (soumise à la
considération et à la perception des autres) qui s’appuie sur des éléments objectifs (niveau d’instruction,
famille d’origine, etc.). La reconnaissance ou non de la part des autres est fonction de la conformité de
notre style de vie par rapport à ce qui est le plus valorisé dans la société. En résumé, Weber dit que les
classes sociales sont stratifiées en fonction de leur rapport à la production et à l’acquisition de biens alors
que les groupes de statut le sont selon leurs “ principes de consommation ”, donc de leurs styles de vie.
Les groupes de statuts regroupent des situations statutaires différentes au travers de mécanismes
d’inclusion/ exclusion. Ils dressent des barrières sociales par l’intermédiaires de pratiques culturelles
excluantes et en formant des cercles sociaux qui partagent les mêmes marqueurs statutaires. Ces
pratiques communes peuvent entraîner également une ségrégation sociale et spatiale (quartiers riches,
loisirs réservés aux plus prestigieux, vêtements portés, etc.). La distinction symbolique est donc une
pratique centrale dans ce phénomène de discrimination.
Weber introduit enfin une distinction historique des groupes de statut. Dans les sociétés d’Ancien
régime, les groupes privilégiés ont un monopole de droit : ils s’approprient les fonctions les plus
importantes (religieuses, militaires, politiques) et forment des ordres presque naturels. Dans ces
sociétés, les différences de statut sont fondatrices des divisions sociales (ex. des castes en Inde). En
revanche, dans les sociétés modernes qu’il appelle aussi “ sociétés de classes ”, les groupes privilégiés
ont des monopoles de fait : la distribution du pouvoir est plus dépendante de la situation de classe. En ce
sens, les conditions statutaires peuvent se confondre avec les situations de classe (on a du prestige parce
qu’on est entrepreneur capitaliste). L’articulation entre situation statutaire et situation de classe varie en
fonction des moments historiques. Dans les sociétés moderne, les situations de classe ont tendance à se
confondre avec les situations statutaires et à constituer des communautés fondées sur la position sur le
marché du travail (condition ouvrière p.ex.).
Des “ partis ” à la situation de commandement
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Weber introduit une troisième dimension pour essayer d’expliquer le fait que certaines classes sociales
ou certains groupes de statut passent à l’action et se mobilisent autour d’intérêts communs. Ainsi, le
parti est un ensemble de personnes qui s’engagent pour une cause et dans une action conjointe pour
conquérir le pouvoir. Que cette action collective soit liée à des groupes sociaux réels ou non, son but est
d’acquérir le pouvoir d’Etat.
Mais cette question des partis, peu développée par Weber, peut être vue comme une troisième sphère
dans laquelle et à partir de laquelle se créent des divisions : John Scott (1996), en analysant les travaux
de Weber dans leur globalité parle de sphère de l’autorité. Ainsi, parallèlement à la situation de classe et
la situation de statut, nous aurions à faire à des situations de commandement différenciées. C’est en
quelque sorte une troisième dimension de la stratification sociale à même de déterminer les chances des
individus face à la vie. La distribution du pouvoir de commander (dans l’Etat ou les autres organisations
comme les entreprises ou l’église) n’est pas répartie de manière égalitaire. En outre, avec le
développement des organisations bureaucratiques – que Weber met en évidence dans son œuvre – la
situation de commandement des individus prend une importance grandissante dans les chances qu’ils
ont de réaliser leur destin personnel. En comparaison avec les deux dimensions précédentes, on parlera
alors de groupes de commandement pour désigner les élites qui partagent la même position de
commandement face à d’autres.
Sphères d’activité
En résumé, Weber développe trois dimensions principales de la stratification sociale qui correspondent
également avec trois sphères d’activités différentes. C’est autour de ces trois dimensions que se
cristallise la distribution (inégale) du pouvoir dans la société. Le tableau qui suit schématise et résume ce
que nous venons de voir.
Situation de pouvoir
Strate sociale
Economie
Situation de classe
Classes sociales
Communauté
Situation statutaire
Groupes statutaires
Bureaucratie/ autorité
Situation de commandement
Groupes de commandement/
blocs sociaux
Quelques références
BOSC SERGE, 1993, Stratification et classes sociales, Paris, Nathan.
SCOTT JOHN, 1996, Stratification and Power : Structures of Class, Status and Command, Cambridge,
Polity Press, pp. 20-47 et pp. 48-92.
WEBER MAX, 1995, Economie et société, Paris, Pocket.
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SOCIOLOGIE DES ELITES
MOSCA, PARETO, MICHELS
Le sens de l’histoire
Comme Marx, mais en s’opposant à lui, les sociologues des élites – et en particulier Mosca et Pareto –
cherchent à identifier et décrire les groupes sociaux qui déterminent le sens de l’histoire, le changement
historique. Pour eux, le changement et la maîtrise de l’évolution du monde social est aux mains d’une
minorité dominante à laquelle Pareto va donner le nom d’élite. La clef de l’histoire est donc à trouver,
pour ces auteurs, dans les luttes pour le pouvoir que se livrent ces minorités dominantes.
Leur point d’entrée dans l’analyse de la stratification sociale est clairement le pouvoir politique,
c’est-à-dire la capacité d’un groupe social donné de dire ce que sont les règles et d’exercer l’autorité face
au reste de la population d’un pays. Ils mettent donc en avant la centralité de l’Etat et de son appareil de
pouvoir politique. En ce sens, ils remettent en question le réductionnisme économique de Marx pour
lequel ce sont les rapports de production qui seraient au fondement des divisions sociales et de la logique
historique. Ils développent une véritable sociologie politique qui puise dans une tradition de pensée
qu’on peut rapporter en particulier à Machiavel. Pour ces auteurs, les agents de transformation de la
société ne sont pas à chercher dans le prolétariat mais dans les minorités qui luttent pour l’accès au
pouvoir politique.
Gaetano Mosca (1858-1941)
Mosca n’utilise pas directement le concept d’élite pour désigner la minorité dirigeante mais parle d’une
classe politique qui fait partie d’une classe plus large qu’il appelle classe dirigeante. Cette dernière, en
plus de la minorité qui détient le pouvoir politique, comprend les dominants du champ politique,
religieux, militaire, etc. Le travail de Mosca a surtout cherché à décrire et analyser l’élite politique et à
établir une classification des formes de domination politique au-delà des nomenclatures officielles des
régimes politiques (monarchie, démocratie, aristocratie, etc.). Autrement dit, que l’on se trouve dans un
pays démocratique ou monarchique, il y a toujours pour Mosca un petit groupe social qui détient les
clefs du pouvoir politique et face à eux, une grande classe de dominés qui sont exclus de la participation
au gouvernement du pays. La détention et l’exercice du pouvoir politique est donc l’élément qui permet
de différencier, quel que soit le régime politique, les dominants des dominés. La classe politique est une
minorité organisée qui monopolise le pouvoir politique, qui exerce l’autorité publique et jouit des
avantages de cette position. Pour reprendre la distinction de Marx, la classe politique existe en soi de par
les positions semblables occupées par un certain nombre d’individus dans l’organisation du pouvoir ;
mais elle existe également pour soi puisqu’elle a conscience de son existence et s’organise elle-même à
travers un réseau de relations stable.
Mosca nous dit ensuite que la pérennité de cette classe politique n’est assurée que si cette dernière
représente toutes les forces sociales d’une pays. Par ce terme, il fait référence aux groupes sociaux qui
ont des habilités ou des qualifications dont dépend toute la société : les militaires, le clergé, les
détenteurs des richesses financières et foncières, l’intelligentsia, etc. Pour lui donc, si la classe politique
n’est pas ouverte à l’intégration de ces différentes forces sociales dans le gouvernement du pays, elle
court à sa perte. Ces autres groupes sociaux occupent en effet d’autres positions de commandement dans
la société. Leur pouvoir, s’il n’est pas associé à celui de l’Etat, peut prendre de l’ampleur et remettre en
question la classe politique en place. Autrement dit, si ces autres membres de la classe dirigeante sont
exclus du pouvoir d’Etat, ils peuvent devenir une menace pour les élites politiques qui se transmettraient
le pouvoir héréditairement. L’histoire est ainsi faite, pour Mosca, du conflit entre deux tendances : celle
des dominants en place qui cherchent à monopoliser le pouvoir et à le transmettre par héritage et celle
d’outsiders qui visent à démanteler les groupes qui détiennent le pouvoir politique pour prendre leur
place.
