L`espace et le mouvement du sens critique

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L’espace et le mouvement du sens critique
par Nicolas DODIER
| Editions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2005/1 - 60e année
ISSN 0395-2649 | ISBN 978-2-2009-2026-5 | pages 7 à 31
Pour citer cet article :
— Dodier N., L’espace et le mouvement du sens critique, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/1, 60e année, p. 731.
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L’espace et le mouvement
du sens critique
Nicolas Dodier
Une configuration intellectuelle a pris forme dans la sociologie française à la fin
des années 1980, au carrefour de plusieurs courants de recherche, les uns déjà
largement développés dans d’autres pays mais repris en France sous une forme
spécifique (interactionnisme et ethnométhodologie notamment), les autres en formation (nouvelle sociologie des sciences). Si cet ensemble de travaux a débouché
sur des propositions théoriques par ailleurs variées 1, il n’en présente pas moins un
air de famille, qui a suscité trois critiques principales. La première s’en prend à
une focalisation micro-sociologique sur les interactions, qui risque de valoriser les
études de détail, au détriment d’une mise en lumière de régularités massives qui
ne peuvent apparaître qu’à une échelle plus large. La deuxième épingle l’accent
mis sur des séquences d’action courtes, qui laisse de côté la dynamique historique
susceptible d’affecter les ressources mobilisées par les personnes. La troisième
s’en prend enfin à l’irénisme d’une démarche qui, s’attachant à décrire la manière
dont les personnes rendent compte elles-mêmes de leurs actions, fait fi des rapports
de force, ou de pouvoir, qui affectent en sous-main les interactions et les interdépendances. Ces critiques ont eu le mérite de pointer certaines limites propres
à la première génération des recherches conduites en France dans le cadre de cette
configuration. Mais elles occultent les développements ultérieurs et s’appuient sur
1 - Comme le montre la multitude des dénominations proposées pour qualifier tel ou
tel sous-ensemble de travaux (sociologie pragmatique, tournant pragmatique de la sociologie, micro-sociologie, sociologie des régimes d’action, sociologie analytique, compréhensive, etc.).
Annales HSS, janvier-février 2005, n°1, pp. 7-31.
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NICOLAS DODIER
une image qui est en passe de devenir obsolète. Il paraît dès lors opportun de
revenir sur les véritables directions de fond de ces recherches.
Dans ce paysage, les travaux développés par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot, puis Ève Chiapello sur la base du modèle des Cités occupent une place
particulière. La méthode proposée pour penser les différents modes d’action et
leurs combinaisons, le degré poussé de formalisation de ces régimes, ainsi que
l’ambition des auteurs de rendre compte par ce modèle de situations extrêmement
courantes de la vie ordinaire ont peu d’équivalent ailleurs. Les recherches entreprises ont pour originalité, par ailleurs, de s’attaquer frontalement à des questions
généralement abordées par la philosophie morale et politique, en établissant avec
cette discipline une relation inédite pour les sciences sociales. L’extension progressive du modèle initial brosse une démarche d’ensemble que l’on peut appréhender
sous le terme générique de laboratoire des Cités. L’infléchissement des recherches
qui y sont menées semble, en première lecture, trancher avec certains partis-pris
initiaux. Un intérêt renouvelé pour la question des rapports de force, des investigations conduites sur des changements historiques de long terme, une orientation
parfois nettement macro-sociologique, nécessitent là aussi de rectifier l’image initiale sur laquelle s’était construite la première réception des travaux de L. Boltanski
et L. Thévenot, et d’infléchir dans de nouvelles directions plusieurs ponts qui
avaient été établis alors avec d’autres disciplines 2. Certains des obstacles rencontrés
en chemin incitent également à revenir sur le projet d’ensemble. Deux points
seront plus particulièrement abordés : la formation d’un espace des différences
dans l’expression du sens critique, et le mouvement même de la critique.
Un pluralisme fort
Considérant, contre Talcott Parsons, que le partage d’un même ensemble de valeurs
et de rôles institutionnalisés n’est pas nécessaire pour construire un ordre social,
les sociologues interactionnistes anglo-saxons ont dès les années 1950 voulu dédramatiser l’éclatement du sens moral qu’ils pouvaient observer dans leur société.
Loin de représenter pour eux une menace pour la cohésion sociale, cet éclatement
8
2 - Concernant l’économie, voir notamment Revue économique, 40, 2, « L’économie des
conventions », 1989, pp. 329-360. Concernant l’histoire, voir SIMONA CERUTTI, « Pragmatique et histoire. Ce dont les sociologues sont capables », Annales ESC, 46-6, 1991,
pp. 1437-1445 ; BERNARD LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale,
Paris, Albin Michel, 1995 ; JACQUES REVEL (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Le Seuil/Gallimard, « Hautes études », 1996. Le rapport à l’anthropologie
a été traversé d’emblée par des logiques contradictoires. La valorisation des méthodes
ethnographiques pouvait suggérer des ponts avec l’ethnologie, mais les modes de totalisation ethnographiques propres à cette sociologie s’avéraient différents de ceux prônés
par la tradition de l’anthropologie sociale et culturelle (NICOLAS DODIER et ISABELLE
BASZANGER, « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue française
de sociologie, XXXVIII-1, 1997, pp. 37-66).
LE LABORATOIRE DES CITÉS
supposait avant tout d’inventer des dispositifs qui permettent une négociation
réglée entre les acteurs. Estimant par ailleurs que l’issue de ces confrontations ne
se laisse pas prévoir par un équivalent général, qu’on l’appelle « force », « pouvoir »,
ou « capital », qui s’imposerait en dernière instance dans la construction normative,
les interactionnistes ont généralement rompu avec les différentes figures du réductionnisme 3. Ils ont dégagé les premières méthodes d’investigation ajustées à des
sociétés que l’on peut qualifier de pluralistes irréductibles. Dans l’interactionnisme, le pluralisme des valeurs renvoie souvent à la diversité des collectifs d’appartenance. La tension normative résulte d’une rivalité entre des collectifs qui ont
des perspectives différentes sur la réalité 4. L’hypothèse d’un pluralisme interne à
l’action va plus loin dans l’éclatement du sens moral. Ce à quoi chacun est confronté,
dans cette perspective, ce n’est pas seulement à d’autres acteurs porteurs d’attentes
normatives différentes. C’est également le fait d’avoir à mettre en rapport, dans
sa propre action, diverses références normatives. Ce passage peut être envisagé
sous un angle séquentiel : composition, selon les scènes, d’un visage autre 5, circulation entre des mondes sociaux contrastés 6. Mais il se manifeste également par une
incertitude normative, ou une tension propre à chaque situation, susceptible de
bifurquer vers plusieurs évaluations normatives possibles, parfois contradictoires 7.
Le modèle de l’action construit par L. Boltanski et L. Thévenot a cherché à penser
ensemble, d’une façon systématisée, ces deux dimensions du pluralisme interne
de l’action : les ruptures entre des séquences successives, et le jeu des évaluations
ouvert par la coexistence de différents répertoires disponibles pour une même
3 - L’interactionnisme anglo-saxon met plutôt l’accent sur le pluralisme que sur l’irréductibilité. Sa cible principale est en effet, dans la sociologie américaine des années
1950-1960, la théorie fonctionnaliste de Talcott Parsons ou de Robert Merton. L’accent
sur l’irréductibilité de la société sera beaucoup plus fort parmi les sociologues français,
qui réagiront pour leur part au choix de la réduction défendu par la théorie de Pierre
Bourdieu, ou par certaines versions de l’analyse stratégique.
4 - Les termes varient selon les préoccupations des auteurs : « groupes » ou « associations » (EDWIN MCCARTHY LEMERT, « Social structure, social control, and deviation »,
in E. LEMERT (éd.), Human deviance, social problems, and social control, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall, 1967, pp. 3-30) ; « sous-cultures » ou « mondes » (HOWARD BECKER, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 ; ID., Les mondes de l’art,
Paris, Flammarion, 1988) ; « mondes sociaux » (ANSELM STRAUSS, « Social world and
legitimation process », in N. DENZIN (éd.), Studies in symbolic interaction, vol. 4, LondresGreenwich, JAI Press, 1982, pp. 171-190) ; « milieux de travail » ou « confréries » (ELIOT
FREIDSON, La profession médicale, Paris, Payot, [1970] 1984).
5 - ERVING GOFFMAN, Les moments et leurs hommes (textes rassemblés par Yves Winkin),
Paris, Éditions de Minuit/Le Seuil, 1988.
6 - ANSELM STRAUSS, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme,
Paris, L’Harmattan, 1992 ; ISABELLE BASZANGER, « Les maladies chroniques et leur ordre
négocié », Revue française de sociologie, 27, 1, 1986, pp. 3-27.
7 - NICOLAS DODIER, « Social uses of illness at the work place: sick leave and moral
evaluation », Social science and medicine, 20, 2, 1985, pp. 123-128. C’est également un
point central dans la sociologie de l’expérience de FRANÇOIS DUBET, Sociologie de l’expérience, Paris, Le Seuil, 1994.
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NICOLAS DODIER
situation 8. Ce double niveau du pluralisme, celui de la société et celui de l’action,
exige des personnes qu’elles clarifient fréquemment leurs références normatives.
Elles doivent se livrer à des opérations critiques, c’est-à-dire à toute une série d’actes
qui visent à préciser, établir ou rappeler ce qui, dans chaque situation particulière,
est de l’ordre du souhaitable.
Les opérations critiques doivent montrer, pour être recevables, qu’elles sont
en prise sur la réalité. Elles doivent donc s’appuyer sur des épreuves, conçues comme
des opérations destinées à qualifier ou requalifier les entités du monde concret.
