la naissance d`une «conduite à la française » : de ribot

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La Naissance d’une « conduite à la française » :de Ribot
à Janet
Alejandro Dagfal
Résumé - Si l’on a affirmé l’apparition d’un « inconscient à la française » à la fin
du XIXe, comme une « géographie particulière de l’irrationalité » (issue entre
autres choses de la confluence des conceptions de la race, de la dégénérescence,
des foules, de l’hérédité et de l’hypnose), on pourrait postuler qu’en France la
psychologie scientifique naquit justement comme la contrepartie rationnelle de
ce déclenchement de forces venues des profondeurs. Son objet, la conduite,
porta les traces de cette irruption, et la conscience, presque comme formation
réactionnelle, ne pouvait être absente de cette discipline nouvelle. D’une part,
elle était la réassurance de rationalité qui permettait de garder la foi dans
l’esprit des lumières, malgré le surgissement des incertitudes de la modernité.
D’autre part, elle était l’héritière d’une tradition de pensée, philosophique mais
aussi littéraire, qui avait toujours mis en relief la subjectivité, entendue comme
un espace intime irréductible. Ainsi, nous essayerons de montrer comment et
pourquoi « la conduite à la française », de Ribot à Janet, différait de son cousin
le plus célèbre : le behavior des Américains. À la différence des États Unis, la
« conduite à la française » aura toujours un composant subjectif, bien que les
méthodes proposées pour l’aborder aient des prétentions d’objectivité et
qu’elles soient nommées « expérimentales ».
histoire de la psychologie / conduite / behavior / France / États Unis
Summary – The birth of a “French-style behavior”, from Ribot to Janet. If it
has been argued that the “French-style unconscious” appeared at the end of the
19th century as a “particular geography of irrationality” (issued, among other
things, from the confluence of the conceptions of race, degeneration, masses,
heredity and hypnosis), we could add that in France scientific psychology was
born precisely as the rational counterpart of that release of unknown forces. Its
object, la conduite as well as le comportement, had the traces of this outbreak, and
the conscious, almost like a reactive formation, could not be absent from this
new discipline. On the one hand, scientific psychology was the rational
reassurance allowing to keep faith in the spirit of enlightenment. On the other
hand, it was the inheritor of a thought tradition –philosophical as well as
literary– , that had always underlined subjectivity, understanding it as an
irreductible intimate space. Thus, we will attempt to show how and why
“French-style behavior”, from Ribot to Janet, differed from its most famous
relative, American-style behavior. As opposed to the United States, French-style
behavior would always have a subjective component, even if the methods
proposed to deal with it had aspirations to objectivity and were supposedly
“experimental”.
history of psychology / conduite / behavior / France / United States
La psychologie objective française: la conduite et the behavior
Entamer une étude des diverses définitions du concept de conduite
dans le discours psychologique implique d’une certaine manière de faire
une recherche des différentes formes dans lesquelles l’objet de la
psychologie à été défini pendant une bonne partie du siècle dernier. Sans
aucun doute, ce terme a été privilégié au moment d’établir les limites du
champ disciplinaire. Néanmoins, sa portée sémantique ne fut absolument
pas univoque –comme pourrait le suggérer à présent son indéniable filiation
avec le béhaviorisme américain–. Elle renvoyait plutôt à une pluralité de
courants de pensée dans lesquels sa signification variait de manière
considérable à partir de son inscription dans des traditions souvent
opposées et de son articulation avec des termes théoriques tout à fait
hétérogènes à celui de behavior, dans son acception la plus classique –et la
plus étroite– du fameux manifeste watsonien.
Le concept de conduite fut utilisé en psychologie animale dès la fin du
XVIIIe siècle, probablement transposé de la chimie et de la biologie
(Jennings, Von Uexküll, etc.) aussi bien que de la physiologie (Huxley). Mais
indépendamment de l’utilisation du terme, on peut affirmer que la tendance
à objectiver les faits psychologiques dans le cadre des sciences naturelles ne
put se consolider qu’à partir des théorisations darwiniennes autour de
l’adaptation des organismes au milieu et de la continuité évolutive entre les
animaux et l’homme. Déjà en 1863 le physiologiste russe Séchenov
prétendait que la cause initiale de toute activité se trouvait toujours dans un
stimulus sensoriel extérieur et non pas dans la pensée. En 1903, Pavlov (qui
sans être disciple de Séchenov avait lu son œuvre), postula l’existence de
réflexes conditionnés, et tenta de rendre compte des conduites humaines en
termes strictement relatifs au système nerveux et aux réflexes. C’était le
début du déclin de plus de deux siècles monopolisés par l’étude presque
exclusive de la conscience, du moi, de la perception, des états mentaux, de la
sensation ; c’est-à-dire, de l’expérience subjective définie comme immédiate.
