Enquête, numéro 3, 1996

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Fiche faite par Delphine Gret,
pour la question d’agrégation “ expliquer/comprendre ”
Année 2002-2003 Ens Ulm
INTERPRETER, SUR-INTERPRETER
Enquête, numéro 3, 1996
La question des limites cognitives et des difficultés méthodologiques de l'interprétation
est apparue clairement lors des descriptions de cultures étrangères qui ont conduit à faire par
exemple du "mana" une "substance spirituelle influente qui se répand comme l'électricité". Les
exemples de surinterprétation engendrée par une sous-évaluation des éléments interprétables
sont nombreux. A la suite de l'affirmation d'Umberto Eco (Interprétation et surinterprétation,
1996) posant le développement sans mesure des droits de l'interprète dans les dernières
décennies, on doit se demander dans quelles conditions les chercheurs en sciences sociales
peuvent soutenir que leur tâche consiste à interpréter et en même temps cohabiter avec des
théories ramenant tous les actes de l'interprétation à la seule conjecture ? Les contributions
exposées ici partagent l'idée selon laquelle la construction théorique des savoirs en sciences
sociales est marquée par un pari interprétatif qui doit éviter néanmoins les dérives de
l'interprétation libre. L'ambition poursuivie consiste à raccorder l'inévitable incomplétude de
toute interprétation visant à expliquer un phénomène social avec les opérations et les
évènements qui définissent les méthodologies de l'enquête.
Gérard Lenclud. La mesure de l'excès, remarques sur l'idée même de
surinterprétation.
La notion d'interprétation pose le problème de la relation entre activité d'interprétation
(attribuer du sens à des paroles, conduites, œuvres…) et situation de compréhension. Les
conduites humaines, qu'on ne peut expliquer uniquement comme des évènements physiques, il
faudrait les comprendre ou les interpréter. Dans le domaine des considérations
épistémologiques compréhension et interprétation sont synonymes mais entretiennent un
rapport hiérarchique. On interprète autrui dans ses actes aux fins de le comprendre. Weber parle
d'une "compréhension du comportement humain obtenue par interprétation" dans les premières
lignes de l'Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive , et évoque dans
Economie et société une "science qui veut comprendre par interprétation l'agir social". Mais
l'interprétation n'est pas seulement un instrument de la compréhension, elle y adhère
étroitement (la compréhension proposée par Weber de la formation du capitalisme tient à son
interprétation). L'objectif de l'interprétation du chercheur en sciences sociales est de parvenir au
résultat par la compréhension sans une interprétation supplémentaire c'est-à-dire une
surinterprétation. Mais cet idéal est-il réaliste ?
On peut se demander quelle est la nature de la procédure d'interprétation ? Weber écarte l'idée
que la sociologie compréhensive puisse constituer "une branche de la psychologie". C'est en
effet l'action elle-même qui est à interpréter moins que les motifs de son auteur. Par ailleurs,
l'interprétation est une procédure intellectuelle et non intuitive qui s'appuie sur un savoir
concernant le monde de l'acteur et pas seulement sur sa personnalité. Cependant, les faits à
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objectiver sont de nature psychique. Par conséquent on ne peut pas évacuer la dimension
psychologique de la méthode interprétative. Weber écrit d'ailleurs lui-même dans l'Ethique
protestante et l'esprit du capitalisme "il s'agit de découvrir les motivations psychologiques qui
avaient leur source dans les croyances et les pratiques religieuses qui traçaient à l'individu sa
conduite et l'y maintenaient". L'activité d'interprétation met bien en œuvre une psychologie
dans la mesure où l'interprète a pour objectif de reconstruire les "motivations" (attribution
d'états mentaux) des auteurs des conduites étudiées. C'est de manière interprétative que l'on
saisit la relation entre l'esprit protestant et les conduites capitalistes, même si, par la suite,
Weber contrôlera le caractère causal de cette relation par les moyens de la comparaison
historique. En outre, le résultat de la méthode interprétative est logiquement indépendant des
procédures de vérification causale car ce qu'il y a à expliquer il faut bien le comprendre.
