Le Misanthrope Ce texte se situe au tout début du Misanthrope. Elle a pour but de présenter le présenter le caractère d’Alceste, misanthrope, dont les excès sont l’objet de la comédie. Face à Philinte qui incarne les valeurs doxales, Alceste soutient une opinion contraire qui l’oppose à la fois à son ami et au jugement commun. Il s’agit donc d’une controverse où s’affrontent opinions doxale et paradoxale. Une fois établies les caractéristiques de cette controverse et le jugement de Philinte, le caractère d’Alceste pourra être dessiné, à la fois quant aux valeurs auxquelles il se réfère et à l’excès qu’il manifeste. 1° Une controverse déséquilibrée 1) Un jugement introductif Alceste, expliquant les raisons de sa colère, se réfère à une scène qui a précédé mais qui n’a pas été représentée. Alceste doit donc raconter de façon assez précise cette scène et son discours initial, qui porte sur un acte passé a donc les caractéristiques et le plan d’un discours judiciaire : l’exorde, avec chef d’accusation, la narration qui relate les faits et la conclusion qui envisage une punition possible. Ce jugement débouche alors sur une controverse : le jugement sans appel d’Alceste est relevé de façon ironique par Philinte qui pose alors une question sur le bien-fondé d’un comportement : « Que voulez-vous qu’on fasse ? ». Cela permet à l’un et à l’autre de développer des arguments pour défendre leur opinion. Le jugement violent d’Alceste donne donc lieu à délibération. Le sujet de la controverse est en relation avec le reproche initial : Philinte a répondu de façon courtoise à un homme qui lui est presque inconnu et, en tout cas, indifférent. Devant le reproche d’Alceste, Philinte énonce la question sur laquelle portera la discussion : faut-il ou non répondre à l’amabilité de quelqu’un qui vous est indifférent ? 2) Le sujet de la controverse Alceste a violemment pris parti contre : être aimable avec quelqu’un que l’on aime pas suppose une part de feinte qui n’est pas morale. C’est une accusation d’immoralité qui est portée contre Philinte, initialement. Alceste développe une argumentation diversifiée, mais toujours fondée sur l’éthique d’un homme d’honneur. Philinte, en accord avec la « bienséance » doxale, évoque le lien social qui détermine un comportement systématiquement poli, qui permet aux gens du « monde » de se reconnaître entre eux. 3) Deux opinions tranchées et excessives Alceste, conformément à son besoin de sincérité, se montre très entier, peu soucieux de négocier ou de se concilier son interlocuteur. Ses prises de position sont agressives et contrarient toujours celles de Philinte. A l’inverse, celui-ci est toujours conciliateur et ne s’oppose jamais directement à Alceste. Il se borne à nuancer ses propos de façon ironique et à le contredire en évoquant les circonstances et l’opinion commune. Ces deux attitudes reflètent les excès de l’un et de l’autre : excès d’une attitude systématiquement agressive d’une part, d’une attitude systématiquement conciliatrice de l’autre. Au détriment de la bienséance dans le premier cas, de la vérité dans l’autre cas. La conciliation de Philinte, en effet, ne doit pas faire oublier à quel point lui-même est systématique aussi ; à quel point lui non plus, en réalité, ne cède en rien à son adversaire. 2° Une politesse trop systématique 1) L’ironie de Philinte Alceste accuse Philinte d’avoir privilégié le comportement poli à la sincérité du cœur. C’est effectivement de politesse que Philinte fait preuve tout au long du texte. Ses réponses sont toujours des réponses conciliatrices : après le « jugement » d’Alceste, il ne nie pas les faits, mais fait remarquer l’exagération d’Alceste qui vient de proposer la pendaison comme punition virtuelle d’un comportement comme celui de Philinte. En demandant grâce, Philinte accepte – sur un mode ironique – le jugement et même une punition éventuelle. Il se borne à relever l’hyperbole : sa faute existe sans doute, mais elle est, somme toute vénielle, et ne nécessite pas de si longs discours. Ce n’est pas très agressif à l’égard d’Alceste puisqu'il ne nie pas le fait, même s’il le minimise. 