À la fin du XIX e siècle et au début du XX e, ailleurs qu’en Russie, on
peut trouver cette tendance objectiviste incarnée dans au moins deux
traditions psychologiques relativement indépendantes, situées dans les deux
marges de l’Atlantique. D’un côté, aux États Unis, se produisit la célèbre
« révolution béhavioriste » menée par John Watson (avec son fameux
manifeste de 1913 : « Psychology as the behaviorist views it »). En revanche, de
l’autre côté (et sur l’autre côte), se développa en France une « psychologie
scientifique » qui formula aussi des principes théoriques et méthodologiques
qui seront plus tard reconnus erronément comme des inventions
exclusivement nord-américainesi.
Aux États Unis, la récusation de la conscience et de l’introspection
commença avec le fonctionnalisme pragmatique de William James [1]. En
1884, il publia un article où il montrait combien était inutile d’essayer de
saisir le flux de la conscience par le biais de l’introspection [2]. En 1904, il
publia un autre travail dont le nom est auto-évident : « Est-ce que la
conscience existe ? » [3]. Au début du XX e, la psychologie de conscience et
l’introspection étaient remises en question par plusieurs théoriciens de
renommée. D’abord, par les fonctionnalistes, depuis James jusqu’à McKeen
Cattell et Angell. McKeen Cattell avait été cofondateur du Psychological
Review, et Angell fut nommé président de la puissante American Psychological
Association (APA) en 1907. Tous les deux avaient exprimé leur réticence à
définir la psychologie comme science de la conscience, et proposaient
l’utilisation de méthodes objectives [4]. Si l’on considère aussi l’approche
comportementale de la psychologie animale de Thorndike [4] ou de Yerkes
[5], on devrait conclure que, en 1913, la conception objective de Watson
n’impliquait alors aucune nouveauté révolutionnaire. Seulement il prit une
position claire et radicale dans un contexte de crise disciplinaire, et sut se
faire reconnaître comme le fondateur d’une tradition qui le précédait.
En France, la « tendance objective » en psychologie commença
symboliquement avec les fameuses critiques d’Auguste Comte à l’égard de
l’introspection : l’œil ne peut se voir lui-même. Cependant, elle ne se
concrétisa qu’avec Théodule Ribot ; philosophe de vocation positive,
spencérien convaincu, il était à la fois le continuateur de Jean Martin
Charcot et d’Hyppolite Taine, bien qu’ils eussent été ses contemporains. De
Charcot, il prit et systématisa la tradition psychopathologique qui remontait
à Claude Bernard, voyant en la maladie une expérimentation de la nature
qui servait à expliquer la normalité. De Taine, il prit son intérêt pour l’étude
scientifique de l’intelligence et sa volonté de détacher la psychologie des
spéculations métaphysiques de la philosophie spiritualiste. Sur le plan
théorique, comme on le verra plus loin, il s’appuya sur la psychologie
anglaise et la psychologie allemande, introduisant en France les travaux de
Spencer, de Stuart Mill et de Galton, aussi bien que ceux de Fechner et de
Wundt. D’après Roudinesco, « l’œuvre de Ribot est semblable à une
‘passoire’. Elle forme un creuset où se retrouvent tous les courants
scientifiques, théoriques et idéologiques d’une époque [7]. » Sur le plan
institutionnel, en 1878, il fonda la Revue Philosophique de France et de
l’Étranger, première publication française consacrée à la nouvelle
psychologie. En 1885, il créa, avec Charcot, Paul Janet et Charles Richet la
Société de psychologie physiologique et, finalement, en 1888, il fut nommé
titulaire de la chaire de Psychologie expérimentale et comparée au Collège
de France. En somme, il se fit reconnaître comme le fondateur de la
psychologie scientifique française.