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Roberto Michels qui est un contemporain de Mosca fait une classification plus précise des différentes
élites (forces sociales) qui sont présentes dans la société : l’élite politique qui se caractérise par la
recherche du pouvoir d’Etat ; les élites économiques dont le pouvoir est ancré dans la richesse (banques,
assurances, industrie, etc.) ; les élites intellectuelles qui tirent leur pouvoir de la manipulation des mots,
des symboles et de la science 1. Ces différentes catégories sont des types-idéaux au sens de Weber,
c’est-à-dire qu’elles sont épurées. En réalité, il y a souvent confusion des pouvoirs dans plusieurs formes
de domination dans la société.
Mosca se pose ensuite la question de la manière dont les élites assurent la légitimité de leur pouvoir.
Pour lui, les élites développent des formules politiques à même de justifier leur pouvoir. Ces formules
peuvent faire référence à des éléments surnaturels (p.ex. le roi-soleil (Louis XIV) dont la légitimité vient
directement de Dieu) ou renvoyer à des mécanismes rationnels (le suffrage universel). Il distingue ainsi
deux formes de légitimation :
La forme autocratique : dans ce cas, l’autorité est imposée du haut vers le bas et la légitimité est
définie par ceux qui détiennent le pouvoir ;
La forme libérale : l’autorité dans ces cas de figure est attribuée au travers des mécanismes
électoraux (du bas vers le haut).
Pour compléter sa typologie des formes de légitimité du pouvoir des élites, Mosca identifie deux modes
de recrutement des élites qu’il s’agit de considérer en parallèle des formes de légitimation.
Le mode aristocratique : l’appartenance à l’élite est héréditaire, c’est-à-dire que pour y accéder
il faut appartenir au bon lignage familial.
Le mode démocratique : ce mode de recrutement est ouvert contrairement au précédent ; il
assure le renouvellement de l’élite par l’accès de personnes extérieures aux positions de pouvoir.
Modes de recrutement et formes de légitimation du pouvoir permettent à Mosca de construire une
typologie à 4 cadrans. Pour l’auteur, cette typologie rassemble les différentes configurations au travers
desquelles se donnent à voir les élites dans des contextes nationaux divers.
Formes de
légitimation
Modes de recrutement
Aristocratique
Démocratique
Autocratique
Type 1
Type 2
Libérale
Type 3
Type 4
Les types 1 et 4 sont les plus cohérents et les plus répandus au moment où Mosca construit sa typologie.
Il dit en revanche que de plus en plus de sociétés ont tendance à se retrouver dans des configurations
hybrides de type 2 ou 3. C’est le cas de la Chine traditionnelle où l’accès au pouvoir clairement
autocratique était déterminé par des compétitions et des joutes au bout desquelles c’était les meilleurs
qui méritaient le nom d’élite (type 2). De même, la Grande-Bretagne du XXème siècle rend compte
d’une configuration de type 3 dans le sens où elle allie (ex. de la chambre des lords et des pouvoirs
Cette catégorie d’élite a été étudiée pour elle-même et mise en avant plus tard à travers le terme de “ new class ”
par Charles Whright Mills dans les années 60 et plus récemment à travers celui de “ manipulateurs de symbole ”
par Robert Reich.
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monarchique), des mécanismes de légitimation électoraux avec un mode de recrutement aristocratique
(on devient membre de la chambre des Lords par hérédité aristocratique).
L’intérêt des travaux de Mosca est d’avoir montré l’existence d’un groupe restreint de personnes qui
commande aux destinées d’un pays en monopolisant la gestion de l’Etat et en occupant les positions les
plus importantes en termes de pouvoir d’action sur la vie du reste de la population. Ce critère d’autorité
ou de position de commandement peut être mis en relation avec la notion de “ parti ” de Weber. En ce
sens il nous fournit, après la classe (critère économique) et le status (critère de prestige), une troisième
entrée possible dans la description des divisions sociales.
De Pareto, nous retiendrons surtout qu’il est le premier à populariser le terme d’élite. D’autre part, son
idée de circulation des élites est reprise aujourd’hui encore pour expliquer l’ascension et le déclin des
élites dirigeantes au cours de l’histoire. Pour Pareto, la composition sociale des élites dépend des freins à
la mobilité sociale et donc des barrières existantes dans l’accession à l’élite dans une société donnée.
L’idéal pour lui serait un système de marché où seul le talent ou le travail (il faut être le meilleur dans son
domaine propre : droit, économie, etc.) donnerait accès à la “ classe élue ” et aux commandes de la
société. Pareto constate que les élites se substituent sans cesse les unes aux autres. Cette circulation assure
la montée en puissance régulière des meilleurs qui assument ainsi le changement social.
Quelques références
SCOTT JOHN, 1996, Stratification and Power : Structures of Class, Status and Command, Cambridge,
Polity Press, pp. 127-151.
LALLEMENT MICHEL, 2000, Histoire des idées sociologiques des origines à Weber, Paris, Nathan, pp.
128-131.
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LES NEO-MARXISTES
WRIGHT, DAHRENDORF
Le sens de l’histoire
Les deux auteurs s’opposent à cette époque au fonctionnalisme et réintroduisent le marxisme dans la
compréhension de leur société contemporaine. Tous deux pensent également que la tendance
économique la plus importante du XXe siècle est la croissance de la bureaucratie à grande échelle.
Ralf Dahrendorf
Dahrendorf se situe dans la lignée des travaux de Mosca et s’appuie sur le marxisme pour montrer qu’il
est dépassé face aux nouvelles conditions qu’il observe à la fin des années 50. Cette remise en question
du marxisme comme théorie du monde social est liée à la bureaucratisation importante des entreprises et
de l’Etat. On a à faire pour Dahrendorf à une révolution managériale qui a établi les bases d’une forme
de société industrielle post-capitaliste avec la croissance des managers.
Il y a eu pour lui une séparation progressive, dans les entreprises, entre la propriété et le contrôle. Si la
propriété légale des moyens de production est séparée du contrôle effectif, le modèle marxien de classe
n’est plus applicable. Pour Marx, ces deux rôles se confondaient dans la figure de l’entrepreneur
capitaliste qui avait une possession personnelle des moyens de production et exerçait de fait le contrôle
de l’entreprise au quotidien. Dans les entreprises par actions, le rôle du capitaliste est différencié entre
les actionnaires (qui sont seulement propriétaires d’une part de l’entreprise mais qui n’ont aucun droit
sur les moyens de production aucune responsabilité en termes de gestion proprement dite) et les
gestionnaires-managers. L’actionnaire n’a pas de place dans la hiérarchie formelle de l’autorité dans
l’entreprise.
Avec l’augmentation du nombre d’actionnaires, ceux-ci ont de moins en moins leur mot à dire sur la
marche des affaires. De l’autre côté, se forme une bureaucratie à la tête de laquelle se trouvent des
salariés qui n’ont en principe pas de participation au capital de l’entreprise. Le pouvoir des managers
augmente d’autant plus que celui des actionnaires diminue pour Dahrendorf. De ce fait, l’auteur défend
l’idée qu’il faut remplacer le critère de la possession/ non-possession (Marx) par celui de la
participation/non-participation à l’autorité pour expliquer la formation des classes. La légitimité de
l’autorité managériale ne vient pas des droits attachés à la propriété mais du consentement des
subordonnés. Il y a donc une tendance dans le fonctionnement de la société à s’éloigner des structures
d’autorité liées à la propriété des moyens de production.
Pour Dahrendorf donc, ce sont les relations d’autorité qui définissent les classes et le contrôle basé sur la
possession personnelle n’était qu’une forme historiquement donnée de ce critère de base qui est
l’autorité. Les changements dans les formes d’autorité produisent des changements de relations de
classe. De même, il n’utilise pas le terme de capitalisme qui n’est pour lui qu’une forme prise à un
moment donné par la société industrielle. C’est une manière de rejeter le déterminisme historique de
Marx.. Il donne donc le nom de capitalisme uniquement à un moment historique donné de la société
industrielle au cours duquel la propriété et les relations de marché étaient à la base des divisions sociales.
Au moment où il écrit (à la fin des années 50 en particulier), Dahrendorf distingue des sociétés
post-capitalistes de 2 types : démocratique-pluraliste et totalitaire (Union soviétique).
