PLATON : Théétète, trad. A. Diès, Les Belles-Lettres, 150 a-c. — Voilà donc jusqu'où va le rôle des accoucheuses ; bien supérieure est ma fonction. Il ne se rencontre point, en effet, que les femmes parfois accouchent d'une vaine apparence et, d'autres fois, d'un fruit réel, et qu'on ait quelque peine à faire le discernement. Si cela se rencontrait, le plus gros et le plus beau travail des accoucheuses serait de faire le départ de ce qui est réel et de ce qui ne l'est point. N'es-tu pas de cet avis ? THEETETE — Si fait. SOCRATE — Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses. Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant questions je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose ; procréer est puissance dont il m'a écarté. SOCRATE Préparation de l’explication I Méthodes a - Parti cul ari tés du texte : Un dialogue Ce genre littéraire apparaît d'emblée difficile à traiter. Que faire des personnages ? Faut-il morceler son explication en fonction des répliques ? Comment y retrouver la substantifique moelle philosophique ? Pourtant, il faut écarter l'idée qu'il faudrait traiter un dia logue autrement qu'un texte de forme ordinaire. Ceci pour deux sortes de raisons, d'ordre technique et d'ordre philo- sophique. - Techniquement parlant, la forme dialoguée n'exige aucun traitement particulier, puisqu'il s'agit toujours de reconstruire l'argumentation, de produire les articulations, de repérer et d'analyser des notions. Le programme type de l'explication ou du commentaire doit donc s'appliquer intégralement, sans autre forme Philosophiquement parlant, il n'y a aucune différence substantielle à établir. Platon nous le dit lui-même (Sophiste, 217 b - 218 a) : la “ méthode interrogative ” ne relève pas de l'obligation doctrinale, mais de la commodité pratique. Si l'on dispose d'un “ partenaire complaisant et docile ”, explique-t-il, la méthode “ avec interlocuteur ” est “ la plus facile ”. Si cette condition n'est pas remplie, “ mieux vaut argumenter tout seul ”. Voilà qui nous renvoie à la définition de la pensée comme dialogue de l'âme avec elle-même (Théétète, 189 e). Dans tous les cas il faut une dualité, parce que le mouvement de la pensée requiert d'abord une prise de distance à l'égard de l'apparence immédiate, puis une reprise au niveau supérieur. Ainsi se déploie l'art de “ rendre et demander raison ” qui est proprement la dialectique philosophique (République, 531 d). - Il faut cependant se garder d'en déduire que la forme dialoguée doit être considérée comme un pur accident rhétorique. Au contraire, toute pensée philosophique apparaît de nature dialogale. La vérité philosophique ne se donne pas dans un discours monolithique qu'il suffirait d'apprendre comme un savoir tout fait, mais par un long cheminement personnel, que chacun doit assumer pour son propre compte. La méthode socratique est donc indissociable de la pensée à ÷uvre. C'est pourquoi on retrouvera au sein même du texte une part des fondements philosophiques d'un tel procédé. La philosophie est une pratique initiatique, qui requiert une altérité. b - La procédure d'approche Seul le texte fait foi. Il faut d'abord le travailler dans les limites de cet extrait. On s'en tiendra là s'il s'agit d'une explication, on ira plus loin (en s'aidant de cours, d'ouvrages de commentateurs, etc.) s'il s'agit d'un commentaire. La problématique, les questions, les enjeux, l'argumentation, le plan et les notions doivent donc être dégagés du texte, réglés par le texte. Ceci requiert un travail préalable sur le texte pour le faire parler, sans prendre de décisions prématurées. Ce que l'on cherche va apparaître peu à peu. II. La reprise du texte Cet extrait, fort connu, est à la fois limpide et complexe. Il convient d'y prêter toute son attention, en s'efforçant de laisser de côté les clichés et stéréotypes scolaires sur la maïeutique, tout juste bons à nous empêcher de voir en interposant l'écran d'un prétendu savoir. a - Introduire Le thème saute aux yeux : il s'agit de la maïeutique. La thèse ne peut être identifiée qu'après lecture approfondie du passage entier. Le motif de l'impuissance socratique doit en effet se renverser : pour s'initier à la philosophie, il faut passer par une médiation incarnée en un médiateur, dont le modèle est Socrate. L'enjeu fondamental apparaît alors : il s'agit du statut de la vérité philosophique. En effet, elle réside au plus profond de chacun de nous, et tout le travail consiste à la mettre au jour. Elle paraît