BAPE Énergie Est – Le discours libéral de l`agent libre…

Mémoire déposé auprès de la commission d’enquête du BAPE sur le projet
d’oléoduc Énergie Est de TransCanada, section Québec
Transcanada et « les besoins des consommateurs »: le
discours libéral de l'agent libre comme vecteur de
déresponsabilisation historique face aux dépendances
présentes
Par Marc-André Morency (M.A. Anthropologie)
20 avril 2016
Introduction
Ce bref mémoire souhaite mettre à contribution les sciences sociales dans la réflexion
collective, au Québec, en ce qui concerne non pas les enjeux physiques du pipeline
d'Énergie Est lui-même, mais bien une portion du discours de Transcanada pour le faire
accepter. J'ai assisté à plusieurs séances de la première partie du BAPE Énergie-Est, et
c'est majoritairement avec mon oreille d'anthropologue que j'ai analysé les échanges, plus
particulièrement le discours de Transcanada.
1. Utilité de l'analyse de discours
En quoi l'analyse d'un discours est-elle pertinente? Maingueneau (2014) nous informe à
juste titre que:
« l'étude du discours possède une force critique par le seul fait qu'elle
conteste un certain nombre de convictions enracinés dans l'idéologie
spontanée des locuteurs [Transcanada ici]: que le discours reflète une réalité
déjà là, que le langage est un instrument qui permet d' « exprimer » la
pensée de Sujets, que le sens est enfermé dans les énoncés, etc. [...]
L'affirmation de l'existence d'un « ordre du discours » (M. Foucault) met en
suspens toute relation naturelle entre le discours et le monde, elle
implique que l'on assume une perte de maîtrise des Sujets » (Maingueneau
2014, p. 58)
En somme, le discours n'est jamais le miroir d'une réalité que l'on énonce par les mots,
mais bien un outil stratégique dans un champ de forces, outil qui trouve son succès dans
l'établissement de vérités. L'analyse du discours cherche très précisément à dénouer
l'aspect de véridicité de discours qui sont en réalité des techniques de légitimation
dans la joute politique, économique et sociale.
2. La fantaisie de l'individu de conscience et les habitus sociaux
S'il est une rité que Transcanada a cherché à implanter systématiquement dans la
première partie du BAPE Énergie Est, c'est que le promoteur, par la construction du
pipeline Énergie Est, ne fait que répondre aux besoins des consommateurs qui
continuent d'utiliser le pétrole, par libre choix, dans leurs activités quotidiennes.
Cette portion de discours est au cœur de la rhétorique de Transcanada, puisqu'elle
dédouane la compagnie (et l'industrie dans son ensemble) de toute responsabilité dans
l'établissement même des ces « besoins ». Ce mémoire, aussi bref soit-il, cherche très
précisément à remette en question le présupposé du « libre choix » des acteurs sociaux,
qui est en soit tout l'édifice de la pensée libérale occidentale. Cette dernière postule,
grosso modo, que nous sommes tous et toutes des sujets de conscience, à qui les normes
sociales et historiques échappent puisque toujours libres de choisir, par seule action de
conscience, ce qui nous convient. La pensée libérale postule des agents libres, maîtres de
leurs choix et actions. Les individus sont, dans ce modèle d'analyse, le point zéro de leurs
faits et gestes, ainsi que de leurs opinions.
Or, les sciences sociales ont depuis un certain temps déjà mis à l'épreuve cet édifice
libéral. Je référerai ici à Pierre Bourdieu, éminent sociologique français de la seconde-
moitié du 20e siècle et dont l'œuvre est reconnue mondialement, traduite et citée sans
relâche que ce soit en sociologie, en anthropologie, en philosophie, en histoire, etc. Pierre
Bourdieu est un théoricien de la reproduction sociale par la pratique. Toute son œuvre
repose sur cette idée que les agents ne sont jamais totalement libres, jamais totalement
conditionnés non plus. Il a déboulonné sérieusement l'idée très libéralo-occidentale de la
Raison comme moteur décisionnel, incarnée dans ce qu'il appelle l'ultrasubjectivisme:
« Cela parce qu'on exclut par définition, c'est-à-dire par le seul fait
d'accepter l'idée d'un sujet économique inconditionné économiquement, - en
particulier dans ses préférences -, toute interrogation sur les conditions
économiques et sociales de dispositions économiques que les sanctions d'un
état particulier d'une économie particulière feront apparaître comme plus ou
moins raisonnables (plutôt que rationnelles) selon qu'elles sont plus ou
moins ajustées à ses exigences objectives. Les modèles formels [disons le
discours de Transcanada dont il est question ici] ne révèlent jamais aussi
complètement celle de leurs vertus qui est sans doute la plus indiscutable,
c'est-à-dire leur pouvoir de révéler à contrario la complexité du réel qu'ils
mutilent, que lorsqu'ils réduisent à l'absurde l'anthropologie imaginaire du
subjectivisme libéral en cherchant à toute force à dissoudre dans un fiat
inaugural l'arbitraire de l'institué et à mettre décisoirement la libre décision
d'un sujet conscient et rationnel au principe des pratiques les moins
rationnelles, au moins en apparence, comme les croyances de la coutume ou
les préférences de goûts » (Bourdieu 1980, p. 79).