Dahrendorf nomme – ce qui ajoute à la confusion - les situations de pouvoir desquelles naissent des
collectivités, des classes. Son argument principal pour résumer est le suivant : l’occupation de positions
de commandement dans cette période d’expansion des structures d’autorité est devenu la principale
composante causale des chances des individus face à la vie.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
12
La définition qu’il donne de l’autorité est la suivante : structure de relations sociales dans laquelle il y a
une probabilité définie que des ordres spécifiques soient obéis. Il y a ainsi des organisations autoritaires
(surtout l’Etat et les entreprises) qui sont les sources principales de division sociale. Les situations de
commandement propres à ces organisations autoritaires forment des quasi-groupes que Dahrendorf
nomme classes ou groupes de conflit et qui peuvent impliquer des engagements dans des actions
collectives. La diversité des situations de commandement se réduit toujours à une opposition entre les
groupes dirigeants et les groupes soumis/ dominés.
Les élites et les autres groupes impliqués dans ces relations sont des quasi-groupes dans le sens où ils ont
des intérêts latents en commun qu’ils peuvent mobiliser pour agir en fonction de leurs rôles respectifs
(actionnaires, travailleurs, gestionnaires, etc.). Ces intérêts sont latents tout pendant que les individus
restent inconscients de ceux-ci. Ceux qui occupent des positions semblables ont donc des intérêts
communs qui ne donnent lieu à une mobilisation collective que lorsqu’ils deviennent manifestes,
c’est-à-dire qu’ils deviennent des réalités subjectives ou “ psychologiques ” pour les acteurs concernés.
Ces intérêts devenus manifestes deviennent les supports de groupes d’intérêts organisés avec un
programme, etc. Ce sont ces groupes d’intérêts qui entrent dans les conflits les plus significatifs
socialement et qui deviennent les agents du changement.
Pour Dahrendorf, dans son examen des formes spécifiques que prend la stratification sociale dans les
sociétés post-capitalistes, dit que les hiérarchies d’autorité prennent la forme de hiérarchie
d’occupations/ professions. La structure des professions/occupations devient une structure de
récompenses, d’avantages et de désavantages. C’est à travers la structure occupationnelle que les
relations d’autorité s’articulent avec des différences de statut. Donc, les individus qui participent à des
mêmes rôles professionnels forment un ensemble qui a les mêmes chances face à la vie. Les
changements de la stratification sociale dans le temps sont liés au changements qui touchent la division
du travail et par conséquent le système occupationnel. Il identifie 3 grandes transformations dans le
système professionnel :
-
La décomposition du capital : vient de la séparation des rôles dans les entreprises entre
actionnaires et gestionnaires engagés non pour leurs possessions mais pour leurs compétences
administratives ou la spécificité de leur formation. Les propriétaires d’actions n’ont plus de
contrôle sur le processus de production qui est le fait de gestionnaires salariés.
-
Décomposition du travail : il y a division du travail parmi les salariés entre les personnes
hautement qualifiées, semi-qualifiées ou sans qualification. De ce fait, Dahrendorf dit qu’il
devient difficile de parler de classe ouvrière tant les positions en terme de revenu et de prestige
se sont différenciées parmi les salariés. Pour classer ce “ mix ” de professions à l’intérieur du
salariat, il distingue les groupes sociaux bénéficiant d’une délégation d’autorité des autres
groupes sociaux exclus de l’exercice du pouvoir et qui occupent une position subordonnée dans
la hiérarchie : il s’agit d’un côté des bureaucrates et de l’autre, des travailleurs cols blancs. Les
bureaucrates, du fait de leurs intérêts latents, sont alignés sur les positions des groupes
dirigeants pendant que les autres s’alignent sur les groupes dominés. Quelles sont les tendances
dans lesquelles s’inscrit cette structure occupationnelle ?
-
L’institutionnalisation de la mobilité sociale : avec l’éducation, les positions occupées sur le
marché du travail ne sont plus déterminées uniquement par les parents. La formation devient un
moyen essentiel dans l’accès à certaines positions. Les attentes/ aspirations sont
institutionnalisées. Il y a de plus accroissement de la mobilité intra et inter-générationnelle.
-
Institutionnalisation de la citoyenneté : l’extension de la citoyenneté et des droits sociaux qui lui
sont attachés a limité la croissance des inégalités et a même facilité une relative égalisation des
chances et une capacité - quelle que soit la position occupée - à participer à la société de
consommation (politiques redistributives, état social, etc.). De ce fait il y a une plus grande
uniformité dans les styles de vie et une diminution des distinctions de statut.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
13
Etant donné le démantèlement et l’ouverture plus grande de la stratification sociale, Dahrendorf
s’intéresse en particulier aux groupes dirigeants qui selon lui ne représentent plus une minorité du fait du
développement considérable de la bureaucratie. Pour lui, ces groupes sont présents dans deux sphères
distinctes et indépendantes : la sphère politique et la sphère économique. Dans l’industrie, les blocs
sociaux en présence ne donnent pas lieu à un affrontement entre bourgeoisie et prolétariat dans le sens
où les conflits sont institutionnalisés (règles du jeu de la négociation, conventions collectives, etc.).
Dans le cadre de l’Etat, la classe politique forme un groupe dominant avec les bureaucrates et les
travailleurs en col blanc qui fait face à un groupe important composé de citoyens dominés hors de
l’appareil d’Etat (qui correspondent souvent aux dominés dans l’industrie) et des employés d’Etat
subordonnés (concierges, etc.).
A partir de cette analyse autour des situations de commandement, Dahrendorf essaye de construire un
classement des divers groupes sociaux qu’il nomme classes bien qu’ils ne soient pas construits sur le
critère économique. La séparation entre industrie et Etat (qu’on utilise aujourd’hui encore dans la
distinction entre public et privé) et la question de la qualification sont deux autres éléments qu’il prend
en compte dans sa classification.
Classes sociales
En % de
population
Elite
1
Classe de service
12
Ancienne classe moyenne
20
Elite de la classe ouvrière
5
Fausse classe moyenne
12
Classe ouvrière
45
Classe inférieure (underclass/ lumpenprolétariat)
5
la
L’élite correspond à ceux qui occupent (dans toutes les sphères de la vie sociale) des positions de
commandement, dont les gestionnaires et l’élite politique. La classe de service se réfère aux
bureaucrates et la fausse classes moyenne aux travailleurs en col blanc qui occupent une position
subordonnée dans les structure d’autorité. L’ancienne classe moyenne regroupe les entrepreneurs qui
sont propriétaires des moyens de production. Enfin, Dahrendorf divise la classe ouvrière (allemande) en
trois groupes selon leur situation de commandement : l’élite de la classe ouvrière bénéficie d’une
certaine autonomie dans son travail, la classe inférieure est inemployable et la classe ouvrière
traditionnelle représente toujours la grande part de ce groupe social.
E.O. Wright
Dans ses analyses et contrairement à Dahrendorf, Wright reste dans le schéma marxiste classique (dual)
en essayant cependant de comprendre et d’intégrer à ce schéma l’apparition d’une couche intermédiaire
qu’on commence à nommer la “ new middle class ”. Le schéma marxiste définit l’opposition entre deux
classes dites “ productives ”, l’une se référant au facteur travail (le prolétariat) et l’autre au capital
(bourgeoisie). La solution de Marx pour résoudre l’incomplétude de son modèle avait exclues les
professions intermédiaires de son analyse duale de par leur caractère “ improductif ”.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
14
Wright propose une autre solution à ce problème tout en restant cependant dans le schéma marxiste : on
peut prendre en compte cette classe intermédiaire à condition de reconnaître le fait qu’elle combine des
éléments de ces deux situations de classe que sont le prolétariat et la bourgeoisie. Il va s’intéresser ainsi
à la manière dont les relations capitalistes se sont transformées du XIXème siècle au XXème siècle en
générant la formation de nouvelles situations de classe intermédiaires. L’élément principal de cette
transformation est pour Wright la différenciation des relations de propriété. Il parle ainsi d’une propriété
légale (actionnaires) et d’une propriété économique (ceux qui ont le contrôle effectif des moyens de
production en les affectant là où ils veulent les affecter). Au XIXème siècle, ces deux types de propriété
se confondait dans la figure de l’entrepreneur capitaliste. Avec le développement des sociétés par action,
ce n’est plus le cas : la possession personnelle prend une forme plus indirecte.
