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L’espace et le mouvement du sens critique
par Nicolas DODIER
| Editions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2005/1 - 60e année
ISSN 0395-2649 | ISBN 978-2-2009-2026-5 | pages 7 à 31
Pour citer cet article :
— Dodier N., L’espace et le mouvement du sens critique, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/1, 60e année, p. 7-
31.
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L’espace et le mouvement
du sens critique
Nicolas Dodier
Une configuration intellectuelle a pris forme dans la sociologie française à la fin
des années 1980, au carrefour de plusieurs courants de recherche, les uns déjà
largement développés dans d’autres pays mais repris en France sous une forme
spécifique (interactionnisme et ethnométhodologie notamment), les autres en for-
mation (nouvelle sociologie des sciences). Si cet ensemble de travaux a débouché
sur des propositions théoriques par ailleurs variées
1
, il n’en présente pas moins un
air de famille, qui a suscité trois critiques principales. La première s’en prend à
une focalisation micro-sociologique sur les interactions, qui risque de valoriser les
études de détail, au détriment d’une mise en lumière de régularités massives qui
ne peuvent apparaître qu’à une échelle plus large. La deuxième épingle l’accent
mis sur des séquences d’action courtes, qui laisse de côté la dynamique historique
susceptible d’affecter les ressources mobilisées par les personnes. La troisième
s’en prend enfin à l’irénisme d’une démarche qui, s’attachant à décrire la manière
dont les personnes rendent compte elles-mêmes de leurs actions, fait fi des rapports
de force, ou de pouvoir, qui affectent en sous-main les interactions et les inter-
dépendances. Ces critiques ont eu le mérite de pointer certaines limites propres
à la première génération des recherches conduites en France dans le cadre de cette
configuration. Mais elles occultent les développements ultérieurs et s’appuient sur
1 - Comme le montre la multitude des dénominations proposées pour qualifier tel ou
tel sous-ensemble de travaux (sociologie pragmatique, tournant pragmatique de la socio-
logie, micro-sociologie, sociologie des régimes d’action, sociologie analytique, compré-
hensive, etc.).
Annales HSS, janvier-février 2005, n°1, pp. 7-31.
7
NICOLAS DODIER
une image qui est en passe de devenir obsolète. Il paraît dès lors opportun de
revenir sur les véritables directions de fond de ces recherches.
Dans ce paysage, les travaux développés par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot, puis Ève Chiapello sur la base du modèle des Cités occupent une place
particulière. La méthode proposée pour penser les différents modes d’action et
leurs combinaisons, le degré poussé de formalisation de ces régimes, ainsi que
l’ambition des auteurs de rendre compte par ce modèle de situations extrêmement
courantes de la vie ordinaire ont peu d’équivalent ailleurs. Les recherches entre-
prises ont pour originalité, par ailleurs, de s’attaquer frontalement à des questions
généralement abordées par la philosophie morale et politique, en établissant avec
cette discipline une relation inédite pour les sciences sociales. L’extension progres-
sive du modèle initial brosse une démarche d’ensemble que l’on peut appréhender
sous le terme générique de laboratoire des Cités. L’infléchissement des recherches
qui y sont menées semble, en première lecture, trancher avec certains partis-pris
initiaux. Un intérêt renouvelé pour la question des rapports de force, des investiga-
tions conduites sur des changements historiques de long terme, une orientation
parfois nettement macro-sociologique, nécessitent là aussi de rectifier l’image ini-
tiale sur laquelle s’était construite la première réception des travaux de L. Boltanski
et L. Thévenot, et d’infléchir dans de nouvelles directions plusieurs ponts qui
avaient été établis alors avec d’autres disciplines
2
. Certains des obstacles rencontrés
en chemin incitent également à revenir sur le projet d’ensemble. Deux points
seront plus particulièrement abordés : la formation d’un espace des différences
dans l’expression du sens critique, et le mouvement même de la critique.
Un pluralisme fort
Considérant, contre Talcott Parsons, que le partage d’un même ensemble de valeurs
et de rôles institutionnalisés n’est pas nécessaire pour construire un ordre social,
les sociologues interactionnistes anglo-saxons ont dès les années 1950 voulu dédra-
matiser l’éclatement du sens moral qu’ils pouvaient observer dans leur société.