Je suis parfaitement conscient que cet extrait est très verbeux - c'est une caractéristique
chez Bourdieu -, mais le cœur en est relativement simple: tous les individus naissent dans
des conditions socio-historiques particulières qui sont plaquées sur nous par différents
acteurs sociaux, ce qui conditionne notre existence dans une forte proportion. Penser que
la Raison et l'action de la Raison relèguent l'histoire et le forces sociales aux oubliettes est
une pure fantaisie subjectiviste! En fait, la Raison, comme l'a conçu l'occident libéral,
est-elle même un produit historique qui renvoie directement aux philosophies des
Lumières comme celles de Kant et Descartes, par exemple. Toujours est-il que Bourdieu
répond à l'ultrasubjectivisme par une théorie de la pratique et des habitus sociaux.
Qu'est-ce que Bourdieu entend par habitus?
« systèmes de dispositions durables et transposables [...], structures structurantes, c'est-à-
dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations,
[...] collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef
d'orchestre » (Bourdieu 1980, p. 88). Plus précisément, « l'habitus est une capacité infinie
d'engendrer en toute liberté (contrôlée) des produits - pensées, perceptions, expressions,
actions - qui sont toujours pour limites les conditions historiquement et socialement
situées de sa production, la liberté conditionnée et conditionnelle qu'il assure est aussi
éloignée d'une création d'imprévisible nouveauté que d'une simple reproduction
mécanique des conditionnements initiaux » (Bourdieu 1980, p. 92).
L'habitus est donc un système qui fonctionnent de conditions imposées socialement et
historiquement (ex: notre classe sociale), mais qui n'est pas complètement conditionnant
en ce que nos trajectoires sociales nous amènent toujours vers de nouvelles expériences
qui renouvellent nos dispositions, ce qui laisse la place au changement social. Ce qui
est certain, c'est que l'individu libéral de conscience et de raison pure n'existe pas.
Pour quoi n'est-on pas conscients d'être socialement conditionnés, jusqu'à un certain
point? C'est ce qu'on appelle le processus de naturalisation - rendre naturel ce qui ne l'est
pas. Bourdieu parle ainsi de l' « [h]istoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant
que telle, l'habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit »
(Bourdieu 1980, p. 94). La discours de l'individu libéral contribue donc à effacer l'apport
de l'histoire sur nos mentalités présentes puisque nous pensons n'être jamais conditionnés,
mais plutôt maîtres entiers de nos destins par l'action de la conscience rationnelle.
3. Le discours circulaire de Transcanada: répondre à ses propres « besoins »
À la sortie de cette théorisation, l'hypothèse que je soutiens, en regard du discours de
Transcanada, est la suivante: les « besoins » des « consommateurs » et leurs pratiques
quotidiennes, en termes de pétrole, n'émanent pas du libre-arbitre individuel, de la
conscience-maîtresse, mais sont bien au contraire des résultats historiques (le long
terme!) de processus et de luttes sociopolitiques menées antérieurement mais desquelles
nous sommes évidemment aveugles sur un plan uniquement présent (histoire faite
nature). Si Transcanda insiste sur ce plan présent, en usant de la pensée libérale voulant
que la conscience soit l'ultime agent décisionnel, c'est qu'elle sait que, de la sorte, elle
renverse l'équation et renvoie donc la responsabilité vers les individus. Elle dit: « je
réponds aux besoins présents qui existent, là devant moi, à l'extérieur de notre action ». Il
faudrait plutôt dire: « je réponds aux besoins qui existent de part l'action même de
l'industrie pétrolière depuis maintes années ». Ceci vient de changer radicalement la
prémisse même de tout le projet de pipeline Énergie-Est. Transcanada ne répond pas à un
besoin sur lequel elle n'a aucun contrôle, elle répond à un habitus social, à une disposition
sociale générée en grande partie par l'industrie à laquelle elle participe activement. Elle se
répond à elle-même, à son propre besoin financier, à travers des individus qu'elle a
historiquement convaincus et dont la pratique quotidienne empêche - en partie -
d'entrevoir un avenir autre.
Conclusion: l'avenir
Ceci vient modifier radicalement la manière de concevoir le changement social en ce qui
a trait aux questions environnementales et au pétrole. Si le succès de l'industrie, gagné sur
le long-terme, se répercute au présent par l'utilisation massive des hydrocarbures par les
« consommateurs », ceux-ci l'encourageant et invoquant le libre-choix dans le temps
présent, l'on comprend donc le changement vers la transition énergétique et l'utilisation
d'énergies renouvelables ne proviendra guère de la conscience seule des acteurs, laquelle
est modelée et modelable, ni de la poursuite d'un projet comme Énergie-Est, mais de
nouvelles contraintes imposées collectivement, socialement, historiquement. Si l'on
accepte que les besoins sont le résultat de l'histoire, on ne peut plus invoquer les besoins
présents pour perpétuer une situation accablante, voire mortifère. C'est à l'imposition de
nouveaux besoins qu'il faut s'attarder collectivement!
En effet, « [l]e rapport aux possibles et un rapport aux pouvoirs; et le sens de l'avenir
probable se constitue dans la relation prolongée à un monde structuré selon la catégorie
du possible (pour nous) et de l'impossible (pour nous) [...]. [L]'habitus se détermine en
fonction d'un avenir probable qu'il devance et qu'il contribue à faire advenir parce qu'il le
lit directement dans le présent du monde présumé, le seul qu'il puisse jamais connaître »
(Bourdieu 1980, p. 108).
Note:
J'invite la Commission a consulté cette conférence de M. Richard Bergeron, à l'Université
Laval, il développe exactement l'argument que je viens de vous présenter, avec pour
exemple l'industrie automobile:
https://www.youtube.com/watch?v=ABpS2SIATpk
Références
MAINGUENAU, D., 2014, Discours et analyse du discours, Paris, Arman Colin.
BOURDIEU, P., 1980, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit.
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