Dans ces derniers travaux, il reconnaît toutefois qu’il existe encore des personnes qui cumulent les deux
rôles : celui de l’autorité liée à un poste de direction et celui qui est lié à la part d’action possédée dans
l’entreprise. Mais avec l’accroissement de la grandeur des entreprises, il devient de plus en plus difficile
pour un directeur d’avoir le contrôle sur tout ce qui se passe, il doit déléguer. Donc un groupe croissant
de managers va jouer le rôle du contrôle au quotidien des moyens de production. Cette distinction des
rôles est à son comble lorsque des entreprises possèdent une part de capital dans une autre. Là il y a
totale dissociation entre le rentier et le gestionnaire. La possession devient totalement impersonnelle.
En résumé, nous avons à faire pour Wright à une évolution qui va de la possession personnelle à la
possession impersonnelle. Cette évolution entraîne une différenciation des rôles entre actionnaires,
directeurs et managers. Les mécanismes de la propriété personnelle ne sont plus centraux dans la
structuration des situations de classe. Les directeurs et managers développent en effet leurs chances face
à la vie non seulement en fonction de leur situation dans la division du travail (travail qualifié et bien
payé) mais également en fonction de la situation de commandement qu’ils occupent au service du
capital : ils travaillent en quelque sorte au service du capital. Donc, l’autorité qu’ils acquièrent dans les
organisations est un élément que Wright prend en compte dans sa définition de la classe.
Wright va donc concevoir une classification qui intègre toutes les positions contradictoires entre capital
et travail. Les petits employeurs (petite affaire proche de la petite bourgeoisie mais ils ont des employés)
occupent une position contradictoire entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie ; les managers et
directeurs (pouvoir sur les moyens de production) ont une position contradictoire entre bourgeoisie et
prolétariat ; et les travailleurs semi-autonomes (une certaine autonomie dans leur travail) ont une
position qui se situe entre la petite bourgeoisie et le prolétariat. Les superviseurs ont un certain pouvoir
sur le travail des autres. Dans sa description, Wright parle de différentes positions de classe. La moitié
de la population se situe dans le prolétariat, le tiers dans les managers et superviseurs, et la bourgeoisie
représente 1 à 2 % de la population.
Bourgeoisie
Petits employeurs
Managers
Superviseurs
Petite bourgeoisie
Travailleurs
semi-autonomes
Prolétariat
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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Plus tard, Wright, pour revenir à la position marxiste, va évacuer la question de l’autorité pour revenir à
l’idée d’exploitation : dans ce sens les managers forment une classe qui exploite d’autres de par leurs
avantages dans les organisations bureaucratiques même si n’ont plus la possession du capital. D’autre
part, il va encore complexifier sa classification tout en conservant les mêmes idées de base.
En conclusion, on peut dire que ces deux auteurs essayent de prendre en compte le développement
important de la bureaucratie dans leurs compte-rendus de la stratification sociale. Cela les amène à
revoir les critères de classement qu’ils héritent des auteurs classiques. Chacun construit un bricolage
propre de ces critères pour rendre intelligible les divisions sociales de leurs sociétés respectives.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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LES APPROCHES STRATIFICATIONNISTES
LLOYD WARNER, TALCOTT PARSONS
Stratificationnistes et marxistes
On oppose souvent dans la littérature sur la stratification sociale, des approches marxistes se
caractérisant par la focalisation sur les rapport de classe, les conflits, l’opposition fondamentale entre
prolétariat et bourgeoisie, et des approches stratificationnistes qui privilégient une représentation
non-conflictuelle de la société comme une gradation régulière de strates du bas vers le haut. Cette
deuxième approche rassemble une grande variété d’auteurs qui essayent de classer les agents sociaux en
fonction de leur valeur sociale et le rang dans la société. Pour ce cours, nous nous intéresserons à la
manière dont le fonctionnalisme a abordé cette question et nous prendrons l’exemple de recherche
connu de Warner qui illustre bien la position fonctionnaliste de la stratification sociale.
Le fonctionnalisme
Le fonctionnalisme est un courant important de la sociologie qui postule, pour aller vite, que tous les
éléments et les caractéristiques du monde social sont là parce qu’ils sont nécessaires au fonctionnement
de la société dans son ensemble. Pour Talcott Parsons (1902-1979), principal représentant du
fonctionnalisme américain, la stratification est une hiérarchie d’unités dans un système social et cette
hiérarchie est liée à un système commun de valeurs. Autrement dit, on peut classer les individus dans la
société en fonction de la valeur sociale qu’ils possèdent, eu égard aux valeurs reconnues comme les plus
significatives et les plus partagées par les membres de la société (par exemple, la réussite individuelle
aux Etats-Unis). C’est donc le status au sens de Weber qui est au centre de la perspective adoptée sur la
stratification sociale.
Mon status social est ainsi le résultat du jugement des autres ; jugement qui se forge dans la plus ou
moins grande distance que mon style de vie entretient avec les valeurs reconnues dans la société, dans la
plus ou moins grande conformité des mes manières d’agir, de m’habiller, de vivre, etc. aux normes
dominantes de la société. En d’autres termes, le status social d’une personne est mesuré à son prestige, à
la reconnaissance dont il fait l’objet ; et le “ standing ” d’un groupe déterminé par l’évaluation sociale
qui est faite des différents aspects de son style de vie (habits, manières de manger, de dépenser son
argent, de passer son temps de loisirs, la fonction sociale occupée, les professions auxquelles les
membres du groupe peuvent prétendre, les relations entretenues ou possibles avec d’autres groupes,
etc.).
Plus précisément pour Parsons, ce sont les rôles sociaux qui sont au fondement de la stratification
sociale. En tant que systèmes d’attentes réciproques, ils fixent les conduites des individus et leur donne
leur place et leur valeur dans la société (rôle de père/mère, de médecin, d’ami-e, etc.). Dans les sociétés
contemporaines, et en particulier aux Etats-Unis, c’est la position professionnelle, le rôle professionnel
qui a l’importance la plus déterminante dans la définition du prestige d’une personne. C’est en effet ce
rôle-là qui est au cœur de la répartition des fonctions que chacun remplit dans la société : un médecin a
une fonction plus importante dans la société qu’un concierge donc il bénéficie d’un plus grand prestige.
Les positions professionnelles sont donc bien les unités de base de la hiérarchie du système de
stratification mais elles ne sont pas forcément les objets directs de l’évaluation et du jugement des
autres. Ce sont bien plutôt les propriétés et attributs attachés à ces positions professionnelles différentes
qui sont évalués. Ou, dit autrement, ce sont les qualités attachées à ces positions sociales qui sont
culturellement significatives que les autres seront enclin à juger (on ne juge pas une position sociale
mais ses propriétés). Parsons accorde ainsi une grande importance au système culturel, à la culture
partagée qui est une sorte de grammaire commune permettant l’expression d’une grande variété de
jugements. C’est à ce niveau-là que sont évalués les autres et qu’on leur attribue un status social
particulier. Il s’agit en fait d’une sorte de distribution sociale institutionnalisée des sanctions
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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symboliques. En résumé, Parsons nous dit que la stratification sociale, l’échelle graduelle des status,
consiste en un classement des positions sociales, mais à partir des qualités, des performances et des
propriétés qui y sont attachées.
Lloyd Warner (1898-1970)
Warner est un anthropologue qui s’est engagé, après des terrains ethnologiques “ exotiques ”, dans de
vastes études sur les communautés américaines. L’une d’entre elles qui s’est déroulée entre 1930 et
1935 dans une petite ville des Etats-Unis est restée connue par son apport dans la sociologie de la
stratification. Warner postule au départ qu’il “ existe dans toute société une structure intégrative, sorte
de clef de voûte sociale qui surdétermine les destins personnels (Lallement : 1993, p.67) ”. Si c’est le
système de parenté qui joue ce rôle intégrateur dans les sociétés traditionnelles, c’est en revanche sur le
système de stratification sociale que sont construites les communautés modernes et urbaines. Chaque
ville développe ainsi un système de stratification qui fournit un cadre favorable à l’intégration de tous
dans la vie de la communauté. Le système de stratification est donc aussi un système d’appartenance.
