La microfinance en Europe. Bilan d`une recherche - CIRIEC

DOSSIER
64
© 2003 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
Tiré de :
Économie et Solidarités
, vol. 34, no 1, Marguerite Mendell et Benoît Lévesque,
responsables
RÉSUMÉ • Cet article synthétise les résultats euro-
péens d’un programme de recherche mené par le Bureau
international du travail (Programme Finances Solidaires)
sur la microfinance et la création d’entreprise par les
chômeurs. Même si l’on manque encore d’études
d’impact précises et d’indicateurs communs permettant
de procéder à des comparaisons, les données dispo-
nibles montrent suffisamment que la microfinance
remplit une mission d’intérêt général. Premièrement,
elle joue aujourd’hui un rôle de prévention face à des
projets excessivement risqués. Deuxièmement, elle per-
met de créer des emplois durables, de qualité, pour des
personnes en situation de forte marginalisation et à un
coût raisonnable, que ce soit de manière directe (auto-
emploi) ou indirecte (retour au salariat), puisqu’on
observe que l’expérience de la création renforce
l’employabilité des personnes. Encore faut-il que les
initiatives de microfinance puissent se développer. D’où
la nécessité de leur donner pleinement les moyens de
leur essor et de leur pérennisation, en réfléchissant
à partager au mieux les responsabilités entre État,
«marché» et action associative.
ABSTRACT • This paper sums up the results of a
research program entitled “Enterprise creation by the
unemployed – the role of microfinance in industrialized
countries” led by the International Labour Organisation
(Social Finance Program). Available evidence suggests
that microfinance fulfils a mission of general interest.
First of all, microfinance plays a “prevention” role, by
discouraging people to develop entrepreneurship
projects that are excessively risky. Secondly, micro-
finance creates stable jobs of acceptable quality for
people who would otherwise be marginalized socially
and economically. Furthermore, these effects are achieved
at a reasonable cost, whether it be for self-employment
or a return to salaried employment. However, it seems
La microfinance en Europe.
Bilan d’une recherche comparative
BERND BALKENHOL
Directeur
Programme Finances Solidaires
Bureau international
du travail (BIT), Genève
balkenhol@ilo.org
ISABELLE GUÉRIN
Chargée de recherche
Institut de Recherche
pour le Développement, LPED
Marseille
ia.guerin@wanadoo.fr
Économie et Solidarités, volume 34, numéro 1, 2003 65
© 2003 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
Tiré de :
Économie et Solidarités
, vol. 34, no 1, Marguerite Mendell et Benoît Lévesque,
responsables
necessary to encourage microfinance organisations to develop and institutionalize
themselves and to find a means to share responsibilities between the State, the
“market” and the third sector.
RESUMEN • Este artículo sintetiza los resultados europeos de un programa de
investigación realizado por la Organización Internacional del Trabajo (Programa
Finanzas Solidarias) sobre la microfinanza y la creación de empresas por
desocupados. Aunque se carece de estudios de impacto precisos e indicadores
comunes que permitan establecer comparaciones, los datos disponibles son
suficientes para poner de manifiesto que la microfinanza cumple una misión de
interés general. En primer lugar, desempeña actualmente un papel « preventivo»
ante proyectos que comportan excesivos riesgos. En segundo lugar, permite crear
empleos duraderos, de calidad, para personas en situación de fuerte margin-
alización, a un costo razonable tanto de manera directa (autoempleo), como indirecta
(vuelta al asalariado) ya que se observa que la experiencia de creación refuerza la
capacidad de empleo de las personas. Sin embargo, la necesidad de desarrollo e
institucionalización que presentan las iniciativas de microfinanza hace necesario
reflexionar acerca de la manera de compartir adecuadamente las responsabilidades
entre el Estado, el «mercado» y la acción asociativa.
INTRODUCTION
La microfinance1 s’est fortement développée en Europe au cours des deux
dernières décennies, soutenue en grande partie par les autorités publiques dans
le cadre des politiques de lutte contre le chômage. Démocratiser le droit à l’ini-
tiative – dont on sait à quel point il est inégalitaire – et reconnaître le potentiel
entrepreneurial des chômeurs et d’autres personnes en situation d’exclusion
économique ou de marginalité sociale sont deux arguments en faveur de la
microfinance. En même temps, la microfinance comporte deux risques: tout
d’abord, permettre la création d’auto-emplois de mauvaise qualité et ensuite,
libérer les établissements bancaires et la communauté financière en général de
leur responsabilité.
