1 HORIZON L'horizon frissonne. Le ciel souligne sa courbe d'un jupon de dentelle rose. La mer se soulage des derniers soupirs de sa nuit, pose ses mains à plat sur le sable, agrippe d'un doigt quelques mollusques égarés qu'elle entraîne dans son mystère. Le ciel est passé de l'orange au pourpre. Le bateau a franchi la nuit sous une pluie de lune. Il tourne le dos à l'horizon, le fait crépiter davantage, l'agace de sa présence, déchire l'ordre de sa ligne toujours tirée à quatre épingles. La « Thérèse » entame sa dernière danse sur le dos des vagues, se laisse traîner par un fil de vent invisible, un souffle d'aurore qui se déploie et se replie puis se déploie de nouveau, écarte du bateau ce bouillonnement d'écume et de crachins, lui trace une route vers le port. Sur la plage, les femmes enturbannées attendent dans un demi sommeil la pêche de la nuit tandis qu'au loin les oiseaux de mer se bousculent déjà autour de la Thérèse, se chamaillent les priorités. Le ciel frissonne. De l'horizon à la plage, l'univers se mire dans l'eau. Au creux de ses vagues où se blottissent toutes les romances, toutes les détresses, la Thérèse trace un chemin invisible entre ciel et mer. Elle arrive, elle corne et danse encore et voilà que déjà s'agitent sur son dos les taches jaunes des cirés. On devine les hommes languir du retour à la terre, lécher leurs lèvres, s'essuyer les yeux, tourner le dos à l'horizon. Ils retiennent dans leurs poitrines des toux rauques et salées, des amertumes de souvenirs, départs et retours incertains et fragiles. Ils ramènent dans leurs filets déjà bien pleins, des sirènes, quelques nymphes s'accrochant à leurs rêves. Si l'horizon est triste, seuls ceux qui s'en approchent ressentent au plus profond d'eux l'émoi d'un mal indéfinissable. Car l'horizon EST triste ! Il est la mort même. Et la mort, c'est ce ver qui me ronge les bronches ou les branchies, c'est l'obsession d'un départ, un épuisement à vivre. L'horizon est sentinelle inapprochable, il couvre la vie d'un voile sombre qui pend à l'infini sur les bords du monde. Il retient tout de nos débordements, brûle toute tentative de fuite. Et pourtant, il est ce nulle part où nous n'allons jamais. Toute illusion est condamnée à se perdre en lui. Il reste inatteignable et infranchissable. Même les jetées du port se noient dans l'eau avant d'y parvenir. Regardez comme les maisons se rapetissent 2 au fur et à mesure qu'elles avancent vers lui. Elles flottent un instant au-dessus de l'écume pour mieux chavirer dans la brume et devenir invisibles. Et plus elles avancent, et plus l'horizon recule. Quelle prétention à vouloir le franchir ! Le bateau est passé devant la plage, a rejoint le port derrière la jetée. Les femmes ont suivi d'un pas lent. Et moi, je reste là avec ma respiration bruyante et fatiguée. Il m'a fallu du temps pour arriver. Je sais qu'il me faudra encore quelque effort pour repartir vers la mer. Elle me prendra. J'ai déjà ce corps flasque aux veines emplies d'un liquide moitié eau, moitié sang. Des poumons râpés par les oxydes. Je sens en moi la métamorphose longue et douloureuse que le temps de la vie a rendu acceptable par petites gènes occasionnelles, encombrements branchiaux laissant seulement présager de la fin. Le vent sélectionne les êtres ici bas qu'il juge encore serviles et les fera durer dans une existence morne. Moi, j'ai fait le tour de ces fils d'horizon qui m'ont maintenu prisonnière. Car l'horizon est fait de chaînes et de cadenas qui m’enserrent dans un tintamarre épouvantable. Je sais que l'horizon m'a fait croire au possible. Je veux lui rendre hommage pour toutes mes illusions de jeunesse, toute cette espérance d'une vie silencieuse et tranquille. Mais je ne le remercie pas de m'avoir privé de tout ce que j'aurai voulu être et que je ne fus pas. Ma vie a glissé aussi vite qu'une tornade. Rien n'a ralenti son cours, ni les roches sur lesquelles elle a rebondi sans comprendre, ni les gouffres dans lesquels elle a perdu la notion du temps et du beau. Ma vie fut d'arrogance. L'horizon d'alors luisait comme un diamant. J'ai cherché le Nord, n'ai trouvé qu'un Sud affamé et meurtri. J'ai glissé entre les doigts du temps et l'eau est restée trouble. Je me voulais vivante et joyeuse, n'ai vécu que d'essoufflements puérils et vains. Et me voilà, toute rendue à l'horizon inatteignable, comme un ultime défi jeté au loin et au hasard. La mer va se charger de me présenter à lui dans ma dernière robe d’écailles grise. Je commencerai par nager vers ce monde livide et sans lendemain. Puis je me laisserai porter par la volonté de la nuit. Avant l'aube, j'aurai franchi le halo solaire, cueilli quelques étoiles d'un regard lent et blasé. Je me moque du déguisement trompeur de l'aube, ses toilettes d'humeurs inégales. Pourtant, je ne voudrai pas que l'horizon disparaisse au moment où j'arrive sous prétexte de mauvais temps improvisé. Allons, il est l'heure et le poids de mon corps a creusé légèrement le sable. Les herbes qui m'entourent se balancent dans un désordre total, chacune allant à son rythme alors que la ronde du 3 vent tourbillonne en spirale. La brise du large me frôle d'un battement de plumes. La solitude de l'aube m'ouvre au paysage argenté. Ma vie se finit dans l'inutile des choses et des êtres. Mon souffle est lent et palpable, presque inutile lui aussi. Mon regard est morne et désintéressé des beautés de l'horizon. Je traîne une dernière fois ces chaînes jusqu'à l'ultime embarquement. La mer attend. Elle languit un peu en bavant son écume sur le sable. Elle est patiente. J'arrive tandis que le large vient à ma rencontre par des pincées de sels piquantes comme des petits diamants. Mais l'horizon vire subitement au gris. La dentelle de l'aurore qui le soulignait joyeusement se soulève, s'éparpille, s'agrippe incognito a un nuage qui passait par là. Plus loin le volant, au lieu de s'élever, fut aspiré par derrière dans un abîme où, on le suppose, tout n'est que désordre et on ne le reverra jamais. C'est là que je vais. La mer m'embrasse d'un clapotis intimidé. Elle me retient immédiatement captive en me collant dans ses fonds de mousse et d'algues, comme si elle avait peur que je fuie. Mon regard s'embrase de toute la fièvre accumulée. Le souffle marin me renvoie la poussière de l'eau et apaise mon âme. J'avance ma lourde carcasse usée. Ma robe se soulève dans un ultime élan. J'avance et bientôt mon chapeau seul sur les vagues oubliera ma présence. La mer m'a pris par la taille. J'écarte les bras et je me laisser emporter comme promis. Mon chapeau s'en va de son côté. Je laisse les algues s'effilocher tandis qu'elles emportent ailleurs la tristesse de ma vie dans des « cloaquements » ridicules. J'agite un peu les pieds, un peu les bras, et mon corps devenu léger s'enfonce comme une flèche dans le creux d'une haute vague, la transperce et m'entraîne inévitablement vers l'horizon.