Il va donc s’employer à étudier empiriquement une petite ville afin de déterminer la hiérarchie sociale
implicite qui y prévaut. Pour cela, il va s’intéresser principalement à la manière dont les individus
eux-mêmes se classent et classent les autres. C’est donc l’évaluation ou les perceptions subjectives des
individus de la communauté qui seront sollicitées dans un premier temps. En demandant à des
informateurs puisés à différents niveaux de la hiérarchie sociale, Warner et ses collaborateurs partent du
principe que tous les gens utilisent une certaine image ou représentation des différences pour organiser
les relations avec les autres. Ils sont donc en mesure de classer les autres dans une hiérarchie en fonction
de leur prestige, de leur infériorité ou leur supériorité en relation avec les normes et valeurs sociales les
plus importantes. Ces jugements et évaluations subjectifs rendent également compte de la manière dont
les individus acceptent les autres dans leur groupe ou les rejettent. Cette première approche empirique
va conduire à la délimitation de 6 groupes que Warner va appeler classes sociales bien que représentant
des groupes de statut. Les chercheurs reconstituent ainsi la carte des strates propres à cette communauté
à partir des évaluations implicites et des procédures quotidiennes de jugement des individus.
Classes sociales en % de la
population
Upper-upper class
1,44%
Lower-upper class
1,56%
Upper-middle class
10,22%
Lower-middle class
23,12%
Upper-lower-class
32,6%
Lower-lower class
25,2%
Identification
Caractéristiques sociales
High WASP (White Anglo-Saxon
riches familles ayant une position Protestants), milieu fermé, tendance à
importante depuis plusieurs générations. l’endogamie
Milieux supérieurs fortunés: Imitation de la upper-upper class mais
richesse plus récente, “parvenus”, considérée comme moins distinguée
nouveaux riches
Actifs dans le fonctionnement de la cité,
Classe moyenne aisée :
et/ou
exercice
de
Hommes d’affaire, professions libérales revendication
responsabilités sociales ; entourés de
(avocats, médecins)
respect.
Moralité
affichée,
souci
de
Petite bourgeoisie:
Petits patrons, commerçants, cols blancs respectabilité, désir de réussite sociale.
au statut confirmé
Classe inférieure “ honnête ” : Modeste aisance, considérés comme
Boutiquiers, petits employés, ouvriers honnêtes et respectables
qualifiés
Déclassés socialement, habitat dégradé,
Population à statut précaire:
considérés
comme
Travailleurs
saisonniers,
chômage comportements
fréquent, forte représentation de “ asociaux ”.
minorités (Noirs, Italiens, etc.)
Tiré de Bosc (1993, p.25)
Aristocratie sociale:
Puis, une fois ces différentes strates définies, il vont constituer un indice statutaire composé de 4
éléments (profession, revenu, quartier habité, type d’habitat) pour classer n’importe quel individu dans
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
18
ces classes implicites, livrées par les informateurs. Cette classification est donc le résultat de perceptions
subjectives mais s’appuyant sur des conditions de vie objectives.
Un dernier point mis en évidence par Warner montre que suivant où l’on se situe dans la hiérarchie, les
individus ne voient les strates à partir du même point de vue et ne voient pas des différences là où en
voient des autres. Ainsi chez ceux qui se situent en bas de la hiérarchie, les hautes strates leur
apparaissent beaucoup moins différenciées ; ils mettent par exemple dans le même panier les deux
premiers groupes. A contrario, les “ upper-classes ” se représentent ces 6 classes mais en fournissant
plus de détails et de différenciations pour les groupes situés en haut de la hiérarchie. Nous avons donc à
faire, avec Warner à des groupes réels puisque identifiés par chacun. En résumé, le fait que les individus
puissent utiliser au quotidien des procédures d’évaluation – répétées dans chaque face-à-face avec les
autres - suggère l’existence d’un ordre social, de niveaux sociaux structurellement stables que le
chercheur est en mesure de dégager avec des outils empiriques.
Quelques références
SCOTT JOHN, 1996, Stratification and Power : Structures of Class, Status and Command, Cambridge,
Polity Press, pp. 93-126.
LALLEMENT MICHEL, 2000, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, Paris,
Nathan.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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ESPACE
PIERRE BOURDIEU
SOCIAL ET ESPACE SYMBOLIQUE
Pierre Bourdieu (1930-2002)
L’approche de Bourdieu marque un tournant important dans l’analyse de la stratification sociale. Tout
en reprenant l’idée de distinction des travaux de Weber, Bourdieu va développer une conception
structurale et en partie marxiste (opposition entre dominants et dominés) de l’espace social. L’essentiel
de ses travaux qu’on peut rapporter au thème de ce cours se trouve dans son ouvrage La Distinction
(1979). Dans cette œuvre centrale, il cherche à comprendre les logiques sociales qui sont au fondement
de la question du goût (culturel, esthétique, etc.) et des jugements de goût que nous faisons tous par
rapport aux autres. Il va montrer au travers d’analyses empiriques fouillées comment les classements
que nous faisons des goûts des autres sont liés à la position objective que nous occupons dans l’espace
social. En ce sens, le goût est une sorte de sens de l’orientation sociale. Mais il développe également
dans d’autres ouvrage (La Noblesse d’Etat en particulier), une véritable théorie du pouvoir qui renvoie
cette fois à la question de la domination liée à une position de décision de la destinée des autres.
L’espace social
Le concept d’espace social forgé par Bourdieu vise à appréhender le monde social de manière
relationnelle. Chaque individu occupe une position sociale qui a une certaine existence et une certaine
stabilité uniquement parce qu’elle est relativement différente de celle d’autres individus ou d’autres
groupes. En d’autres termes, la position que j’occupe dans l’espace social n’a de réalité que parce
qu’elle est proche ou éloignée d’autres positions, au-dessus ou au-dessous d’autres encore, entre telle et
telle position enfin (je suis ouvrier en opposition aux patrons ou aux intellectuels). “ Il n’y a pas de
position qui puisse uniquement se définir en soi ” (Accardo : 1997, p.44). En résumé, comme le définit
Bourdieu, l’espace social est “ un ensemble de positions distinctes et coexistantes, extérieures les unes
aux autres, définies les unes par rapport aux autres, par leur extériorité mutuelle et par des relations de
proximité, de voisinage et d’éloignement et aussi par des relations d’ordre, comme au-dessus,
au-dessous et entre ” (Bourdieu : 1994, p.20). Par cette formulation, l’auteur réfute aussi bien les
positions objectivistes (classer les groupes selon des critères que choisit le sociologue indépendamment
de la conscience des individus) que les positions subjectivistes (ne prendre en compte que les
perceptions qu’ont les individus de la position des autres par rapport à la sienne). Il essaye donc de
rassembler ces positions en affirmant que structures objectives et structures mentales sont liées dans le
monde social.
En premier lieu donc, l’espace des positions sociales est objectivement structuré. La position sociale
occupée par un individu est dépendante du volume et de la structure du capital qu’il possède. La
nouveauté par rapport au marxisme est d’ajouter au capital économique (ensemble des richesses
matérielles) – qui reste essentiel - le capital culturel (capacités intellectuelles, biens culturels possédés et
titres scolaires) qui est transmis par le milieu social d’origine et renforcé par l’école et la formation.
Au-delà du volume de capital (toutes espèces de capital confondues) qui donne une idée de la position
hiérarchique des individus, Bourdieu met donc l’accent sur la différenciation du capital pour placer les
individus et les groupes dans l’espace social. La première dimension hiérarchique du volume du capital
oppose entrepreneurs, professions libérales et professeurs aux plus démunis en capital économique et
culturel comme les ouvriers sans qualifications. Selon la seconde dimension (différenciation du capital),
on verra s’opposer en haut professeurs (plus riches relativement en capital culturel qu’en capital
économique) aux entrepreneurs (plus riches, relativement, en capital économique qu’en capital
culturel). A un niveau inférieur, on peut faire le même constat dans l’opposition à gauche et à droite du
schéma annexé entre instituteurs et petits commerçants.
En fin de compte, l’espace social n’est donc pas qu’un ensemble différencié qui comprendrait autant de
positions qu’il existe d’individus. On peut déceler dans cet espace social des proximités entre des
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
20
positions sociales ou comme les nomme Bourdieu, des classes de conditions d’existence. Ce ne sont pas
des classes réelles comme les définit Marx de l’extérieur, mais des classes théoriques, probables, qu’on
peut essayer de saisir à travers des outils de mesure statistique portant sur un grand nombre de
personnes.