Néanmoins, force est de dire que les contextes de développement des
ces deux traditions « objectives » furent radicalement différents. Aux États
Unis, la psychologie était une discipline solidement installée et même plus
importante que la philosophie ou la médecine, dont l’organisation
professionnelle était plus récente ii. En fait, la psychologie, comme profession
autonome, fut une invention américaine. Le personnage du psychologue, tel
qu’on le connaît aujourd’hui, naquit aux États Unis, avec les premiers cursus
spécifiques dans la matière, voilà pourquoi la première association
professionnelle de psychologues fut l’American Psychological Association
(APA), fondée en 1892. En revanche, la première formation universitaire
« moderne » en médecine ne fut inaugurée qu’un an plus tard, en 1893, et
l’association de philosophes fut créée en 1901 (curieusement comme
dégagement de l’APA, qui était l’association mère). Le système universitaire
américain devait être construit de toutes pièces, sans que l’Etat fédéral jouât
un rôle très important, car il ne finançait qu’une partie minuscule de cette
construction. La portion la plus grosse fut apportée par les particuliers,
notamment par certains « philanthropes » tels que Jane Stanford, John
Hopkins, David Rockefeller, etc. Ainsi, il fut naturel que leurs bailleurs de
fonds gardassent un droit de regard sur l’enseignement et les recherches.
Une bonne partie des décisions et des ressources pour le développement des
universités restèrent dans les mains de quelques hommes d’affaires, des
businessmen et des entrepreneurs qui symbolisaient mieux que personne la
« générosité » du rêve américain. Loin des soucis philosophiques, ceux-ci
étaient des individus qui agissaient selon leurs propres intérêts
commerciaux, étant prêts à financer la recherche dans une discipline capable
de leur donner des réponses pratiques pour les problèmes posés par le
développement économique, tels que la formation professionnelle, les
relations industrielles, les habitudes des consommateurs, etc. C’est en raison
de cela que dans la psychologie américaine les courants visant à constituer une
technologie d’intervention s’imposèrent assez rapidement sur ceux qui
aspiraient à devenir de vraies disciplines de connaissance. En France, en
revanche, la situation paraissait toute autre. La psychologie n’était guère la
discipline professionnelle et autonome qu’elle était devenue aux États-Unis.
Comme en Allemagne, elle était plutôt la sœur cadette de la philosophie, ou
la parente pauvre de la psychiatrie. En tout cas, elle se débattait pour se
différencier de deux champs consolidés ayant une longue histoire
académique. L’université étant un symbole de la civilisation française, elle
faisait partie d’une tradition républicaine et laïque, selon laquelle la
responsabilité de la formation des citoyens incombait principalement à
l’État. Ainsi, les professeurs étaient soigneusement choisis et recrutés, car
d’une certaine manière ils étaient les gardiens de la République. C’est
pourquoi une fois nommés à leurs postes ils jouissaient d’une grande
autonomie et d’une stabilité relativement importante. Le champ académique
organisé et financé par l‘État, en son ensemble, était à l’abri des intérêts des
corporations. La production de la connaissance était validée soit par les
collègues consacrés, soit par les nécessités de l’État en quête du « bien
commun », mais jamais par des propriétaires des ressources économiques.
D’après Roudinesco,
Les psychologues français sont avant tout des lettrés, mandarins,
académiciens, titulaires de chaires, médecins, juristes ou philosophes.
Ils enseignent un savoir qui a d’emblée l’allure d’une parole
d’évangile. Ils sont doctrinaires, efficaces, soucieux de leur carrière,
imbus de leur notoriété et persuadés par-dessus tout que l’intelligence
française désigne l’essence même de toute intelligence ([7], p. 229).