Loin de représenter pour eux une menace pour la cohésion sociale, cet éclatement
2 - Concernant l’économie, voir notamment Revue économique, 40, 2, « L’économie des
conventions », 1989, pp. 329-360. Concernant l’histoire, voir S
IMONA
C
ERUTTI
, « Prag-
matique et histoire. Ce dont les sociologues sont capables », Annales ESC, 46-6, 1991,
pp. 1437-1445 ; B
ERNARD
L
EPETIT
(dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale,
Paris, Albin Michel, 1995 ; J
ACQUES
R
EVEL
(éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expé-
rience, Paris, Le Seuil/Gallimard, « Hautes études », 1996. Le rapport à l’anthropologie
a été traversé d’emblée par des logiques contradictoires. La valorisation des méthodes
ethnographiques pouvait suggérer des ponts avec l’ethnologie, mais les modes de totali-
sation ethnographiques propres à cette sociologie s’avéraient différents de ceux prônés
par la tradition de l’anthropologie sociale et culturelle (N
ICOLAS
D
ODIER
et I
SABELLE
B
ASZANGER
, « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue française
de sociologie, XXXVIII-1, 1997, pp. 37-66).
8
LE LABORATOIRE DES CITÉS
supposait avant tout d’inventer des dispositifs qui permettent une négociation
réglée entre les acteurs. Estimant par ailleurs que l’issue de ces confrontations ne
se laisse pas prévoir par un équivalent général, qu’on l’appelle « force », « pouvoir »,
ou « capital », qui s’imposerait en dernière instance dans la construction normative,
les interactionnistes ont généralement rompu avec les différentes figures du réduc-
tionnisme
3
. Ils ont dégagé les premières méthodes d’investigation ajustées à des
sociétés que l’on peut qualifier de pluralistes irréductibles. Dans l’interaction-
nisme, le pluralisme des valeurs renvoie souvent à la diversité des collectifs d’ap-
partenance. La tension normative résulte d’une rivalité entre des collectifs qui ont
des perspectives différentes sur la réalité
4
. L’hypothèse d’un pluralisme interne à
l’action va plus loin dans l’éclatement du sens moral. Ce à quoi chacun est confronté,
dans cette perspective, ce n’est pas seulement à d’autres acteurs porteurs d’attentes
normatives différentes. C’est également le fait d’avoir à mettre en rapport, dans
sa propre action, diverses références normatives. Ce passage peut être envisagé
sous un angle séquentiel : composition, selon les scènes, d’un visage autre
5
, circula-
tion entre des mondes sociaux contrastés
6
. Mais il se manifeste également par une
incertitude normative, ou une tension propre à chaque situation, susceptible de
bifurquer vers plusieurs évaluations normatives possibles, parfois contradictoires
7
.
Le modèle de l’action construit par L. Boltanski et L. Thévenot a cherché à penser
ensemble, d’une façon systématisée, ces deux dimensions du pluralisme interne
de l’action : les ruptures entre des séquences successives, et le jeu des évaluations
ouvert par la coexistence de différents répertoires disponibles pour une même
3 - L’interactionnisme anglo-saxon met plutôt l’accent sur le pluralisme que sur l’irré-
ductibilité. Sa cible principale est en effet, dans la sociologie américaine des années
1950-1960, la théorie fonctionnaliste de Talcott Parsons ou de Robert Merton. L’accent
sur l’irréductibilité de la société sera beaucoup plus fort parmi les sociologues français,
qui réagiront pour leur part au choix de la réduction défendu par la théorie de Pierre
Bourdieu, ou par certaines versions de l’analyse stratégique.
4 - Les termes varient selon les préoccupations des auteurs : « groupes » ou « associa-
tions » (E
DWIN
M
C
C
ARTHY
L
EMERT
, « Social structure, social control, and deviation »,
in E. L
EMERT
(éd.), Human deviance, social problems, and social control, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall, 1967, pp. 3-30) ; « sous-cultures » ou « mondes » (H
OWARD
B
ECKER
,Out-
siders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 ; I
D.,
Les mondes de l’art,
Paris, Flammarion, 1988) ; « mondes sociaux » (A
NSELM
S
TRAUSS
, « Social world and
legitimation process », in N. D
ENZIN
(éd.), Studies in symbolic interaction, vol. 4, Londres-
Greenwich, JAI Press, 1982, pp. 171-190) ; « milieux de travail » ou « confréries » (E
LIOT
F
REIDSON
,La profession médicale, Paris, Payot, [1970] 1984).
5-E
RVING
G
OFFMAN
,Les moments et leurs hommes (textes rassemblés par Yves Winkin),
Paris, Éditions de Minuit/Le Seuil, 1988.