Accompagner le développement et l’institutionnalisation de la micro-
finance afin qu’elle assure un travail «décent » et qu’elle repose sur un partage
des responsabilités entre « État», «marché» et société civile: c’est dans cette
optique que le Bureau international du travail a lancé en 1998 un programme
de recherche intitulé «La création d’entreprise par les chômeurs: le rôle de la
microfinance», avec pour ambition d’évaluer l’impact, l’efficacité et le coût de
ces initiatives, tant d’un point de vue économique que de justice sociale, l’objectif
final étant de s’interroger sur la légitimité d’un soutien public et de faire des
propositions opérationnelles. Sept pays ont été choisis (Allemagne, Canada,
États-Unis, France, Irlande, Pays-Bas, Royaume-Uni) en raison de l’importance
de l’implication publique et de la densité des organismes de microfinance.
66 Économie et Solidarités, volume 34, numéro 1, 2003
© 2003 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
Tiré de :
Économie et Solidarités
, vol. 34, no 1, Marguerite Mendell et Benoît Lévesque,
responsables
Nous proposons ici de résumer les principaux résultats obtenus pour les
pays européens2. Une première section dresse un état des lieux de l’offre de
microfinance, en insistant sur son hétérogénéité, tant entre pays qu’entre
organismes. Une deuxième section porte sur l’efficacité des dispositifs de
microfinance en termes de création d’emplois et de qualité d’emplois créés: les
données disponibles sont encourageantes tout en incitant à la prudence.
En conclusion sont avancées quelques propositions, insistant sur la nécessaire
complémentarité entre action associative, intervention publique et établis-
sements bancaires.
ENJEUX ET ÉTAT DES LIEUX
DE LA MICROFINANCE EN EUROPE
Commençons par une première remarque d’ordre théorique: il semble vain
d’opposer l’État (à travers ses multiples composantes, y compris l’action décen-
tralisée), le marché, spécialement les établissements bancaires, et l’action asso-
ciative, entendue ici au sens large d’une action collective n’ayant pas pour
ressort le profit individuel. Du point de vue historique, les trajectoires et la
construction de ces trois entités sont indissociables3. On observe tout d’abord
Méthodologie de la recherche
Dans chaque pays, les recherches ont été conduites de manière collective et participa-
tive, sous la direction d’un comité de pilotage national, composé de représentants des
acteurs impliqués (en particulier gouvernement, partenaires sociaux, banques, orga-
nismes de microfinance, chambres consulaires, centres de recherche universitaires). Ces
comités de pilotage ont été chargés d’élaborer les termes de référence puis de suivre
l’avancement des recherches. Le fait d’associer chercheurs, praticiens et décideurs a
nécessairement conduit à adopter une méthode que l’on peut qualifier de
socioéconomique : un aller-retour permanent entre observation et théorisation, celle-ci
étant mise au service de la compréhension du réel; la collecte de données empiriques
à la fois quantitatives et qualitatives; le recours au pluralisme méthodologique; la
reconnaissance de la complexité du processus entrepreneurial, et en particulier la
pluralité des motivations (les entrepreneurs, quels qu’ils soient, ne sont pas mus uni-
quement pas l’appât du gain), seul moyen d’analyser la diversité des services offerts
par la microfinance et leur impact potentiel ; et enfin « l’enchâssement » social, culturel
et politique des actions et des institutions économiques : ici aussi, c’est de toute évidence
le seul moyen de saisir la diversité des contextes nationaux. La collecte des données
empiriques s’est faite de manière variable selon les pays, en fonction de l’état des
connaissances dans le domaine, du degré de développement de l’offre de microfinance
et des moyens disponibles pour la recherche.
Économie et Solidarités, volume 34, numéro 1, 2003 67
© 2003 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
Tiré de :
Économie et Solidarités
, vol. 34, no 1, Marguerite Mendell et Benoît Lévesque,
responsables
que la configuration de l’offre bancaire et financière, et le degré d’exclusion
financière qui en résulte, sont largement issus de la législation en vigueur dans
chaque pays. On observe ensuite que l’histoire de la microfinance est le fruit d’une
dialectique permanente entre l’action publique et l’action associative. Même si
celle-ci est à l’origine de l’émergence de la microfinance, à travers des groupes
de militants de filiations diverses, qui continuent d’ailleurs d’animer et de faire
vivre ces expériences, il reste que l’intervention publique joue un rôle détermi-
nant dans son développement, dans les formes qu’elle prend et dans son ampleur.
Qu’il s’agisse de la lutte contre l’exclusion sociale et le chômage ou du soutien à
la création de microentreprises, on observe que les politiques publiques n’attei-
gnent leurs objectifs qu’à la condition d’être mises en œuvre et appropriées par
des acteurs capables d’agir dans la proximité et seuls à même de détecter les
besoins et de fournir les réponses adaptées. Réciproquement, les initiatives «à la
base» ne trouvent les conditions de leur efficacité et de leur pérennité qu’à travers
le soutien (financier et institutionnel) des politiques publiques, qui elles-mêmes
évoluent sous la pression des initiatives du milieu associatif de la microfinance,
celui-ci, détectant de nouveaux besoins et les transformant en demande sociale,
participent au renouvellement des modes de l’intervention publique. L’action
collective des organismes de microfinance – même si ceux-ci constituent rarement
un champ unifié et consensuel – est incontestable.
