Là est le paradoxe ! L’effort de rupture du misanthrope doit recourir à cette spécificité du théâtre qui est de passer par le langage. Il
faut parler à l’autre pour le repousser, pour faire état de la critique. Il s’agit du paradoxe de tout homme qui vit à la fois une
attirance et une antipathie (défaut d’affinité, aversion pour quelqu’un, sentiment d’éloignement, de répulsion) pour l’autre.
L’homme possède une tendance à s’associer mais il a un grand penchant également à se séparer, à s’isoler, une tendance à vouloir
seul tout organiser selon son humeur.
L’action se déroule chez Célimène (didascalie initiale pour le lecteur, décor pour le spectateur). Les personnages sont confrontés les
uns aux autres dans un espace d’enfermement (unité de lieu) défini par les étages de la maison de Célimène, lieu unique de la représentation, lieu de
rendez-vous et de croisement. On fait salon, on se place, on s’observe et on ne peut s’aimer ou se haïr que sous le regard des autres. Ce lieu représente le théâtre du
monde. Placer un Misanthrope au centre du salon d’une coquette qui régente la vie élégante de son temps, c’est paradoxal et provocateur.
c : La présentation des personnages
Alceste est le misanthrope, l’atrabilaire amoureux (expression oxymorique qui n’est pas encore expliquée). Plus loin, dans
la même scène, Alceste justifiera le nom d’atrabilaire : « J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond, /Quand je vois vivre
les hommes comme ils font. » (Vers 90-91) L’excès de la bile noire confère à Alceste ce tempérament hostile, cette aversion pour les
autres. Le discours d’Alceste est marqué par une affectivité extrême qui renvoie à un type de sensibilité plus proche du baroque que
de l’idéal classique. Sa misanthropie est une maladie qui se manifeste par des excès : il s’exprime avec des hyperboles. Il utilise un
juron : « Morbleu ». Il est incapable de faire preuve de litotes ou d’euphémismes, figures de style qui permettent d’atténuer la
pensée. Ses réactions, ses propos sont sans cesse exagérés. Il y a bien dérèglement de l’humeur : « mourir de pure honte »,
« scandaliser », «une chose indigne, lâche, infâme, / De s'abaisser ainsi, jusqu'à trahir son âme » (notez l’énumération, voire la
gradation), « pendre tout à l’instant ». Philinte évoque d’ailleurs de « brusques chagrins ». Alceste semble un personnage bourru, il
manque de délicatesse car il refuse d’entendre son ami. Il fait preuve d’autorité, il est colérique et il est égocentrique (forte
présence de la première personne). Or au 17e siècle, « Le Moi est haïssable », Pascal.
Philinte, quant à lui, garde son « flegme », il plaisante (humour et non humeur) et cherche à temporiser la rage d’Alceste
«que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt ». Il semble accoutumé à ses sautes d’humeur et lui donne une leçon de nuance, de
juste mesure. Il tente de le calmer sans l’agresser : « Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher. » Il n’utilise pas de 2e
personne trop accusatrice. Il est victime d’une accusation injuste ; il a fait preuve de courtoisie. Le spectateur sent alors le décalage
comique entre la colère d’Alceste et le motif d’accusation. Alceste apparait ridicule par ce décalage et ses excès intransigeants (et
donc à ne pas imiter). Il est d’autant plus ridicule qu’il refuse la plaisanterie de Philinte. Le 17e siècle aime et prône la mesure (à
retrouver chez La Fontaine). Philinte cherche à se défendre : « Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ; / Et je vous
supplierai d'avoir pour agréable, » et prie avec amabilité son ami de le comprendre. Il rappelle leur amitié : « Et quoique amis, enfin,
je suis tous des premiers... ». Philinte semble représenter de ce fait l’honnête homme, celui qui sait vivre en société. Il fait preuve
d’une nécessaire bienséance, pilier des relations sociales de l’époque. Il s’en fait le porte parole. Il incarne la juste mesure: lucide
mais capable de composer avec les travers du genre humain : « Il faut bien… ». Il cherche l’équilibre : « la même monnoie », « offre
pour offre, et serments pour serments ». Il est l’homme des concessions : « quoique amis ».
L’opposition entre les personnages qui commence à se dessiner repose aussi sur le fait qu’Alceste est un donneur de
leçons, qui croit pouvoir corriger les hommes de leurs défauts (en ce sens, il est optimiste) alors que son ami, pessimiste, est
résigné : « Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ? » et ne semble plus disposer de solution. Il est celui qui renonce.
2 : Un débat théâtral
a : Mise en scène de la querelle-de l’argumentation
On peut supposer des jeux de scène contradictoires ; un Alceste agité (il se lève brusquement : voir la didascalie) et un
Philinte sans doute posé, calme. Il est possible qu’Alceste se lance dans une pantomime, une imitation sans doute exagérée (et sans
doute drôle en fonction du jeu de l’acteur : Molière jouait ce rôle) de Philinte, dans une sorte de mise en abyme, de théâtre dans le
théâtre, ce qui lui permet de dénoncer d’autant mieux ce qu’il considère comme une comédie sociale.