naître, alors qu'elle était déjà là. Remarque Pour présenter son explication de manière satisfaisante, il convient de présenter ce point sous forme de question. Par exemple : quel est le statut de la vérité philosophique ? Tel est l'enjeu majeur de ce passage. b - Préparer un plan Le plan est difficile à identifier. C'est un des inconvénients de la forme dialoguée. Sachant que c'est le contenu qui prime, il faut repérer les articulations de l'argumentation avant de procéder au découpage. On observera d'abord que Socrate procède à une comparaison point par point de l'art des sages-femmes et de l'art du maïeuticien, en partant d'un fond de similitude. On pourra donc présenter sa première partie en se demandant s'1'1 _y a une spécificité de la maïeutique. En introduisant le motif de l'impuissance des accoucheuses, Socrate fait rebondir son discours vers sa propre impuissance (philosophique celle-là). C'est la seconde phase de son argumentation. On pourra donc présenter sa seconde partie en se demandant si Socrate est philosophiquement impuissant. Remarque Cet extrait peut s'expliquer en deux temps. Ceci tient à son découpage. Il ne faut pas s'en offusquer, puisque seul le texte fait foi. On pourrait sans doute découper en trois points, en dissociant deux types de différences entre l'art d'accoucher et la maïeutique : 1) selon l'opposition entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ; 2) selon qu'on accouche les “ hommes-âmes ” et non les “ femmes-corps ”. Mais on peut alors craindre un alourdissement inutile. c - L'explication du texte 1 Y a-t-il une spécificité de la maïeutique ? Cette question est la première que doit se poser le lecteur. Le texte ne se comprend pas sans un fond de similitude entre maïeutique et art d'accoucher, sans quoi la comparaison serait impossible. Dans sa seconde intervention, Socrate l'indique explicitement : “ mon art de maïeutique, déclare-t-il, a mêmes attributions générales ” que l'art des accoucheuses. On sait par ailleurs que Socrate se désignait lui-même comme “ fils d'accoucheuse ” (il s'agit de Phénarète). Il faut encore ajouter que le terme de maïeutique signifie littéralement “ art d'accoucher ”. Enfin, Socrate décrit les divers aspects de son art en le confrontant à celui des sages-femmes. Comment alors préserver la différence ? Socrate va la détailler sur plusieurs registres. - Les accoucheuses n'ont pas à discriminer le réel et l'apparence, alors que le maïeuticien doit le faire. En effet, il n'arrive pas que les femmes accouchent tantôt d'une “ vaine apparence ”, tantôt d'un “ fruit réel ”. Toute naissance se situe sur le même plan du réel corporel. Un enfant peut se présenter de multiples manières, il relève toujours du même genre de réalité. Il n'y a pas de “ vrais ” et de “ faux ” enfants, des enfants “ réels ” et des enfants “ apparents ”. On peut le confirmer a contrario : s'il n'y avait pas ces différences, l'art d'accoucher et la maïeutique socratique seraient rigoureusement identiques. Et l'on pourrait affirmer que “ le plus gros et le plus beau travail des accoucheuses ” serait d'opérer la discrimination entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Or ce n'est pas le cas. On voit donc, par différence, ce qu'est le travail de la maïeutique : discerner le réel et l'apparence, le vrai et le faux. Par rapport à l'art d'accoucher, nous changeons de plan, de registre ontologique. C'est pourquoi Socrate affirme d'emblée que sa fonction est “ bien supérieure ”. L'opposition est complétée un peu plus bas : le disciple accouche soit d'apparences vaines et mensongères, soit d'un fruit de vie et de vérité. Une telle alternative ne prend son sens qu'en philosophie. Seconde différence majeure, l'art de Socrate délivre les hommes (entendons les “ mâles ”, pas “ les hommes ” au sens générique, le grec est clair) et non les femmes. Cette opposition a un sens primaire : à l'homme revient le travail philosophique, à la femme le travail génésique. Il en résulte que la vraie vie n'est pas de l'ordre des vivants charnels, mais de l'ordre de l'esprit (dans le Banquet, Platon explique que les vivants qui se reproduisent miment à leur manière l'éternité qu'ils n'ont pas en ce bas monde). Faut-il en déduire que Socrate est un abominable misogyne ? La solution n'est pas si simpliste. Troisième différence, en effet : il s'agit de l'enfantement des âmes et non de celui des corps. L'opposition de l'âme et du corps complète et éclaire celle de l'homme et de la femme. Socrate établit une