Concernant l’exclusion bancaire et financière, les recherches se sont limitées à
une synthèse et analyse des données statistiques disponibles : données natio-
nales, données Eurostat; données plus spécifiques recueillies par certains
ministères dans le cadre de politiques d’aide à l’emploi ou par des institutions
de recherche spécialisées dans l’économie sociale et solidaire.
Concernant l’offre de microfinance, c’est probablement ici que les méthodes
ont été les plus diverses : actualisation d’une base de données déjà établie au
Québec (qui recense 350 fonds de microfinance ; enquête quantitative au
Royaume-Uni (551 organismes); enquête qualitative par questionnaire
(Allemagne, États-Unis, Irlande, France, Royaume-Uni, Pays-Bas), souvent couplé
avec des monographies. Ces enquêtes ont systématiquement été asssorties
d’enquêtes auprès des partenaires, publics et privés, de la microfinance, et
menées sous diverses formes : questionnaires, entretiens, table ronde (Pays-Bas),
groupe de travail (France).
Concernant les bénéficiaires, soit la recherche a consisté en une synthèse et
analyse des données statistiques disponibles, en particulier des études d’impact
de politiques publiques (Allemagne, États-Unis, France), complétées par des
monographies d’entrepreneurs (Allemagne, France), soit des enquêtes spécifiques
ont été menées auprès des bénéficiaires, avec des échantillons d’une centaine
de personnes (Royaume-Uni, Irlande, Québec).
68 Économie et Solidarités, volume 34, numéro 1, 2003
© 2003 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca
Tiré de :
Économie et Solidarités
, vol. 34, no 1, Marguerite Mendell et Benoît Lévesque,
responsables
Pourquoi la microfinance? Répondre au «creux bancaire»
L’existence de base de données de suivi des entreprises et la réalisation récente
de diverses enquêtes quantitatives4, à des échelles nationales5 et européenne6
ainsi qu’au sein des pays de l’OCDE (OCDE, 2000) montrent que l’outil
microfinance répond à une réelle demande. Le «creux bancaire » est présent
dans tous les pays, même si c’est à des degrés divers. Il est particulièrement
important au Royaume-Uni, où la situation dominante des banques est très
marquée; la vague de concentration des dernières décennies a conduit à de
véritables «déserts bancaires». L’exclusion est d’ailleurs bancaire avant d’être
financière: selon une étude récente du ministère britannique de l’Économie, un
ménage sur dix n’a pas de compte bancaire (Metcalf, 2000a, p. 10). Dans
certaines zones, il faut faire plus de 30 kilomètres pour trouver une agence
bancaire (French, 2000). La forte tradition de banques publiques et de banques
de proximité, d’inspiration mutualiste ou coopérative, que connaissent certains
pays, comme la France et l’Allemagne, atténue probablement le problème mais
ne le résout pas 7.
La collecte de données plus qualitatives permet de donner plus de préci-
sions sur cette notion de creux bancaire8: celui-ci se mesure comme difficultés
d’accès mais aussi en termes de qualité de financement, avec des montants sous-
évalués ou des modalités inadaptées, en particulier des prêts personnels ou
encore des découverts bancaires. Non seulement ce type de prêt est excessi-
vement coûteux, mais il est dangereux puisqu’à tout moment, la banque a le
droit de mettre un terme au contrat de découvert. Par conséquent, bon nombre
de projets ne voient pas le jour pendant que d’autres naissent mais sont d’une
grande précarité. La sous-capitalisation est dangereuse à double titre: elle
fragilise les entreprises et menace la stabilité de l’environnement familial de
l’entrepreneur.
Cette fragilité financière touche particulièrement les chômeurs créateurs
d’entreprise, dans la mesure où ils ont tendance à cumuler les handicaps: ils
créent plus fréquemment des entreprises de petite taille et sont donc deman-
deurs de prêts de faible montant, or ceux-ci sont moins rentables pour les
banques ; ils ont généralement moins de garanties à présenter et enfin ils ont
souvent plus de difficultés à négocier et à «vendre» leur projet. Dans le même
temps, la création d’entreprise est une voie d’insertion économique et sociale
pour bon nombre d’entre eux. À la fin des années 1990, entre 2 et 5% du total
des chômeurs sont concernés; quant à la proportion de créateurs de nouvelles
entreprises en provenance du chômage, elle varie entre 15 et 45% selon les pays
et selon les années (des données nationales sont fournies en annexe dans un
tableau récapitulatif). Si le public chômeur est donc pertinent, il reste que
d’autres catégories sont intéressées et font d’ailleurs partie du public visé par
la microfinance: les entreprises de petite taille, quel que soit le profil de leur
créateur, constituent une large part du nombre d’entreprises nouvelles (voir le
1 / 18 100%