Mais cela ouvre la porte à la surinterprétation. En effet, si on considère que rendre compte d'un
comportement consiste à retranscrire les raisons que son auteur en donne, il y aurait
surinterprétation chaque fois que l'interprétation de l'interprète ne coïncide pas avec
l'interprétation de l'interprété ! Il est toujours concevable de commuer un événement (non
intentionnel) en action (intentionnelle) car il suffit d'y découvrir une conscience.
Sans soutenir la thèse absurde selon laquelle toutes les interprétations se vaudraient,
Gérard Lenclud essaie d'expliquer, en faisant valoir le principe de contextualité (un mot ne
prend son sens que dans le contexte d'une phrase, la phrase elle-même dans un énoncé…),
pourquoi il est impossible de tracer une frontière entre interprétation et sur-interprétation
(assignation d' un excédent de sens qui se manifeste par un déséquilibre entre indices et
conclusions). Il conclut son article en posant que les propositions interprétatives, celles qui font
état d'un phénomène de causalité mentale, manifestent à l'évidence un défaut intrinsèque
renvoyant à un mal dont la surinterprétation est le symptôme, nullement inquiétant. Ce texte
peut être lu comme une défense et illustration du devoir de surinterprétation dans les sciences
sociales dans le sens ou le "sur" enjoint le chercheur d'enrichir ses interprétations de départ.
Jean-Pierre Olivier de Sardan. La violence faite aux données, autour de
quelques figures de la surinterprétation en anthropologie.
L'auteur considère que bien qu'une délimitation incontestable de la frontière
interprétation/surinterprétation soit impossible, il est cependant possible de repérer et de
stigmatiser quelques foyers de surinterprétations qui sont autant de formes de "violence" faites
aux supports empiriques. Relèvent de la surinterprétation tous les cas où apparaît une
contradiction significative entre les références empiriques et les propositions interprétatives. La
particularité des énoncés anthropologiques surinterprétatifs est qu'il est possible de les récuser
sur des bases empiriques, par la démonstration que des données ont été maltraitées ou mal
prises en compte. J-P.O. de Sardan soutient ici que dans un processus de recherche clairement
interprétatif, des étapes sous-interprétatives (au sens d'une stratégie du profil bas) sont
méthodologiquement nécessaires.
Les sciences sociales, dans un espace épistémologique à la fois totalement interprétatif et
empiriquement contraint, doivent légitimer leurs énoncés interprétatifs. Toutes les
argumentations ne se valent pas et chacune doit "rendre des comptes". On peut distinguer deux
pôles quant aux rapports interprétativité/empiricité. Certains énoncés sont "quasi réfutables"
empiriquement (ils sont alors descriptifs, cas de l'ethnographie, peu de prise de risque
interprétatif), d'autres non (énoncés hypothétiques, comparatifs, explicatifs, cas de
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l'anthropologie, de la sociologie, de l'histoire). Entre ces deux extrêmes circule la plausibilité.
En fait, empiricité et interprétativité sont ainsi toujours mêlés mais selon des dosages différents.
La projection excessive de préconceptions d'un côté, et la paresse méthodologique de l'autre,
fonctionnent comme les deux branches d'un "ciseau surinterprétatif". Cinq figures de la
surinterprétation, qui peuvent se combiner, sont ici examinées : la réduction à un facteur unique
(spécialistes de l'interprétation par l'ethnie, le"genre"….), l'obsession de la cohérence
(l'exercice monographique gagne à s'interroger sur les différences plutôt qu'à les aplatir),
l'inadéquation significative (en raison d'une incompétence linguistique, attribuer à une pensée
"indigène" des motivations qu'elle n'a pas), la généralisation abusive, et le "coup du sens caché"
(l'invocation d'une "réalité cachée" suffit à fonder l'argumentation, cas du fonctionnalisme et du
holisme "il est dans la nature de l'habitus de permettre…").
