doc - Céline Granjou

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[titre :] Quand le risque devient un objet politique : expertise scientifique et démocratie sanitaire
[auteur :] Céline Granjou
[Introduction :]
La montée des problématiques de risques – industriels, technologiques, « majeurs »,
environnementaux, sanitaires, alimentaires…- a fréquemment fait l’objet d’un diagnostic
soulignant un déficit démocratique. La gestion des activités industrielles et techniques se ferait au
détriment d’un débat collectif sur les orientations technologiques souhaitées par les citoyens, et
conduirait à des négligences sécuritaires ainsi qu’à une opacité voire à des manipulations
coupables au niveau politique [note de bas de page] voir l’ouvrage fondateur de Patrick Lagadec,
1981, La Civilisation du risque, Le Seuil [/] Cette thèse reprend ainsi la dénonciation
philosophique des méfaits de la technoscience qui impose une forme de rationalité technique ou
instrumentale au détriment d’un débat entre les hommes sur les choix de vie en société,
dénonciation développée par le groupe des philosophes de Francfort [note de bas de page]
Marcuse, H. (1964). L'Homme unidimensionnel, Editions de minuit ; Habermas, J. (1968). La
Technique et la Science comme "idéologie", Gallimard. [/] . En découle l’idée que, pour
apporter une réponse adaptée à la question fondamentalement politique que constituent les
risques, il convient de donner une place accrue aux citoyens, profanes, patients, et riverains dans
les décisions et choix d’aménagement ou d’orientation technologique au détriment du monopole
des experts [note de bas de page] Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001). Agir dans un
monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil. [/]. Or c’est à la fois une
justification d’ordre politique qui sous-tend cette exigence – fonder la légitimité des décisions
publiques sur l’épreuve de la concertation, de la mise en débat- et une justification pragmatique :
les groupes concernés possèdent des savoirs, une forme d’expertise par expérience, qui sont
souvent négligés par les experts au risque de conduire à des décisions peu pertinentes.
Si un « impératif délibératif » [note de bas de page] Blondiaux, L. et Sintomer, Y. 2002. «
L’impératif délibératif », Politix, vol. 15, n° 57, p. 17-35. [/] tend à s’imposer dans beaucoup de
domaines de la vie publique – avec des effets positifs dont je suis par ailleurs pleinement
convaincue!-, je voudrais ici présenter quelques résultats issus de l’exemple de la gestion de la
crise de la « vache folle » pour montrer que cet impératif ne correspond pas toujours à la réalité
des expérimentations collectives conduites dans le domaine de la gestion des risques. Bien loin
d’abonder dans le sens des « forums hybrides », les pouvoirs publics tendent en effet plutôt à
exploiter, voire à renforcer, le recours aux scientifiques comme caution et justification des
politiques sanitaires, comme l’illustre bien la mise en place du système des agences d’expertise
sanitaire en France (AFSSPS, AFSSA, AFSSE pour les citer dans l’ordre de création). Est-ce à
dire que l’on ne sort pas finalement de la technocratie à la française, où le savant est seul à même
de livrer les fondements valides d’une décision conforme à l’intérêt général ? [note de bas de
page] Benamouzig, D. et Besancon, J., 2005, Administrer un monde incertain : les nouvelles
bureaucraties techniques. Le cas des agences sanitaires en France. Sociologie du travail, n°47, pp.
301-322 [/]?
L’idée que je défendrai ici est que ces nouveaux dispositifs d’expertise scientifique ont un rôle
important à jouer dans l’avènement d’une démocratie sanitaire, à la fois du point de vue d’une
rationalisation des fondements de la prise de décision étatique, et en tant que nouveau média
contribuant à la publicisation des hypothèses de risque. De ce point de vue, les experts participent
à la réintroduction de l’incertitude dans la sphère d’action publique et à l’ouverture d’un débat sur
les modes souhaitables de gestion du risque.