L’espace des styles de vie
A cet espace des positions sociales, correspond pour Bourdieu un même système d’écarts entre des
propriétés, c’est-à-dire des pratiques et des biens possédés. Autrement dit, à des groupes de positions (ou
classes de positions) correspondent “ un ensemble systématique de biens et de propriétés, unis entre eux
par une affinité de style ” (Bourdieu : 1994, p.23). Ainsi, on trouvera des liens forts entre le fait d’être
ouvrier, d’aimer le vin rouge ordinaire (le goron ou le gamay), de faire du football, d’écouter de
l’accordéon, de regarder la télévision dans ses loisirs et d’aller en vacances au club Med. Ou encore, il y
a affinité entre une position sociale de professeur et la fréquentation des musées, la participation à des
spectacles de théâtre, l’écoute de musique classique, la possession d’une maison de vacances, la lecture
du Temps ou de la NZZ et la préférence pour le whisky single malt. Les propriétés, biens et pratiques,
des agents sociaux correspondent donc statistiquement à leur position sociale et plus particulièrement à
la classe de conditions d’existences à laquelle ils appartiennent. Il y a ainsi homologie entre l’espace des
positions sociales et l’espace des styles de vie composé des différentes propriétés et choix des individus.
Des combinaisons (statistiques) modales ou typiques sont ainsi mesurables entre des groupes de
positions sociales (définies par le volume et la structure du capital) et les propriétés des individus (au
sens de choix de biens et de pratiques). Bourdieu propose par conséquent une vision probabiliste.
Lorsque l’on est (naît) ouvrier, il y a de grandes probabilités qu’on adopte telles pratiques, qu’on aime
telles choses et qu’on achète tels objets.
Un espace théorique : l’habitus
Mais comment comprendre l’homologie et le passage entre ces deux espaces ? Qu’est-ce qui permet de
comprendre cette distribution structurée et probable des préférences des individus et des groupes
d’individus proches dans l’espace social ? Entre l’espace des positions sociales et l’espace des styles de
vie, Bourdieu introduit un espace théorique à travers la notion d’habitus compris comme principe
générateur et unificateur qui est structuré (par la position sociale) et structurant (des choix en termes de
pratiques, de biens, de prises de positions politiques, etc.). L’habitus est donc cette formule génératrice
qui transforme une condition sociale en un style de vie distinct et distinctif. En d’autres termes, en
amont, les habitus de classe ou les goûts propres à une classe sont les résultats de conditionnements
sociaux, de structures sociales (objectives) incorporées. En aval, ce sont des principes de classement des
pratiques des autres, de vision et de division du monde social. Cette double fonction de l’habitus est
illustrée ci-dessous par Bourdieu :

L’habitus comme produit de conditions d’existence
“ Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives – ce que mange
un ouvrier et surtout sa manière de le manger, le sport qu’il pratique et sa manière de le pratiquer,
les opinions politiques qui sont les siennes et sa manière de les exprimer diffèrent
systématiquement des consommations ou des activités correspondantes du patron d’industrie
(Bourdieu :1994, p.23) ; ”

L’habitus comme producteur de classements
Les habitus sont aussi “ des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de
vision et de division, des goûts, différents. Ils [les habitus ]font des différences entre ce qui est bon
et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est
vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même comportement ou le
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
21
même bien peut apparaître distingué à l’un, prétentieux ou m’as-tu-vu à l’autre, vulgaire à un
troisième. (Bourdieu, ibidem) ”
En résumé, on peut dire que l’habitus est tout d’abord l’ensemble des goûts, des préférences, des
dispositions à agir, à parler, à sentir les choses que l’on hérite de par la transmission et l’apprentissage
familial. C’est en premier lieu une sorte de programmation, de transposition des structures sociales
externes en personnalités (recevoir une éducation, c’est avant tout recevoir une éducation de classe).
Mais c’est aussi une grille de lecture des nouvelles situations que l’on rencontre, qui nous permet de
classer les gens, les pratiques, de reconnaître ce qui est adapté à notre condition sociale et à faire des
choix ajustés à ce qui nous a été inculqué. Ce concept permet par conséquent de comprendre comment
une position sociale peut être retraduite en style de vie.
Espaces des
positions sociales
Capital économique &
Capital culturel
Espace théorique :
l’habitus
Espace
des styles de vie
Les propriétés des agents
sociaux
L’existence des classes comme enjeu de luttes
L’espace social est cependant, nous dit Bourdieu, une construction intellectuelle, une réalité invisible à
l’œil nu. Personne depuis son propre point de vue lié à sa position social n’est en mesure d’embrasser du
regard l’ensemble des positions et des points de vue de l’espace social. On peut pourtant construire des
classes théoriques à partir des deux déterminants majeurs des pratiques et des propriétés que sont le
capital économique et le capital culturel. Ces classes sont théoriques dans le sens où elles n’existent que
sur le papier, sous le regard statistique du sociologue ; ce sont des groupes fictifs qui dessinent en
pointillés les plis les plus probables de l’espace social. Ces classes théoriques ne deviennent pas des
classes réelles par simple décision du chercheur. Si les gens proches dans l’espace social ont toutes les
chances d’avoir des affinités entre eux, cela ne signifie pas pour autant qu’ils constituent un groupe
mobilisé (une classe pour soi au sens de Marx). Ils définissent par contre des classes probables, qui ont
une prétention à exister mais qui, pour exister réellement, doivent s’engager dans un processus de
mobilisation collective.
C’est dans ce sens que Bourdieu dit que l’existence des classes est un enjeu de luttes. Les discours
politiques peuvent favoriser ou non la prise de conscience des différences et favoriser ou non l’identité
collective de groupes qui partagent les mêmes conditions d’existence. Mais tout discours politique est à
mettre en relation avec les positions sociales des individus qui les prononcent. Suivant où l’on se situe
dans l’espace social on a plus ou moins intérêt à le conserver en son état ou à le transformer. En d’autres
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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termes, exister en un point de l’espace social c’est aussi développer un point de vue sur cet espace social,
une perspective profondément liée à la position objective occupée.
Quelques références
ACCARDO ALAIN, 1997, Introduction à une sociologie critique : lire Bourdieu, Bordeaux, Le Mascaret.
BOURDIEU PIERRE, 1994, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil.
BOURDIEU PIERRE, 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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LA FIN DES CLASSES SOCIALES ?
ULRICH BECK, PIERRE ROSANVALLON
Ces deux auteurs contemporains ont été choisi parmi d’autres afin de montrer comment la plupart des
sociologues d’aujourd’hui inscrivent la question des inégalités sociales en dehors de la rhétorique des
classes sociales. Les analyses que produisent ces auteurs nous renseignent particulièrement bien sur
l’aller-retour entre la réalité observée et la manière de la nommer, de la conceptualiser. Conserver ou
abandonner le concept de classe est non seulement un enjeu d’analyse de la réalité sociale, mais aussi un
enjeu politique tant cette notion à servi de point de repère et d’identification pour plusieurs générations
d’ouvriers.
Beck : Persistance des inégalités sociales, disparition des classes sociales
Le propos d’Ulrich Beck dans son ouvrage central (La société du risque) est de démontrer à la fois
l’accroissement des inégalités sociales depuis la fin des années 70 et l’inadaptation du concept de classe
pour penser cette nouvelle réalité. Il propose pour combler ce décalage entre concept et réalité de parler
d’individualisation des inégalités sociales. Avant d’en arriver là, Beck dépeint les changements
essentiels qui ont entraîné la disparition des classes telles qu’on les concevait depuis le XIXème siècle.
L’effet d’ascenseur
La première évolution centrale se résume dans ce qu’il appelle l’effet d’ascenseur que la citation
ci-dessous reprend en quelques mots :
“ Suite à l’élévation du niveau de vie au cours de la reconstruction économique des années 50 et
60, et à l’expansion de la formation dans les années 60 et 70, de larges pans de la population ont
fait l’expérience de transformations et d’améliorations de leurs modes de vie, plus décisives au
regard de leur propre expérience que les écarts persistants entre leur situation et celles des autres
grands groupes (p. 167) ”.