D’autre part, dans le champ intellectuel, à cette époque-là, Henri
Bergson avait commencé sa tâche de démolition du positivisme. Autour de
1905, la nouvelle philosophie contenue dans sa thèse sur Les données
immédiates de la conscience, de 1889, devint à la mode dans les salons
parisiens. En outre, ses cours au Collège de France attiraient de vraies foules
[9]. Le philosophe connaissait la gloire de son vivant, grâce à une conception
qui mettait en valeur l’irréductibilité de la conscience à la schématisation
mathématique propre des sciences naturelles, et qui s’appuyait sur
l’intuition comme méthode d’accès à l’espace intime. D’un seul coup, il
récusa tout les supposés théoriques sur lesquels s’était fondée la psychologie
à partir de Fechner et de Wundt : il n’était pas possible de mesurer les
sensations sans perdre ce qu’elles avaient d’essentiel. En même temps, le
cousin de son épouse, Marcel Proust –quoique de manière indépendante–,
donnait à sa philosophie une expression littéraire et romanesque. À la
recherche du temps perdu, dont le premier volume parut en 1913, fut un
exemple réussit des conceptions bergsoniennes. La longueur capricieuse de
ses phrases rappelait que la durée pure de la conscience, débordant les
règles de la grammaire, n’avait rien à voir avec le temps conventionnel des
horloges. La richesse de ses évocations montrait également l’impossibilité de
saisir la complexité de l’expérience subjective avec les catégories réductrices
de la science.
Il est évident que, dans ce contexte, la psychologie française, pour
objective qu’elle fût, ne pouvait pas ressembler autant à la psychologie
d’outre Atlantique. Dans le pays de Descartes, la possibilité de décréter tout
simplement –comme Watson l’avait fait–, la mort de la conscience n’était
même pas pensable. Du reste, aux États-Unis, les successeurs de Watson, les
néo-béhavioristes, durent la faire revivre quelques années plus tard sous les
formes de l’intentionnalité et de la signification de la conduite.
De la méthode pathologique à la psychologie de la conduite
Revenons maintenant à la tradition scientifique française. Théodule
Ribot, en inaugurant la nouvelle psychologie, notamment comme
psychologie pathologique, fit un choix lié aux problèmes de son temps et de
son contexte. La médecine étant le prototype de la scientificité déifiée par le
positivisme, avec ses découvertes expérimentales, lui offrait aussi les
fondements biologiques dont la psychologie avait tellement besoin pour
échapper aux obscurités de l’éclectisme. Vis-à-vis d’une psychologie
philosophique, quelle meilleure issue qu’une alliance avec la psychiatrie de
base physiologique, parfaitement compatible avec l’évolutionnisme
régnant et jouissant encore de la gloire de l’aliénisme pinelien? Les
conséquences de ce choix caractériseront dorénavant la discipline en France,
qui aura toujours une dépendance marquée par rapport au modèle médical
en général et psychiatrique en particulier, en plus d’une indéniable vocation
clinique.
En revanche, force est de dire que la construction discursive de la
psychologie ribotienne fut beaucoup plus complexe qu’elle ne le paraît. Le
positivisme scientiste, loin d’être un courant unifié, était en fait un ensemble
d’idées assez hétérogène, duquel tous se réclamaient, mais chacun de sa
façon particulière. C’était plutôt une déclaration de principes, ou
l’expression d’une volonté normative, qu’une référence théorique précise. Si
en 1879, dans La Psychologie allemande, Ribot proclamait que la nouvelle
psychologie différait de l’ancienne par son esprit (« il n’est pas
métaphysique »), par son but (« elle n’étudie que les phénomènes ») et par
ses procédés («elle emprunte autant que possible aux sciences biologiques »
[10]), cela ne l’empêchera pas, tout au long de son oeuvre, de reconnaître sa
duplicité méthodologique :
[…] elle étudie les phénomènes psychologiques, subjectivement, au
moyen de la conscience, de la mémoire et du raisonnement ;
objectivement, au moyen des faits, signes, opinions et actions qui les
traduisent [11].
La méthode d’observation interne ou introspection (regarder en
dedans), malgré son caractère subjectif, et par conséquent strictement
individuel, est la méthode fondamentale de la psychologie […] [12].