[sous-titre] Partie 1 : l’AFSSA : un modèle de purification de l’expertise en réponse à une crise
sanitaire[/]
[sous-titre] partie 1.1 : un nouveau dispositif d’expertise en réponse à une crise de confiance [/]
L'affaire de la vache folle a donné lieu à de graves accusations vis à vis des pouvoirs publics au
titre qu'avant 1996, des signaux jugés a posteriori disponibles du danger lié à l'Encéphalopathie
Spongiforme Bovine (ESB) n’avaient pas été repérés. L’organisation de l’expertise, qui était
alors conduite au sein des cabinets des ministères suivant des mécanismes opaques et fermés, a
été jugée en partie responsable de ces négligences. Les intérêts corporatistes des éleveurs et des
industriels de la viande auraient été privilégiés au détriment de la sécurité des consommateurs.
Les pouvoirs publics anglais mais aussi français auraient prôné une attitude de minimisation du
risque de transmission de la maladie à l'homme, voire de désinformation... Si certains travaux
montrent les limites de ces interprétations rétrospectives, qualifiées de « théorie du complot »,
l'extension du système des Agences en France n'en constitue pas moins une réponse à cette
perception des événements qui stigmatise un manque crucial de capacités institutionnelles
d’alerte scientifique.
L'institutionnalisation de l'AFSSA vise ainsi à retracer une frontière entre intérêts professionnels
et intérêts sanitaires et à démontrer le sérieux de la prise en charge de ces derniers [note de bas de
page] voir, sur ce diagnostic de la crise et sur l’élaboration de cette réponse le rapport du Sénat :
Huriet, C., (1997). Les Conditions du renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la
sécurité alimentaire des produits destinés à l'homme en France [/] Cette stratégie de
relégitimation de l'action publique repose sur le statut d'établissement public indépendant de
l'Agence : l’agence dépend de l’Etat pour son budget et pour la nomination de ses dirigeants,
mais elle élabore de façon autonome des avis d'expertise selon des procédures internes, sans que
le ministre n’ait de recours contre ses productions.
L’AFSSA est obligatoirement saisie par les tutelles sur tout projet concernant l'alimentation, et
peut également s'auto-saisir. Enfin, les associations de consommateurs peuvent aussi la saisir. On
assiste ainsi à un phénomène inédit de déconfiscation de l'expertise au profit des initiatives
citoyennes, signant une volonté de démocratie plus participative.
[sous-titre] partie 1.2 : purifier l’expertise en excluant les dépendances industrielles[/]
Pour produire des avis, l’agence recourt à des comités d’experts. Il est frappant de voir combien
le fonctionnement et l’organisation de ces comités relèvent d'une stratégie de purification de
l'expertise, c’est-à-dire de rejet de tout biais externe assimilé aux influences politico-industrielles.
La sélection des candidatures donnait une grande importance à l’excellence scientifique des
experts, mesurée au nombre de publications dans les revues prestigieuses, mais aussi à leur
indépendance par rapport aux intérêts industriels et financiers grâce à un subtil système de
procédures de déclaration d’intérêt. [note de bas de page] cette anecdote racontée par un des
responsables de l’agence lors d'un entretien montre bien ce rejet des intérêts économiques et
corporatistes que représenteraient les acteurs industriels :
« Donc j'ai dit : « qui est-ce qui sait travailler sur la dioxine? On m'a dit « c'est le groupe de travail du
CSHPF [Conseil Supérieur de l’Hygiène Publique de France] ». On fait venir les gens, j'entends les gens
et puis je regarde qui est dedans; je vois que parmi ceux qui parlaient le plus, il y avait une ou deux
personnes qui parlaient scientifique, et ceux qui parlaient le plus et qui étaient le plus influents, c'était une
personne qui était chez Danone, une personne qui travaillait chez Nestlé, une personne qui travaillait chez
Truc et qui téléphonaient, qui sortaient avec leur téléphone portable en disant « si c'est 200pg, quel est
l'impact sur le chiffre d'affaires? » Je me souviens, je les ai fait sortir de la salle à la fin en disant « très
bien, on vous a entendus, maintenant les scientifiques vont rédiger eux-mêmes ». [/]
Parmi les deux-cent cinquante experts qui composent les dix comités définis en 1999, quatre
seulement provenaient du milieu industriel, et onze de centres ou d'instituts techniques (souvent
de soutien aux agriculteurs) : la très grande majorité provenait d'instituts de recherche et
d'universités. De même, on a vu que le droit de saisine donné à la société civile était focalisé sur
les associations de défense des consommateurs, mais excluait les syndicats ou associations
professionnelles...