2) Un parti pris de conciliation Ses deux réponses suivantes sont conciliatrices. Aux sentences d’Alceste, Philinte répond en arguant l’occasion (lorsqu’un homme vous vient embrasser) et la convention (quand on est du monde). Lorsqu’Alceste énonce une sentence du type : on ne doit jamais parler de façon futile, Philinte oppose l’occasion (il y a des moments où on ne peut pas ne pas…). Il ne s’agit pas de la parole elle-même mais de la réponse à un comportement affable (réponse mise en valeur par les répétitions « rendre offre pour offre et serments pour serments »). Ni sentence ni prise en charge personnelle, la réponse de Philinte évoque cette occasion : il faut bien (on est alors amené à). Ce n’est pas – comme chez Alceste – une prise de position concernant une conduite générale, mais une conduite (opposée) déterminée par l’occasion. Il s’agit donc d’une contradiction. Dans le deuxième cas, Philinte oppose à la sincérité privée dont parle Alceste une conduite d’ordre public (quand on est du monde). Il ne s’agit pas – dit Philinte – de relations amicales privées mais de relations purement sociales, d’ordre public qui sont tout à fait différentes et qui n’impliquent pas la morale mais une forme d’usage d’ordre esthétique lié à l’homme du monde. Philinte fonde son argument sur la dissociation privé/public et, là encore, ne nie pas directement les valeurs d’Alceste, simplement rejetées dans la sphère du privé. La dernière intervention de Philinte consiste à pousser le raisonnement d’Alceste à l’extrême pour montrer qu’il peut aboutir à un comportement absurde. Ce raisonnement, plus agressif que les précédents se fonde toujours sur la conciliation de l’exception, même si elle est fréquente : « il est bien des endroits… », « parfois ». Le raisonnement par l’absurde est – assez naturellement – fondé sur une question : « serait-il à propos… ? ». L’attitude d’Alceste (ne pas être poli) reformulée comme « dire la vérité, dire ce que l’on pense » aboutit à l’attitude la plus agressive possible : dire sa haine. 3) Un rejet social Pourtant, Philinte dévoile ainsi son propre système. La politesse, la bienséance, doxalement reconnues, familières et acceptées par avance par le public du XVIIe siècle, apparaissent comme trop systématiquement utilisées. Pour nous, à qui elles ne sont plus si nécessaires, elles peuvent apparaître comme des préjugés. Tant que Philinte se fonde sur des considérations d’ordre esthétique (les dehors civils, les nécessités sociales), il ne dévoile pas, comme dans la dernière réplique, le rejet de la position paradoxale, le jugement aussi violent que le jugement moral d’Alceste qu’il peut porter sur une faute de goût, qui est « ridicule », malséante et hors de propos. Philinte, tenant d’un jugement doxal tout à fait défendable, montre les limites que présente toute opinion commune : rejet de l’originalité, rejet du monde qu’elle ne reflète plus, moquerie (et on peut alors « revisiter » l’ironie initiale et la fierté éthique d’appartenir au « monde »). Ce qui était initialement présenté comme des conventions ennuyeuses, supposant un certain effort et déterminant un « beau » comportement peut apparaître comme du mépris et de l’étroitesse d’esprit. Les réactions de Philinte, enfin, peuvent tenir à une volonté de s’imposer comme parangon du « bel esprit ». Systématiquement conciliateur, léger, préoccupé de faire rire, il exhibe des qualités de conversation et d’élégance. Si Alceste fait preuve d’une revendication personnelle écrasante, Philinte, en réalité, n’est pas en reste. Sous l’élégance, se fait sentir le préjugé tenace, dont il ne démordra pas, d’autant plus qu’il a le public pour lui : public du théâtre, mais aussi public des autres personnages qui le soutiendront sans cesse tout au long de la pièce. Comme tout tenant d’un système en réalité fermé à toute négociation, il se montre donc excessif, lui aussi, même si ses opinions en font un homme « raisonnable ». L’ambiguïté de Philinte détermine celle d’Alceste : personnage excessif, à la limite de l’absurde, mais courageux dans ses prises de position paradoxales. 3° Une revendication éthique omniprésente Alceste considère l’action initiale de Philinte comme une « honte », une « faute », un scandale, tous termes qui évoquent, de façon négative, la morale, celle de l’« homme d’honneur ». L’attitude de Philinte est caricaturée par hyperbole (« accabler », « les dernières tendresses », la « fureur des embrassements »). De plus, cette attitude est réduite à l’apparence d’un spectacle : « je vous vois… », « témoigner ». En opposition, la question d’Alceste est sobre et considère la réalité de l’homme, en dehors des apparences et de la relation sociale établie par Philinte : « quel est cet homme ? ». Ainsi l’opposition se constitue entre deux façons d’être : l’homme véridique et l’homme hypocrite. 1) De la politesse à la feinte Le comportement de Philinte, entièrement fondé sur l’apparence, est traité et redéfinie comme feinte (mise en valeur par l’opposition caricaturale « tombe » et « indifférent »). La séparation qui seule importe dans le cadre social (on est poli en présence des autres) ne signifie rien pour Alceste. L’accusation est ainsi reprise nettement fondée sur une faute d’ordre moral : l’hypocrisie. Pour Alceste, une telle faute devrait provoquer une séquence contrition-punition (regret-pendre). Il y a une faute morale fondée sur l’appréhension d’une monde vrai où les apparences sont rejetées comme mensongères, feintes et indignes. 