Le Misanthrope, Molière, 1666, commentaire de texte, scène 1 acte 1, vers 1 à 40 Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux est une comédie de Molière en cinq actes et en alexandrins (rimes plates) jouée pour la première fois le 4 juin 1666 au Théâtre du Palais-Royal. Dès la scène d’exposition, Alceste, le misanthrope, conteste avec fougue face à son ami Philinte l’hypocrisie qui caractérise les rapports sociaux des courtisans. Au cours d’un long débat le sage et réaliste Philinte plaide la modération à un Alceste que l’hypocrisie sociale fait bouillir d’indignation. Problématiques possibles : En quoi dans cette scène d’exposition le regard d’Alceste donne-t-il l’occasion d’une satire de la société du XVIIe siècle ? Ou En quoi cette scène d’exposition permet-elle à Molière de critiquer l’hypocrisie sociale ? OU Comment Molière rend-t-il dramatique, théâtrale, cette dispute ? Plan : 1 : Une scène d’exposition 2 : Un débat théâtral 1 : Une scène d’exposition a : Un début in medias res La pièce a commencé avant la pièce. C’est un début « in medias res ». Une action s’est déjà déroulée (vers 16) : le terme est prononcé par Alceste, il est à la césure et subit une diérèse. De ce fait, il est mis en valeur : « Une telle acti/on ne saurait s'excuser. ». C’est original, voire provocateur de la part du dramaturge d’avoir situé dès le début une action hors-scène. Cette action est donc racontée par Alceste (sentiment de frustration de la part du spectateur de ne pas y avoir assisté ?). Alceste utilise un verbe de perception pour raconter la scène dont il a été le témoin : « Je vous vois " (v.18), ce verbe a charge de restituer la scène antérieure qui vient de se passer : Philinte a manifesté trop d'amitié à un courtisan qu'il ne connaît même pas. Donc cette action unique est passée, ne sert pas l'intrigue, et se trouve être le prétexte (l’alibi) d'une présentation des caractères. On ne pourra d’ailleurs que constater la minceur des éléments dramatiques tout au long de la pièce La conversation elle-même (la dispute-la querelle) a peut-être débuté avant le début du rideau ou du moins Alceste a déjà adopté une attitude d’opposition que son ami ne comprend pas. Il est déjà assis (voir la didascalie). Son attitude réprobatrice fait alors l’objet d’une question de la part de Philinte : « Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? » (Vers 1). Cette question engage la nécessité de poursuivre le dialogue par une demande d’explications. Philinte interroge ici l’humeur l’état de son ami. (cf la théorie des humeurs au XVIIe siècle, l’humeur d’Alceste correspondant à la bile noire). b : Un duo paradoxal Puisque l’intrigue ne semble pas être essentielle dans cette pièce (une comédie de caractères donc, avec mise en scène et critique des travers de personnages), il est important que soient présentés les personnages principaux: ici le misanthrope du titre et son ami, un duo sans doute original, voire paradoxal, alliance de personnalités contraires (d’où le désaccord). Un misanthrope peutil avoir un ami ? C’est une présentation directe, des portraits en action ou du moins en paroles…. Et non des portraits faits par un tiers. (Voir la présentation de Dom Juan par Sganarelle). Le spectateur ne peut aller que de surprise ne surprise et se poser des questions qui motivent son envie de connaître la suite de la pièce : comment se fait-il que ce misanthrope ait un ami ? Parviendra-t-il à le conserver ? La première réplique du Misanthrope «Laissez-moi, je vous prie » préfigure le caractère d’Alceste. Toute la volonté d’Alceste apparaît ici sans même que l’action soit jouée. Ce vers amorce le paradoxe, la contradiction sur laquelle repose la scène d’exposition et toute la pièce. Le paradoxe est le suivant : abandonner tout « commerce » avec les hommes et devoir pourtant s’en expliquer à leurs yeux. Entourage forcé voulu par la société. D’ailleurs dans la pièce, Alceste n’est jamais seul (absence de monologue), jamais il ne quitte la scène sans être suivi. La rencontre est ponctuée par des remarques qui devraient mettre aussitôt fin à l’action : « Laissez-moi, je vous prie », « Moi votre ami ? Rayez-cela de vos papiers », (avec des mots d’ordre, des formes injonctives) « Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. » coupant court normalement à tout échange. Alceste veut demeurer seul, du fait de la répulsion qu’il éprouve à l’égard des autres hommes mais il ne peut demeurer seul puisqu’il appartient par son statut d’homme à un ensemble social, à une société. Là est le paradoxe ! L’effort de rupture du misanthrope doit recourir à cette spécificité du théâtre qui est de passer par le langage. Il faut parler à l’autre pour le repousser, pour faire état de la critique. Il s’agit du paradoxe de