Cette chasse aux intérêts industriels se traduit aussi dans les procédures chargées de garantir
l'indépendance des experts. Le règlement intérieur impose aux experts de faire une déclaration
des conflits d'intérêts avant chaque réunion du comité concernant les sujets à l'ordre du jour ;
cette obligation reprend l'exigence d'une déclaration publique d'intérêts lors de la candidature des
experts, dont les différentes rubriques sont focalisées sur les sources de lien potentiel avec des
sociétés de production. Les liens et intérêts suggérés sont ainsi focalisés sur l'industrie, à
l'exclusion d'autres attaches institutionnelles ou politiques. On peut par exemple s'interroger sur
le type de conflit d'intérêt que représente, pour un chercheur, le fait d'être appelé à se prononcer
sur les risques liés aux prions alors même qu'il travaille sur les maladies à prions et que le
développement de cette spécialité dépend étroitement des crédits et de l'intérêt qui lui sont
accordés : comme le résume un expert d'un comité de l'AFSSA, « l'intérêt objectif [des experts]
est d'aller dans le sens du pire ».
Le circuit des saisines, défini par le règlement intérieur et précisé par un ensemble de procédures
qualité rédigés par l’agence [note de bas de page] des responsables de l’AFSSA ont participé à un
groupe de travail AFNOR (Association Française de Normalisation) ayant abouti à la définition
d’une nouvelle norme, la norme NFX-50-110 sur la « qualité en expertise », valable notamment
au sein de l’Agence [/], dessine enfin un partage des tâches entre personnel permanent de
l'AFSSA (chargé de la veille et du secrétariat scientifiques des comités) et experts des comités.
Le personnel permanent est chargé d'un travail de rédaction, tandis que les experts sont chargés
d'un rôle de validation et de critique des textes qui leur sont soumis par les rapporteurs. Cette
répartition vise à laisser aux experts le seul « challenge scientifique de haut niveau » selon les
termes d’un responsable de l’AFSSA. Il s'agit bien là encore d'une façon de séparer le
scientifique du non-scientifique, de purifier l'expertise des préoccupations matérielles et des
activités profanes, en somme de la simple mobilisation d'un sens commun, afin de réserver aux
experts des comités un travail « purement scientifique ».
Le système des Agences, créé en réponse aux revendications de sécurité sanitaire émergeant des
divers scandales dénonçant les alliances politico-industrielles et la négligence des préoccupations
de santé publique, propose ainsi une organisation de l'évaluation du risque fondée sur l'autonomie
et la procéduralisation de l'expertise, afin d’obtenir un gain d'objectivité scientifique. Ce
dispositif permet de déconfisquer l'expertise des circuits ministériels classiques, de promouvoir
une plus grande transparence, et de démontrer la prise en charge des intérêts de sécurité sanitaire.