J.P.Olivier de Sardan prend l'exemple de l'Essai sur le don (Marcel Mauss, Sociologie et
anthropologie, 1950). Les préconceptions qui voient dans la version océano-maussienne du don
l'antithèse de la vénalité capitalistique ont certes rajouté en surinterprétation. Mais le travail de
Mauss lui même n'en est pas exempt. En effet, en Polynésie ou en Mélanésie, le mana n'est ni
une substance, ni l'âme du donateur enfermée dans une chose donnée, ni un concept
métaphysique, mais une notion populaire évoquant efficacité, pouvoir, capacité et renvoyant
aux ancêtres et aux esprits. On peut ainsi relever les figures de la surinterprétation : erreur de
traduction et durcissement de la métaphore, généralisation abusive avec l'acception erronée de
mana aux sociétés primitives dans leur ensemble, obsession de la cohérence qui transforme le
mana en principe général de la réciprocité. Claude Lévi-Strauss en critiquant Mauss ne
questionnait pas la validité des matériaux utilisés mais il l'accusait de s'être fait mythifier par les
conceptions indigènes en les reprenant trop à son compte.
Néanmoins, les pièges de la surinterprétation (ici vue comme un déficit en exigence
scientifique) ne doivent pas empêcher la prise de risque interprétatif empiriquement contrainte,
au cœur de toute activité de recherche en anthropologie. Comment faire alors ? Faute de
recettes, la critique empiriquement fondée (multiplication en anthropologie des "terrains
revisités") et la recherche des contre-exemples (plus efficace en début de recherche) invitent à
produire des modèles plus exigeants en plausibilité empirique et en véridicité. Il reste la
solution de l'enquête à plusieurs qui permet de fonctionner sur un va-et-vient permanent entre
hypothèses interprétatives et recherches de données vérifiant ou infirmant ces hypothèses.
Bernard Lahire. Risquer l'interprétation, pertinences interprétatives et
surinterprétations en sciences sociales.
Dans le champs des sciences sociales, toutes les interprétations ne se valent pas. Le
travail interprétatif s'y distingue en effet de l'herméneutique libre, c'est-à-dire des
interprétations sauvages, empiriquement non contraintes. L'enquête en sciences sociales est
ponctuée d'actes d'interprétation (d'indices, de corrélations statistiques, de discours,
d'opérations de sélection ou de codage,…). La connaissance sociologique ne s'engendre et
n'avance que par un incessant travail d'anticipation des actes de recherche à venir et de retour
réflexif sur les actes antérieurs de recherche.
Les interprétations (au sens de "thèses") peuvent être qualifiées de scientifiques à plusieurs
conditions. Tout d'abord si elles s'appuient sur des matériaux empiriques. Puis, si sont livrés les
principes théoriques de sélection puis les modes de production de ces matériaux. Ensuite, si
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sont désignés les contextes spatio-temporellement situés de la "mesure" (de l'observation) et
enfin si sont explicités les modes de fabrication des résultats à partir des matériaux produits
(mode de traitement des données, choix du type d'écriture scientifique). Lorsque le sociologue
fait correctement son travail, la signification des évènements, des pratiques, des représentations
qu'il propose, constitue toujours un surplus par rapport à ce qui se dit ou s'interprète dans le
monde social. Interpréter c'est donc en quelque sorte surinterpréter par rapport au monde
ordinaire. Mais il ne s'agit pas ici de ces surinterprétations là. Une partie des interprétations
imprudentes ou inadéquates est constituée par trois types de surinterprétations.
Tout d'abord, on distingue celles dues aux décrochages interprétatifs par rapport aux
situations interprétées. Cela est du à l'insuffisance de qualité, de richesse des matériaux utilisés.
Les interprétations sont trop lourdes par rapport à l'information sur laquelle le chercheur
s'appuie. L'interprétation doit s'appuyer sur des exemples variés tirés d'interactions verbales
récurrentes ou sur une interaction verbale confirmée par des propos tenus lors d'un entretien. La
société de consommation de Jean Baudrillard constitue un exemple idéal-typique de ce type de
surinterprétation. En effet, l'auteur multiplie les références à des lieux, objets, situations
sociales réelles (le drugstore, le centre commercial Parly 2, le téléspectateur relaxé devant les
images de la guerre du Vietnam, la machine à laver…), l'usage de données chiffrées (taux de
mortalité par CSP,…), mais ces exemples ne constituent pas un corpus dont on connaîtrait les
principes théoriques de sélection. L'auteur illustre ses interprétations mais n'enregistre pas des
faits empiriquement attestés (datés, localisés).