C’est-à-dire que les phénomènes psychiques pouvaient être étudiés de
deux façons, dont la subjective non seulement n’était pas proscrite, mais
était la fondamentale. Voici une question cruciale, qui n’a pas été
suffisamment soulignée : pour cette tradition française, la conception
objective n’impliquait aucunement une exclusion ou un oubli de la
subjectivité. Plutôt au contraire, les méthodes objectives permettaient de
saisir chez les autres ce qui était évident pour chacun. Comme on le verra
plus loin, à la différence du béhaviorisme américain, qui rejetait autant la
conscience que la physiologie, la psychologie française s’appuiera sur les
deux. En tout cas, la conduite « extérieure » ne sera étudiée que dans la
mesure où elle exprime des phénomènes subjectifs par le biais de « signes »
qu’il faut interpréter.
À cet égard, nous trouverons en Pierre Janet un digne disciple de
Ribot, autant que de Charcot. Considéré unanimement comme le
psychologue français le plus important, Janet se fit connaître du public par
sa thèse de philosophie sur l’automatisme psychologique, soutenue en 1889
[13]. Quatre ans plus tard, il soutiendra sa thèse de médecine, appelée L’État
mental des hystériques, face à un jury intégré par Charcot et Richet [14].
Jusqu’aux alentours de 1915, en Europe, ses théories à propos de l’hystérie
seront encore plus suivies et citées que celles de Freud iii. Déjà en 1894, dans
un manuel de philosophie pour le baccalauréat, il montrait nettement sa
filiation ribotienne :
Nous ne pouvons en réalité connaître un fait moral qu’en nous-mêmes,
et grâce à l’observation que fait notre propre conscience […]. L’observation
dans les sciences morales est donc au début une observation intérieure
par la conscience, une introspection, comme l’ont appelée plusieurs
psychologues anglais […]. Mais quand nous connaissons déjà par notre
propre expérience ce qu’est une pensée ou un sentiment, nous pouvons
indirectement constater cette pensée ou ce sentiment chez les autres,
d’après les signes qui les manifestent. Les sciences font sans cesse de ces
constatations indirectes […][17].
Pour lui, il ne s’agissait pas non plus d’éliminer la conscience, mais
plutôt de formaliser ses voies d’accès, d’objectiver les méthodes d’analyse
de ce qu’il appellera plus tard « la conduite. » En tout cas, il est clair que
d’après Janet les donnés les plus directes (pour ne pas dire les plus
« immédiates ») étaient celles apportées par la conscience. Cependant, dans
l’intérêt de la science, il fallait faire un détour pour pouvoir doter ces
données subjectives d’une signification partagée et communicable. Si la
psychologie comportait une dimension de sens qui appelait à être analysée,
voir interprétée, cela ne la rendait pas pourtant moins scientifique. Le
psychologue n’avait pas moins de certitude que le physicien qui apprécie la
température d’un corps « par la hauteur de la colonne thermométrique »
([17], p. 15) ou que le chimiste qui détermine les éléments des astres «
d’après les raies du spectre » ([17], p. 37). Voici la psychologie, placée de
plein droit parmi les sciences conjecturales. Mais à l’égard du modèle
scientifique des sciences naturelles, Janet paraissait quelque peu ambigu, ses
idées étant par fois plus proches de la critique du positivisme de son ami
Bergson que de celles de son maître Ribot.
Enfin, l’étendue entraîne avec elle une conséquence très importante,
c’est la mesure [...]. Mais les phénomènes psychiques, qui sont
uniquement dans le temps, se succèdent [...]. On ne peut donc
démontrer qu’une douleur éprouvée hier soit égale à une douleur
éprouvée aujourd’hui, et la mesure mathématique des phénomènes de
l’esprit présente de très grandes difficultés, peut-être insurmontables
([17], p. 10).