En excluant autant que possible les intérêts professionnels dans un modèle de purification de
l'expertise, l'Agence tend à substituer à la confiscation de l'expertise par des alliances politicoindustrielles une mise à disposition des capacités d'expertise pour les associations de
consommateurs. L'articulation entre science et administration que propose l'AFSSA reste ainsi
inspirée du modèle français rationnel-légal de l'expertise, dans le sens où l'énoncé d'expertise
reste un monopole étatique justifié par une référence au mythe latourien des « faits parlants »
[note de bas de page] B. Latour, Politiques de la nature, comment faire entrer les sciences en
démocratie, Paris, La Découverte, 1999[/] : les contraintes de la nature seraient révélées au
scientifique qui devient le porte-parole incontestable de la réalité pour ses concitoyens.
L'externalisation de l'expertise à l'AFSSA promeut moins une « mise en discussion » de l'action
publique qu'une indiscutabilité supérieure de l'action publique fondée sur la mobilisation de la
science pure au service de l'Intérêt Général. Elle risque ainsi de continuer à occulter le moment de
confrontation des intérêts et de choix politique qui existe au sein même des activités et des débats
d’experts.
[sous-titre] partie 2 : Le rôle de la parole des experts dans l’ouverture d’un débat sur la gestion du
risque [/]
Cependant, l’externalisation de l’expertise, répondant notamment à une exigence de transparence,
s’accompagne par ailleurs d’une systématisation de la publicité donnée aux énoncés d’expertise.
Les conséquences de ce principe de transparence sont importantes, et obligent le chercheur à
déplacer son regard des arcanes des cabinets ministériels où se joue traditionnellement la
décision, vers les arènes sociales de construction et de formulation des problèmes publics [note
de bas de page] Hilgartner, S. and Bosk, C. L., 1988, “The rise and fall of social problems : a
Public Arenas Model”, American Journal of Sociology, vol. 94, n°1, pp. 53-78.[/]. C’est à cette
condition que l’on peut rendre compte de la façon dont les agences contribuent, en dépit d’un
certain conservatisme inspiré du modèle de l’Etat savant, à un éloignement d’une forme de
gouvernement technocratique et à un renouvellement de la politisation des questions sanitaires.
Dans le cas de l’AFSSA, les avis, disponibles sur Internet, sont relayés par les médias sur certains
sujets sensibles et font l’objet de conférences de presse. Il s’agit alors de prendre en compte
également la manière dont la parole des experts influe sur la structuration des idées et des
arguments circulant dans l’espace public et contribue, à côté de celle d’autres porte-parole, à
développer et à défendre des « preuves publiques » [note de bas de page] Sur la notion de preuve
publique voir : Latour B. et Weibel P., Making things public. Atmospheres of democracy,
Germany, MIT Press and ZKM Karlsruhe, 2005, ainsi que la conférence EASST, Paris, 25-28
août 2004. Lemieux C. et Barthe Y. (« les risques collectifs sous le regard des sciences du
politique. Nouveaux chantiers, vieilles questions », Politix, 44, 1998, pp 7-28) utilisent le terme
de « visibilités » (p. 17) dans le même sens.[/] susceptibles de fonder et de légitimer l’action
collective.