Dans ces tentatives pour faire valoir l’objectivité de leurs jugements, les acteurs
ordinaires se trouvent régulièrement confrontés aux méthodes et aux avis des
spécialistes, à la fois comme ressource et comme problème. L’accent sur le pluralisme est ici susceptible de s’étendre à l’épistémologie. À partir des années 1960,
de nombreux travaux en sciences sociales réinterrogent en effet l’évidence des
partages établis auparavant entre les compétences des profanes et celles de spécialistes. Les ethnométhodologues mettent l’accent sur la sophistication des opérations engagées par des personnes ordinaires pour manifester l’ancrage de leurs
activités dans un monde objectif, qu’il soit physique ou social 9. Et ils montrent en
quoi le travail des spécialistes s’ancre de son côté dans des compétences ordinaires,
bien que cet aspect du travail soit généralement effacé des comptes rendus officiels
tels que les publications scientifiques, les comptes rendus d’expertises, ou les
justifications de décisions administratives 10. La sociologie et l’histoire des sciences,
telles qu’elles se sont développées à partir de la fin des années 1970 dans le cadre
des Sciences studies, participent également au même mouvement de reconfiguration
des rapports entre profanes et spécialistes 11. L’idée s’est installée que l’on ne
10
8 - NICOLAS DODIER, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, 529/530, « Sciences humaines :
sens social », 1991, pp. 428-458.
9 - HAROLD GARFINKEL, Studies in ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice Hall,
1967.
10 - DON ZIMMERMAN, « Record-keeping and the intake process in a public welfare
agency », in S. WHEELER (éd.), On record: files and dossier in American life, New York,
Russell Sage Foundation, 1969, pp. 319-345 ; LAWRENCE WIEDER, « Behavioristic operationalism and the life-world: chimpanzees and chimpanzee researchers in face to face
interaction », Sociological inquiry, 50-3/4, 1980, pp. 75-103 ; MICHAEL LYNCH, Art and
artifact in laboratory science, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1985 ; MICHAEL LYNCH,
ERIC LIVINGSTONE et HAROLD GARFINKEL, « Temporal order in laboratory work », in
K. KNORR-CETINA et M. MULKAY (éd.), Science observed: perspectives on the social study of
science, Beverly Hills, Sage Publications, 1983, pp. 205-238. On retrouve cette problématisation des frontières entre les compétences des profanes et celles des spécialistes dans
toute la série de travaux qui prennent pour objet, dans les années 1970-1980, la confection des statistiques, et notamment les statistiques sociales. Il en ressort une image du
codage beaucoup plus riche que celle qui prévalait antérieurement, mais qui relance
en retour la question de l’usage que l’on peut faire, dans ces conditions, des indicateurs
statistiques. Voir AARON VICTOR CICOUREL, The social organization of juvenile justice, New
York, John Wiley and Sons, 1968 ; LAURENT THÉVENOT, « L’économie du codage
social », Critiques de l’économie politique, 23/24, 1983, pp. 188-222.
11 - DOMINIQUE PESTRE, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles
définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, 50-3, 1995, pp. 487-522.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
pouvait pas s’en tenir, concernant l’assise cognitive des opérations critiques, à
un partage tout fait entre personnes ordinaires et spécialistes attitrés, mais qu’il
convenait de procéder à un examen empirique plus systématique des opérations
cognitives des uns et des autres, pour conférer un statut plus étayé à leurs jugements respectifs. Le but n’est pas de contester aux spécialistes attitrés une
spécificité dans l’objectivation de la réalité, mais de se forger une conception plus
ajustée de la nature du travail concret qu’il leur faut déployer pour réaliser cette
objectivation. C’est le sens d’une épistémologie pluraliste. Selon celle-ci, il peut
coexister, à un moment donné, plusieurs manières de soumettre la réalité à des
épreuves, sans qu’une hiérarchie puisse être a priori construite entre ces modes de
mise à l’épreuve. L’enjeu pour les sciences sociales est alors d’étudier comment
s’articulent, de manière spécifique, ajustée à chaque domaine, ces différentes
modalités d’épreuves 12. L’hypothèse d’un éclatement des références normatives
peut être ici étendu aux dimensions cognitives des opérations critiques, dans le
cadre d’un pluralisme que l’on peut considérer dès lors comme élargi 13.
Cette convergence d’une théorie de la société, d’une théorie de l’action et
d’une théorie de la connaissance conduit à une redéfinition sensible du statut des
sciences sociales. Pour un sociologue à l’épistémologie non pluraliste – on pourrait
dire uniciste – la situation est claire. Il existe, en chaque domaine faisant l’objet
d’une spécialisation scientifique, une méthodologie scientifique de référence, et
celle-ci assure a priori aux spécialistes attitrés une vue plus objective sur la réalité.
Le sociologue peut alors se prévaloir des conséquences de sa propre épistémologie
pour concevoir le statut de ses énoncés. Il considère en effet comme acquise la
supériorité des sciences sociales sur les autres acteurs pour objectiver le monde
social. Cette assurance se trouve renforcée s’il considère de plus la société comme
« réductible ». D’un point de vue réductionniste, et dans le cadre d’une épistémologie uniciste, le sociologue est par définition le savant qui a véritablement accès,
avec des méthodes scientifiques, au niveau de réalité qui se cache sous les opérations critiques. Mais quelle place conférer à une sociologie des opérations critiques,
12 - Voir par exemple, concernant les différents régimes de compétences et d’outils
engagés dans l’expertise des objets, CHRISTIAN BESSY et FRANCIS CHATEAURAYNAUD,
Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.
13 - S’il existe des interférences importantes entre ces deux dimensions, épistémologique et morale, de la configuration qui nous occupe ici, on ne saurait les confondre.
On remarquera ainsi que les travaux interactionnistes ont été conduits pendant longtemps en maintenant la recherche scientifique dans un statut d’exception par rapport
au principe du pluralisme, et en abordant la science selon une épistémologie non pluraliste. C’est le cas par exemple de l’ouvrage de Eliot Freidson sur la profession médicale.
Ce n’est que plus récemment que des sociologues interactionnistes, formés notamment
par Anselm Strauss, ont inclus les sciences dans leurs objets d’investigation (JOAN
FUJIMURA, « On methods, ontologies, and representation in the sociology of science:
where do we stand? », in D. MAINES (éd.), Social organization and social process. Essays
in honor of Anselm Strauss, New York, Aldine de Gruyter, 1991, pp. 11-64 ; ADELE
E. CLARKE, Disciplining reproduction. Modernity, American life sciences, and « the problems of
sex », Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1998).
11
NICOLAS DODIER
dès lors que le primat épistémologique des outils des sciences sociales n’est plus
assuré et que la société est tenue pour irréductible ?
Une première réponse, fortement influencée par l’héritage d’Alfred Schütz 14,
consiste à réserver au sociologue une compétence au second degré. Le sociologue
mettrait en évidence comment les acteurs s’y prennent pour éprouver le monde,
mais sans rien dire lui-même sur ce monde. On renverse ici totalement l’ambition
antérieure des sciences sociales. Celles-ci prétendaient-elles, mieux que quiconque, objectiver le monde social ? On considère désormais que le sociologue n’a
rien à dire de plus sur ce monde que ce qu’en disent les acteurs eux-mêmes. Il
est par contre en mesure de clarifier les méthodes, les arguments, les catégories,
les présupposés mobilisés par les acteurs pour faire référence au monde social,
comme au monde physique. Cette spécialisation dans le second degré est typique
de l’ethnométhodologie. C’est une réponse réactive par rapport à ce qu’elle considère comme une arrogance injustifiée de la sociologie classique. Elle déserte délibérément le terrain sur lequel la sociologie classique avait construit ses prétentions :
le premier degré du monde social. Et elle considère cette sociologie classique
comme l’une des ressources mobilisées dans certaines circonstances par les acteurs
eux-mêmes pour faire valoir l’objectivité de leurs jugements.
Cette position présente plusieurs inconvénients. Elle se révèle tout d’abord
difficile à tenir stricto sensu. Un discours de sciences sociales au second degré, même
le plus radical, comporte des énoncés implicites, au premier degré, sur le monde
dans lequel sont ancrées les opérations critiques 15. Par ailleurs, rien n’exclut, y
compris dans le cadre d’une épistémologie pluraliste, que le sociologue ne revendique une compétence de spécialiste sur le monde social. Simplement, il ne pensera
pas celle-ci dans les termes d’une supériorité a priori sur ce qu’affirment les acteurs
non spécialisés. Il n’a plus à craindre de se retrouver pris, à son corps défendant,
dans la hiérarchie instituée des énoncés propres à une épistémologie uniciste. Le
sociologue a son mot à dire, mais le statut de ses mots s’est infléchi. Ce nouveau
statut pour les sciences sociales rencontre aujourd’hui une évolution historique
plus large, qui lui offre des opportunités inédites. On observe en effet, en lien avec
les nouvelles options épistémiques concernant les sciences dans leur ensemble,
l’émergence de dispositifs qui tendent déjà, hors des sciences sociales, à organiser
sur des bases nouvelles les confrontations entre profanes et scientifiques16. Bien que
ponctuelles, ces expériences mettent en évidence le caractère largement illusoire
des dérives auxquelles auraient dû conduire, selon les tenants d’une épistémologie
12
14 - ALFRED SCHÜTZ, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987.
15 - NICOLAS DODIER, « Une éthique radicale de l’indexicalité », in M. DE FORNEL,
A. OGIEN et L. QUÉRÉ (éd.), L’ethnométhodologie, une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001, pp. 315-343.
16 - CLAIRE MARRIS et PIERRE-BENOÎT JOLY, « La gouvernance technocratique par
consultation ? Interrogation sur la première conférence de citoyens en France », Cahiers
de la sécurité intérieure, 38, « Risque et démocratie », 1999, pp. 97-124 ; MICHEL CALLON,
PIERRE LASCOUMES et YANNICK BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001 ; JANINE BARBOT, Les malades en mouvements. La
médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
uniciste, une redéfinition des compétences entre spécialistes et non-spécialistes :
montée du relativisme, règne de la force, repli de la raison, généralisation d’une
posture anti-science, emprise du marché et d’une opinion erratique sur la recherche.
De nouvelles tensions surgissent, mais sur des bases épistémologiques renouvelées, qui dégagent en même temps de nouvelles potentialités critiques, dont
l’exploration ne fait que commencer 17. Les sciences sociales n’abdiquent en rien,
dans cette perspective, leur statut de sciences. Au contraire, elles ont gagné
en lucidité épistémologique, et elles en tirent les conséquences quant à leur
place dans la cité. Car c’est en tirant parti des expériences forgées dans d’autres
sciences (sciences physiques, sciences biomédicales), que les sociologues peuvent aujourd’hui, tout en assumant la légitimité et la spécificité de leurs propres
énoncés sur le monde social, reconsidérer, autrement que sur le mode de la
rupture avec le sens commun, le lien qu’ils tissent avec les énoncés des acteurs
non sociologues 18.