tout homme qui vit à la fois une attirance et une antipathie (défaut d’affinité, aversion pour quelqu’un, sentiment d’éloignement, de répulsion) pour l’autre. L’homme possède une tendance à s’associer mais il a un grand penchant également à se séparer, à s’isoler, une tendance à vouloir seul tout organiser selon son humeur. L’action se déroule chez Célimène (didascalie initiale pour le lecteur, décor pour le spectateur). Les personnages sont confrontés les uns aux autres dans un espace d’enfermement (unité de lieu) défini par les étages de la maison de Célimène, lieu unique de la représentation, lieu de rendez-vous et de croisement. On fait salon, on se place, on s’observe et on ne peut s’aimer ou se haïr que sous le regard des autres. Ce lieu représente le théâtre du monde. Placer un Misanthrope au centre du salon d’une coquette qui régente la vie élégante de son temps, c’est paradoxal et provocateur. c : La présentation des personnages Alceste est le misanthrope, l’atrabilaire amoureux (expression oxymorique qui n’est pas encore expliquée). Plus loin, dans la même scène, Alceste justifiera le nom d’atrabilaire : « J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond, /Quand je vois vivre les hommes comme ils font. » (Vers 90-91) L’excès de la bile noire confère à Alceste ce tempérament hostile, cette aversion pour les autres. Le discours d’Alceste est marqué par une affectivité extrême qui renvoie à un type de sensibilité plus proche du baroque que de l’idéal classique. Sa misanthropie est une maladie qui se manifeste par des excès : il s’exprime avec des hyperboles. Il utilise un juron : « Morbleu ». Il est incapable de faire preuve de litotes ou d’euphémismes, figures de style qui permettent d’atténuer la pensée. Ses réactions, ses propos sont sans cesse exagérés. Il y a bien dérèglement de l’humeur : « mourir de pure honte », « scandaliser », «une chose indigne, lâche, infâme, / De s'abaisser ainsi, jusqu'à trahir son âme » (notez l’énumération, voire la gradation), « pendre tout à l’instant ». Philinte évoque d’ailleurs de « brusques chagrins ». Alceste semble un personnage bourru, il manque de délicatesse car il refuse d’entendre son ami. Il fait preuve d’autorité, il est colérique et il est égocentrique (forte présence de la première personne). Or au 17e siècle, « Le Moi est haïssable », Pascal. Philinte, quant à lui, garde son « flegme », il plaisante (humour et non humeur) et cherche à temporiser la rage d’Alceste «que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt ». Il semble accoutumé à ses sautes d’humeur et lui donne une leçon de nuance, de juste mesure. Il tente de le calmer sans l’agresser : « Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher. » Il n’utilise pas de 2e personne trop accusatrice. Il est victime d’une accusation injuste ; il a fait preuve de courtoisie. Le spectateur sent alors le décalage comique entre la colère d’Alceste et le motif d’accusation. Alceste apparait ridicule par ce décalage et ses excès intransigeants (et donc à ne pas imiter). Il est d’autant plus ridicule qu’il refuse la plaisanterie de Philinte. Le 17e siècle aime et prône la mesure (à retrouver chez La Fontaine). Philinte cherche à se défendre : « Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ; / Et je vous supplierai d'avoir pour agréable, » et prie avec amabilité son ami de le comprendre. Il rappelle leur amitié : « Et quoique amis, enfin, je suis tous des premiers... ». Philinte semble représenter de ce fait l’honnête homme, celui qui sait vivre en société. Il fait preuve d’une nécessaire bienséance, pilier des relations sociales de l’époque. Il s’en fait le porte parole. Il incarne la juste mesure: lucide mais capable de composer avec les travers du genre humain : « Il faut bien… ». Il cherche l’équilibre : « la même monnoie », « offre pour offre, et serments pour serments ». Il est l’homme des concessions : « quoique amis ». L’opposition entre les personnages qui commence à se dessiner repose aussi sur le fait qu’Alceste est un donneur de leçons, qui croit pouvoir corriger les hommes de leurs défauts (en ce sens, il est optimiste) alors que son ami, pessimiste, est résigné : « Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ? » et ne semble plus disposer de solution. Il est celui qui renonce. 