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HORIZON
L'horizon frissonne. Le ciel souligne sa courbe d'un jupon de
dentelle rose. La mer se soulage des derniers soupirs de sa nuit,
pose ses mains à plat sur le sable, agrippe d'un doigt quelques
mollusques égarés qu'elle entraîne dans son mystère. Le ciel est
passé de l'orange au pourpre.
Le bateau a franchi la nuit sous une pluie de lune. Il tourne le dos
à l'horizon, le fait crépiter davantage, l'agace de sa présence,
déchire l'ordre de sa ligne toujours tirée à quatre épingles. La
« Thérèse » entame sa dernière danse sur le dos des vagues, se
laisse traîner par un fil de vent invisible, un souffle d'aurore qui
se déploie et se replie puis se déploie de nouveau, écarte du
bateau ce bouillonnement d'écume et de crachins, lui trace une
route vers le port.
Sur la plage, les femmes enturbannées attendent dans un demi
sommeil la pêche de la nuit tandis qu'au loin les oiseaux de mer
se bousculent déjà autour de la Thérèse, se chamaillent les
priorités. Le ciel frissonne.
De l'horizon à la plage, l'univers se mire dans l'eau. Au creux de
ses vagues se blottissent toutes les romances, toutes les
détresses, la Thérèse trace un chemin invisible entre ciel et mer.
Elle arrive, elle corne et danse encore et voilà que déjà s'agitent
sur son dos les taches jaunes des cirés. On devine les hommes
languir du retour à la terre, lécher leurs lèvres, s'essuyer les yeux,
tourner le dos à l'horizon. Ils retiennent dans leurs poitrines des
toux rauques et salées, des amertumes de souvenirs, départs et
retours incertains et fragiles. Ils ramènent dans leurs filets déjà
bien pleins, des sirènes, quelques nymphes s'accrochant à leurs
rêves.
Si l'horizon est triste, seuls ceux qui s'en approchent ressentent au
plus profond d'eux l'émoi d'un mal indéfinissable.
Car l'horizon EST triste ! Il est la mort même. Et la mort, c'est ce
ver qui me ronge les bronches ou les branchies, c'est l'obsession
d'un départ, un épuisement à vivre.
L'horizon est sentinelle inapprochable, il couvre la vie d'un voile
sombre qui pend à l'infini sur les bords du monde. Il retient tout
de nos débordements, brûle toute tentative de fuite. Et pourtant, il
est ce nulle part nous n'allons jamais. Toute illusion est
condamnée à se perdre en lui. Il reste inatteignable et
infranchissable. Même les jetées du port se noient dans l'eau
avant d'y parvenir. Regardez comme les maisons se rapetissent
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au fur et à mesure qu'elles avancent vers lui. Elles flottent un
instant au-dessus de l'écume pour mieux chavirer dans la brume
et devenir invisibles. Et plus elles avancent, et plus l'horizon
recule. Quelle prétention à vouloir le franchir !
Le bateau est passé devant la plage, a rejoint le port derrière la
jetée. Les femmes ont suivi d'un pas lent. Et moi, je reste avec
ma respiration bruyante et fatiguée. Il m'a fallu du temps pour
arriver. Je sais qu'il me faudra encore quelque effort pour repartir
vers la mer. Elle me prendra.
J'ai déjà ce corps flasque aux veines emplies d'un liquide moitié
eau, moitié sang. Des poumons râpés par les oxydes. Je sens en
moi la métamorphose longue et douloureuse que le temps de la
vie a rendu acceptable par petites gènes occasionnelles,
encombrements branchiaux laissant seulement présager de la fin.
Le vent sélectionne les êtres ici bas qu'il juge encore serviles et
les fera durer dans une existence morne. Moi, j'ai fait le tour de
ces fils d'horizon qui m'ont maintenu prisonnière. Car l'horizon
est fait de chaînes et de cadenas qui m’enserrent dans un
tintamarre épouvantable. Je sais que l'horizon m'a fait croire au
possible. Je veux lui rendre hommage pour toutes mes illusions
de jeunesse, toute cette espérance d'une vie silencieuse et
tranquille. Mais je ne le remercie pas de m'avoir privé de tout ce
que j'aurai voulu être et que je ne fus pas. Ma vie a glissé aussi
vite qu'une tornade. Rien n'a ralenti son cours, ni les roches sur
lesquelles elle a rebondi sans comprendre, ni les gouffres dans
lesquels elle a perdu la notion du temps et du beau. Ma vie fut
d'arrogance. L'horizon d'alors luisait comme un diamant. J'ai
cherché le Nord, n'ai trou qu'un Sud affamé et meurtri. J'ai
glissé entre les doigts du temps et l'eau est restée trouble. Je me
voulais vivante et joyeuse, n'ai vécu que d'essoufflements puérils
et vains. Et me voilà, toute rendue à l'horizon inatteignable,
comme un ultime défi jeté au loin et au hasard. La mer va se
charger de me présenter à lui dans ma dernière robe d’écailles
grise. Je commencerai par nager vers ce monde livide et sans
lendemain. Puis je me laisserai porter par la volonté de la nuit.
Avant l'aube, j'aurai franchi le halo solaire, cueilli quelques
étoiles d'un regard lent et blasé. Je me moque du déguisement
trompeur de l'aube, ses toilettes d'humeurs inégales. Pourtant, je
ne voudrai pas que l'horizon disparaisse au moment j'arrive
sous prétexte de mauvais temps improvisé.
Allons, il est l'heure et le poids de mon corps a creusé légèrement
le sable. Les herbes qui m'entourent se balancent dans un
désordre total, chacune allant à son rythme alors que la ronde du
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vent tourbillonne en spirale. La brise du large me frôle d'un
battement de plumes. La solitude de l'aube m'ouvre au paysage
argenté. Ma vie se finit dans l'inutile des choses et des êtres. Mon
souffle est lent et palpable, presque inutile lui aussi. Mon regard
est morne et désintéressé des beautés de l'horizon. Je traîne une
dernière fois ces chaînes jusqu'à l'ultime embarquement. La mer
attend. Elle languit un peu en bavant son écume sur le sable. Elle
est patiente. J'arrive tandis que le large vient à ma rencontre par
des pincées de sels piquantes comme des petits diamants.
Mais l'horizon vire subitement au gris. La dentelle de l'aurore qui
le soulignait joyeusement se soulève, s'éparpille, s'agrippe
incognito a un nuage qui passait par là. Plus loin le volant, au lieu
de s'élever, fut aspiré par derrière dans un abîme où, on le
suppose, tout n'est que désordre et on ne le reverra jamais. C'est
que je vais. La mer m'embrasse d'un clapotis intimidé. Elle me
retient immédiatement captive en me collant dans ses fonds de
mousse et d'algues, comme si elle avait peur que je fuie. Mon
regard s'embrase de toute la fièvre accumulée. Le souffle marin
me renvoie la poussière de l'eau et apaise mon âme. J'avance ma
lourde carcasse usée. Ma robe se soulève dans un ultime élan.
J'avance et bientôt mon chapeau seul sur les vagues oubliera ma
présence. La mer m'a pris par la taille. J'écarte les bras et je me
laisser emporter comme promis.
Mon chapeau s'en va de son côté. Je laisse les algues s'effilocher
tandis qu'elles emportent ailleurs la tristesse de ma vie dans des
« cloaquements » ridicules. J'agite un peu les pieds, un peu les
bras, et mon corps devenu léger s'enfonce comme une flèche
dans le creux d'une haute vague, la transperce et m'entraîne
inévitablement vers l'horizon.
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