À cet égard, saute aux yeux le fait que pour lui l’objectivité de la
psychologie ne tirait pas son origine de l’application des modèles
mathématiques dans le champ de la conscience, ni à l’allemande, ni à
l’américaine. Dans la tradition clinique et psychopathologique française, la
scientificité n’était pas foncièrement une question de quantité ; elle résultait
plutôt de l’observation, de la comparaison et de l’analyse des signes, des
symptômes dont le sens s’offrait au médecin. D’ailleurs, avec Janet, on
constate un passage de la traditionnelle clinique du regard à une autre
clinique, proprement psychologique, qu’incluait aussi la parole et la
dimension du langage. Dans le sillage de Ribot, il y avait des actes, des
gestes et des mots dont la signification devait être dépistée, et c’était sur le
psychologue que rejaillissait cette tâche d’interprète. Néanmoins, il ne faut
pas tomber dans le piège de trop vite comparer cette interprétation avec
celle de Freud. Pour Janet, la parole fonctionnait dans une logique naturelle,
comme un indice, comme la fumée qui annonce le feu. La signification
subconsciente était latente, et il fallait la découvrir. Or, il n’y avait aucun
déchiffrement à faire, aucun décryptage, car le subconscient et la conscience
obéissaient aux mêmes règles de la nature. Le subconscient janetien était une
prolongation affaiblie de la conscience cartésienne, voire bergsonienne, mais
il n’était absolument pas comparable à l’inconscient freudien. Cependant,
ces idées sur la structure représentative du psychisme, même si elles ne
comportaient aucune théorie structurale du conflit, aboutirent plus tard sur
la conceptualisation des premières psychothérapies conçues en sol français,
que Janet nommera avec justesse « médications psychologiques » [18].
Quand il écrivit sa thèse de philosophie sur l’automatisme, Janet la
présenta comme « un essai de psychologie expérimentale et objective. »
Nous avons vu ce qui était pour lui la psychologie objective, mais où
résidait son caractère expérimental ? Au-delà de sa condition de fétiche
positiviste, l’expérimentation avait pour Ribot et pour lui un caractère très
particulier. Comme Ribot, Janet n’avait pas besoin d’un laboratoire pour
faire des vraies expérimentations. D’abord, il considérait que l’on pouvait
expérimenter sur soi-même d’une manière simple, « soit en recourant à la
mémoire et à l’imagination » qui font revivre les phénomènes disparus, « soit
en se plaçant dans de conditions favorables à la reproduction de tel ou tel
phénomène déterminé » ([17], p. 16). Sur les traces de Charcot, il pouvait aussi
avoir recours aux somnambulismes spontanés ou aux états hypnotiques,
artificiellement induits grâce à la suggestion, et « permettant de faire des
véritables expériences morales. » Mais il restait encore une autre source plus
importante, qui devait être légitimement rattachée aux expérimentations
psychologiques ;
[…] c’est l’étude des maladies de l’esprit. La nature a produit ici des
augmentations, des diminutions de tous les phénomènes, elle supprime
complètement telle ou telle fonction ou modifie les conditions dans
lesquelles elle s’exécute. Ce sont des véritables expériences que la nature
nous présente, telles que nous ne pourrions jamais les réaliser et dont
nous devons savoir tirer le plus grand profit ([17], p. 10)7.
En somme, soit le psychologue expérimentait avec soi-même, soit il
était le témoin privilégié d’une expérience généreusement offerte par la
nature, dont il n’avait qu’à recueillir les résultats. Dans aucun cas il ne
s’agissait des complexes manipulations de variables de la psychologie
expérimentale classique, sauf quand on visait à étudier le domaine très
borné des sensations et des perceptions. En toute rigueur, si ce ne fût à cause
de la vénération dont la méthode expérimentale était l’objet à l’époque, ce
serait très difficile de comprendre le glissement de sens nécessaire pour
éliminer les frontières entre l’expérience et l’expérimentation, entre
l’empirique et l’expérimental. En fait, cette méthode prétendument
expérimentale ne faisait recours qu’à une observation clinique
« extrospective », à des descriptions et à des comparaisons permettant
d’établir certains relations, notamment entre les manifestations morbides et
les phénomènes normaux. En conséquence, stricto sensu, parler d’une
psychologie pathologique et expérimentale n’était qu’un abus du langage,
une sorte de licence poétique (non pas anodine) pour faire allusion à une
position doctrinaire qui comportait une vocation exagérée d’objectivité iv. En
effet, quoique l’on fît, se ranger sous la bannière de l’expérimentation
donnait l’occasion de se réclamer d’une filiation scientifique illustre et
incontestable comme celle de Claude Bernard et de la physiologie française.
C’est pourquoi Janet fit un effort considérable pour aménager les catégories,
pour ne pas trop s’éloigner du berceau expérimental de la psychologie
nouvelle.