Le laboratoire des Cités
Le laboratoire des Cités participe à cette configuration générale, tout en l’infléchissant selon une direction très spécifique. Trois éléments, notamment, ressortent
de la méthode proposée : 1. Segmentation des opérations critiques en différents
modes d’action, que l’on peut ordonner dans le cadre d’un inventaire hiérarchisé ;
2. Défense d’un modèle de compétences transversal à tous les acteurs ; 3. Pratique
de la modélisation, qui ouvre sur une herméneutique que nous qualifierons d’atomiste. Le laboratoire des Cités est basé tout d’abord sur une version séquentielle
et hiérarchisée du pluralisme de l’action. Il fait l’hypothèse que l’on peut isoler,
dans le cours de l’action, des séquences, dans lesquelles les personnes visent
le bien commun. Celles-ci sont alors plongées dans un certain « état » vis-à-vis
de soi-même, des autres et du monde, caractéristique de « l’action en justice ».
Elles se livrent alors à des opérations critiques qui sont jugées plus robustes que
celles auxquelles elles pourraient se livrer dans d’autres modes d’action, sous deux
angles au moins. Ces personnes sont en premier lieu plus « consistantes », ou plus
« réflexives », dans la mesure où elles peuvent s’appuyer sur des modèles de justice
déjà théorisés, qui portent le souci de la cohérence à son summum. Elles présentent
17 - NICOLAS DODIER, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS,
« Cas de figure », 2003.
18 - Avec le recul, on peut finalement comprendre les raisons tactiques qui pouvaient
conduire certains sociologues à soutenir une épistémologie uniciste, tant qu’il s’agissait
de professionnaliser la sociologie, et d’en faire une discipline scientifique instituée. Ce
coup de force épistémologique rappelle la manière dont la médecine, comme le souligne
E. Freidson, a pu au XIXe siècle avoir besoin d’affirmer son autonomie professionnelle,
pour construire une véritable science médicale. Mais cette stratégie ne valait que pour
un contexte historique limité. Le meilleur moyen de soutenir aujourd’hui la sociologie
comme discipline scientifique est de le faire dans le cadre d’une conception renouvelée
des sciences en général.
13
NICOLAS DODIER
par ailleurs une prétention à la « généralité », voire à l’« universalité ». La critique
selon la justice est ainsi soigneusement distinguée de la référence à des « valeurs ».
Celles-ci renvoient à des attachements à des « groupes », alors que le sens de la
justice a l’ambition de transcender ces particularités.
Le deuxième point concerne le rapport aux agents. L’objectif du programme
est d’expliciter les formes stables de la critique. Une alternative s’ouvre alors dans
la sociologie : soit on met les énoncés des personnes en rapport avec des propriétés
stables des agents, comme l’a fait la sociologie classique, soit on les rapporte à
« une stabilité d’un autre ordre » 19. Le fait même de penser les deux projets comme
fondamentalement différents est typique de ce moment réactif dans lequel se
situait une partie de la sociologie de la fin des années 1980 par rapport à l’ambition
régnant dans les sciences sociales concernant l’objectivation et la totalisation. Il
s’agit de s’écarter tout d’abord des stratégies réductionnistes, en particulier le relativisme critique. En renonçant à rapporter les formes de la critique à des propriétés
stables des agents, on évite en effet de ramener les prétentions à la justice sur
des déterminations d’une autre nature : « l’intérêt » ou la « force » 20. Mais il s’agit
également d’éviter les stratégies d’interprétation en termes de collectifs d’appartenance. Rapporter des opérations critiques à des groupes ne peut être, pour le
laboratoire des Cités, qu’une opération de relativisation de la référence au bien
commun. Dans celui-ci, le sociologue n’a pas pour mission de transformer des prétentions à l’universalité en simples « valeurs » liées à des perspectives particulières.
Cette distance aux valeurs s’articule avec une conception de ce que peut être une
société pluraliste juste. Dans le laboratoire des Cités, la négociation entre les intérêts émanant de groupes différents conduit pour l’essentiel à des « arrangements ».
C’est une différence importante avec la façon dont l’interactionnisme peut envisager, par la pratique de la négociation organisée entre groupes, la construction d’un
ordre légitime dans une société pluraliste différenciée21. L. Boltanski et L. Thévenot
s’appuient au contraire sur un modèle de compétences partagées par tous. Chaque
personne est tenue, hypothèse à la fois sociologique et politique, pour capable de
se référer aux différents modèles de justice disponibles.
Le troisième point de méthode est le détour par la modélisation. Une façon
de reconstruire les formes stables de la critique, c’est donc de clarifier, au-delà de
l’infinie variation des énoncés, les conventions sur lesquelles reposent ceux-ci. On
se heurte alors à un problème méthodologique dont les auteurs sont parfaitement
conscients. Les personnes ne remontent en effet que rarement d’une manière
explicite aux principes de justice dans les opérations ordinaires de la critique,
14
19 - LUC BOLTANSKI, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de
l’action, Paris, Métailié, 1990, pp. 58-59.
20 - Ibid., p. 66.
21 - Sur l’ancrage de cette confiance dans la négociation entre groupes distincts, dans
l’histoire de la société américaine, voir E. LEMERT, « Social structure... », art. cit. On se
reportera également à la lecture de l’œuvre d’Anselm Strauss, en particulier son accent
sur les potentialités d’un « ordre négocié », par ISABELLE BASZANGER, « Les chantiers
d’un interactionniste américain », introduction à A. STRAUSS, La trame de la négociation...,
op. cit., pp. 11-64.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
même quand l’analyste a de bonnes raisons de penser que celle-ci vise un bien
commun. Comment dès lors procéder pour accéder aux conventions de la critique
ordinaire ? Pour le laboratoire des Cités, nous n’avons pas d’autre choix que de
trouver, en dehors des énoncés ordinaires, des modèles qui ont déjà procédé à
ce travail d’explicitation des conventions. Pour les actions en justice, ce sont les
modèles de philosophie politique qui sont au principe des différentes Cités 22. À
chacune d’entre elles correspond un « monde commun », où l’on trouve l’ensemble
des entités nécessaires à la concrétisation de la Cité. Pour procéder à une critique
selon la Cité, la personne entre donc dans l’état associé à celle-ci, et s’appuie sur
les entités du monde qui lui correspond. Cela dit, le monde ordinaire n’est pas
sécable, et l’on a donc toujours affaire, en réalité, à des combinaisons de mondes.
La critique ordinaire doit s’ajuster à ce constant mélange des mondes : elle doit
être réaliste. Cette contrainte introduit une exigence très nouvelle pour construire
une critique robuste. On était parti d’une visée d’universalité, on doit lui adjoindre
le réalisme dans un monde pluriel.
C’est alors qu’intervient un point décisif pour faire du laboratoire des Cités
un véritable outil dans l’analyse de données empiriques. Cette critique selon le
bien commun s’appuie sur le pouvoir que possède en propre chaque mot. Les
mots constituent, dans cette architecture, l’unité élémentaire de la critique et de
son interprétation, tout du moins ceux qui permettent de qualifier des entités
relevant de l’un ou l’autre des mondes. Chacun de ces mots porte avec lui l’ensemble des conventions qui permettent à la personne d’assurer la référence au
bien commun selon la Cité. Il est en quelque sorte un « mot-atome ». Ce pouvoir
des mots donne aux personnes la possibilité de se référer de façon économique
aux biens communs, dans le contexte d’urgence dans lequel est généralement
placée l’action. Il est en effet proprement impossible d’en revenir à chaque fois à
l’explicitation des principes, mais il peut suffire de mobiliser un mot pour pointer
un bien commun. Par ailleurs, c’est grâce aux mots-atomes que les personnes
peuvent opérer des mélanges subtils entre mondes, des « compromis », tout à la
fois réalistes et en prise sur le sens ordinaire de la justice. Pour le sociologue,
cette théorie semble résoudre bien des problèmes d’interprétation. Elle autorise
le déploiement assez simple, une fois le modèle des Cités établi, de ce que l’on
peut appeler une herméneutique atomiste des opérations critiques. On voit alors
s’ouvrir les perspectives innombrables de la combinatoire permises par le mélange
des mots-atomes. Enfin, au-delà du langage, les objets et les choses, les dispositifs,
vont pouvoir être eux aussi qualifiés par le sociologue, via les mots-atomes, comme
des montages entre les mondes. D’étude des opérations critiques, le programme
devient une entreprise de qualification des entités du monde, comme combinaisons entre mondes. On peut parler à cet égard d’une conception atomiste non
seulement des opérations critiques, mais également des sociétés pluralistes et du
monde qui leur est lié.
22 - LUC BOLTANSKI et LAURENT THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
15
NICOLAS DODIER
Les « économies de la grandeur » ont posé les grandes lignes d’une méthode
qui reste au principe des recherches ultérieures, même si les contraintes d’identification des modes d’action se sont assouplies. Le passage par des textes canoniques
fait cependant souvent défaut. C’est que le statut même des modes d’action a
changé, et qu’il faut trouver des méthodes ajustées, qui laissent d’une manière
générale plus de marge aux auteurs pour formaliser eux-mêmes les modèles. Certains des modes d’action se situent en effet à la limite du langage, et tout le poids
de l’explicitation de leurs attendus repose sur le sociologue 23. L’affaiblissement de
la philosophie politique comme force de propositions théorisées conduit alors les
auteurs à modéliser eux-mêmes ce qu’ils tiennent néanmoins pour une nouvelle
Cité 24. Mais, dans tous les travaux, la question du rapport entre la critique selon
le bien commun et les autres modes d’action reste centrale.