6-A
NSELM
S
TRAUSS
,La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme,
Paris, L’Harmattan, 1992 ; I
SABELLE
B
ASZANGER
, « Les maladies chroniques et leur ordre
négocié », Revue française de sociologie, 27, 1, 1986, pp. 3-27.
7-N
ICOLAS
D
ODIER
, « Social uses of illness at the work place: sick leave and moral
evaluation », Social science and medicine, 20, 2, 1985, pp. 123-128. C’est également un
point central dans la sociologie de l’expérience de F
RANÇOIS
D
UBET
,Sociologie de l’expé-
rience, Paris, Le Seuil, 1994.
9
NICOLAS DODIER
situation
8
. Ce double niveau du pluralisme, celui de la société et celui de l’action,
exige des personnes qu’elles clarifient fréquemment leurs références normatives.
Elles doivent se livrer à des opérations critiques, c’est-à-dire à toute une série d’actes
qui visent à préciser, établir ou rappeler ce qui, dans chaque situation particulière,
est de l’ordre du souhaitable.
Les opérations critiques doivent montrer, pour être recevables, qu’elles sont
en prise sur la réalité. Elles doivent donc s’appuyer sur des épreuves, conçues comme
des opérations destinées à qualifier ou requalifier les entités du monde concret.
Dans ces tentatives pour faire valoir l’objectivité de leurs jugements, les acteurs
ordinaires se trouvent régulièrement confrontés aux méthodes et aux avis des
spécialistes, à la fois comme ressource et comme problème. L’accent sur le plura-
lisme est ici susceptible de s’étendre à l’épistémologie. A
`partir des années 1960,
de nombreux travaux en sciences sociales réinterrogent en effet l’évidence des
partages établis auparavant entre les compétences des profanes et celles de spécia-
listes. Les ethnométhodologues mettent l’accent sur la sophistication des opéra-
tions engagées par des personnes ordinaires pour manifester l’ancrage de leurs
activités dans un monde objectif, qu’il soit physique ou social
9
. Et ils montrent en
quoi le travail des spécialistes s’ancre de son côté dans des compétences ordinaires,
bien que cet aspect du travail soit généralement effacé des comptes rendus officiels
tels que les publications scientifiques, les comptes rendus d’expertises, ou les
justifications de décisions administratives
10
. La sociologie et l’histoire des sciences,
telles qu’elles se sont développées à partir de la fin des années 1970 dans le cadre
des Sciences studies, participent également au même mouvement de reconfiguration
des rapports entre profanes et spécialistes
11
. L’idée s’est installée que l’on ne
8-
N
ICOLAS
D
ODIER
, «Agir dans plusieurs mondes », Critique, 529/530, «Sciences humaines:
sens social », 1991, pp. 428-458.
9-H
AROLD
G
ARFINKEL
,Studies in ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice Hall,
1967.
10-D
ON
Z
IMMERMAN
, « Record-keeping and the intake process in a public welfare
agency », in S. W
HEELER
(éd.), On record: files and dossier in American life, New York,
Russell Sage Foundation, 1969, pp. 319-345 ; L
AWRENCE
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IEDER
, « Behavioristic opera-
tionalism and the life-world: chimpanzees and chimpanzee researchers in face to face
interaction », Sociological inquiry, 50-3/4, 1980, pp. 75-103 ; M
ICHAEL
L
YNCH
,Art and
artifact in laboratory science, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1985 ; M
ICHAEL
L
YNCH
,
E
RIC
L
IVINGSTONE
et H
AROLD
G
ARFINKEL
, « Temporal order in laboratory work », in
K. K
NORR
-C
ETINA
et M. M
ULKAY
(éd.), Science observed: perspectives on the social study of
science, Beverly Hills, Sage Publications, 1983, pp. 205-238. On retrouve cette probléma-
tisation des frontières entre les compétences des profanes et celles des spécialistes dans
toute la série de travaux qui prennent pour objet, dans les années 1970-1980, la confec-
tion des statistiques, et notamment les statistiques sociales. Il en ressort une image du
codage beaucoup plus riche que celle qui prévalait antérieurement, mais qui relance
en retour la question de l’usage que l’on peut faire, dans ces conditions, des indicateurs
statistiques. Voir A
ARON
V
ICTOR
C
ICOUREL
,The social organization of juvenile justice, New
York, John Wiley and Sons, 1968 ; L
AURENT
T
HÉVENOT
, « L’économie du codage
social », Critiques de l’économie politique, 23/24, 1983, pp. 188-222.
11-D
OMINIQUE
P
ESTRE
, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles
définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, 50-3, 1995, pp. 487-522.
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