L’augmentation de l’expérience de vie, la diminution du temps de travail (période d’activité
professionnelle durant la vie s’est rétrécie) et la croissance des revenus ont transformé les relations entre
le travail et l’existence. Le temps hors-travail s’est ainsi accru en même temps que la marge financière
de tous les salariés. De ce fait, les individus ont pu s’émanciper de leurs conditions de vie à l’extérieur de
leur vie professionnelle. La consommation de masse a coïncidé avec ce nouveau temps libre et cette
augmentation du revenu disponible. Les modes de vie se sont ainsi décloisonnés des milieux sociaux
traditionnels et les contacts se sont multipliés entre les cercles sociaux. A la place des différentes
cultures de classes fermées (golf, lieux de vacances, sociabilité de bistrot, etc.) s’installent des styles de
consommation inégaux (magasin d’antiquité, Ikea, etc.).
La mobilité sociale est un autre élément qui plaide pour la thèse de l’émancipation des individus de leur
origine sociale. Dans tous les pays européens, on constate que le tiers inférieur de la société a bénéficié
de l’essor du secteur des services (passage d’ouvrier à employé) et de la bureaucratie d’Etat (Beck
montre qu’en Allemagne, plus de la moitié des petits fonctionnaires et employés inférieurs provenaient
dans les années 70 des familles ouvrières et près d’un tiers des employés supérieurs). Même si les écarts
entre les grands groupes qui composent la société se maintiennent, l’ensemble de la structure sociale à
été en quelque sorte translatée vers le haut et c’est ce phénomène sur lequel s’appuie Beck pour justifier
sa thèse de l’émancipation des milieux traditionnels. L’existence des gens s’autonomise par rapport aux
liens d’origine et les trajectoires individuelles se complexifient (on recrée des cercles sociaux étrangers à
ceux dont on provient, (p.ex. passage d’un milieu ouvrier au milieu universitaire)).
La formation est un autre facteur déterminant dans cet effet d’ascenseur. Dès la fin des années 60, il y a
une généralisation de la formation : alors qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, en Allemagne,
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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environ 80% des jeunes avaient mis un terme à leur scolarité, ils ne sont plus que 40% au début des
années 80 dans la même situation. Si auparavant l’accès à la formation était clairement lié au milieu
social (boursiers/ héritiers), aujourd’hui il est généralisé (accès à l’université des jeunes d’origine
ouvrière en Allemagne : 2% en 1928, 18% au début des années 80) ce qui entraîne une rupture entre
générations. Rupture qui met fin pour Beck aux liens avec la culture de classe (culture politique,
relations de sexes dans le couple, modèle éducatif, etc.) tant les savoirs formalisés touchent une part
grandissante des nouvelles générations à partir de la fin des années 60 et remettent en question ce qui
était transmis par la famille et le milieu d’origine.
Toutes ces évolutions sont le résultat d’un processus d’individualisation qui détruit les cadres de la
classe d’origine et de la famille (inégalités de sexe).
Individualisation de l’inégalité sociale
Avec l’attachement de droits sociaux au salariat, les salariés se sont émancipés des rapports de classes
concrets qui s’étaient constitués au XIXème siècle dans la phase naissante du capitalisme (voire Castel).
Pour Beck, ce phénomène est le résultat des luttes du mouvement ouvrier qui, par ses succès, a
transformé ses propres conditions d’existence. Chacun est désormais renvoyé à lui-même pour assurer
ses propres conditions matérielles. Cette individualisation est donc liée aux nouvelles conditions du
marché du travail et non pas, comme au XIXème, à la possession de capital (bourgeoisie). Il y a eu un
transfert du mouvement ouvrier (rempart contre l’individualisation, solidarité contre la paupérisation)
de la rue vers les couloirs de l’administration : émergence de droits individuels, protection contre les
risques, conventions collectives, professionnalisation des syndicats, etc.
Retour à Marx. En référence à Marx, Beck dit qu’il y a donc aujourd’hui un capitalisme sans classes
(classe étant entendu dans le sens hérité du XIXème : conditions de paupérisation qui entraînent la
solidarité entre les gens) et sans classe ouvrière. Ce qui ne veut pas dire que si les inégalités sociales se
creusent par la suite, il ne puisse y avoir à nouveau constitution de classes sur d’autres bases.
Retour à Weber. Mais pour Beck, l’approche des classes sociales de Weber n’est pas plus valable que
celle de Marx aujourd’hui. Pour rappel, Weber défendait l’idée selon laquelle la société capitaliste du
XIXème est une adaptation de la société féodale par “ états ” - i.e. des communautés séparées par des
liens de mariage, de voisinage et d’entraide – au capitalisme naissant. Au XIXème siècle, c’est le rapport
de ces communautés au marché du travail qui donne lieu à des conditions de classes différenciées. Pour
Beck, les divers groupes communautaires (qu’ils se justifient par une situation de status commune
(période féodale) ou une situation de classe commune (capitalisme)) se sont destructurés avec l’essor de
l’Etat-providence.
La fin des grands groupes (classes, strates ou états). Pour Beck, on ne peut plus continuer de définir la
société en termes de classes ou de strates si les individus ne se perçoivent plus dans ces catégories ni
n’agissent en fonction de celles-ci : il y a un décalage avec la réalité. Il en est de même des théories de la
stratification sociale qui sont une version édulcorée des classes sociales en étirant et diluant les classes
sociales en strates plus floues. Pour Beck, les approches en termes de classes ou de strates confondent
deux choses : la persistance des écarts entre les grands groupes dont on présuppose l’existence et la
question de savoir si la structure sociale répond à une logique de classe ou de stratification sociale.
Pour Beck donc, les relations d’inégalités sociales et leur caractère de classe peuvent évoluer
séparément.
Beck propose ainsi une autre analyse et une autre conceptualisation à partir de deux observations de base
de la situation actuelle :
1. Comme nous venons de le voir, dans une situation où les écarts de revenus sont restés constants
(même si à un palier plus élevé), les classes se sont détraditionnalisées, dissoutes.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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2. D’autre part, la dissolution des classes ou des strates s’accompagne aujourd’hui - à travers le
chômage de masse - d’une augmentation des inégalités sociales.
La nouvelle pauvreté et le chômage de masse : un effet d’ascenseur inversé
Le phénomène de la nouvelle pauvreté avec le chômage de longue durée vient renforcer la thèse de
l’individualisation. Le chômage est un risque qui touche les individus à un moment de leur existence et
ils ont à y faire face individuellement, sans pouvoir se raccrocher à un destin de classe, c’est un destin
individuel. Le clivage qui scinde la société est celui qui sépare une majorité de personnes actives (en
déclin) et une minorité croissante de chômeurs, travailleurs occasionnels ou précaires, de pré-retraités
ou de personnes n’ayant plus accès au marché du travail. Nous avons à faire aujourd’hui à un face-à-face
individuel au marché du travail dans lequel aucune identité collective n’est mobilisable.
Le phénomène du chômage et de la précarité est ambigu : il peut toucher toutes les catégories de la
population (un tiers de la population en a fait l’expérience en Allemagne) mais en réalité, il en touche
plus certaines que d’autres. En même temps il ne donne pas lieu à des conditions de vie spécifiques qui
rapprocheraient les gens les uns des autres et ne s’inscrit pas dans des rapports de classes même si
l’origine sociale n’y est pas pour rien. Pour montrer l’ambiguïté du phénomène, Beck utilise la
métaphore du métro : la majorité des chômeurs font des va-et-vient (chômeurs d’origine assis, les autres
montent et descendent, seule la nuit permet aux gens restés dedans de se côtoyer, de se connaître et de
partager des expériences communes). Il s’agit ainsi d’un phénomène de masse mais qui reste
individualisé du fait d’une grande proportion d’individus nomades (qui montent et descendent). La
visibilité du problème est rendue d’autant plus difficile que la politique du chômage contribue à faire de
cette expérience une expérience individuelle de laquelle il faut se sortir rapidement et seul (périodes
d’indemnisation courtes, statistiques peu claires, tournus, etc.). Beck fait le même raisonnement
lorsqu’il aborde la nouvelle pauvreté. Marquée par le divorce et des conditions de travail précaires, la
nouvelle pauvreté (working poors, familles monoparentales) est peu visible puisqu’elle reste cantonnée
dans la sphère privée.
