L Intuition de l'Instant
D'ailleurs ce qui commande l'être, c'est moins les
circonstances nécessaires pour subsister que les conditions
suffisantes pour progresser. Il faut pour susciter l'être une
juste mesure de nouveauté. Butler dit très bien : «
L'introduction d'éléments légèrement nouveaux dans notre
manière d'agir nous est avantageuse : le nouveau se fond
alors avec l'ancien et cela nous aide à supporter la
monotonie de notre action. Mais si l'élément nouveau nous
est trop étranger, la fusion de l'ancien avec le nouveau ne se
fait pas, car la Nature semble avoir en égale horreur toute
déviation trop grande de notre pratique ordinaire et
l'absence de toute déviation 1. C'est ainsi que l'habitude
devient un progrès. D'où la nécessité de désirer le progrès
pour garder à l'habitude son efficace. Dans toutes les
reprises, c'est ce désir de progrès qui donne sa vraie valeur
à l'instant initial qui déclenche une habitude.
Sans doute l'idée de l'éternel retour s'est présentée à M.
Roupnel ; mais il a tout de suite compris que cette idée
féconde et vraie ne pouvait être un absolu. En renaissant,
nous accentuons la vie. t Car nous ne ressuscitons pas en
vain !... Le recommencement n'est point fait d'un éternel
toujours, identique à jamais à lui-même!... Nos actes
cérébraux, nos pensées, sont repris selon le rite d'habitudes
toujours plus acquises et sont investis de fidélités physiques
sans cesse accrues ! Si nos fautes aggravent leurs contours
funestes, précisent et empirent leurs formes et leurs effets,...
nos actes utiles et bienfaisants emplissent eux aussi
d'empreintes plus fermes la piste des pas éternels. A chaque
recommencement, quelque fermeté nouvelle s'en vient
échoir à l'acte, et, dans les résultats, apporte peu à peu
l'abondance
1. Loc. cit., p. 159.
inconnue. Ne disons pas que l'acte est permanent : il est
sans cesse accru de la précision de ses origines et de ses
effets. Nous vivons chaque vie neuve comme l'oeuf --e qui
passe : mais la vie lègue à la vie toutes ses d'empreintes
fraîches. Toujours plus épris de sa rigueur, l'acte repasse
sur ses intentions et sur ses conséquences, et y complète ce
qui ne s'achève jamais. Et les générosités grandissent en
nos oeuvres et multiplient en nous !... Aux jours des
mondes anciens, celui qui nous a vus, sensuelle argile et
boue dolente, traîner à terre une âme primitive, nous
reconnaîtrait-il sous les grands souffles ?... Nous venons de
loin avec notre sang tiède... et voici que nous sommes
l'Aine avec les ailes et la Pensée dans l'Orage !... 1 >> Un
si long destin prouve qu'en retournant éternellement aux
sources de l'être, nous avons trouvé le courage de l'essor
renouvelé. Plutôt qu'une doctrine de l'éternel retour, la
thèse roupnelienne est donc bien une doctrine de l'éternelle
reprise. Elle représente la continuité du courage dans la
discontinuité des tentatives, la continuité de l'idéal malgré
la rupture des faits. Toutes les fois que M. Bergson parle 2
d'une continuité qui se prolonge (continuité de notre vie
intérieure, continuité d'un mouvement volontaire) nous
pouvons traduire en disant qu'il s'agit d'une forme
discontinue qui se reconstitue. Tout prolongement effectif
est une adjonction, toute identité une ressemblance. Nous
nous reconnaissons dans notre caractère parce que nous
nous imitons nous-mêmes et que notre personnalité est
ainsi l'habitude de notre propre nom. C'est parce que nous
nous unifions autour de notre nom et de notre dignité —
cette noblesse
1. Siloë, p. 186.
2. Cf. BERGSON. Durée et simultanéité, p. 70.