Un exemple différent est constitué par l'ouvrage d'Olivier Schwartz, Le monde privé des
ouvriers, qui est au contraire animé de l'esprit d'enquête et par la réflexivité sur la méthode
d'observation employée. Cependant, dans certains passages, l'auteur décrit l'impression de
saturation de l'espace par les images et les sons des émissions télévisées dans une poussée
d'emphase herméneutique ("fonction nourricière" de la télévision laissée allumée toute la
journée sans que l'on regarde une émission, métaphore de la "divinité"). Cela peut être au
contraire vécu par les habitants du foyer sur le mode d'une consommation nonchalante (cf. le
"savoir en prendre et en laisser" que Richard Hoggart observait dans les classes populaires
anglaises - La culture du pauvre : Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre,
1970).
Enfin , on peut évoquer la théorie de l'écriture énoncée par Claude Lévi-Strauss dans Tristes
tropiques, chapitre "leçon d'écriture", 1955. L'ethnologue profite d'une scène chez les
nambikwara (un "incident extraordinaire" selon lui) pour énoncer une théorie qui n'est pas
fondée sur des données ethnographiques. En effet, alors qu'il distribue des feuilles de papier et
des crayons aux indigènes, seul le chef de bande communique ses réponses à l'ethnologue par
l'intermédiaire de la feuille en traçant des lignes qu'il feint de lire. Alors pour Lévi-Strauss le
"scribe est celui qui a prise sur les autres", et voit dans la lutte contre l'analphabétisme dans les
pays européens du XIXème siècle un élément de renforcement du contrôle des citoyens par le
pouvoir. Jacques Derrida écrira à ce propos que la "pointe de l'incident supporte un énorme
édifice théorique" (De la grammatologie, 1967).
Un deuxième type de surinterprétation est constitué par celles produites par le décalage
entre la situation du chercheur face aux matériaux étudiés et la situation des enquêtés. Le
chercheur oublie alors les conditions réelles dans lesquelles les acteurs étaient amenés à agir,
penser, voir... Il projette le rapport qu'il entretient avec l'objet de connaissance dans la tête de
ceux qu'il étudie (cf. P.Bourdieu "introduire dans l'objet le rapport intellectuel à l'objet", Le
sens pratique,1980). Par exemple, il existe nombre de surinterprétations dans les exégèses
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contemporaines des textes philosophiques grecs ignorantes du fait que les grecs écrivaient sans
intervalles entre les mots rendant la lecture à haute voix nécessaire, la lecture faisant partie du
texte (cf. J.Svenbro, Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, 1988). Les poèmes oraux
en Grèce ancienne ne constituaient pas un genre littéraire mais étaient orientés vers des
fonctions sociales pratiques ( paroles de banquet invitant aux libations et à l'amour…).On peut
donc aujourd'hui faire parler les textes grecs à travers d'autres intérêts culturels que ceux des
philosophes grecs, mais aussi à travers le prisme d'autres représentations de l'acte de lire et
d'autres techniques intellectuelles de travail sur les textes. Le problème de surinterprétation
réside donc bien ici dans les conditions dans lesquelles se trouvaient insérés les protagonistes de
l'époque considérée.
Un dernier type de surinterprétation exposé par B.Lahire est constitué par la
combinaison de deux éléments : la sur-abondance de preuves pour prouver la pertinence du
modèle théorique utilisé et la nature "littéraire" (par emploi de procédés d'écriture) de la
production d'effets de preuve avec la profusion d'exemples sur mesure (opposés aux exemples
et contre-exemples engendrés ordinairement par l'enquête empirique). Il prend l'exemple de La
distinction de P.Bourdieu et s'appuie sur les travaux d'Oswald Ducrot qui a constaté que
Bourdieu passe de l'usage ordinaire du langage (un plat est "nourrissant" et "substantiel") à
l'usage philosophique et, ici, sociologique, du concept de "substance" (Le Dire et le dit, 1984).