Conclusion de Beck : les inégalités sociales qui prenaient la forme d’oppositions de groupes, s’insinuent
maintenant dans des oppositions entre des moments déterminés de l’existence : répartition
biographique des inégalités sociales. Les aspirations des gens aujourd’hui tournent plus autour de la
question du sens du travail qu’autour de l’accès à un revenu plus et/ ou à un mode de vie bourgeois. Il y
a individualisation concrète des conditions de vie et des catégories à disposition pour se situer dans la
société (langage psy, destin personnel, culpabilisation face à l’échec, dépression, etc.). Pour Beck, les
indicateurs statistiques et les débats publics sont dépassés face à ces réalités et ils forment un voile face
à l’accroissement des inégalités. Les inégalités restent dans une zone de flou alors que d’autres
inégalités reviennent au premier plan : inégalités ethniques, hommes/ femmes, de génération en
particulier.
Rosanvallon : les deux inégalités
Rosanvallon suit les mêmes constats que Beck quand à la perte de lisibilité de la société : les catégories
de classes sociales n’ont plus le pouvoir explicatif qu’elle avaient auparavant et elles ne constituent plus,
pour les individus, des clefs de lecture de leur situation. Nous n’allons pas revenir sur les changements
qui ont abouti à cette situation mais focaliser notre attention sur le thèse centrale de son livre (Le nouvel
âge des inégalités), c’est-à-dire la définition de deux types d’inégalités : les inégalités structurelles et les
inégalités dynamiques. L’intérêt de cette approche réside dans un aller-retour entre la mesure des
inégalités et la perception des inégalités.
Pour Rosanvallon, si certaines inégalités sont restées stables, d’autres inégalités, non encore
perceptibles au travers des outils statistiques à disposition, se sont accrues. La perception précède donc
la mesure de la réalité.
Cours stratification sociale/ Fabrice Plomb
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Inégalités structurelles : les inégalités sont structurelles au sens où, héritées d’un passé long, elles ont
été partiellement intériorisées par la société (inégalités mesurées par la différence de revenu entre
catégories sociales par exemple : professions libérales, cadres, dirigeants, employés, ouvriers). Ces
inégalités sont institutionnalisées, elles sont confirmées par tout un ensemble de dispositifs :
conventions collectives, catégories socio-professionnelles qui sont au fondement des grilles de salaires,
etc.
Inégalités dynamiques : il y a inégalité dynamique lorsque les individus au sein d’une même catégorie,
ne sont pas confrontés aux mêmes situations ; certains salariés seront au chômage, d’autres précaires,
d’autres en sous-emploi, etc. Lorsque les mécanismes régulateurs du système économique fonctionnent
(croissance économique reprend), ces inégalités sont transitoires. Par contre, lorsqu’elles prennent de
l’importance comme c’est le cas aujourd’hui, elles ont pour effet de fractionner les catégories et de
rendre moins lisible la société. Il n’y a parfois plus de différence de revenu entre un entrepreneur en
faillite, un cadre au chômage ou un salarié en emploi précaire. La croissance de ces inégalités
dynamiques finissent par modifier la structure sociale et par en affaiblir la cohérence. Ces inégalités
produisent une rupture d’appartenance pour ceux qui sont exclus de leur catégorie du fait d’un accident
de parcours.
Pour Rosanvallon, la perception d’une augmentation des inégalités (qui est justifiée), est la conséquence
de trois catégories d’événements :

Un affaiblissement des principes d’égalité qui étaient auparavant partagés par tous.

Une croissance des inégalités structurelles : inégalités de revenu, de dépenses, de patrimoine,
d’accès à l’éducation, etc.

L’émergence d’inégalités nouvelles, conséquences des évolutions techniques, juridiques, et
économiques.
Les problèmes de la statistique
La généralisation du chômage, la différenciation des ménages (il existe différents modèles de ménages
qui ne sont plus mesurables à travers le revenu du chef de famille (deux personnes travaillent), stabilité
des couples, familles recomposées, etc.), la variabilité des droits sociaux selon situation d’emploi, etc.
complexifient la mesure traditionnelle des inégalités. Les catégories socio-professionnelles ne
permettent de comprendre la société qu’à condition de compléter cet indicateur par plusieurs autres : le
statut d’emploi (contrat à durée déterminée/ indéterminé), la génération de naissance, l’ancienneté dans
l’entreprise, la qualification, le patrimoine accumulé, le capital social, etc. Les inégalités nouvelles ne
s’observent donc vraiment qu’au prix d’un suivi dans la durée des trajectoires individuelles : ce sont
pour beaucoup des inégalités de parcours.
Quelles sont donc plus précisément ces inégalités nouvelles qui sont issues du changement social :

Avec l’effritement du salariat ou la “ déstabilisation des stables ” (Castel) on voit s’opposer un
monde du travail précaire ou du travail indépendant à des carrières professionnelles linéaires. La
nouveauté vient du fait que l’affectation à un monde ou l’autre est perçu comme aléatoire : deux
personnes ayant fait les mêmes études peuvent se retrouver quelques années plus tard dans un statut
totalement différent. C’est de cette inégalité de parcours qu provient le sentiment d’injustice.

Le travail des femmes : la proportion des femmes sur le marché du travail a considérablement
augmenté depuis les années 70, mais les inégalités en leur défaveur sont importantes : différences
de salaires avec les hommes, plus concernées par des postes précaires (temps partiels contraints),
taux de chômage plus élevé, etc.
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
Les inégalités géographiques : part du fonctionnariat ou des postes de travail publics selon les
régions (cf. la poste ou les CFF en Suisse : fermetures de gares et de bureaux de poste dans les
régions périphériques).

Les inégalités entre générations : il y a des choix de société qui concernent les générations, ponts
pour les préretraités ou pour les plus âgés qui sont au chômage, augmentation des cotisations et de
l’âge de la retraite pour les actifs, diminution ou suppression pour les jeunes de l’assurance
chômage. Les décisions prises en matière de redistribution entre les générations est un enjeu
majeur qui construit des inégalités en fonction de l’âge de naissance.

Les inégalités de prestations sociales : en Suisse, on peut penser par exemple aux subventions
d’assurance maladie, aux bourses d’études, aux logements sociaux, etc. qui sont octroyés en
fonction de seuils et de limites de revenus. Ces seuils d’accès aux prestations sociales installent des
différences de revenu importantes entre des ménages qui ont un niveau de vie très proche.

Inégalités face au système financier : inégalités dans l’accès au crédit, à la rémunération des
comptes bancaires (selon le revenu) et inégalités de service (Cf. limites au retrait posées par les
grandes banques (UBS, CS, etc.)).

Les inégalités de la vie quotidienne : inégalités devant la santé lorsque l’hôpital régional a fermé
ses portes, inégalités face au bruit (ex. des autoroutes), aux incivilités suivant le quartier dans
lequel on habite, face aux transports publics. Ce qui pose problème, c’est que ces inégalités sont
souvent cumulatives et qu’elles se concentrent sur certaines populations.
Principes d’égalité
Le travail des inégalités dynamiques est de produire de la différence de proximité et de la
désappartenance sociale. Les personnes qui partageaient auparavant les mêmes conditions, la même
appartenance, se retrouvent aujourd’hui dans des situations différentes ce qui entraîne des sentiments
d’injustice. La multiplicité de ces inégalités de parcours aboutit à la question suivante : pourquoi le sort
de l’autre est-il différent du mien ? Le problème des inégalités dynamiques, c’est qu’elles n’apparaissent
légitimées par aucun principe d’égalité connu ; ils s’appuient tous en effet sur la confiance et la croyance
en un avenir meilleur (a travail égal salaire égal, égalité des chances face à l’école, etc.). Or, dans la
situation actuelle, les lendemains sont perçus comme potentiellement moins bons qu’aujourd’hui. Les
conditions initiales dans lesquelles chacun aborde la vie sont donc d’un poids plus lourd. C’est ainsi
d’aujourd’hui et non de demain que l’on attend l’égalité des conditions. Il y a donc remise en question
des principes d’égalité tendus vers le futur et ce, d’autant plus qu’ils apparaissent comme totalement
bafoués par les élites au pouvoir (cf. débâcle de Swissair et primes de départ, salaires des dirigeants de
Swisscom ou des dirigeants d’entreprises en difficulté, familles riches recevant des prestations sociales,
etc.). Souffrances individuelles et sentiment d’injustice n’ont ainsi plus de mots pour se dire, ni de
référence collective pour être reconnues.
Quelques références
BECK ULRICH, 2001, La société du risque: sur la voie d’une autre modernité, Paris, L’Aubier.
FITOUSSI JEAN-PAUL, ROSANVALLON PIERRE, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Le Seuil.
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