2) Violence de l’argumentation Alceste – et en cela il est tout à fait fidèle à sa position – se place dans un système de contrariété et/ou d’affirmation. Il ne répond pas (alors que Philinte est l’homme de toutes les réponses) ; il énonce la théorie contraire ou il attaque de front. Et ce, à plusieurs reprises : - il s’oppose à la conversation élégante (« non, je ne puis souffrir… »). La civilité, supposant une conversation « ornée » n’est pas fondée sur l’échange, mais sur le renchérissement, la parole s’ajoutant à la parole, comme dans un « combat » inutile et frivole. Cette opposition est signifiée par le refus violent et par l’agressivité d’un argument ad hominem visant, de façon générale les « diseurs d’inutiles paroles » avant de prendre Philinte pour cible, personnellement : « puisque vous y donnez, dans les vices du temps… ». Une dépréciation sous-jacente augmente la virulence du propos : la mécanique de la politesse est mise en valeur par les déverbaux successifs : « faiseurs », « donneurs », « diseurs » ; la feinte est montrée toujours par un jeu d’opposition : affable/frivole ; obligeant/inutiles. - à la politesse, référence permanente de Philinte, Alceste oppose dans une relation de contrariété : le choix. (On doit choisir/on ne doit jamais choisir). Au général, s’oppose de façon contraire, l’exclusif : seulement quelques uns (Philinte le contredira : il y a des moments où on ne peut pas ne pas…). Fidèle à sa valeur de vérité, Alceste fait l’apologie du choix exclusif, montrant alors que les caresses sont alors une preuve, un témoignage d’amité, qu’elles sont porteuses d’une signification. Sinon, les caresses, galvaudées, « prostituées » à « tout l’univers » sont sans valeur. Le « vrai », référence d’Alceste conditionne l’ensemble de ses prises de position : la condamnation morale de la feinte (Alceste refuse la dissociation Privé/public de Philinte), l’opposition à la « prostitution » de caresses qui ne signifient plus rien (alors que la politesse est générale ou n’est pas), aux paroles inutiles qui dépassent le cadre normal d’un échange (sans tenir compte des critères esthétiques de la conversation « ornée »). A la dissociation de Philinte (une politesse générale et publique fondée sur des critères esthétiques et sociaux) Alceste oppose un monde monolithique conditionné par une seule valeur liée à la morale, et par là même, difficilement attaquable. 3) Un ethos démesuré Mais le raisonnement d’Alceste est moins fondé sur des sentences que sur des revendications personnelles. L’homme d’honneur (d’ordre général) que l’exorde montrait scandalisé est investi par Alceste lui-même « et si j’en avais fait autant… ». Le « moi » dans son unicité, son « âme », son « cœur » prend le pas sur l’esthétique du comportement social. Le « moi » d’Alceste, figure exemplaire de l’homme d’honneur, existe au détriment de l’« honnêteté » des relations sociales. Alceste représente, de façon caricaturale, l’omniprésence d’un « moi » moral, l’excès d’une éthique considérée comme envahissante. Ainsi la sentence finale de la première tirade est-elle revendiquée par Alceste lui-même et non sous forme de sentence : « je veux qu’on soit sincère » ou « je veux que l’on soit homme » ; forme qui annonce la revendication très personnelle qui va clore la tirade suivante : « je veux qu’on me distingue » : le choix prôné par Alceste doit se porter d’abord sur lui. C’est cet excès du « moi » qui est considéré comme un excès chez Alceste, plus que ses références morales : le « moi », sa « gloire », son « mérite », son « estime » ; même si la position paradoxale en elle-même peut provoquer une mise en valeur de soi : la référence morale, revendiquée de façon paradoxale, peut être prise en compte par le seul « je », face à la société. Peut-on réellement parler de controverse lorsque les parties sont aussi tranchées et aussi excessives ? La complaisance de Philinte, permanente et manifestement outrée devant la violence d’Alceste vaut les revendications éthiques excessives de ce dernier. Seule cette politesse systématique permet à la discussion de ne pas dégénérer en affrontement. L’un et l’autre argumente de façon valable, mais aucun des deux ne parvient à convaincre. Philinte ne peut pas être considéré comme convaincant face à un public qui lui est d’avance acquis. Alceste choque, même s’il peut intéresser davantage. Cette absence de vainqueur peut venir de la prépondérance même des types d’échange. Plus que les arguments eux-mêmes, la scène met en valeur leur forme dans le souci de décrire les personnages caricaturaux de la comédie qui s’annonce : un Philinte toujours bienséant et un Alceste paradoxal et personnel.