Trois questions clés
On ne reviendra pas, dans le cadre de cet article, sur l’ampleur des clarifications
du sens critique auquel se livre depuis dix ans le laboratoire des Cités. On se
concentrera plutôt, pour avancer dans la sociologie des opérations critiques, sur trois
questions clés. Jusqu’à quel point doit-on maintenir l’attachement à un modèle de
compétences transversales ? Faut-il garder le choix d’une herméneutique atomiste ? Comment envisager une théorie générale du mouvement du sens critique ?
Examinons la transversalité des compétences tout d’abord. C’est l’un des points
qui a soulevé déjà le plus de commentaires 25, et nous n’y reviendrons que brièvement. Nous avons rappelé plus haut en quoi le laboratoire des Cités s’est construit
contre la sociologie classique, en formulant une sorte d’interdit : ne pas aller chercher du côté des propriétés des agents les formes stables de la critique. Dans un
premier temps, cette position était sans doute salutaire pour contrebalancer la
facilité avec laquelle les sociologues pouvaient prétendre lire, à l’intérieur des
agents, la stabilité de leurs dispositions. Elle s’avère néanmoins trop dépendante
de sa cible, la stratégie réductionniste. Car elle risque de laisser en jachère une
question décisive pour l’étude des sociétés pluralistes irréductibles. Comment rendre compte en effet des différences régulières et parfois très marquées que l’on
peut observer entre les acteurs, concernant leurs opérations critiques, sans pour
autant réduire d’emblée la formation de ces différences à un équivalent général
(le pouvoir, l’intérêt, la force) ?
16
23 - LAURENT THÉVENOT, « L’action qui convient », in P. PHARO et L. QUÉRÉ (éd.), Les
formes de l’action. Sémantique et sociologie, 1990, pp. 39-70 ; ID., « Le régime de familiarité.
Des choses en personne », Genèses, 17, 1994, pp. 72-101.
24 - LAURENT BOLTANSKI et ÈVE CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
25 - THOMAS BÉNATOUÏL, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes
de lecture », Annales HSS, 54-2, 1999, pp. 281-317 ; N. DODIER et I. BASZANGER, « Totalisation et altérité... », art. cit.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
La deuxième question concerne le caractère atomiste de l’herméneutique
propre au laboratoire des Cités. Il soulève deux types de problèmes. Une telle
herméneutique considère tout d’abord que l’ensemble des conventions propre au
monde est présent dans le mot. Il existe ici un risque réel, sous couvert de clarification, d’un appauvrissement notable de l’interprétation. Car s’il est indéniable
que l’usage de certains mots, dans certains contextes, constitue à lui tout seul un
indice suffisant du fait que le locuteur défend, même implicitement, une option
politique, tous les mots n’ont pas ce statut. Le risque n’est donc pas négligeable,
par un surinvestissement des mots pris isolément, de développer une approche
atomisée des attendus cognitifs et normatifs des opérations critiques. Dans cette
approche, on néglige le sens des énoncés critiques, tel qu’il ne peut apparaître
qu’à des niveaux supérieurs de l’analyse : la phrase, le paragraphe ou l’ensemble
du texte. Le deuxième problème soulevé par cette stratégie atomiste est sa manière
de penser la robustesse de la critique dans une société pluraliste. La contrainte de
cohérence est ici première : la critique n’est forte que si elle mêle des ingrédients
qui, pris séparément, ont déjà satisfait à la contrainte de cohérence. La notion de
cohérence ici utilisée est très restrictive : une critique n’est cohérente que si elle
fait référence à l’idéal déjà théorisé d’une société totalement organisée autour de
la recherche d’un bien commun. Mais, pour restrictive qu’elle soit dans un premier
temps, cette contrainte de cohérence se retrouve, au final, totalement amendée
par l’exigence de réalisme. Car celle-ci vise, et on le comprend très bien, à articuler
la référence à plusieurs biens dans un monde de facto composite. N’y a-t-il pas là
une contradiction ? Car, dès lors que l’on considère comme recevable un mélange
tendu d’entités relevant de Cités tenues par ailleurs pour incommensurables, pourquoi ne pas considérer comme aussi recevables des opérations critiques qui procéderaient en sens inverse, c’est-à-dire qui, partant de l’articulation réaliste entre
différents biens, essaieraient progressivement de gagner en cohérence ? Nombre
de biens servent dans nos sociétés de repères à des opérations critiques, sans servir
pour autant de base à des Cités. Pourquoi ne pas considérer dès lors comme aussi
consistante, voire davantage que la précédente, une critique qui, partant d’une
question ponctuelle située au carrefour de quelques biens, gagnerait ensuite en
cohérence en intégrant progressivement des entités de plus en plus vastes du
monde, et en répondant, au fur et à mesure des nouvelles épreuves qui s’imposent
aux personnes, aux questions rencontrées en chemin par la confrontation à d’autres
biens ? Le laboratoire des Cités risque de ramener une dynamique de ce type au
seul chemin qu’il envisage comme pertinent : d’abord la cohérence au sens des
Cités, puis les compromis. Judicieuse pour construire une méthode simple d’interprétation, non dénuée toutefois de risque de sur-codage, la conception de la robustesse de la critique véhiculée par l’herméneutique atomiste des Cités impose des
chemins artificiellement limités pour la construction d’un sens critique publiquement recevable.
La troisième question renvoie au rapport au temps historique développé par
le laboratoire des Cités. On en saisit mieux qu’il y a dix ans les différentes facettes.
Lors de la première réception des travaux de L. Boltanski et L. Thévenot, plusieurs commentateurs ont noté avec intérêt l’attention que ces recherches portaient
17
NICOLAS DODIER
à la façon dont les acteurs construisent leur propre rapport au temps historique.
Mais on trouve également une véritable conception du temps historique, dès les
Économies de la grandeur. C’est une histoire « géologique », au cours de laquelle
s’accumulent progressivement les nouvelles couches du sens critique. Cette sédimentation est à la source du pluralisme interne de l’action, chaque acteur héritant
aujourd’hui, sous la forme d’un modèle de compétences plurielles, de l’ensemble
des strates du sens critique déposées par cette histoire 26. La nature de l’investigation engagée concrètement autour de celle-ci est une question centrale posée, dès
sa première réception, au laboratoire des Cités. On peut distinguer aujourd’hui
trois étapes. Dans un premier temps 27, l’histoire n’est conçue que comme un arrière
plan dont les auteurs posent simplement, par hypothèse, qu’il nous a légué une
pluralité de modèles de justice. Dans une deuxième étape, le mouvement du sens
critique est plus précisément situé dans l’histoire. Le style d’écriture s’en ressent.
La souffrance à distance place ainsi son propos dans l’actualité d’un sens critique
troublé par une « crise de la pitié » mise en évidence, au début des années 1990,
par les débats autour de la médecine humanitaire. L’ouvrage souhaite éclairer cette
actualité en remontant dans le temps et en retrouvant les grands moments du
débat théorique autour de la politique de la pitié, partant principalement de la
littérature et de la philosophie. La théorie du changement historique reste encore
très peu explicitée. Cette explicitation est en revanche au cœur du Nouvel esprit
du capitalisme. Le changement du sens critique y est vu comme le résultat d’une
confrontation entre le monde des Cités (les différents mondes et les compromis
qu’ils autorisent) et son extérieur. Si les forces externes aux Cités recèlent une
telle capacité à l’innovation, c’est qu’une logique a-morale a pris possession de
l’histoire : le capitalisme est capable de répondre aux critiques qui lui sont formulées en contournant, par une stratégie de déplacements, les épreuves légitimes.
Le changement résulte ici de la dynamique qui s’instaure entre les Cités, le capitalisme, et la critique de celui-ci, tour à tour primaire (sociale ou artiste) et plus
robuste (selon une Cité).
Cette approche du mouvement du sens critique soulève plusieurs interrogations. En premier lieu, la tradition théorique de la philosophie politique, pourtant
essentielle dans la formation du sens critique au sens des Cités, reste curieusement
séparée du mouvement historique. Les théoriciens sont supposés en prise sur les
interrogations de leur époque, mais sans que la formation et la réception de leurs
18
26 - La méthode présente une certaine parenté avec la démarche foucaldienne, du fait
de la mise en évidence, dans les deux cas, de couches successives du sens critique.
Mais la manière d’envisager le raccord entre passé et présent est quasiment opposée.
Michel Foucault s’est centré essentiellement sur le moment de formation des épistémè,
considérant souvent comme acquis (et parfois trop rapidement) que celles-ci continuent
à dominer le temps présent, comme ligne de fuite de son travail généalogique. Le
laboratoire des Cités part au contraire du temps présent pour identifier les différentes
couches de la critique, et postule l’existence, dans le passé, d’un processus de sédimentation qui n’est pas exploré en tant que tel.
27 - L. BOLTANSKI et L. THÉVENOT, De la justification..., op. cit. ; L. BOLTANSKI, L’amour
et la justice..., op. cit.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
options soient vraiment étudiées. La présence de la grammaire des Cités dans les
débats critiques n’est pas travaillée historiquement. Elle ne s’avère fondée dans
les faits que si l’on considère le codage selon les mots-atomes comme suffisamment
parlant. L’ensemble de la démarche souffre de ce déficit du travail historique car
le codeur ne peut pas s’appuyer, pour bien saisir l’usage possible de ces motsatomes, sur une connaissance plus poussée des contextes d’argumentation dans
lesquels s’est forgée leur portée politique. L’effort déployé dans le Nouvel esprit
du capitalisme pour entrer de plain-pied dans le mouvement historique s’avère une
tentative intéressante pour reprendre la question des conditions de formation des
Cités et de leur concrétisation dans des mondes communs. Cela dit, de l’aveu
même des auteurs, la tradition théorique de la philosophie politique n’est plus
opératoire pour penser cette nouvelle Cité, et eux-mêmes doivent mettre la main
à la pâte pour en montrer la cohérence. La question reste donc entière pour les
Cités antérieures. Mais surtout, la théorie du changement proposée dans cet
ouvrage présente une limite importante : elle suppose l’existence, avec le capitalisme, d’un ressort a-moral de la construction politique. Comment rendre compte
du mouvement du sens critique, au-delà du jeu très spécifique qui s’instaure entre
une logique de type capitaliste et sa critique ? Paradoxalement, hors de la force
innovatrice, car a-morale, d’un capitalisme capable de se jouer des épreuves légitimes, le laboratoire des Cités n’envisage, pour horizon du changement, que la
perspective limitée des compromis entre mondes. C’est peu, et nous aurons à
envisager des situations où l’horizon de la construction politique s’avère heureusement plus ouvert.