On retrouve cela dans les oppositions conceptuelles suivantes : nature/culture ("il est nature"),
être/paraître ("sans chichis", "à la bonne franquette"), matériel/symbolique ("nourritures
terrestres", "terre à terre", "matérielles"). On ne distingue plus les différents registres de
langage et on finit par se demander si la preuve de la pertinence de l'interprétation sociologique
n'est pas produite par les glissements sémantiques. Bourdieu décrit des scènes observées mais
qui ne sont pas tirées d'un travail d'observation systématique des comportements et ne font pas
partie d'un corpus théoriquement et méthodologiquement construit (quelle construction de
l'objet pour quel type d'observation ?). Les scènes sont décrites pour exemplifier le schéma
théorique et produisent un "effet de réel" (R.Barthes, in Communications, n°11, 1968). Les
observations ont un air de parenté avec des scènes littéraires telles que l'on peut les trouver dans
les romans de Flaubert (un auteur cher à Bourdieu) : " dans les situations ordinaires de
l'existence bourgeoise, les banalités sur l'art, la littérature ou le cinéma ont la voix grave et
bien posée". Chaque exemple se livre comme la quintessence d'un habitus de classe. De même,
Bourdieu utilise des photographies mais qui ne sont pas accompagnées de commentaires alors
que la production d'un effet de connaissance sociologique supposerait l'analyse d'un corpus de
photographies prises dans des conditions relativement similaires, dans des familles socialement
variées et clairement situées.
Toute interprétation est potentiellement surinterprétation car elle prend des risques que
l'on peut néanmoins limiter lorsque le travail interprétatif est contrôlé par les données,
comparées avec d'autres, dans d'autres conditions, etc.…Pour aller au-delà des analyses
poussives et autres descriptions plates en régime de sous-interprétation, toute interprétation
sociologique pertinente pourrait être définie comme une surinterprétation contrôlée. Bernard
Lahire conclut en posant que l'épistémologie, lorsqu'elle est leçon tirée du travail de recherche
et invitation à retourner sur le métier, n'a rien d'un préalable incontournable et un peu terroriste
à l'enquête. Elle est guide, outil, appui, mais jamais droit de passage ou préalable.
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Jean-Claude Passeron. L'espace mental de l'enquête, l'interprétation et
les chemins de la preuve(II).
(Cet article fait suite à une première partie publiée dans le numéro 1 d'Enquête qui traitait de la
construction des faits dans la description)
Les opérations de codage de l'information recueillie par un questionnaire, de son
traitement statistique, de la synthèse des résultats et de l'écriture sociologique sont ici
examinées dans leurs interprétations sémantiques et leur signification argumentative. Le
raisonnement sociologique qui opère sur des données chiffrées est décrit dans sa différence
avec le raisonnement technique du statisticien, lequel ne fait pas intervenir directement dans ses
calculs le sens empirique des assertions sur le monde. L'interprétation du sens culturel des
actions soumises à la mesure caractérise, tout au long de l'enquête, les décisions spécifiques que
prend le sociologue dans son usage des méthodes quantitatives. Le débat sur la
"surinterprétation" des données empiriques par la théorie conduit ainsi à mieux marquer le rôle
de l'esprit d'enquête dans la définition du caractère scientifique de la sociologie.
Un codage s'astreint à maintenir un lien sémantique entre la catégorisation instrumentale de
l'observation et le langage théorique . Il n'est pas une opération de traduction automatique et
l'élaboration du code et du questionnaire oblige le chercheur à multiplier les allers et retours
entre le terrain et les théories sociologiques ayant organisé d'autres enquêtes. Wright Mills a
souligné les effets dévastateurs de l'autonomisation techniciste des opérations de l'enquête et de
la délégation des tâches (The sociological Imagination, 1959). Il rappelait l'attention que doit
prêter le sociologue au sens de son information de base sitôt qu'il la transforme pour en inférer
quelque chose. Mills épinglait ainsi la dérive tayloriste aux Etats-Unis qui promettait aux
sociologues de les délivrer de la pensée de leurs actes d'interprétation par l'automatisation des
manipulations d'un matériel d'enquête. Ce processus d'industrialisation organisait la recherche à
plus vaste échelle et Mills renvoyait alors les PDG de "grandes" enquêtes dos à dos avec celles
des "grands théoriciens" (cf. Lazarsfeld et Parsons).