connexion entre l'homme et l'âme, d'une part, la femme et le corps d'autre part. L'infériorité présumée des femmes découle donc, en réalité, de l'infériorité ontologique des corps. Il en résulte que les notions d'homme et de femme ont ici une dimension symbolique : est “ homme ” l'être centré sur l'activité de l'âme, “ femme ” l'être consacré aux activités corporelles (ceux qui auront la curiosité de lire tout le dialogue repéreront en 176 c-e, surtout dans le texte grec, la manière dont Platon dénie la “ virilité ” aux hommes qui se détournent de la vérité). Ceci est confirmé dans notre extrait par la comparaison même entre les hommes qui cherchent la vérité et les femmes accouchées : ce sont bien des hommes qui sont “ gros ” d'une vérité qu'ils portent dans leur sein. Ils occupent donc, sur le plan des âmes, la position exacte des femmes sur le plan des corps. Du point de vue de la symbolique philosophique, ce sont eux les vraies femmes. Tout ceci exposé, on peut confirmer ce que suggérait le premier alinéa : la différence décisive ne se situe pas entre les réalités corporelles et celles de l'âme, mais, à l'intérieur du domaine spirituel, entre les vaines apparences (mensonges, simulacres) et ces fruits de vie et de vérité que sont les belles et vraies pensées. L'opposition du vrai et du faux ressortit au langage seul, et non à l'univers sensible. La vraie vie est du côté de l'âme entrant en contact avec la vérité, non du côté des corps, dont la vie n'est qu'une sorte de mort, que la reproduction physique s'efforce de compenser à son niveau. Socrate peut donc légitimement parler de “ privilège ” -- et non plus seulement de différences. Nous atteignons ici l'essence même de la méthode philosophique, qui consiste à “ faire l'épreuve, et discerner en toute rigueur ”. La quête philosophique éprouve, trie et passe au crible, afin de discriminer ce qui est vraiment et ce qui n'est qu'apparence. Il y faut de la rigueur pour ne pas se contenter de vraisemblance, de ressemblances notions qui renvoient aux jeux des apparences et nous enferment dans l'univers de l'illusion, de l'erreur et du mensonge. Ceci pose un problème : si Socrate est un accoucheur et non un accouché, c'est qu'il ne porte aucune vérité en lui. Quelle est donc sa fonction ? 2 / Qu'est-ce que la “ stérilité ” socratique A trop serrer la comparaison entre les accoucheuses et le maïeuticien, on s'expose en effet à une conséquence terrible. Socrate l'avoue sans détour : il a “ même impuissance ” qu'elles. Il insiste : “ enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir ”. Faut-il en conclure que le maître en philosophie ne doit pas luimême être philosophe ? Comment peut-il alors initier son disciple à la philosophie ? - Tout d'abord, la notion d'impuissance apparaît équivoque. Socrate brouille dans son discours les deux plans qu'il avait pourtant distingués plus haut. Il déclare qu' “ enfanter en sagesse ” n'est point en son pouvoir. Or ce n'est pas le cas des accoucheuses, puisqu'il suffit qu'elles soient devenues stériles pour s'adonner entièrement à la délivrance des autres femmes. Dans l'ordre corporel, le passage de la fécondité à la stérilité qui est un changement d'état -- est dans la nature des choses. Mais il n'en va pas de même pour les âmes. Socrate n'est pas devenu stérile après avoir été fécond, comme s'il avait subi une quelconque ménopause philosophique. Ce n'est donc pas chez lui un problème de situation (temporelle et accidentelle), mais de condition. Comment l'établir ? Il faut avouer qu'il y a de quoi s'y tromper. Socrate expose lui-même le malentendu que provoque sa conduite dans le jugement extérieur des autres : on l'accuse de ne détenir aucune sagesse. La preuve : il ne donne jamais son avis sur aucune question. Le blâme est “ véridique ”, avoue-t-il. Mais en quoi exactement ? Dans le fait qu'il ne donne jamais son avis personnel, sans plus. Peut-on tirer d'un tel constat la conclusion que Socrate est philosophiquement nul ? Certainement pas. Imaginons un instant ce qui se passerait si Socrate émettait des avis personnels sur tous les sujets, manifestant ainsi le débordement permanent de sa propre sagesse. Les gens qui jugent de l'extérieur le loueraient peut-être, mais c'est justement là que Socrate serait blâmable. Car il transformerait alors la “ philosophie ” - terme qui signifie littéralement “ amour de la sophia ” - en savoir achevé, tout fait, prêt à être servi et consommé. Les disciples ne seraient plus que des réceptacles vides