La sociologie des régimes d’action
Ces questions propres au laboratoire des Cités ont été déplacées dans ce qu’il est
convenu d’appeler aujourd’hui la sociologie des régimes d’action. On peut ranger
sous ce vocable un ensemble de travaux qui ont en commun d’avoir opté pour
une version assouplie de la démarche propre au laboratoire des Cités. Plusieurs
propositions sont au cœur de cette sociologie 28 : on peut aborder l’engagement
dans l’action en termes d’états ; chaque régime doit être identifié comme un tout
cohérent, isolable, avant d’envisager leur articulation ; les mêmes personnes sont
susceptibles de passer de l’un à l’autre 29. Dans ces travaux, l’attention est beaucoup
28 - N. DODIER, « Les appuis conventionnels de l’action. Éléments de pragmatique
sociologique », Réseaux, 65, 1993, pp. 63-86.
29 - On ne saurait citer ici l’ensemble des recherches. On peut mentionner, pour rappeler
la diversité des terrains concernés : NATHALIE HEINICH, « Les objets-personnes.
Fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, 6, 1993, pp. 25-55 ; NICOLAS
DODIER, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié,
1993 ; C. BESSY et F. CHATEAURAYNAUD, Experts et faussaires..., op. cit. ; FRANÇOIS
EYMARD-DUVERNAY et EMMANUELLE MARCHAL, Façons de recruter : le jugement des compétences sur le marché du travail, Paris, Métailié, 1997 ; CYRIL LEMIEUX, Mauvaise presse. Une
sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000. La
19
NICOLAS DODIER
moins forte que dans le laboratoire des Cités à la hiérarchisation entre les différents
régimes, et la grammaire des Cités n’est pas nécessairement le point de départ
pour les identifier. Cette stratégie permet de rendre compte du pluralisme interne
de l’action d’une manière plus structurée qu’en identifiant de simples logiques
d’action. L’assouplissement de la méthode du laboratoire des Cités permet de
conduire l’investigation sur des terrains nouveaux, sans imposer aux acteurs, là où
ils ne se la posaient pas, la question du rapport à établir entre leurs modes d’action
et l’action selon la justice. Elle s’intéresse enfin à des régimes d’action très inégalement répartis parmi les personnes, certains s’avérant circonscrits à des univers
spécifiques.
Au demeurant, la sociologie des régimes d’action ne répond à aucune des
trois questions signalées plus haut. Concernant la distribution des compétences à
s’engager dans tel ou tel régime d’action, ces recherches en sont restées à une
position intermédiaire. L’observation de différences durables entre les acteurs est
apparue de plus en plus prégnante à mesure que les travaux progressaient dans
l’identification de nouveaux régimes. La capacité à s’engager dans certains régimes
est ainsi apparue liée, notamment, à des formations spécialisées, destinées à faciliter l’entrée dans les états correspondants. Mais plus l’étude des régimes d’action
s’éloigne d’un modèle de compétences transversales, plus elle se trouve en même
temps dans une position délicate. Les recherches permettent de décrire de manière
souvent très fine les formes d’engagement, de pressentir des différences entre
acteurs. Mais elles manquent des outils méthodologiques et théoriques propres à
rendre compte de ces variations.
La pratique de la modélisation ainsi mise en œuvre débouche quant à elle
sur d’autres interrogations. Lorsqu’on assouplit la méthode du laboratoire des Cités,
toute modélisation un tant soit peu cohérente de l’action peut être vue, virtuellement, comme la base d’un « régime ». Il s’ensuit un rapport assez particulier aux
autres auteurs de sciences sociales, ou aux philosophes, car le sociologue peut
digérer leurs apports en régionalisant le type d’action auquel ils se réfèrent. Chaque
école de pensée en sciences sociales devient, potentiellement, une manière de
représenter l’un, mais l’un seulement, des régimes possibles d’action 30. Cette
20
notion de régime est sans doute excessive pour qualifier les travaux qui ont gardé
essentiellement les deux dernières propositions, et qui ont plutôt mis l’accent sur le
recensement de figures de la mobilisation ou de l’argumentation, sans supposer pour
autant les personnes engagées dans un véritable état. Voir par exemple FRANCIS
CHATEAURAYNAUD, La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris,
Métailié, 1991, ou ISABELLE THIREAU et LINSHAN HUA, « Le sens du juste en Chine.
En quête d’un nouveau droit du travail », Annales HSS, 56-6, 2001, pp. 1283-1312.
30 - C’est un point qui est souligné par T. BÉNATOUÏL, « Critique et pragmatique... »,
art. cit. Un bon exemple de cette endogénéisation d’un modèle des sciences sociales
comme l’un des régimes d’action possibles est fourni par PHILIPPE CORCUFF et MAX
SANIER, « Politique publique et action stratégique en contexte de décentralisation. Aperçus d’un processus décisionnel “après la bataille” », Annales HSS, 55-4, 2000, pp. 845869, qui proposent, dans un travail portant sur les processus de décision publique, de
distinguer le régime « tactique-stratégique » du régime de la « justification publique »
au cœur du laboratoire des Cités.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
posture d’extériorité peut se révéler heuristique, mais elle risque de cantonner la
sociologie des régimes d’action dans une position isolée au second degré, dans le
concert des sciences sociales, largement construit autour de la discussion critique
entre les différents modèles d’acteurs. Par ailleurs, la prolifération des régimes
d’action, au fur et à mesure de la publication de nouvelles recherches, risque de
rendre de plus en plus difficile le travail permettant de les penser les uns par
rapport aux autres. Enfin, le mouvement du sens critique n’est, pas plus que dans
le laboratoire des Cités, rendu visible. La dynamique des opérations critiques est
toujours pensée à l’intérieur de régimes d’action existants. Une pratique de la
généalogie a certes été entamée d’une manière ponctuelle, comme genèse de
dispositifs rencontrés dans des enquêtes présentes. Ces travaux ont bien mis en
évidence le moment chaud des controverses à l’origine des nouvelles ressources
du sens critique 31. Mais la dynamique de celui-ci, telle qu’on pourrait la suivre
depuis ces moments jugés fondateurs jusqu’au temps présent, n’a pas été étudiée
en tant que telle 32. La sociologie des régimes d’action a peu investi, d’une manière
générale, la question de l’espace et du mouvement de la critique 33. Les propositions
que nous souhaitons faire dans ce sens s’appuient sur l’examen d’un autre appui
du sens critique, les biens en soi.
Les biens en soi : une forme de clôture de la justification
Nous avons pu mesurer, dans plusieurs enquêtes, la place cruciale qu’occupe dans
l’argumentation publique, le fait d’en référer à des biens qui présentent deux
caractéristiques : les personnes considèrent que ces biens valent en tant que tels, et
elles estiment que le collectif se doit de leur réserver une certaine place. C’est
cette manière d’exercer un sens critique que pointe la notion de bien en soi. La
31 - Danny Trom a ainsi montré comment le paysage a été constitué en cause politique
(DANNY TROM, « Voir le paysage, enquêter sur le temps. Narration du temps historique,
engagement dans l’action et rapport visuel au monde », Politix, 39, 1997, pp. 86-108),
et Jean-Philippe Heurtin est remonté aux sources des conditions actuelles d’organisation
des débats au Parlement (JEAN-PHILIPPE HEURTIN, L’espace parlementaire. Essai sur les
raisons du législateur, Paris, PUF, 1999).
32 - NICOLAS DODIER, « Agir dans l’histoire. Réflexions issues d’une recherche sur le
sida », in D. LABORIER et D. TROM (éd.), Historicité de l’action publique, Paris, PUF, 2003,
pp. 329-345.
33 - Dans l’ouvrage de FRANCIS CHATEAURAYNAUD et DIDIER TORNY, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999,
sur les alertes sanitaires, une tentative intéressante pour suivre, dans le cadre d’une
sociologie pragmatique, les transformations du sens critique autour d’un certain nombre
de dossiers ayant donné lieu à des mobilisations collectives (nucléaire, prions, amiante).
Tout en repérant des infléchissements sensibles dans les dispositifs qui organisent de
façon transversale la politique du risque (passage par exemple d’une politique de la
prévision à une politique de la vigilance), le travail s’attache à mettre en évidence le
caractère très imprévisible des configurations susceptibles de se construire, à un moment
donné, autour de chaque dossier.
21
NICOLAS DODIER
préservation de la vie humaine, ou de la santé, par exemple, entre aujourd’hui
dans cette catégorie. Dire d’un objectif qu’il vaut en tant que tel, c’est aborder
d’une façon toute particulière la question, centrale pour l’argumentation publique,
de la clôture de la justification 34. Notre hypothèse est que le mode de clôture sur
ces biens joue un rôle essentiel dans la construction d’énoncés recevables. Les
biens en soi, comme nous le verrons, échappent aux catégories du travail moral ou
politique envisagées par le laboratoire des Cités ou par la sociologie des régimes
d’action. Leur étude suppose de réviser la stratégie interprétative mise en œuvre
dans le laboratoire des Cités. C’est dans la mise en place d’une nouvelle stratégie
que nous proposons de répondre en même temps aux trois questions clés soulevées
par ce laboratoire 35.
Un exemple permettra d’illustrer cette présence des biens en soi. En étudiant
sur vingt ans les controverses qui ont entouré le développement et la mise à disposition des traitements contre le sida, nous avons pu montrer que les opérations
critiques des acteurs pouvaient être rapportées à trois de ces biens 36 : la santé des
individus ; la non-stigmatisation des personnes (les malades, les personnes séropositives, celles dont les conduites sont jugées à risque, les homosexuels) ; l’authenticité, vue comme capacité à se réaliser soi-même 37. Le travail d’articulation entre
22
34 - Dans l’agir purement stratégique, la visée qui vaut en tant que telle est de l’ordre
d’une fin en soi. À ce titre, elle est dénuée de la connotation morale attachée à un bien
en soi, qui suppose que la personne procède à une évaluation de la situation sous l’angle
de l’agir moral-pratique (cf. JÜRGEN HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, Paris,
Fayard, [1981] 1987). Ce n’est pas l’objet de cet article, mais nous n’écartons évidemment pas le fait que la clôture de la justification puisse s’effectuer de manière dominante, dans certains contextes, sur des fins en soi plutôt que sur des biens en soi, comme
dans l’exemple classique de la bureaucratie légale-rationnelle étudiée par Max Weber.