J.C.Passeron pose le problème de la stratégie des descriptions et des catégorisations
susceptibles de s'articuler entre elles dans une enquête ou un programme. Il prend l'exemple de
"l'Observation continue du changement social", programme qui avait pour ambition de décrire
sociologiquement toute une tranche d'histoire de la société française. Les comptes rendus (dans
les Cahiers de l'Observatoire du changement social, 1982) font cohabiter des méthodologies et
des langages disparates jamais rejoints dans une argumentation d'ensemble. Il souligne alors
que seul le raisonnement sociologique est capable d'argumenter synthétiquement des assertions
susceptibles de s'associer entre elles ou d'objecter à d'autres.
Il évoque ensuite le questionnaire qui peut être défini comme toute catégorisation précodant
une observation, un recensement ou un dépouillement. Pour instaurer un questionnement
compréhensible par les questionnés, il faut prendre le temps de se donner une première
sociologie de la population d'informateurs (idiome des questions, niveau de langue…). L'acte
de questionnement constitue une distance spécifique avec la réalité observée. Il n'y a pas une
pensée du terrain ou du questionnaire distincte de la pensée du traitement statistique ou d'une
pensée de l'interprétation.
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Un raisonnement d'enquête ne peut alors catégoriser ses informations comme "faits
pertinents" que par rapport à des hypothèses qui doivent se formuler en même temps que la
construction des faits pour être dotées de sens comparatif. On ne peut décrire un raisonnement
sociologique que dans la continuité de son "espace mental". Il existe donc un niveau du discours
où le raisonnement peut être parcouru d'un seul tenant sans rupture du fil argumentatif par un
raisonneur unique ou des raisonneurs capables d'entendre le raisonnement des autres. L'enquête
est un raisonnement qui est indivisible. L'invention scientifique garde donc toujours des
caractéristiques du travail artisanal. Dans une science sociale, l'interprétation doit incorporer à
ses explications historiques une "compréhension" des motifs et raisons de l'action sociale. Les
théories socio-historiques ne se réfutent pas les unes les autres, et elles sont encore moins
réfutables par un seul test empirique réfutateur, comme dans le cas des "propositions
universelles" selon Popper. La pertinence empirique d'une théorie de science sociale n'est pas
inscrite dans les caractéristiques logiques de ses propositions théoriques.
François-André Isambert. L'interprétation, source de la compréhension
chez Max Weber.
Dans le cas de l'historien, la question de l'interprétation revient à celle de la
conceptualisation d'un fait ou d'un être singulier. Il ne faut pas en conclure que la
compréhension est strictement subjective, encore moins qu'il y est des "sciences
subjectivantes", face aux "sciences objectivantes". Mais la constitution même d'un objet
historique suppose, dans la multiplicité indéfinie du devenir et des points de vue, le choix de ce
qui est significatif. De même, la cause d'un événement doit être choisie comme
significativement adéquate à son effet. Ce type d'interprétation exige une forme particulière
d'interprétation, l'"exégèse axiologique", qui n'est pas un jugement de valeur mais une
estimation du rapport aux valeurs. Les types d'interprétation s'échelonnent depuis la
"reviviscence affective" jusqu'à "l'interprétation rationnelle" qui peut être une construction
idéaltypique de ce qu'aurait été la conduite de l'agent s'il avait agi rationnellement. Toutefois,
l'interprétation est toujours prise entre deux formes d'adéquation possibles, l'adéquation selon le
sens, qui peut avoir pour nous divers degrés d'évidence, et l'adéquation "causale" (empirique)
qui se réfère aux lois habituelles du comportement.
