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Etudier la co-évolution des configurations familiales et des exploitations :
une proposition méthodologique.
Version intermédiaire d’un article en cours de révision
TERRIER Médulline
a
, MADELRIEUX Sophie
a
, DUFOUR Annie
c
, DEDIEU Benoît
b
a
Irstea, UR Développement des Territoires de Montagne, Saint Martin d'Hères, France
b
INRA, UMR1273 Mutations des Activités, des Espaces et des Formes d'Organisation dans les
Territoires Ruraux F-63122, Saint-Genès Champanelle, France
c
Isara Lyon, Lyon, France
1. Introduction
Malgré l’importance des transformations traversées par le monde agricole français ces soixante
dernières années, force est de constater que toutes les prédictions en faveur d’une disparition de
l’exploitation familiale se sont avérées erronées (Barthez, 1982 ; Pichot, 2006). Pour ne citer
qu’un chiffre, rappelons que la main d’œuvre agricole reste pour 84% familiale (Agreste, 2012).
Aujourd'hui cependant, la notion même d’exploitation familiale est loin de revêtir un caractère
d’évidence : idéal longtemps mystifié par le dispositif idéologique syndical et consacré par les lois
d’orientations de 1960 et 1962 (Bosse-Platière, 2005), l’exploitation familiale s’est récemment vue
effacée des textes de loi au profit de l’entreprise agricole. Et derrière le changement de vocable,
c'est toute l’ambigüité de l’association, auparavant pensée comme naturelle et indissociable, de
la famille et de l’entreprise qui en jeu (Rémy, 2010).
En effet, les évolutions tant des organisations familiales (conjugalisation de la famille agricole,
développement du travail salariée féminin, recherche de temps libre pour soi ou en famille) que
des exploitations (agrandissement, spécialisation et mécanisation, etc.) sont nombreuses et
remettent en cause le sens même du lien entre famille et exploitation, nous invitant à penser ces
deux institutions dans leur articulation.
Pourtant, le fonctionnement des entreprises agricoles reste organiquement lié à celui de la famille,
et donc l’organisation familiale et son évolution dans le temps impliquent des choix et des
compromis tant sur la conduite de l’exploitation que sur les places de chacun sur et hors de cette
dernière. Et réciproquement la conduite d’une exploitation n’est pas sans conséquences sur la
famille et le parcours biographique des individus. La trajectoire d’une exploitation peut ainsi être
envisagée comme le résultat d’une coévolution entre le fonctionnement familial et la conduite de
la ferme. Mais l’émergence d’une diversité de formes d’agriculture familiale implique d’être en
mesure de rendre compte de la diversité et de la complexité des enchevêtrements entre la famille
et l’exploitation agricole.
Ceci implique la construction d’un objet de recherche qui soit à l’interface entre des
problématiques sociologiques et agronomiques. Mais alors que les rapports sociaux en
agriculture furent très bien décrits dans les années 80, par les sociologues ruralistes français et
par Alice Barthez notamment, leurs implications sur la conduite des exploitations, les choix
techniques et d’organisation furent laissées largement dans l’ombre. Parallèlement, alors que la
sociologie rurale abandonnait l’exploitation agricole familiale comme objet d’étude (Jollivet, 1997),
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une certaine branche de l’agronomie se constituait et se fédérait autour de l’application de
l’analyse systémique à l’étude du fonctionnement de l’exploitation agricole. L’analyse systémique
s’imposa comme le cadre théorique privilég pour comprendre la complexité de l’articulation
entre les décisions des agriculteurs, leur environnement et les pratiques agricoles (Osty, 1978 ;
Capillon, 1993 ; Brossier et al., 2003). Cependant, bien que beaucoup d’auteurs parlent
effectivement du système famille-exploitation, la famille a peu à peu disparue de l’analyse,
réduite à la seule figure du pilote, du décideur, de l’agriculteur (Laurent, 2003). Ainsi, aujourd’hui,
il n’existe pas de théorie qui serait à elle-seule en mesure de prendre en charge les relations
entre la dimension familiale de l’activité agricole et la façon dont elle est conduite. Formaliser
cette articulation entre la famille et l’exploitation devient donc un enjeu en soi.