Nous n’écartons pas non plus l’existence de divergences ou d’incertitudes de la part
des acteurs, pour considérer tel objectif comme étant de l’ordre d’une simple fin en soi
ou d’un véritable bien en soi. C’est par exemple un élément central de la condition
des ouvriers et des techniciens confrontés quotidiennement à un objectif largement
autonomisé, mais très problématique quant à sa teneur moral-pratique, qui consiste
à faire fonctionner des machines. Ils se trouvent confrontés par ailleurs aujourd’hui, à
travers des doctrines de management telle la valorisation de la « qualité totale », à la
mise sur le même plan de toute une série d’objectifs (productivité, qualité des produits,
fiabilité des machines, santé et sécurité du personnel), dont le statut moral est par
ailleurs très hétérogène, ce qui n’est pas sans créer des réactions de trouble ou d’hostilité
(NICOLAS DODIER, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995).
35 - Pour une intégration de la notion générale de « bien », comme manière de gouverner
l’engagement des personnes dans l’action, à l’architecture générale du laboratoire des
Cités, voir LAURENT THÉVENOT, « L’action comme engagement », in ID., L’analyse de
la singularité de l’action, Paris, PUF, 2000, pp. 213-238.
36 - N. DODIER, Leçons politiques..., op. cit.
37 - Concernant le sida, la question de l’authenticité a été travaillée essentiellement en
rapport avec la sexualité, dont l’abord a été reconfiguré par la nouvelle donne sanitaire
créée par l’épidémie. Le fait de placer la recherche de l’authenticité au cœur des interrogations concernant la sexualité est typique de ce que MICHEL FOUCAULT, Histoire de la
sexualité, 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, identifie plus largement comme
le « dispositif de la sexualité ».
LE LABORATOIRE DES CITÉS
ces biens est au cœur des constructions politiques qui ont accompagné l’épidémie
de sida 38. Pour chacun de ces biens, les acteurs ont à résoudre des problèmes
épistémiques (comment articuler les différents ordres de connaissances nécessaires
à la poursuite du bien), et des questions économiques (comme produire, faire circuler
et allouer les ressources nécessaires pour satisfaire ce bien).
Quelle place le laboratoire des Cités est-il en mesure de conférer à ces biens ?
Plusieurs réponses sont envisageables. On peut considérer ces biens, du point
de vue de ce laboratoire, comme la base de Cités en formation. L. Boltanski et
È. Chiapello font ainsi valoir, à titre d’hypothèse, que les Cités résultent de la
mobilisation de certains acteurs qui auraient réussi à autonomiser les formes de
vie dans lesquelles ils étaient spécialisés, pour en faire la base de constructions
politiques répondant aux critères des Cités 39. L’idée d’une autonomisation de certaines finalités de l’action correspond bien à la notion de bien en soi. Mais une
Cité obéit à une axiomatique très précise, et on voit mal comment des biens comme
la santé, l’authenticité ou la non-stigmatisation pourraient être au fondement
d’autant de Cités. Parler de biens en soi, c’est justement pointer l’importance prise
par des opérations critiques qui s’appuient sur l’autonomisation réussie de certaines
finalités sans qu’elle ne s’accompagne pour autant de la formation d’une Cité.
Deuxième réponse possible : on pourrait considérer ces biens comme la source
de critiques moins robustes que la critique au sens des Cités. Mais que voudrait
dire au juste de considérer la référence à la santé, par exemple, comme tel ? La
permanence de la référence sanitaire dans le débat politique depuis au moins le
e
40
XVIII siècle , sa capacité à déplacer durablement certains dispositifs, et justifier
l’existence d’activités innombrables qui lui sont en principe entièrement dédiées,
obligent à tenir ce bien comme la source d’une critique parfaitement recevable
par un nombre indéterminé d’acteurs. Mais, aussi présente soit-elle de fait dans
l’argumentation publique, la référence à la santé peut être considérée, du point
de vue du laboratoire des Cités, comme une critique « primaire », témoignant à la
fois d’une indignation moins réflexive et d’un moindre niveau de consistance que
la critique selon les biens communs. C’est là où l’assimilation construite par le
laboratoire des Cités entre consistance de la critique et référence à un bien commun
s’avère délicate. Car, s’il est exact qu’un bien comme la santé n’est à la base
d’aucune Cité, il est à l’origine de modèles extrêmement théorisés. On ne peut
être en effet que frappé par la somme des entreprises théoriques qui ont cherché
à clarifier la notion de santé, à la penser en rapport avec celle de vie ou avec des
38 - L’établissement, à la fin des années 1980, de la notion de safer sex, comme manière
de penser une nouvelle sexualité dans le cadre du sida est sans doute le meilleur
exemple d’un travail politique qui imbrique d’une manière extrêmement serrée les
trois biens en même temps, sous une forme qui s’avèrera de fait très solide (N. DODIER,
Leçons politiques..., op. cit., chap. 3).
39 - L. BOLTANSKI et ÈVE CHIAPPELO, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., pp. 626-628.
40 - MICHEL FOUCAULT, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris,
PUF, 1963 ; ID., Histoire de la sexualité, 1, La volonté de savoir, op. cit. ; DIDIER FASSIN,
L’espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris, PUF, 1996.
23
NICOLAS DODIER
modèles du corps, et à justifier les interventions qui se font en son nom 41. Si l’on
en juge par les débats qui portent aujourd’hui sur la bioéthique, l’éthique médicale,
la sécurité sanitaire ou les assurances sociales, c’est bien plutôt l’ampleur des théorisations qui frappe, plutôt que leur absence. La santé est-elle enfin une valeur,
attachée à un groupe ? Assurément non, tant est spectaculaire la visée d’universalité
qui s’attache à nombre des dispositifs qui s’inventent en son nom. La santé est
même constituée par certains acteurs comme l’un des biens les plus universels qui
soient, et justifie, beaucoup plus que d’autres, que les actions entreprises pour la
défendre puissent faire abstraction des frontières 42.
Doit-on alors considérer les biens en soi comme la base de régimes d’action ?
Pour répondre à cette question, nous suggérons de revenir à la phénoménologie
du sens critique. Celle-ci nous suggère de distinguer deux manières d’imprimer à
l’action une visée morale. La première a été explorée par le laboratoire des Cités
et par le programme autour des régimes d’action. Ces travaux ont bien mis en
évidence que certaines visées ne sont accessibles que moyennant l’engagement
dans un certain état, comme façon d’intégrer, pour un moment, toute l’expérience
de la personne, en interaction avec son environnement. On dit par exemple qu’un
tel se trouve « en état d’agapê », « dans un régime domestique », etc. Mais il existe
une deuxième manière de construire une visée morale. Non pas l’intégration de
l’expérience dans le cadre d’un état, mais la polarisation de l’expérience sur un
objectif précis. C’est sous cet angle qu’émerge souvent le souci d’un bien en soi.
On pensera par exemple à la façon dont le souci de la santé peut focaliser l’action.
Cela n’exclut pas, bien sûr, qu’un bien en soi puisse être traité lui-même dans le
cadre d’un ou de plusieurs régimes d’action 43. Mais cela ne signifie pas pour autant
que le bien en question soit la base du régime d’action. C’est une herméneutique
ajustée à cette polarisation des opérations critiques sur certains biens que nous
allons maintenant esquisser. Pour cela, nous proposons de revenir aux notions de
pouvoirs et d’épreuves.
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41 - Voir par exemple en philosophie, pour la période contemporaine, GEORGES
CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, ou HANS-GEORG GADAMER,
Philosophie de la santé, Paris, Grasset, 1998. Concernant la réflexion théorique autour de
la santé et du corps, conduite notamment par des médecins philosophes (Cabanis,
Pinel), pour penser l’organisation politique de la médecine qui se met en place avec la
Révolution française, voir M. FOUCAULT, Naissance de la clinique..., op. cit.
42 - Concernant Médecins Sans Frontières et la notion d’ingérence humanitaire, voir
RENEE FOX, « Medical humanitarism and human rights : reflections on doctors without
borders and doctors of the world », Social science and medicine, 14, 2, 1995, pp. 1607-1616.
43 - Nous avons montré par exemple comment l’impératif de santé et de sécurité au
travail est différemment construit selon que l’on se trouve dans une entreprise de type
« civique-industriel », « domestique » ou « marchand » (NICOLAS DODIER, « Inspecteurs
du travail et modèles d’entreprises », Cahiers du Centre d’études de l’emploi, 30, « Entreprises et produits », 1987, pp. 115-152).
LE LABORATOIRE DES CITÉS
L’enchâssement des pouvoirs et des épreuves
La référence aux biens en soi est un ressort important pour établir ou interroger la
légitimité des pouvoirs, c’est-à-dire la marge d’initiative conférée à certaines instances
pour agir. Les biens en soi constituent en quelque sorte le ressort moral du travail
politique. Ces opérations critiques s’appuient sur des épreuves, destinées à identifier
sur quelles potentialités concrètes sont susceptibles de reposer de tels pouvoirs.
Une épreuve s’appuie elle-même sur un dispositif composé d’un certain nombre
d’entités auxquelles, sur la base d’épreuves antérieures, ont été reconnus également
des pouvoirs (êtres naturels, objets, personnes, collectifs ou institutions). Il existe
donc un enchâssement des pouvoirs et des épreuves : chaque épreuve s’appuie sur
des pouvoirs, et inversement. Cette propriété générale des épreuves a des implications décisives concernant la légitimité des pouvoirs. Si l’on entreprend d’examiner
ce qui soutient la légitimité de chaque pouvoir, on peut engager une régression
à l’infini dans l’exploration des pouvoirs et des épreuves. Clore cette régression est
néanmoins une nécessité de l’action, quelle que soit la façon de procéder.