2 : Un débat théâtral a : Mise en scène de la querelle-de l’argumentation On peut supposer des jeux de scène contradictoires ; un Alceste agité (il se lève brusquement : voir la didascalie) et un Philinte sans doute posé, calme. Il est possible qu’Alceste se lance dans une pantomime, une imitation sans doute exagérée (et sans doute drôle en fonction du jeu de l’acteur : Molière jouait ce rôle) de Philinte, dans une sorte de mise en abyme, de théâtre dans le théâtre, ce qui lui permet de dénoncer d’autant mieux ce qu’il considère comme une comédie sociale. L’échange est vif dès le début : le premier vers est prononcé par les deux personnages (un hémistiche chacun). La stichomythie du départ souligne le caractère violent d’Alceste, sa brusquerie. Il interrompt à plusieurs reprises Philinte. Les répliques s’enchaînent sur des reprises de termes, les personnages rebondissent sur les propos entendus : fâcher, amis, pendre, pendable, voulez-veux. Les mots comptent, ont une valeur que chacun soupèse dans cette polémique. Chaque personnage va incarner une thèse différente au cours de ce dialogue, ce qui permet au spectateur de comprendre encore mieux les éléments du débat argumentatif. En effet, le théâtre est bien un instrument privilégié de l’argumentation et les débats y sont fréquents. Le spectateur assiste à une délibération et dans cette confrontation, il prend parti pour un personnage et donc pour une idée, une position. b : Les éléments du débat : une critique de la société du 17e siècle Alceste dénonce l’hypocrisie, les faux-semblants de son siècle, ce culte du mensonge qui règne à la cour, il s’interroge donc sur les relations entre les hommes et propose une définition très exigeante de l’amitié. Pour lui, «homme d’honneur » (v.17), l’amitié touche à la sincérité, à la transparence. Il réclame l’authenticité et un accord entre les actes et les pensées. Il condamne donc l’incohérence de Philinte qui fait preuve de « fureur » dans ses « embrassements mais dont « la chaleur (…) tombe ». Il oppose à la rime l’être et le paraître, il n’est pas l’homme de la demi-mesure (c’est soit l’un, soit l’autre). Il dénonce donc l’hypocrisie (« vice à la mode » disait déjà Dom Juan, cette hypocrisie que pratiquait en maître Tartuffe). Il adopte un raisonnement inductif : il part de l’exemple particulier de Philinte pour en tirer une généralité : il passe de vous à c’est une chose…. Alceste se place sur un plan moral : corrompus, honte, honneur, serment, indigne, lâche, infâme, trahir son âme….Mais comme Alceste défend sa position avec excès, il la décrédibilise Philinte ne défend pas tout à fait le mensonge mais il est vrai qu’il a tendance à l’hypocrisie. Il fait l’éloge d’une certaine retenue dans les rapports sociaux, il souhaite le respect d’usages et codes sociaux. Il ne veut ni fâcheries, ni brusques chagrins. Il prône l’équilibre, le juste échange qui manquent tant à Alceste. Il est l’homme des nécessaires compromis : « comme on peut ». La mesure et la retenue sont des valeurs classiques. Il est celui qui fait preuve de bon sens. Le spectateur du 17e siècle lui est acquis car il partage ses valeurs. Est-il le porte-parole de Molière ? Peut-être mais on peut supposer aussi que Molière condamne à la fois l’hypocrisie, comme Alceste, et les excès, comme Philinte. Conclusion : Ce sont bien deux amis qui débattent ici. Et cette querelle est l’alibi qui permet au dramaturge de remplir son contrat : dans une scène d’exposition comique et alerte, il nous présente Alceste, personnage complexe et paradoxal. Et finalement on ne peut qu’être ému par un Alceste qui dans sa colère, au moment même où il semble vouloir rompre tout commerce amical avec Philinte, lui fait une crise de jalousie et de ce fait lui prouve combien il tient à leur amitié. Quant à Philinte, il doit aussi bien aimer Alceste pour supporter ses sautes d’humeur et son intransigeance. Alceste constitue l’un des grands rôles du répertoire français et rappelons qu’en 2013, le cinéma lui a accordé une place de choix : le film Alceste à Bicyclette (avec Fabrice Luchini et Lambert Wilson) s’interroge sur la façon de jouer cette scène 1, de l’acte 1 et propose deux personnages à identifier peut-être à Alceste et Philinte. Au sommet de sa carrière d’acteur, Serge Tanneur (Luchini) a quitté une fois pour toutes le monde du spectacle. La fatigue d’un métier où tout le monde trahit tout le monde. Désormais, Serge vit en ermite dans une maison délabrée sur l’Île de Ré… Trois ans plus tard, Gauthier Valence (Wilson) , un acteur de télévision adulé des foules, abonné aux rôles de héros au grand cœur, débarque sur l’île. Il vient retrouver Serge pour lui proposer de jouer Le Misanthrope de Molière. Serge n’est-il pas devenu une pure incarnation du personnage d’Alceste ? Serge refuse tout net et confirme qu’il ne reviendra jamais sur scène. Pourtant, quelque chose en lui ne demande qu’à céder. Il propose à Gauthier de répéter la grande scène 1 de l’Acte 1, entre Philinte et Alceste. Au bout de cinq jours de répétition, il saura s’il a envie de le faire ou non. Les répétitions commencent : les deux acteurs se mesurent et se défient tour à tour, partagés entre le plaisir de jouer ensemble et l’envie brutale d’en découdre.