À ce fossé s'ajoute un deuxième défi, celui de la complexité, qu'ont rencontré les sciences au XIXe
siècle. À la fin de ce siècle, il était entendu dans le monde scientifique que les sciences reposaient
sur trois piliers de certitude.
o Le premier pilier était l'ordre, la régularité, la constance et surtout le déterminisme absolu. Laplace
imaginait qu'un démon, doté de sens et d'un esprit supérieur, pouvait non seulement connaître tout
événement du passé mais surtout prédire ceux du futur.
o Le deuxième pilier était la séparabilité. Je prends un objet ou un corps. Pour le connaître, il suffit
de l'isoler conceptuellement ou expérimentalement en l'extrayant de son milieu d'origine pour le
transférer dans un milieu artificiel.
o Le troisième pilier était la valeur de preuve absolue fournie par l'induction et la déduction, et les
trois principes aristotéliciens qui établissaient l'univocité de l'identité et le rejet de la contradiction.
Or ces trois piliers sont aujourd'hui en état de désintégration, non pas parce que le désordre a
remplacé l'ordre mais parce qu'on s'est rendu compte que là où l'ordre régnait en maître, dans le
monde physique, il existait en réalité un jeu dialogique. J'entends par là un jeu à la fois
complémentaire et antagoniste, entre l'ordre et le désordre. Ce constat était valable non seulement
pour la physique mais aussi pour l'histoire de la Terre et l'histoire de la Vie. Par exemple, vous
savez que 96 % des espèces vivantes ont disparu lors d'un cataclysme au début de l'ère secondaire
et quelques autres aussi à cause du météorite qui a provoqué l'extinction des dinosaures à la fin du
secondaire. L'évolution se situe donc dans un jeu heurté qui continue l'histoire humaine.
De même, en ce qui concerne la séparation des objets, on avait oublié que les objets étaient liés les
uns aux autres au sein d'une organisation. À partir de ce moment, il se crée un système, dont
l'originalité première est de créer des qualités appelées émergences. Elles apparaissent dans le
cadre de cette organisation, mais elles n'existent pas dans les parties conçues isolément. On a
alors compris que la vie n'était pas faite d'une substance spécifique mais constituée des mêmes
substances physico-chimiques que le reste de l'univers. La vie est issue de molécules ou de macro-
molécules qui n'ont séparément aucune des propriétés de la vie, la reproduction, l'autoreproduction
ou le mouvement. Les propriétés vivantes n'existent donc pas au niveau isolé des molécules, elles
n'émergent que grâce à une auto-organisation complexe.
C'est pourquoi du reste un certain nombre de sciences sont devenues systémiques, comme les
sciences de la Terre, l'écologie ou la cosmologie. Ces sciences ont permis d'articuler entre elles les
connaissances des disciplines différenciées. Par exemple, l'écologue utilise les connaissances des
botanistes, des zoologistes, des microbiologistes et des géophysiciens. Cependant, il n'a pas besoin
de maîtriser toutes ces sciences. Sa connaissance propre consiste en l'étude des réorganisations,
des règlements et régulations des systèmes. On constate donc, aujourd'hui, qu'un certain nombre
de sciences se remembrent en mettant à jour le problème de la "reliance". Plus largement, tout ce
qui est séparé dans notre univers est en même temps inséparable.
Par ailleurs, les travaux de Popper ont montré les limites de la valeur absolue de l'induction. De
plus, la déduction, elle-même, peut avoir des dérapages. Il suffit de se souvenir du fameux
paradoxe du Crétois qui prétend que tous les Crétois sont des menteurs, ou bien de tous les
théorèmes d'indécidabilité dont le plus célèbre est celui de Gödel.
Ainsi, les trois piliers qui formaient le corps de certitudes sont ébranlés. Pour aggraver la situation,
la physique et la micro-physique étaient parvenues dans les années 20 à une sorte de paradoxe
profond. Le même élément, c'est-à-dire la particule, pouvait se comporter de façon contradictoire,
selon l'expérience, tantôt comme une onde, tantôt comme un corpuscule. À travers ce paradoxe
étonnant, nous retrouvons aussi le paradoxe de l'individu et de l'espèce. Si vous voyez des
individus, vous ne voyez pas l'espèce qui incarne la continuité. Mais si vous cessez de voir des
individus et que vous regardez un très vaste espace de temps, il n'y a plus d'individus, vous ne
voyez que des espèces. Ainsi, pour la société, certains sociologues pensent que l'individu n'existe
pas. Ils n'en voient pas car, selon eux, les individus ne sont que des marionnettes et des pantins de
la société, seule réalité. En revanche, pour d'autres sociologues, la société n'existe pas puisqu'ils ne
voient, eux, que des individus.
On comprend par ces exemples que le défi de la complexité réside dans le double défi de la
reliance et de l'incertitude. Il faut relier ce qui était considéré comme séparé. En même temps, il faut
apprendre à faire jouer les certitudes avec l'incertitude. La connaissance est en effet une navigation
dans un océan d'incertitudes parsemé d'archipels de certitudes. Certes, notre logique nous est
indispensable pour vérifier et contrôler, mais la pensée, finalement, opère des transgressions à
cette logique. La rationalité ne se réduit pas à la logique, elle l'utilise comme un instrument. La
science a donc reconnu officieusement ce défi de la complexité qui pénètre, aujourd'hui, dans la