La clôture de la justification émerge donc dans le travail politique sous deux
angles. Si les acteurs veulent assurer l’ancrage moral de ce travail, ils doivent
identifier les biens qui valent d’être poursuivis en tant que tels. Si les acteurs
souhaitent ancrer ce travail dans la réalité concrète, ils doivent clore sur une exploration nécessairement limitée du monde concret la régression des pouvoirs et des
épreuves. La formation d’options politiques correspond à la stabilisation relative
des formules élaborées par certains acteurs pour assurer cette double clôture. Ceuxci se fixent, au moins temporairement, sur une architecture légitime des pouvoirs,
au carrefour de plusieurs biens en soi. La construction de ces options se fait à
travers la découverte progressive, dans une société pluraliste, des interférences qui
existent entre les différents biens. Les acteurs les hiérarchisent ou ils exploitent
les convergences entre les exigences. La formation des options politiques se fait
également par la lumière jetée sur le fragment du monde, nécessairement limité,
à l’intérieur duquel ont été explicitées les épreuves légitimes et les pouvoirs. Ces
deux directions du travail politique – sur les biens, sur les épreuves – sont imbriquées : la délimitation des épreuves pertinentes se fait à partir des biens, et la
découverte des interférences entre les différents biens est relancée par les lumières
inattendues jetées sur le monde par les épreuves 44.
Une option politique est exposée, sur chacun de ces fronts, à des remises en
cause, au cœur du mouvement du sens critique. À certains moments apparaissent,
44 - Si l’on revient à l’exemple du safer sex, on peut ainsi considérer son émergence
comme la formation d’une véritable option politique. Au travers du travail conduit
autour de la santé, de la stigmatisation et de la sexualité, le mouvement homosexuel s’est
en effet engagé, sous l’impulsion de l’épidémie de sida, dans une véritable conversion
politique. On assiste, en quelques années, à une reconfiguration de l’ensemble de l’économie des pouvoirs à travers laquelle ce mouvement aborde le monde, notamment la
mutation radicale de son rapport aux institutions médicales et scientifiques.
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NICOLAS DODIER
au-delà des options politiques, de véritables formes politiques, c’est-à-dire les agencements de pouvoirs reconnus par l’État et qui, interférant les uns avec les autres,
tendent à se renforcer réciproquement. Une période est dominée par une forme
politique lorsque ces dispositifs sont tellement intriqués que la somme des efforts
nécessaires pour déplacer les agencements des pouvoirs établis s’avère particulièrement coûteuse. C’est un point qui se dégage également du suivi des controverses
autour du sida. On peut ainsi considérer que le monde médical a été dominé, en
France, jusqu’aux années 1980, par la tradition clinique, forme politique caractérisée
par l’ampleur des pouvoirs conférés au clinicien pour fonder la dimension à la fois
morale et cognitive de ses interventions auprès des malades. À cette forme politique, se substitue, à partir de la fin des années 1980, la modernité thérapeutique
d’État, forme de médecine qui met l’accent simultanément sur une conception
très spécifique de la preuve scientifique et sur une manière d’aborder l’éthique,
basées sur le respect de procédures édictées par des instances placées à distance
de la clinique quotidienne (comités d’éthique, agences d’État, laboratoires pharmaceutiques). Entre ces périodes dominées par l’une ou l’autre de ces formes politiques, on peut rencontrer des moments d’entre-deux, où aucune forme n’est
véritablement dominante. C’est le cas, par exemple, dans la médecine du sida, au
milieu des années 1980. La tradition clinique classique paraît incapable d’affronter
les questions liées à l’urgence sanitaire. Elle est par ailleurs trop distante, aux yeux
de la plupart des acteurs engagés dans la lutte contre le sida, de la cause de la nonstigmatisation, ce que montrent clairement les polémiques qu’ont suscitées les
quelques représentants, généralement illustres, de la tradition clinique lorsqu’ils
ont voulu prendre pied dans les débats autour de cette nouvelle pathologie. Mais
au même moment, la modernité thérapeutique n’est pas encore formée, et ces
controverses débouchent pour l’essentiel sur le besoin d’institutions nouvelles.
Lorsqu’on entre dans l’étude des opérations critiques par l’intermédiaire des
biens en soi, on trouve donc d’emblée le mouvement du sens critique. L’objet de
l’investigation n’est pas tant la stabilité des formes de la critique, comme dans le
laboratoire des Cités, que le mouvement lui-même. Pour des raisons qui tiennent
au mode de clôture des justifications, toute option politique comme toute forme
politique se retrouvent un jour ou l’autre problématisées en certains de leurs maillons, que ce soit en raison de l’attention accordée à un nouveau bien en soi, d’une
prise à parti des pouvoirs en place concernant tel ou tel bien, ou encore parce que
les acteurs en viennent à revenir sur la légitimité d’un dispositif d’épreuve, interrogé sur ses zones d’ombre.
L’espace de la critique
Comment suivre ce mouvement ? Les opérations critiques, particulièrement dans
le débat public, se présentent sous forme d’« arènes » 45. Les prises de position se
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45 - DANIEL CEFAÏ, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations
dans des arènes publiques », Réseaux, 75, 1996, pp. 43-66.
LE LABORATOIRE DES CITÉS
répondent, soit pour se renforcer, soit pour s’opposer. Le sens critique tend, dans
une arène, à se cristalliser. Il donne lieu, autour de telle ou telle question saillante,
à un ensemble de prises de position que l’on peut organiser sous forme d’espace.
Du point de vue de l’analyste, cette formation des arènes offre des perspectives très
intéressantes pour l’interprétation des énoncés. La cristallisation du sens critique
contribue en effet à ce que les énoncés s’éclairent mutuellement. L’implicite d’un
énoncé est éclairé par d’autres qui convergent vers la même position, ceux-ci tendant à expliciter le sens de certains mots, ou les présupposés concernant certains
maillons du jugement, qui n’avaient pas été développés dans le premier énoncé.
L’implicite d’un énoncé est également clarifié par les énoncés antagonistes. Ceuxci font notamment apparaître le fragment limité du monde que le premier a pris
en considération, ou sa focalisation sur tel ou tel bien en soi. On trouve là une
manière d’aborder le fameux problème de l’incomplétude des explicitations attachées à chaque énoncé. Il est possible en effet de dépasser cette incomplétude en
identifiant progressivement l’espace formé par l’ensemble des énoncés portant,
dans une arène, sur une question saillante. On peut alors dresser la carte des
différentes options politiques en présence. En raison de l’incomplétude des options
politiques, cette carte se présente d’emblée comme en mouvement. Le principe
de base est d’éclairer les conventions sur lesquelles se fonde chaque opération
critique en l’insérant dans un environnement de convergences et d’antagonismes.
En procédant ainsi, on ne découvre pas la « culture » de laquelle participe chaque
prise de position, mais l’espace de la critique. Cette herméneutique des opérations
critiques est donc, en même temps, l’identification d’un espace des prises de
position. L’un et l’autre vont de pair, puisque c’est en éclairant des énoncés partiels
par l’ensemble des énoncés produits dans le même espace de la critique que l’on
peut clarifier les options politiques en présence.
Cette manière de procéder conduit à s’écarter de la méthode établie dans le
laboratoire des Cités. Celle-ci, rappelons-le, proposait de clarifier les conventions
de la critique sans passer par l’examen des différences stables entre les agents, et
en recourant à des modèles externes. Est-ce à dire, pour autant, qu’en repérant
ainsi des agents porteurs, avec une certaine régularité, de telle ou telle option
politique, et en faisant apparaître un espace de la critique, on retombe dans les
travers du relativisme critique, et notamment son entreprise de réduction du pluralisme sur un équivalent général ? La notion d’épreuve s’avère ici à nouveau utile.
On peut en effet montrer comment un espace de la critique se structure autour
de générations différentes d’acteurs, chacune formée par les personnes qui ont tiré
des leçons comparables d’épreuves politiquement marquantes et qui font notamment plus ou moins confiance aux différentes instances destinées à prendre en
charge certains biens. Une option politique se présente ainsi comme une manière
de construire une économie de la confiance au carrefour de ces différentes instances. Dans l’exemple du sida, on peut identifier une option politique à la manière
dont un acteur agence entre eux les pouvoirs respectifs des médecins cliniciens,
des chercheurs, des laboratoires pharmaceutiques, de l’administration de la santé, des
médias, des associations de malades et des hommes politiques, en fonction du type
de confiance qu’il accorde aux uns et aux autres. Les acteurs dosent ainsi la nature
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NICOLAS DODIER
des pouvoirs qu’ils sont prêts à conférer à ces instances pour aborder les nouvelles
épreuves. De telles dispositions politiques ne sont pas fixées une fois pour toutes.
Elles sont susceptibles de s’infléchir avec les leçons tirées des nouvelles épreuves.
Mais il ne s’agit pas pour autant d’une stratégie de réduction de la pluralité des
options politiques. La source des dispositions politiques ne provient pas d’un équivalent général mais d’épreuves antérieures, dont la portée nous est elle-même
révélée par l’étude du mouvement de la critique 46.
La représentation d’un espace de la critique permet donc de saisir ce qui
était resté une question en suspens tant dans le laboratoire des Cités que dans la
sociologie des régimes d’action : la distribution effective des prises de position
dans un espace des possibles. La démarche adoptée garde une totale ouverture au
pluralisme interne de l’action, à travers notamment la prise en compte de l’hétérogénéité des biens en soi, avec laquelle les personnes ont de façon récurrente à
composer. Une option politique, nous l’avons vu, se caractérise généralement par
une articulation entre différents biens, et non par un alignement pur et simple
sur l’un d’entre eux. Mais on cherche à rendre compte, en même temps, d’une
différenciation relativement stabilisée entre acteurs. Les options politiques sont
déterminées par des épisodes marquants qui affectent prioritairement certaines
catégories de personnes. Le haussement de certaines finalités au rang de biens en
soi, mais également les positions défendues sur le plan épistémiques ou économiques, dépendent elle-même de la formation des générations 47. L’attribution de
dispositions politiques spécifiques à certaines catégories d’acteurs n’est pas pour
autant une opération de réduction.
