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Dossier Accompagner les exclus
"Je cherche un
travail charmant"
Intervenir en qualité de psychologue clinicienne dans un centre de formation proposant des
stages de réinsertion pour un public ayant un bas niveau de qualification confronte
inévitablement au déterminisme social et au devenir du sujet face à ce déterminisme.
Hélène de la Vaissière
Psychologue clinicienne
, ai
animé il y a deux ou
trois ans une session
auprès de « Érémistes »
dans une petite ville de
la banlieue lyonnaise,
anciennement très indus
trialisée et actuellement
entièrement anéantie. Il
s'est révélé, au cours des heures
passées avec le groupe, que tous
les participants avaient fréquenté
la même classe de perfectionnement quinze ans auparavant. Ils
s'interpellaient sur ces années
passées ensemble... et j'assistais
aux retrouvailles... Leur plaisir
n'avait d'équivalent que mon
malaise,
C'est le conte (compte) de trente
années de vie'. Non l'enfance
n'était pas la rue, mais l'amour
de sa mère, ses absences à
l'école pour cet amour, pourquoi
l'école ? Elle n'a jamais fait
l'homme. Le père travaille, il a
même une bonne place à ce qu'on
dit et il n'a été qu'un an à l'école
coranique. Ce fut donc les
voyages en Algérie avec la mère,
se replonger avec elle dans la
chaleur du village, et puis l'âge
de prendre conscience
le collège, la voie parallèle, la
classe de perfectionnement, un
autre chemin... les chahuts, l'essai de maîtriser cette langue
étrange, étrangère, de calculer,
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LE JOURNAL DES PSYCHOLOGUES - AVRIL 97 - N° 146
découvrir
l'envie
d'apprendre
mais
c'est déjà
trop
tard,
quatorze ans, bientôt quinze.
Trop tard ou trop tôt, ce le sera
toujours, rattraper ce que l'on n'a
jamais eu, s'essayer à tout sans
parvenir à rien, chercher la porte
dans le labyrinthe tissé par ceux
qui vous veulent du bien, zoner...
Sortir du collège, sortir du quartier...
Premier
stage
:
essai
en
menuiserie industrielle, plaisir
de quelque temps.
Deuxième stage, puis 3e, 4e
stage parking, au moins là se
lever, sortir tôt, rentrer le soir
comme un travailleur, un peu
d'argent gagné... encore quelques
mois sur une vie... Un boulot en
intérim quelques jours, pas le
temps de s'habituer mais « ils »
me rappelleront...
Vingt-cinq ans : le droit au RMI...
vingt-cinq ans déjà !
Il va avoir trente ans et est assis
en face de moi, il sourit...
La place du psychologue clinicien
au sein d'institutions gérant l'insertion renvoie à la crainte de
rendre la personne responsable
de sa pauvreté, responsable de
son histoire sociale au lieu d'être
sur le registre de la militance
pour l'égalité des droits.
E. Goffman dit : « le stigmatisé,
tout en éprouvant un sentiment
d'ambivalence à l'égard de sa
propre personne, peut accomplir
un effort pour dissimuler son
stigmate ou y porter remède. Le
concept d'identité personnelle
par rapport à l'identité sociale
permet
donc
de
prolonger
l'analyse de la désignation ou de
l'étiquetage et d'examiner le
contrôle de
l'information qu'un individu peut
exercer sur la défiance ou le discrédit qui le caractérisent... L'individu dispose d'une marge d'autonomie de la définition de soi ».
Toute intervention auprès d'une
personne en rupture sociale va
donc se situer à la fois sur un
registre social (connaissances des
mesures d'insertion) et sur un
registre
clinique,
aide
à
la
compréhension de son histoire
personnelle.
C'est en permettant à la personne
privée d'emploi de repérer quelle
place prend sa nouvelle réalité
sociale dans son fonctionnement
psychique et quel sens prend la
confrontation de cette réalité avec
son histoire que nous pouvons
l'aider à réaménager des espaces
psychiques qui lui permettent
d'investir différemment le champ
social, de recréer des liens sociaux
professionnels ou non.
« Je cherche un travail charmant »
est un clin d'oeil à cette femme
interrogée par un journaliste, « au
20 h », au sujet de la mise en place
des zones franches. Elle débutait
un stage d'insertion et parlait ainsi
de son avenir professionnel : « le
travail est comme le prince charmant... » On peut traduire que le
travail tenait une place privilégiée
dans sa psyché ; même irréalisable, avec une connotation incestueuse, il était représentable. Pour
certains, il ne l'est pas ou plus.
Dans le champ des représentations
préconscientes, le psychologue a
un rôle à jouer et met en regard les
représentations de soi/les représentations sociales, l'image de
soi/l'image sociale.
L'organisme de formation où j'interviens accueille des adultes
(plus de vingt-cinq ans) ayant un
bas niveau de qualification
demandeurs d'emplois longue
durée, femmes analphabètes, personnes étrangères ne maîtrisant
pas ou peu la langue française...
