À qui sont ces grands yeux tristes ?
Quand il réalisa Ed Wood, sublime portrait d’un artiste à l’exécrable production, il
y a plus de vingt ans, Tim Burton était au sommet de son art. Depuis, d’Alice en
Dark Shadows, on a vu le cinéma de Burton lui filer entre les doigts. Avec Big
Eyes, le réalisateur remet sur le métier le motif d’Ed Wood.
Il lui manque l’assurance souveraine qui était la sienne quand il mettait en scène les tribulations
du «pire réalisateur de l’histoire du cinéma», mais il faut convenir que le sujet de Big Eyes –
«l’œuvre d’un tâcheron dépourvu de goût» (pour reprendre les termes du critique du New York
Times en 1964) a au moins le mérite de pousser Tim Burton à sortir des ornières dans
lesquelles il s’était enfoncé. Le résultat est un film qui bouillonne d’une vitalité retrouvée, quitte
à dépenser en pure perte une partie de cette énergie.
Le destin des époux Keane, Walter et Margaret, est celui d’une double imposture. Au milieu des
années 1950, on vit apparaître aux murs d’une boîte de jazz de San Francisco des images
d’enfants tristes aux yeux démesurés («big eyes»). Le succès fut aussi vif que celui des clowns
tristes qui proliféraient alors en France. D’autant plus vif que le signataire des tableaux, Walter
Keane, était un génie de la publicité. Dans le sillage de ce quadragénaire séduisant, on
entrevoyait une petite femme blonde, Margaret, qui se disait également peintre, mais dont la
production restait hors de la vue du public.
Séducteur mercantile
Un divorce (en 1965) et un procès (en 1970) plus tard, l’imposture était dévoilée: les enfants
tristes étaient sortis de l’imagination de Margaret, et non des souvenirs européens d’après-
guerre de Walter qui, de toute façon, n’avait passé que quelques jours en Europe. Le fossé qui
sépare le destin des Keane de celui d’Ed Wood saute aux yeux : Ed Wood ne trompait que lui-
même, il était le seul à se prendre pour un cinéaste de génie; Walter Keane, aussi dépourvu de
talent artistique qu’il fût, parvint à imposer au public une peinture qui – si elle était méprisée par
l’establishment des galeristes et des critiques – lui rapporta des millions de dollars.