M.Weber définit la sociologie au début d'Economie et société comme étant "une science
qui cherche à comprendre en interprétant" la vie sociale. Il veut préciser une démarche originale
pour les "sciences de la culture" sans renoncer à l'idéal d'objectivité. Cet idéal peut être
approché par une saisie empirique sur laquelle vient se greffer l'interprétation, ou par
l'introduction de rationalité au sein de l'interprétation. Le premier travail de critique
méthodologique et théorique de Weber est "Roscher et Knies" (1903,1906), piliers de la
"méthode historique" en sciences sociales. Rosher oppose deux manières de traiter
scientifiquement le réel : saisie conceptuelle par une abstraction généralisante en éliminant les
"accidents" du réel ou restitution intégrale de la réalité. Il choisit la seconde, connaissance des
composantes de la réalité qui, pour nous, sont essentielles dans leur singularité individuelle.
Weber veut comprendre l'individualité, les sciences de l'individuel (sciences de l'esprit) se
distinguant des sciences nomologiques, ce qui renvoie à la distinction entre sciences humaines
(historiques) et sciences de la nature. Pour Weber, "le cours de l'action humaine et de
l'expression humaine est accessible à une interprétation comportant un sens", et cette
interprétation particularise les sciences humaines. Il recourt ensuite à Knies selon lequel les
comportements humains sont au moins autant prévisibles, sinon plus, que les sciences de la
nature (exemples d'une peine judiciaire, d'un commandement militaire).
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Le concept est une médiation obligée dans une vision indéfinie du réel. Weber élargit la notion
avec son "type idéal" qui n'a pas une nature générique (comme chez Aristote) mais est un
"tableau de pensée" obtenu en accentuant un ou plusieurs traits de l'objet et non en
sélectionnant les traits communs à un genre. Il permet d'identifier les relations causales ou
finales, de ressemblance ou de différence entre le type idéal et l'objet empirique auquel il se
réfère. Alors l'interprétation scientifique consiste en la conception de types idéaux, puis la
confrontation avec les données empiriques et enfin le rejet ou non de l'hypothèse.
Le but essentiel de Weber va être de donner une interprétation économique de l'histoire tout en
n'éliminant pas des éclairages différents : l'esprit du capitalisme est éclairé par l'éthique
protestante alors que la religiosité propre à telle ou telle couche sociale est éclairée par sa
situation économique. Mais cette interprétation met en jeu des valeurs. Il souligne que s'il faut
éviter de confondre jugement de valeur et mise en relation avec des valeurs, l'exégèse des
valeurs est néanmoins proche d'une démarche d'évaluation de ces valeurs. Weber prend
l'exemple d'objets culturels pouvant se voir appliquer des jugements de valeurs reposant sur des
interprétations de leur sens: le Capital de Marx, le plafond de la Chapelle Sixtine ou les
Confessions de Rousseau. Si ces estimations sont subjectives, elles restent des exégèses
axiologiques car l'expertise enrichit et affine la connaissance. Ce type d'interprétation ne faisant
que faire prendre conscience du rapport aux valeurs, elle n'entre pas dans la recherche de faits
causalement pertinents pour une relation historique, ni vers l'abstraction d'éléments typiques
valables pour la construction d'un concept. L'importance causale et l'importance axiologique
sont donc complémentaires. Si l'évidence d'une interprétation explicative ne suffit pas à valider
le lien entre des phénomènes, elle possède un pouvoir de clarification de l'action issu de la
rationalité que nous introduisons dans le réel observable. Une interprétation causale correcte
signifie que "le cours extérieur et le motif se rencontrent et sont en même temps reconnus
comme ayant entre eux des relations dont le sens est compréhensible".
Lorsque Weber veut comprendre les deux types de rationalité, "téléologique" (selon une
fin) ou "axiologique" (selon des valeurs), on se dirige vers les modes principaux
d'interprétation. Elles relèvent d'un même processus de compréhension. L'interprétation se fait
de plusieurs manières. Cela peut être déterminer l'objectif d'un acte en lui trouvant des motifs
(c'est-à-dire en le comprenant), ou insister sur la différence par rapport à la simple observation
car le sens de l'action n'est pas donné par la réalité empirique. Mais l'interprétation peut aussi
être "rationnelle" si elle est construction d'un modèle afin de trouver un fil conducteur à des
évènements obscurément orientés vers une fin. Enfin, il existe une interprétation "axiologique"
qui joint l'intuition des valeurs à l'objectivité des constats.
