avouer qu'il y a de quoi s'y tromper.
Socrate expose lui-même le malentendu que provoque sa conduite dans le jugement extérieur
des autres : on l'accuse de ne détenir aucune sagesse. La preuve : il ne donne jamais son avis sur
aucune question. Le blâme est “ véridique ”, avoue-t-il. Mais en quoi exactement ? Dans le fait qu'il
ne donne jamais son avis personnel, sans plus. Peut-on tirer d'un tel constat la conclusion que Socrate
est philosophiquement nul ? Certainement pas.
Imaginons un instant ce qui se passerait si Socrate émettait des avis personnels sur tous les
sujets, manifestant ainsi le débordement permanent de sa propre sagesse. Les gens qui jugent de
l'extérieur le loueraient peut-être, mais c'est justement là que Socrate serait blâmable. Car il
transformerait alors la “ philosophie ” - terme qui signifie littéralement “ amour de la sophia ” - en
savoir achevé, tout fait, prêt à être servi et consommé. Les disciples ne seraient plus que des réceptacles
vides dans lesquels on déverserait des connaissances. Socrate pourrait bien être considéré comme
un “ maître ”, ses disciples ne seraient plus des disciples mais seulement des élèves. Cela signifierait
qu'ils ne sont capables d'aucune vérité, seulement de réceptivité passive. Et la vérité ne serait
plus la vérité. Il n'y aurait plus accouchement mais viol des âmes.
Socrate nous livre enfin la vraie cause de son impuissance : la “ contrainte ” imposée par “ le
dieu ”. Ceci n'a rien à voir avec la stérilité des sages-femmes. La déesse qui patronne ces dernières
(Artémis) est effectivement stérile, et n'a jamais enfanté. Mais ce qui est vrai d'une nature divine n'est
pas vrai d'une nature corporelle. Elles ne peuvent être validement comparées que moyennant une
inversion : alors qu'une déesse est éternellement ce qu'elle est, sans changement, une sage-femme est
devenue ce qu'elle est, en changeant de statut - de femme qui a enfanté en femme qui n'enfante plus.
La maïeutique n'est certes pas une activité divine, mais elle n'est pas non plus purement humaine.
C'est cette position intermédiaire qui fait la singularité de Socrate. La maïeutique relève d'une
vocation -- au sens propre : un appel divin. Si Socrate était doué de la puissance de procréer, il
serait lui-même une de ces âmes qu'il faudrait délivrer du fruit qu'elles portent. Il faudrait alors
un autre Socrate pour l'accoucher, puis un Socrate de Socrate, à l'infini. Or, pour qu'il y ait de la
philosophie, il faut qu'un autre (un marginal, une exception confirmant la règle) soit voué à “
accoucher les autres ”. Cette nécessité implique une division des tâches, laquelle contraint à
confiner Socrate dans la fonction de médiateur. Mais de médiateur pour les autres. S'il se
médiatisait lui-même, il serait un dieu.
En ce sens, Socrate relève d'une condition toute spéciale. L'invocation du dieu excluant une mission
(la sagesse) pour en rendre possible une autre (la maïeutique) montre que l'altérité est située au coeur
même de l'être de Socrate. C'est une allusion nette au motif bien connu de son “ démon ”,
intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes (le terme de “ démon ” signifie au départ le
“ lot de vie ” imparti à chacun ; il peut évoquer le
“ génie ” à tous les sens du terme). Il y a de l'étranger, voire de l'étrange dans Socrate. Grâce à cela,
la vérité enfermée au plus profond des êtres peut apparaître au grand jour.
d - Pour conclure
Ce texte se révèle beaucoup plus riche qu'il n'apparaissait à première lecture. Contentons-nous de
quelques leçons majeures.
La philosophie n'est pas une activité spontanée. Elle requiert la présence active d'un
médiateur, qui ne peut lui-même remplir cette fonction que s'il a été appelé d'ailleurs, voué à cette
activité (appel d'ordre divin, comme en témoigne son “ démon ”) .
La vérité philosophique n'est pas produite par un maître, inventée par un génie, elle est
première, toujours déjà là, mais dissimulée, enfouie, voilée (le mot grec aléthéia, qui signifie “ vérité
”, se décompose littéralement en non-voilement). La maïeutique nous renvoie ici au thème de la
réminiscence (ou anamnèse) : on n'engendre pas la vérité, on en accouche. Elle est un “ ressouvenir ”
-- parce que l'âme a “ oublié ” la vérité en étant plongée dans un corps (selon la métaphore du plon-
geon de l'âme dans le fleuve Léthé).
La maïeutique ne peut donc jamais être considérée comme une science, mais comme un
savoir-faire, un art. Elle se manifeste en s'exécutant. Les maïeuticiens n'ont jamais appris la pédagogie
en chambre, dans des cours : ils sont des praticiens. La “ science ” aimée et cherchée par les philosophes