[sous-titre] partie 2.1 : avis d’expertise et rhétorique de l’incertitude [/]
Lorsqu’on examine les avis des experts, on voit clairement la manière dont leur écriture est
travaillée par une réflexion de la part des experts sur leur situation particulière d’énonciation et
sur les responsabilités qui en découlent. Les experts sont parfaitement conscients du fait d’être
amenés à fournir, en tant que spécialistes, une parole qui sera parole d’autorité à destination des
non spécialistes, et ce sur des sujets imparfaitement cernés par les connaissances scientifiques
disponibles. Cette réflexion (dont témoigne tout expert lorsqu’on l’interroge sur sa pratique et ses
difficultés) se poursuit au niveau des pratiques d’écriture des collectifs d’expert, et se traduit par
une véritable rhétorique de l’incertitude. Loin de dissimuler l’histoire de leur fabrication au profit
de l’assurance d’une vérité factuelle, les avis donnent à voir leur propre cheminement, leurs
sources et leurs limites. L’examen stylistique des avis du comité Dormont par exemple, qui a
précédé la mise en place de l’AFSSA dans l’évaluation des risques liés aux ESST de 1996 à
1999, montre le développement de trois catégories principales d’expressions de l’incertain : celles
qui donnent à voir les conditions de production des faits (resitués dans le contexte de
l’expérimentation de laboratoire qui les a engendrés), celles qui rappellent qu’il y a des
hypothèses non validées qu’on ne peut pas exclure, et enfin, celles qui rappellent l’absence pure
et simple de données permettant aux experts de répondre à la question posée. Cette activité de
« mise en scène » de l’incertitude au détriment de la construction – plus classique- de l’image
d’un expert possédant savoir et assurance [note de bas de page] Hilgartner S., 2000. Science on
stage. Expert advice as public drama. Stanford University Press.[/] est encore plus claire
lorsqu’on examine les archives des comités, précieuse entrée dans le travail de fabrication des
avis [note de bas de page] les réticences des experts ne m’ont en effet pas permis d’assister à
leurs débats, ce qui bien sûr aurait aussi constitué une voie majeure d’accès à leur travail.[/] Les
versions successives d’un même avis, ainsi que les commentaires en cours de route émis par
certains membres, montrent qu’un souci majeur et récurrent de la part des experts concerne le fait
de ne pas donner au lecteur de l’avis l’impression qu’il repose sur un savoir sûr et infaillible ; il
s’agit au contraire de le rendre bien conscient des limites et des incertitudes des connaissances et
des raisonnements, si bien que les versions finales des avis sont souvent plus tempérées dans
leurs affirmations et recommandations que les versions préliminaires.
[sous-titre] partie 2.2 : le rôle des experts dans la « mise en risque » des hypothèses scientifiques
[/]
Que nous apprend finalement ce petit détour par les pratiques des experts, ce regard jeté sur
l’atelier d’écriture que constitue un collectif d’experts au travail, quand on s’interroge sur le rôle
de ce type d’organisation de l’expertise dans l’avènement d’une démocratie technique ? Il s’agit
en fait ici de prendre la mesure de la dimension pragmatique de l’expertise, au sens linguistique
du terme : l’important n’est pas simplement le contenu référentiel des avis, mais aussi la situation
d’énonciation et de circulation de la parole des experts. Cette dimension est tout à fait présente à
l’esprit des experts lorsqu’ils travaillent à produire des textes dont ils savent que non seulement
ils serviront à la prise de décision sur des sujets parfois très sensibles, mais qu’ils seront
également disponibles à tout un chacun pour former son opinion, et peut-être aussi relayés par la
presse et autres médias. Le fait que les experts développent une telle rhétorique de l’incertitude
[note de bas de page] pour des motifs qui ne seront pas développées ici : il est clair que le
précédent du sang contaminé est à l’esprit de tous, induisant une certaine idée de ce qu’est la
précaution en expertise [/] permet de mieux comprendre la manière dont ils ont contribué à
façonner l’action publique sur le dossier de l’ESB. Il est clair que les pouvoirs publics français
ont adopté à partir de 1996 une politique relevant du principe de précaution : ils ont affiché un
suivi strict des recommandations des experts en matière de législation, qui les a conduit à adopter
ou maintenir des mesures sanitaires plus sévères que nombre d’autres Etats européens (comme le
montre en particulier le maintien de l’embargo sur le bœuf britannique jusqu’en 2002). Or cette
imposition inédite de la notion de précaution dans l’action publique est bien sûr conforme au
contenu des recommandations que les experts ont destinées aux décideurs, mais elle me paraît
aussi plus largement liée à la médiatisation des incertitudes portée par les experts.