En mars 1990, la Direction Départementale du Travail et de l'Emploi émet la proposition d'un
fonctionnement en plateforme
(regroupement de plusieurs organismes jouant des rôles complémentaires) et donne une information sur un possible financement
d'actions expérimentales par la
Direction Régionale du Travail et
de l'Emploi. L'équipe de formateurs dépose un projet d'antenne
«accompagnement et suivi» de
manière à prendre en compte un
certain nombre de difficultés des
stagiaires mises à jour au cours de
la formation : orientation inadéquate, manque de confiance en
soi, aide à la recherche d'emploi
pendant les six mois suivant la fin
du stage, souffrances psychiques
entravant à la fois les apprentissages et l'élaboration d'un projet
professionnel.
L'antenne comprend donc un
accueil individualisé des candidats, une aide à la recherche d'emploi, un atelier théâtre et une permanence de psychologues. Les
formateurs souhaitaient que la
psychologue soit membre de
l'équipe, repérée comme telle par
les stagiaires. La psychologue clinicienne intervient avec une compétence particulière, compétence
qui se trouve de ce fait mise à la
disposition de l'équipe et des stagiaires.
L'entrée en formation apparaît
comme porteuse d'espoirs, de projets, de résolutions de problèmes.
La présence d'une psychologue,
en prenant en compte la souffrance psychique, rappelle la complexité de toute demande de changement (acquisitions cognitives
ayant pour objectif d'être négociables dans une recherche d'emploi) et les conflits qu'elle
engendre au niveau de la réalité
psychique et qui vont se jouer sur
le terrain de la réalité sociale.
L'intervention de la psychologue
est double :
- interventions auprès de groupes
entrant en formation,
- entretiens individuels d'accompagnement durant le stage.
Intervention
auprès de groupes
Les personnes socialement disqualifiées interrogent les liens
entre leur histoire sociale (trajectoire sociale, culture et valeurs) et
le traumatisme de la perte de leur
place dans la société. Le travail
groupal amène toute une série
d'échos, de contrats narcissiques.
L'approche groupale ouvre à une
élaboration collective de manière à
passer d'une position d'objet de la
crise économique à une position
L'ENTRÉE EN
FORMATION
APPARAIT COMME
PORTEUSE
D'ESPOIRS, DE
PROJETS, DE
RÉSOLUTIONS DE
PROBLÈMES
de sujet avec l'étayage des autres
membres du groupe. Le groupe
permet à chacun un réinvestissement narcissique dans un lieu
socialisant. Je propose des supports pour faciliter la prise de
parole et l'implication de chacun.
Je me suis inspirée de la
démarche du Laboratoire de
changement social de Paris VII.
Je pars d'un thème général qui
articule les dimensions sociales,
culturelles et affectives de la
personne. Le groupe partage des
références
communes
ou
échange sur des pratiques
culturelles
différentes
(par
exemple autour de la scolarité et
des lieux d'apprentissage). Chacun transmet ou non une parole
plus personnelle sur le sens que
prend l'entrée en formation.
Suivi
psychologique
la
Un durant
entretien individuel
vient clore
le travail
de groupe. Le stagiaire
formation
ACCOMPAGNER
LES EXCLUS
peut y faire part d'une demande de
suivi ou l'émettre à tout autre
moment de la formation. Il a pu, au
sein du groupe, faire l'expérience
d'une écoute différente et avoir ainsi
une représentation d'un travail
psychique.
Les demandeurs sont des personnes
confrontées à une symptomatologie
antérieure
à
la
formation
(dépression, conduites addictives,
troubles du sommeil...) ou qui présentent des difficultés directement
liées à la situation d'apprentissage
(manque de concentration, troubles
de mémoire). En tout cas, le
traumatisme de la perte de l'emploi
s'adjoint à d'autres traumatismes. Le
sujet en s'appropriant le traumatisme
social comme un traumatisme
personnel le rend compréhensible. Il
intégre le sentiment de pouvoir agir
sur lui et ses conséquences. Il réduit
ainsi la part du déterminisme mais
surtout ne s'y sent plus enfermé.
En conclusion, l'entrée en formation
de personnes socialement disqualifiées signe le retour à une
rythmicité quotidienne. Le rythme
éveille à la pensée alors que se noue
un contrat narcissique entre le sujet
et l'équipe formatrice, le sujet et le
groupe de pairs. La personne, par
ces liens intersubjectifs, pourra
historiciser son parcours social.
Le psychologue en intégrant des
références plurielles (sociologique,
ethnologique,
psychanalytique)
s'attache à l'émergence de la pensée
et en particulier à celle qui
accompagne les démarches de réinsertion dans la réalité quotidienne.
Hélène de la Vaissière
Bibliographie
De Gaulejac V., La lutte des places, Hommes et
Perspectives, Marseille, 1994.
Goffman E., Stigmates - les usages sociaux des
handicaps, Editions de minuit.
Kaës R., « Pacte dénégatif et alliances inconscientes » in Gruppo, n° 8, nov 92.
LE JOURNAL DES PSYCHOLOGUES - AVRIL 97 - N° 146
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