L’objet de cette communication est donc de proposer une grille de lecture de l’articulation entre la
famille et l’exploitation, construite à partir d’une lecture croisée lecture des changements dans les
systèmes d’élevage et des configurations familiales.
2. Méthodologie
Pour saisir cette articulation entre les configurations familiales et l’exploitation, nous avons réalisé
une enquête menée auprès de sept exploitations agricoles conduisant une activité d’élevage
bovin laitier le Vercors (zone de montagne). Le plateau du Vercors constitue un milieu
relativement enclavé et traditionnel : les exploitations d’élevage laitiers y sont toutes familiales
(pas de cas de hors cadres familiaux strict), et très rares sont les cas d’associations entre des
pairs non apparentés.
Sur notre terrain, les exploitations agricoles sont toutes spécialisées et sont inscrites dans deux
types de dynamiques : l’intensification de la production laitière par actif via l’agrandissement des
surfaces et du troupeau, ou bien la recherche d’une valorisation liée au territoire via la
transformation du lait en fromage AOC. Par ailleurs, soulignons que les exploitations d’élevage
bovin lait en général font fortement appel à la main-d’œuvre familiale, notamment en raison du
travail d’astreinte auprès des animaux (Dedieu et al., 1998). Le travail en couple y est également
plus fréquent que dans d’autres secteurs de production (Giraud & Rémy, 2008).
Nous avons choisi des situations contrastées afin de rendre compte de la pluralité des rapports
qu’entretiennent aujourd'hui les familles agricoles avec l’entreprise. Pour ce faire, outre des
exploitations engageant les deux membres du couple sur l’exploitation agricole, des associations
entre pairs familiaux mais aussi non familiaux, des situations de pluriactivité familiale ou encore
de gestion pluri-générationnelle furent étudiées, le point commun entre toutes étant la conduite
d’un atelier d’élevage bovin lait sur le Vercors, avec ou non transformation du lait à la ferme.
Nous avons ainsi réalisé des entretiens individuels avec chacun des membres des ménages
étudiées ainsi qu’avec les ascendants du chef d’exploitation lorsque c'était possible, afin de saisir
quelle était la place de chacun par rapport à l’entreprise agricole et de recueillir la diversité des
points de vue et des représentations au sein même des familles. Nous avons par ailleurs retracé
les trajectoires des exploitations d’élevage en utilisant des outils méthodologiques issus des
sciences agronomiques (Moulin et al., 2008). Pour ce faire, nous avons reconstitué l’évolution de
cinq éléments : (i) Le dimensionnement de l’activité d’élevage c'est-à-dire de la taille du troupeau,
des bâtiments et des surfaces. L’investissement dans la construction d’un timent constitue
sans doute ce qui marque le plus les trajectoires techniques des exploitations d’élevage laitier en
permettant un changement important dans le dimensionnement de l’exploitation. Ce qui diffère
cependant selon les cas, c'est le moment dans la trajectoire auquel va être réalisé cet
investissement. (ii) Les façons de faire de l’élevage : la conduite de l’élevage, c'est-à-dire les
pratiques de gestion et de renouvellement des surfaces et du troupeau (Landais, 1992) ; (iii) le
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projet de production de l’atelier d’élevage, c'est-à-dire les types et les volumes de produits (lait ou
fromage) ainsi que les labellisations adoptées ; (iv) le collectif de travail et l’organisation du travail
sur et hors de la ferme (Dedieu et al., 2006 ; Dufour et al., 2010) afin de repérer la division
sexuée du travail et des responsabilités, mais également des pratiques de régulation et de mises
à distance de la ferme par la famille à travers la simplification du travail, ou l’adhésion au service
de remplacement par exemple. (v) Enfin, nous nous sommes également intéressés au système
d’activités des familles étudiés (Laurent et al., 1998), c'est-à-dire à l’ensemble des activités non
agricoles exercées par les membres de la maisonnée et à leur mode d’articulation à l’élevage
(Blanchemanche, 2000).