dans lesquels on déverserait des connaissances. Socrate pourrait bien être considéré comme un “ maître ”, ses disciples ne seraient plus des disciples mais seulement des élèves. Cela signifierait qu'ils ne sont capables d'aucune vérité, seulement de réceptivité passive. Et la vérité ne serait plus la vérité. Il n'y aurait plus accouchement mais viol des âmes. Socrate nous livre enfin la vraie cause de son impuissance : la “ contrainte ” imposée par “ le dieu ”. Ceci n'a rien à voir avec la stérilité des sages-femmes. La déesse qui patronne ces dernières (Artémis) est effectivement stérile, et n'a jamais enfanté. Mais ce qui est vrai d'une nature divine n'est pas vrai d'une nature corporelle. Elles ne peuvent être validement comparées que moyennant une inversion : alors qu'une déesse est éternellement ce qu'elle est, sans changement, une sage-femme est devenue ce qu'elle est, en changeant de statut - de femme qui a enfanté en femme qui n'enfante plus. La maïeutique n'est certes pas une activité divine, mais elle n'est pas non plus purement humaine. C'est cette position intermédiaire qui fait la singularité de Socrate. La maïeutique relève d'une vocation -- au sens propre : un appel divin. Si Socrate était doué de la puissance de procréer, il serait lui-même une de ces âmes qu'il faudrait délivrer du fruit qu'elles portent. Il faudrait alors un autre Socrate pour l'accoucher, puis un Socrate de Socrate, à l'infini. Or, pour qu'il y ait de la philosophie, il faut qu'un autre (un marginal, une exception confirmant la règle) soit voué à “ accoucher les autres ”. Cette nécessité implique une division des tâches, laquelle contraint à confiner Socrate dans la fonction de médiateur. Mais de médiateur pour les autres. S'il se médiatisait lui-même, il serait un dieu. En ce sens, Socrate relève d'une condition toute spéciale. L'invocation du dieu excluant une mission (la sagesse) pour en rendre possible une autre (la maïeutique) montre que l'altérité est située au coeur même de l'être de Socrate. C'est une allusion nette au motif bien connu de son “ démon ”, intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes (le terme de “ démon ” signifie au départ le “ lot de vie ” imparti à chacun ; il peut évoquer le “ génie ” à tous les sens du terme). Il y a de l'étranger, voire de l'étrange dans Socrate. Grâce à cela, la vérité enfermée au plus profond des êtres peut apparaître au grand jour. d - Pour conclure Ce texte se révèle beaucoup plus riche qu'il n'apparaissait à première lecture. Contentons-nous de quelques leçons majeures. La philosophie n'est pas une activité spontanée. Elle requiert la présence active d'un médiateur, qui ne peut lui-même remplir cette fonction que s'il a été appelé d'ailleurs, voué à cette activité (appel d'ordre divin, comme en témoigne son “ démon ”) . La vérité philosophique n'est pas produite par un maître, inventée par un génie, elle est première, toujours déjà là, mais dissimulée, enfouie, voilée (le mot grec aléthéia, qui signifie “ vérité ”, se décompose littéralement en non-voilement). La maïeutique nous renvoie ici au thème de la réminiscence (ou anamnèse) : on n'engendre pas la vérité, on en accouche. Elle est un “ ressouvenir ” -- parce que l'âme a “ oublié ” la vérité en étant plongée dans un corps (selon la métaphore du plongeon de l'âme dans le fleuve Léthé). La maïeutique ne peut donc jamais être considérée comme une science, mais comme un savoir-faire, un art. Elle se manifeste en s'exécutant. Les maïeuticiens n'ont jamais appris la pédagogie en chambre, dans des cours : ils sont des praticiens. La “ science ” aimée et cherchée par les philosophes n'est donc pas la maïeutique, et la maïeutique n'est pas la philosophie, seulement sa médiation. Cette médiation n'est pas une abstraction, car elle n'est rien sans la personne d'un médiateur -ici Socrate. La philosophie requiert donc une rencontre personnelle singulière. Le lan gage n'est rien sans la parole vivante. Ce passage est en lui-même la démonstration pratique de ce qu'il veut nous faire saisir. La comparaison avec les accoucheuses est destinée à nous prendre là où nous sommes dans le monde des corps pour nous introduire à un monde supérieur, où les lois ne sont pas les mêmes, bien que des correspondances puissent être établies. C'est donc une introduction à la dialectique, qui nous élève en spirale vers la hauteur, en nous faisant passer par les rudes et douloureuses épreuves du travail de l'accouchement. Il ne reste plus qu’à rédiger….