Quelques années plus tard, toutefois, étant déjà consacré, il expliquait
ainsi sa conception de ce qu’il appelait alors la « psychologie de la
conduite » :
Comme la psychologie pathologique ne peut pas se borner à l’analyse
interne de nos propres faits de conscience […] elle devient forcement
une psychologie objective, étudiant des faits en dehors de nous […]. Elle
étudie toutes les conduites des malades, en entendant par le mot
« conduite » non seulement les actes élémentaires analogues a ceux des
animaux, mais les actes les plus complexes caractérisés par le rôle qu’y
joue le langage [19].
Il s’exprima de la sorte en 1923, dans un manuel du baccalauréat où il
exposait, dans des termes très simples, sa vocation normative, son
programme pour la discipline v . Une fois de plus, il affirmait que
l’introspection ne suffisait pas, et une fois encore, il montrait qu’il fallait
utiliser une approche objective. Néanmoins, se faisant l’écho de ce qui
arrivait outre-Atlantique, il commençait à délimiter un nouvel objet pour la
discipline autour d’une particulière définition du concept de conduite.
Celle-ci ne comportait pas une grande re-formulation de ses idées anciennes,
mais employait un nouveau langage, moins expérimental et plus
comportemental. Or, elle continuait à mettre en évidence la grande
différence existant entre les traditions psychologiques américaine et
française.
En considérant ce que l’on vient de développer à l’égard de Ribot et de
Janet, on pourrait émettre l’hypothèse suivante : si É. Roudinesco a affirmé
l’apparition d’un « inconscient à la française » à la fin du XIX e, comme une
« géographie particulière de l’irrationalité » (issue entre autres choses de la
confluence des conceptions de la race, de la dégénérescence, des foules, de
l’hérédité et de l’hypnose), on pourrait ajouter que la psychologie
scientifique naquit en France justement comme la contrepartie rationnelle de
ce déclenchement de forces venues des profondeurs. Son objet, soit la
conduite, soit le comportement, porta les traces de cette irruption. La
conscience, presque comme formation réactionnelle, ne pouvait être absente
de cette psychologie nouvelle. D’une part, elle était la réassurance de
rationalité qui permettait de garder la foi dans l’esprit des lumières, malg ré
le surgissement des incertitudes de la modernité. D’autre part, elle était
l’héritière d’une tradition de pensée, philosophique mais aussi littéraire, qui
avait toujours mis en relief la subjectivité, entendue comme un espace
intime irréductible. Ainsi, à la différence des États Unis, la « conduite à la
française » aura toujours un composant subjectif, bien que les méthodes
proposées pour l’aborder aient des prétentions d’objectivité et qu’elles
soient nommées « expérimentales. »
En 1923, néanmoins, dans le manuel susmentionné, s’annonçaient de
nombreux changements qui étaient en passe de se produire à l’intérieur de
la discipline. Pour sa rédaction, Janet avait divisé le domaine de la
psychologie en trois régions. Il n’écrivit quant à lui qu’une petite portion du
total, celle correspondant à la psychologie pathologique. Pour développer
les autres deux régions, qui n’existaient pas dans les éditions précédentes du
manuel, il convoqua Henri Piéron, son disciple, mais aussi son rival. Il ne
s’agissait rien de moins que de « la psychométrie et les tests » et des
« principales applications de la psychologie. » Ce fut un reflet fidèle de ce
qui arrivera dans la psychologie française : pendant que Janet se renfermera
de plus en plus dans le champ de la psychologie clinique, Piéron prendra le
relais dans presque tous les autres domaines.
RÉFÉRENCES
1 Wozniak, R.H. Theoretical roots of early behaviourism. Londres :
Routledge/Thoemme Press; 1993.
2 James, W. On some omissions on introspective psychology. Mind 1884, 9: 126.
3 James, W. [1904]. Does “Consciousness” exist? Writings 1902-1910. New York:
The Library of America; 1907.
4 McKeen Cattel, J. Conceptions and methods of psychology. In :Rogers, H.J.
Congress of Arts and Science, Universal Exposition, St. Louis, 1904. Boston:
Houghton, Mifflin & Co.; 1906, pp. 593-604. Angel, J.R. The province of
functional psychology. Psychological Review 1907, 14: 61-91.