Le développement de la prise en charge collective des risques sanitaires suivant une logique de
précaution renvoie ainsi au rôle des experts dans la « mise en risque » des hypothèses
scientifiques [note de bas de page] Gilbert, C., 1999, « Risques collectifs et sciences humaines et
sociales » : quelques pistes de recherche », Revue française des affaires sociales, vol. 53 n°1, pp.
9-20.[/]. La notion de « mise en risque » désigne l’ensemble des processus – cognitifs, sociaux,
institutionnels…- conduisant à ce qu’un problème, parmi bien d’autres, finit par être considéré
comme nécessitant l’intervention des pouvoirs publics au titre qu’il représente un risque pour la
population. Si, dans le cas de la vache folle, un événement clef de cette « mise en risque » est
bien sûr la tristement célèbre annonce du ministre anglais en mars 1996 sur les liens entre les
nouveaux variants de la maladie de Creutzfeldt Jacob et l’épidémie de vaches folles, il est clair
que les experts mandatés par les pouvoirs publics ont par la suite joué un rôle clef pour relayer
l’hypothèse de base (l’idée que l’ESB se transmettrait à l’homme) : ils lui ont donné, alors que
cela restait une hypothèse, le statut de raison justifiant la mise en place urgente d’un ensemble de
réglementations et de normes inédites [note de bas de page] voir la conclusion du premier avis du
comité Dormont en mai 1996 : « dans ce contexte d'incertitude, le principe de précaution
implique que, dans les décisions à prendre en matière vétérinaire et de santé publique, l'agent de
l'encéphalopathie spongiforme bovine soit considéré comme transmissible à l'homme » [/].On
peut encore citer l’exemple de la question de l’ « ESB ovine », qui soulève une autre hypothèse,
celle de la transmission de la maladie de la vache folle au mouton : sur cette hypothèse aussi, les
experts ont été les premiers à lancer l’alerte en 1996 et à la porter ensuite pendant de nombreuses
années, suppléant à une absence de mobilisation de la part des consommateurs.
Or ce rôle de « mise en risque » assuré par les experts a d’autant plus d’impact qu’il est lui-même
relayé par les médias. L’AFSSA a certes développé un certain nombre de supports et de stratégies
de communication (publication des avis, de communiqués et de dossiers sur le site web, compte
rendu d’activités, organisation de conférences à destination des professionnels, de conférences de
presse confiées à un service communication), mais certains avis se voient par ailleurs relayés et
commentés dans la presse. Par exemple, le 14 février 2001, à quelques jours de l’ouverture du
Salon de l’Agriculture, l’AFSSA a rendu un avis soulignant ce fameux risque d’ESB ovine et
recommandant l'exclusion de l'intestin ovin de la consommation – portant donc préjudice à
certains industriels agro-alimentaires. Cet avis a été particulièrement important pour relancer la
médiatisation du problème d'ESB ovine, largement couvert par les articles de la presse tant
généraliste que spécialisée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a été qualifié
d'« irresponsable » par le Président de la République en visite au Salon de l’Agriculture, estimant
qu'aucun élément scientifique nouveau ne justifiait une telle communication. Pourtant, le
quotidien Le Monde souligne quelques mois plus tard que les politiques ont dû « reconnaître la
qualité du travail [des experts] » et prendre les mesures préconisées [note de bas de page] Le
Monde, 25 juillet 2001 (l'auteur rapproche le refus concernant les intestins ovins des «
atermoiements du gouvernement » avant d'interdire en 2000, les intestins bovins)[/] . Seul le
retrait de l'intestin ne sera pas appliqué, et donnera lieu à un nouvel échange entre gouvernement
et Agence : le Monde se fera l'écho des réitérations des avis de l'AFSSA concernant ce retrait des
intestins, précisant que le refus politique est dû aux intérêts économiques liés aux nombreuses
utilisations industrielles des boyaux ovins [note de bas de page] Le Monde, 14 mars 2002
(« L'AFSSA préconise depuis un an d'exclure de la consommation humaine les intestins de
moutons et de chèvres qui servent notamment à la confection de merguez et chipolatas »).[/] Cet
épisode montre ainsi que c’est l’information donnée par l’AFSSA qui a ouvert le jeu
démocratique alimenté par les divers positionnements des acteurs concernés.