3. L’articulation entre la famille et l’exploitation : contenus et temporalités
Nous savons depuis Alice Barthez que les rapports sociaux dans l’exploitation agricole familiale
ne peuvent se réduire ni exclusivement à des rapports de production ni à des rapports qui
seraient uniquement familiaux (Barthez, 1982). C'est bien le choc de ces deux rapports, réunis en
un même, qui fonde la spécificité de l’agriculture. Au-delà de l’imbrication des sphères
professionnelle et familiale, se sont également différentes temporalités qui régissent les
interactions des individus au sein des familles et qui participent de ce choc des rapports
productifs et familiaux tels que l’a décrit Alice Barthez. En effet, dans les familles agricoles, non
seulement la socialisation professionnelle et la socialisation familiale y sont indissociables, mais
encore la famille y joue en même temps un rôle de reproduction et un rôle de coproduction.
3.1. La transmission patrimoniale
L’une des particularités des familles agricoles est l’inscription du patrimoine productif dans un
processus de transmission patrimoniale intergénérationnelle le long de la lignée. Outil de travail
et patrimoine familial constituent ainsi un tout difficilement dissociable. Et à la transmission du
patrimoine professionnel et familial se joint aussi celle de savoirs, d’une organisation du monde,
de l’histoire d’un métier qui s’inscrit dans un processus de socialisation agricole dès l’enfance
(Salmona, 1994 ; Jacques-Jouvenot, 1997). Le patrimoine agricole dans sa dimension plurielle lie
ainsi les générations les unes aux autres en constituant tout à la fois un support de production et
de reproduction familiales. Ce processus de transmission auquel renvoient la transmission du
patrimoine outil de production et la socialisation agricole s’inscrit dans une temporalité longue
dont le concept de lignée permet de rendre compte. La lignée est un groupe d’affiliation qui
partage des biens symboliques de sorte que les objectifs individuels de chacun sont transcendés
par un objectif commun qui s’impose à tous : l’avenir de la lignée, la reproduction du groupe
(Weber, 2005). Ce qui fonde l’essence même d’une lignée agricole c'est la succession des
générations en possession et en charge de la conduite de cette entité particulière que représente
l’exploitation agricole à la fois support de la lignée agricole et supportée par cette dernière. Par
son ancrage dans une lignée agricole, la conduite d’une exploitation s’inscrit donc souvent dans
une temporalité pluri-générationnelle qui marque plus ou moins les individus en place aujourd'hui.
3.2. La perméabilité des sphères familiale et professionnelle
Une autre des caractéristiques les plus prégnantes de l’agriculture, est la grande porosité au
quotidien entre les sphères familiale et professionnelle, du fait de la fréquente participation des
membres de la famille à l’élaboration de la production, mais aussi de la proximité des lieux
permettant également une grande perméabilité des temps. En effet, en l’agriculture le
recouvrement des scènes domestiques et productives est fréquent : la maison d’habitation et le
siège d’exploitation sont bien souvent au même endroit, ce qui permet une étroite intrication du
travail domestique et du travail agricole d’un point de vue géographique et temporel. Par ailleurs,
bien que l’agriculture tende à être considérée comme le fait d’un individu, le chef d'exploitation,
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elle met souvent en jeu tout un collectif familial, l’épouse et les enfants, dont le statut n’a pas
toujours été reconnu et qu'on a longtemps appelé les aides familiaux (Barthez, 1982). Cependant
aujourd'hui, la pluralité des situations, notamment des femmes, est réelle : elles sont nombreuses
à travailler à l’extérieur de l’exploitation (elles sont en 2000 plus de 40%). Certaines combinent
travail hors et sur l’exploitation et d’autres choisissent de s’investir sur l’exploitation agricole selon
des degrés d’investissement très variés, allant du simple coup de main à la prise en charge
intégrale d’un atelier de production (Dufour et al., 2010). Au-delà des configurations familiales au
sein desquelles ils prennent place et des statuts qu’ils endossent, ce qui importe, nous semble-t-
il, c'est de comprendre en quoi les rôles que jouent les différents membres de la famille, et en
particulier les femmes, entretiennent le lien à la lignée agricole ou au contraire participent à son
relâchement. Coproduction agricole et proximité résidentielle constituent des pratiques qui
rendent compte des négociations familiales quant à la place de chacun par rapport à l’exploitation
et s’inscrivent dans une temporalité courte, dans un quotidien. C'est ici de la logique de
maisonnée dont il est question c'est-à-dire du groupe domestique qui partage une cause
commune et mutualise certaines ressources (logement, revenus, travail) en vue de sa survie
matérielle (Gramain & Weber, 2003). Il s’agit de comprendre la place de chaque membre de la
maisonnée afin de saisir les « jeux de pouvoirs » familiaux.