5 Thorndike, E.L. Animal intelligence : an experimental study of the associative
process in animals. Psychological Review 1898, 8, (2).
6 Yerkes, R.M. Animal psychology and criteria of the psychic. Journal of
Philosophy and Scientific Methods 1905, 2: 141-149.
7 Roudinesco, É. Histoire de la psychanalyse en France I (1885-1939). Paris :
Éditions Ramsay ; 1982. 2e édition, 1986, Paris : Éditions du Seuil. 3e édition,
1994, Paris : Fayard ). Nous la citons ici depuis cette dernière édition, p. 231.
8 Danziger, K. The social origins of modern psychology. In: A.R. Buss (éd.),
Psychology in Social Context, New York, Irvington Publishers; 1979, pp. 2544. Voir aussi Paicheler, G. L’invention de la psychologie moderne. Paris :
L’Harmattan ; 1992, 35-49.
9 Barlow, M. Henri Bergson. Paris : Éditions Universitaires ; 1966.
10 Ribot, T. La Psychologie allemande. Paris : Alcan ; 1879, introduction, viii.
11 Ribot, T. La Psychologie anglaise. Paris : Alcan; 1870, 411-418.
12 Ribot, T. De la méthode dans les Sciences : Psychologie. Paris : Alcan; 1909,
230-235.
13 Janet, P. L’Automatisme psychologique. Paris : Alcan ; 1889. Nous le citerons
dans la réimpression faite par Éditions Odile Jacob en 1998.
14 Janet, P. L’État mental des hystériques. Paris : Alcan ; 1893.
15 Roudinesco, É. & Plon, M. Dictionnaire de la Psychanalyse. Paris : Fayard ;
1997, 535-538.
16 Ellenberger, H. Histoire de la découverte de l’inconscient. Paris : Fayard ;
1994.
17 Janet, P. Manuel de Baccalauréat. Philosophie, 2e partie, 1e série. Paris :
Librairie Nony & Cie. ; 1896, 13-14 (il s’agit d’une réimpression de la 1e
édition, de 1894 ; l’italique est de l’auteur).
18 Janet, P. Les médications psychologiques. Paris : Alcan; 1919.
19 Janet, P. ; Piéron, H. & Lalo, Ch. Manuel du Baccalauréat. Série Philosophie.
Paris : Librairie Vuibert ; 1925, 110-111 (il s’agit d’une réimpression de
l’édition de 1923 ; l’italique est de l’auteur).
Article paru dans l’Évolution psychiatrique, vol. 67, nº 3, 2002, 591-600.
D’une manière assez suggestive, ce fait a été très souvent négligé par les histoires de
la psychologie de type « célébratoire », issues de la psychologie expérimentale ou du
béhaviorisme américains. Elles situent la naissance mythique de la psychologie en
Allemagne, avec le laboratoire de Wundt, et étudient son essor aux États Unis,
oubliant carrément toute la tradition psychologique française.
ii Nous suivons ici comme modèle la comparaison faite par Danziger entre les origines
de la psychologie américaine et celles de la psychologie allemande [8] .

i
La vie et l’œuvre de Janet ont été largement traitées dans la littérature spécialisée
pour nous y attarder. Nonobstant, à cet égard, nous renvoyons le lecteur à [7], [15] et
[16].
iv D’ailleurs, il s’agit du même type d’hyperbole qui s’emploie encore aujourd’hui
lorsqu’on appelle « laboratoire d’histoire » un local où il n’y pas d’instruments
permettant de le nommer de la sorte.
v Nous avons privilégié les manuels du baccalauréat comme source historique parce
qu’ils n’ont pas été très cités, bien qu’ils aient donné, à chaque édition, un panorama
assez complet et schématique de la vision que Janet avait de la psychologie, qui à
l’époque occupait la presque totalité du manuel de philosophie. D’ailleurs, ces
manuels exercèrent une fonction importante dans la diffusion des conceptions
janetiennes, d’autant plus qu’ils furent lus par plus d’une génération de lycéens (à
partir de 1894 jusqu’en 1930), ce qui s’ajoutait à son enseignement au Collège de
France pour une période aussi longue.
iii
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