De même, lorsque l'AFSSA publie début 2004 un communiqué susceptible de mettre à mal le
dispositif en place de lutte contre la transmission de l’ESB aux petits ruminants (dispositif
reposant sur la sélection génétique de moutons résistants à la maladie), les critiques sont sévères.
Pour les professionnels, l'AFSSA n'aurait pas à diffuser ce type d'informations qui pourraient être
interprétées comme indiquant l'inefficacité de la sélection génétique et risquent de soulever une
panique chez les consommateurs. Les incertitudes véhiculées par ce communiqué (qui décrit des
résultats discordants obtenus à l’issue de tests d’infectiosité) n’auraient, selon eux, aucune
légitimité à être diffusé hors de la communauté scientifique de travail.
[sous-titre] Conclusion [/]
En France, les choix et décisions politiques concernant les orientations et objets techniques sont
traditionnellement monopolisés par l’Etat et ses experts, jugés seuls capables de fonder la
décision sur des éléments solides et irréfutables. La nouvelle agence ne bouleverse pas le modèle
de prise de décision politique basé sur le recours au conseil scientifique : la recherche de
purification de l’expertise recycle une représentation potentiellement technocratique – avec l’idée
que la science, en révélant les faits objectifs en toute indépendance, va permettre de dicter la
décision publique en fonction de l’intérêt général. L’AFSSA systématise toutefois ce recours au
conseil scientifique, et elle l’organise suivant des principes de transparence et d’indépendance à
l’égard des intérêts économiques et professionnels.
Par ailleurs, et c’est ce sur quoi cet article a voulu mettre l’accent, ses avis et communiqués
participent à la médiatisation et à la mise en débat de données dont le contexte de validité n'est
pas encore stabilisé : s'agit-il de résultats reproductibles dans des conditions strictes de
laboratoire, de phénomènes observables en milieu naturel, voire de fraudes ou d'erreurs
scientifiques (cas de la fausse alerte d'octobre 2001, où des scientifiques anglais qui croyaient
avoir mis en évidence une souche d'ESB chez un ovin, s'étaient en fait trompé d'échantillon...)?
Ces exemples permettent de suggérer la manière dont la politisation des questions de risque se
fonde sur un phénomène de réintroduction de l’incertitude dans la sphère d’action publique. Ils
soulignent aussi le rôle de « contrôle citoyen » qu'a pu jouer l'AFSSA, obligeant les groupes
concernés à se positionner sur la question de la plausibilité du risque et sur les mesures de gestion
souhaitables. Bien sûr, tous les textes formulés par l’Agence ne sont pas relayés par les médias,
et, s’ils le sont, c’est bien souvent de façon morcelée voire réductrice. Pourtant, leur circulation
auprès des publics professionnels et leur mise en débat dans la presse sont autant d’indices que
l’institution joue effectivement un rôle dans la constitution de la sécurité alimentaire comme
problème public. L’agence participe ainsi, par la voie de la médiatisation de certains enjeux, à
une salutaire déconfiscation des discussions et des choix concernant les orientations et décisions
sanitaires : les effets d’un tel dispositif sont à prendre en compte dans la perspective du débat,
bien d’actualité, sur une démocratie plus participative.
La circulation des hypothèses de risque dans l’espace public, contribuant à la structuration d’un
débat sur la gestion souhaitable des enjeux de sécurité alimentaire, montre en retour combien les
enjeux du renouveau actuel de l’expertise ne se jouent pas seulement en terme de tournant
participatif, ni au niveau d’une procéduralisation de l’appareil d’Etat, mais aussi sur le plan de la
carrière des problèmes publics. [fin de l’article]
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