3.3. L’articulation famille – exploitation au croisement de la lignée et de la maisonnée
Vivre sur une ferme pose ainsi des conditions spécifiques pour la vie quotidienne des membres
des familles agricoles à travers les pratiques liées au patrimoine, à la charge de travail, aux
valeurs associées au travail et aux loisirs. Ces différentes pratiques sont à replacer dans une
temporalité longue, celle de la lignée et de la succession des générations à laquelle se
subordonne plus ou moins l’expérience individuelle des membres de la maisonnée sur
l’exploitation. L’articulation famille exploitation peut donc être envisagée comme ce qui émerge
au terme d’une lecture croisée des configurations familiales et de la trajectoire de l’exploitation au
prisme des concepts de lignée et de maisonnée (Figure 1). En effet, de la lecture des cas
enquêtés, il émerge que certaines exploitations agricoles sont conduites selon une logique de
lignée très marquée, à laquelle se subordonnent plus ou moins les membres de la famille selon la
logique de la maisonnée à l’œuvre : la maisonnée régule plus ou moins la lignée. D’autres
exploitations voient au contraire leur trajectoire technique évoluer conjointement aux aspirations
des membres de la maisonnée agricole et semblent n’avoir un lien que tenu à la lignée agricole,
comme si la maisonnée avait pris le pas sur la lignée. L’application de cette grille de
compréhension à chacun des cas enquêtés permet ainsi de construire un espace organisé autour
de deux axes structurants la lignée et la maisonnée déclinés chacun en deux modalités
forte et faible. Chacune des exploitations rencontrées trouve alors sa place dans l’espace ainsi
constitué.
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Figure 1. Grille de lecture de l'articulation famille-exploitation.
4. Illustration : l’articulation famille – exploitation au prisme de la grille de lecture dans
deux exploitations
Illustrons maintenant ce que peut donner l’application de la grille. Le premier exemple, celui de
Jacques Bernard, rend compte de l’importance que peut avoir la lignée sur la conduite d’une
exploitation. Dans le second cas, ce sera de la logique de maisonnée dont il sera question, qui
dans ce cas précis, ne remet pas en cause l’importance de la lignée. Enfin, la troisième
illustration est celle d’un GAEC associant des pairs non apparentés. Ces trois exploitations se
caractérisent par l’importance de la lignée agricole mais se distinguent cependant par des
logiques de maisonnée différentes.
4.1. Le poids de la génération précédente: le cas de Jacques Bernard
Jacques Bernard est un éleveur d’une quarantaine d’années. Seul fils de sa fratrie, il s’est installé
il y a une vingtaine d’années sur la ferme familiale à la suite de son père après avoir été aide
familial pendant quelques années. Ce qui est frappant dans la trajectoire de son exploitation,
c'est que beaucoup de choses se sont jouées avant même son installation agricole. On remarque
ainsi que l’éleveur n’a opéré quasiment aucun changement dans le système dont il a hérité il y a
près de vingt ans. Il semble que ses parents aient été relativement « visionnaires » en leurs
temps : en 1990, lorsque Jacques Bernard s’installe, il hérite d’un élevage de 35 laitières (taille
moyenne actuelle !) gérées sur 83 hectares, avec enrubannage et séchage en grange complété
d’une fromagerie, le tout avant l’adoption massive de l’enrubannage sur le plateau du Vercors et
la mise en place de l’AOC fromagère locale. La modernité des équipements mis en place par la
génération précédente n’explique cependant pas tout. Bien sûr par les choix d’investissement
qu’ont, à leur époque, réalisés les parents de l’éleveur, ils ont transmis un outil de production qui
par la suite n’a pu être que très peu modifié. Mais au delà d’un outil de production adapté en
termes de dimensionnement, ce sont aussi des façons de faire de l’élevage qui semblent s’être
transmises d’une génération à l’autre. L’éleveur, bien qu’installé en tant que chef de l’exploitation
Axe de la
maisonnée
Axe de la
lignée
FORTE
F
AIBLE
F
O
R
T
E
F
A
I
B
L
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