Une réponse non réductionniste à la critique de l’irénisme
On a souvent reproché à la sociologie interactionniste, à l’ethnométhodologie ou
à la sociologie pragmatique de travailler avec des modèles d’acteurs et de société
qui rendaient mal compte de ce que l’ordre social doit à l’exercice de la force et
du pouvoir. Cette critique n’était pas sans pertinence, mais sa portée s’est trouvée
brouillée par le fait qu’elle émanait en même temps des partisans d’une approche
très particulière, car réductionniste, de la force et du pouvoir. L’un des enjeux qui
se présentent aujourd’hui aux sciences sociales est de réintroduire ces forces et
ces pouvoirs au cœur d’une théorie non réductionniste des sociétés pluralistes.
28
46 - L’espace de la critique n’est donc pas un champ au sens de Pierre Bourdieu. Il n’est
pas a priori structuré par les rapports entre des dominants et des dominés, même si
l’interrogation sur ce qui reste injustifiable dans l’agencement des pouvoirs établis peut
dans certaines conditions peser sur les options politiques de ceux qui s’estiment victimes
de cet état de choses. L’espace de la critique n’obéit pas non plus a priori à une logique de
reproduction, il se transforme et s’infléchit avec l’ensemble des épreuves marquantes.
47 - On peut ainsi montrer, concernant l’éthique et la scientificité des expérimentations
conduites sur des malades, que des options politiques contrastées ont été défendues
par des médecins qui appartenaient à des générations différentes marquées par des
événements distincts (N. DODIER, Leçons politiques..., op. cit.).
LE LABORATOIRE DES CITÉS
Le laboratoire des Cités s’est attaqué à une question du même ordre, en
proposant de distinguer deux grandes catégories d’épreuves, les épreuves « légitimes » et les épreuves « de forces » 48. Les premières ont pour caractéristique d’être
organisées conformément à la grammaire des Cités. Les secondes mobilisent au
contraire des entités dont la puissance n’a fait l’objet d’aucune reconnaissance dans
les Cités. Au milieu, se trouvent les situations « intermédiaires », auxquelles est
susceptible de conduire par exemple le capitalisme lorsqu’il tente de répondre
à la critique par le contournement des épreuves légitimes. Une fois cette distinction établie, comment penser le statut des épreuves concrètes par rapport à l’idéal
moral de l’épreuve légitime ? Le laboratoire des Cités fait généralement preuve
d’un franc optimisme sur cette question, en considérant que certaines épreuves
concrètes sont pleinement légitimes. On parle ainsi aisément, à propos de situations concrètes, d’épreuves « civiques », « domestiques », ou d’épreuves relevant
de compromis « civiques-domestiques », « civiques-industriels ». Cette vision tend
en même temps, en filigrane, à se lézarder, témoignant d’une difficulté à maintenir
jusqu’où bout la pertinence du modèle des Cités pour qualifier les situations ordinaires. Les épreuves légitimes sont alors vues comme inéluctablement infiltrées
par des « forces », ce qui tend à relativiser nettement la portée de la distinction
établie dans un premier temps entre épreuves légitimes et épreuves de forces.
Cette infiltration problématique des Cités par les forces est de plusieurs
ordres. Elle est tout d’abord d’ordre historique, liée aux processus de formation des
Cités. Luc Boltanski et Ève Chiapello indiquent ainsi que les mondes précèdent
toujours les Cités 49. L’instauration d’une Cité serait alors une manière d’ordonner
autour d’un bien commun un monde fait initialement de « forts et de faibles ». Ce
monde peut lui-même résulter du contournement d’épreuves légitimes antérieures
ou, comme nous l’avons déjà signalé, d’une spécialisation dans une activité d’un
certain type. On peut donc voir l’avènement d’une Cité comme une opération de
« légitimation d’un nouveau monde » qui occulte donc, en partie, les épreuves
de forces à travers lesquelles des acteurs forts, à défaut d’être « grands », ont réussi
à hausser certains objectifs au rang de bien commun. L’infiltration des mondes
par les forces est envisagée également sous un angle situationnel. Là encore, il
ne s’agit pas d’un défaut lié à telle ou telle épreuve, mais d’un processus consubstantiel à toute épreuve légitime. C’est ainsi qu’existe, au cœur des Cités, comme
le notent L. Boltanski et È. Chiapello, mais là encore d’une manière plutôt incidente, une suspicion secrète des grands sur les forces qui les ont conduits à être
reconnus comme grands 50.
48 - L. BOLTANSKI et È. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.
49 - Ibid., p. 628.
50 - « Les grands, ceux qui ont réussi dans un certain ordre [...] savent d’un savoir tacite,
difficilement communicable, surtout publiquement, que seul un excédent de force
(illégitime) peut permettre à celui qui sait s’en saisir de prendre une valeur supérieure
au minimum que garantit l’épreuve, dans son accomplissement légitime. Ils soupçonnent qu’ils n’auraient jamais “réussi” sans cet excédent de force, dont des épreuves
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NICOLAS DODIER
La réponse que propose le laboratoire des Cités à la critique réductionniste
de l’irénisme est donc double. Il s’agit d’affirmer que l’on peut distinguer plusieurs
régimes d’épreuves : les unes déterminées par les forces, les autres par des ressources légitimes. Soit une manière de sauver certaines séquences d’action, en les
isolant d’un monde par ailleurs traversé par les forces. Mais l’hypothèse est en
même temps posée d’une infiltration générale des actions selon la justice par des
forces qui ne s’affichent pas ouvertement. Cette réponse à l’irénisme présente
plusieurs inconvénients. D’une part, elle témoigne d’une véritable hésitation. La
barre a été placée tellement haut pour qualifier une épreuve de légitime (être
composée uniquement d’entités relevant des Cités), qu’il paraît difficile de voir
des situations concrètes satisfaire véritablement de telles exigences. D’autre part,
les parasites à l’idéal de justice reviennent, mais sous une forme réductionniste.
Car parler de « forces », c’est déjà qualifier ce qui s’est infiltré, en recourant à un
langage semblable à celui qu’utilise le relativisme critique dont il s’agissait justement de se distancier.
Pour répondre à la critique de l’irénisme, sans revenir pour autant au relativisme critique, nous suggérons de reprendre le principe de l’enchâssement des
pouvoirs et des épreuves. D’après celui-ci, une épreuve comprend toujours deux
faces. Elle s’appuie certes sur des pouvoirs légitimes pour étayer une manière
concrète de juger de telle entité, mais elle laisse par ailleurs dans l’ombre certains
de ses appuis, en supposant, mais sans y revenir, car il s’agirait sinon d’une régression sans fin, qu’il y avait bien en amont des épreuves qui ont conféré une légitimité
à ces pouvoirs. On peut toujours, si on creuse un peu plus une épreuve, faire
apparaître ce qui n’est pas véritablement justifié dans celle-ci. Car chacune d’entre
elles repose en même temps sur un arrêt pratique du questionnement sur la légitimité des pouvoirs qui la fondent. Elle organise en effet un agencement de pouvoirs,
dont la légitimité est dans une certaine mesure laissée en suspens.
Quelle conception des rapports entre idéaux moraux et situations concrètes
se dégage de ce jeu des épreuves et des pouvoirs ? On peut retenir, tout d’abord,
qu’il n’existe pas d’épreuve concrète qui soit de part en part légitime. Une épreuve
juste est ainsi toujours de l’ordre d’une visée, non de la réalité. Par conséquent, la
suspicion permanente, l’inquiétude ou la contestation jamais calmées, voire la folie,
comme figures d’un discours s’employant à chercher imperturbablement ce qui,
dans la justification, se cache d’injustifiable, constituent des postures, parfois des
options politiques, qui cherchent à s’attaquer à une propriété centrale des épreuves
concrètes qu’on ne peut écarter d’un revers de la main 51. Elles méritent donc, du
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trop contrôlées auraient brisé la puissance d’agir, même si ce dont cette puissance est
faite reste souvent pour eux un mystère, et même s’ils pensent avoir ainsi contribué au
bien commun, ce qui, à leur yeux et aux yeux des autres, justifie la grandeur qui leur
est reconnue » (ibid., p. 595).
51 - On rappellera qu’il s’agit d’une question sur laquelle débouche très explicitement
l’Histoire de la Folie de Michel Foucault. Dans un monde dans lequel la psychologie a
réussi à faire de la folie un objet « calme », Foucault tient les œuvres hantées par la
folie (son panthéon personnel des œuvres singulières : Nietzsche, Van Gogh, Artaud...)
comme une tentative pour échapper à cette psychologisation et pour placer le monde
LE LABORATOIRE DES CITÉS
point de vue du sociologue, d’être analysées soigneusement, pour les possibilités
qu’elles ouvrent, et celles qu’elles ferment. Par ailleurs, ce qui, dans les situations
concrètes, échappe à la légitimité est globalement indéterminé. Contrairement à ce
que soutient la position réductionniste, il est utile de maintenir cette indétermination comme point de méthode. Les pouvoirs non soumis à l’épreuve sont de
l’ordre du non qualifié 52. On ne sait pas à l’avance où peut conduire l’enquête sur
la nature des pouvoirs laissés dans l’ombre. On ne sait pas s’il s’agit de forces
illégitimes ou de potentialités d’un autre ordre. On ne doit pas commettre à nouveau l’erreur réductionniste et affirmer globalement, du haut d’une méthode transversale de fait impossible à cerner, si l’on pourra ou non considérer le déploiement
sous-jacent de ces potentialités comme légitime ou illégitime. Il faut définir et
lancer l’épreuve pour le savoir, et pour juger.
Nicolas Dodier
INSERM/EHESS
devant ce qui en lui reste de l’ordre de l’injustifiable (MICHEL FOUCAULT, Folie et
déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. 643).
52 - La notion de pouvoirs au pluriel permet, plus que celle de forces, toujours exposée
à une volonté de marquer une différence avec l’ordre du droit, de garder ce caractère
indéterminé des potentialités que l’on peut attribuer aux entités, avant d’en avoir véritablement fait l’épreuve.
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