Roger M.Keesing. Métaphores conventionnelles et métaphysiques
anthropologiques, la problématique de la traduction culturelle.
L'article pose la question de savoir si nous ne sommes pas enclins, dans notre entreprise
de traduction culturelle, à prêter aux manières de parler des autres peuples une pertinence qui va
bien au-delà de ce qu'elles impliquent en fait ? C'est par le détour de recherches sur le rôle des
schèmes métaphoriques dans la mise en forme de l'expérience que se trouve ici posé le
problème des dérives interprétatives de l'activité ordinaire de traduction corporelle qui est au
cœur du métier d'ethnographe.
Les métaphores sont basées sur des cadres culturellement établis, elles sont en ce sens
"conventionnelles". Les anthropologues ont-ils inventé des cosmologies, des théologies, des
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croyances, construites à partir des métaphores des autres ? L'anthropologue, "professionnel du
marché de l'exotisme", peut être tenté de prendre les pièces de pratiques rituelles, dans ce que
les acteurs indigènes font et disent, et de construire à partir de ces éléments une philosophie
cohérente. Alors, en rendant cohérent ce qui est fragmentaire, l'ethnographe gomme des
contrastes entre les visions du monde partielles et pragmatiques des populations tribales et les
théologies culturelles cohérentes qui sont le propre des sociétés stratifiées en classes. Ensuite,
l'ordre manquant crée par l'analyste peut être un faux.
Un exemple frappant est celui du concept océaniste de mana qui correspondait à un verbe "être
efficace, vrai, puissant", produit d'une protection, de la transmission d'une force par les ancêtres
ou d'autres esprits. Mais il était utilisé aussi comme verbe d'action ("mana-iser mon jardin"), et
nom abstrait ("mana pour moi"). Donc mana était utilisé comme un nom morphologiquement
abstrait et indistinct. Les anthropologues ont tendance à imputer aux populations non
occidentales des cosmologies totalisantes et universalistes, caractérisées par la terminologie de
l'électromagnétique, de la mécanique et de l'hydraulique, héritées de la physique classique. Le
mana est alors "âme-substance", "énergie magique", "fluide comme de l'électricité"…
Cependant, si les métaphores dominent notre langage, nous devons nous attendre à ce
que la caractérisation métaphorique du monde soit un processus à l'œuvre dans toutes les
langues. Nous ne pouvons présupposer que les façons de parler des autres peuples à propos des
cœurs, des foies, du lever et coucher du soleil, ont pour eux-mêmes des profondeurs de sens
qualitativement différentes de celles qui sont les nôtres. Ensuite, afin de ne pas imputer à tort
des croyances métaphysiques qui semblent impliquées par les manières de parler, il convient de
rechercher l'évidence en dehors du domaine du langage. Si l'auteur plaide pour une prudence et
un certain scepticisme méthodique, il existe néanmoins pour lui une "réalité" de l'expérience et,
au-delà d'une certaine variabilité des formes culturelles, une invariance des schèmes qui
président à la symbolisation de l'expérience humaine.
Conclusion
L'ensemble des contributions exposées ici font bien des sciences sociales des sciences de
l'interprétation. Elles s'inscrivent par là dans une sociologie de la compréhension qui souhaite
néanmoins éviter les dérives de l'interprétation libre. Toutes les relations de significations ne
sont pas équivalentes et dépendent des méthodes de description et de mesure qui leur confère
leur sens assertorique (qui énonce une vérité de fait). Le chercheur doit pouvoir dire en quoi une
interprétation est bonne ou pas et pourquoi elle "durera" plus longtemps que d'autres.
N.B. : Je n'ai pas fait la synthèse des articles suivants car ils me semblaient moins exploitables dans une
dissertation sur le thème : 1/Olivier Guyotjeannin. De la surinterprétation des sources diplomatiques médiévales,
quelques exemples français des alentours de l'an mil.2/ J.Boutier et P.Boutry. L'invention historiographique,
autour du dossier Menocchio. 3/ Yannick Jaffré. L'interprétation sauvage. 4/ Paul Veyne. L'interprétation et
l'interprète, à propos des choses de la religion.
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