rec. 348 full text
Pour une réforme de la pensée
Le contexte détermine la connaissance
Je voudrais partir d'une évidence en psychologie cognitive. Une connaissance
n'est pertinente que dans la mesure où elles se situe dans un contexte. Le
mot, polysémique par nature, prend son sens une fois inséré dans le texte.
Le texte lui-même prend son sens dans son contexte. Ainsi une information
n'a-t-elle de sens que dans une conception ou une théorie. De même un
événement n'est intelligible que si l'on peut le restituer dans des
conditions historiques, sociologiques ou autres.
On peut donc en déduire qu'il est primordial d'apprendre à contextualiser et
mieux, à globaliser, i.e. à situer une connaissance dans un ensemble
organisé. Du reste, cette aptitude est beaucoup plus importante que le
développement clos d'une très grande sophistication dans le domaine
mathématique ou informatique. La seule science humaine et sociale qui a
désormais la dignité de pouvoir détenir un prix Nobel, à savoir l'économie,
est une science très hautement formalisée et sophistiquée. Comme elle est
close sur elle-même, elle est incapable de prévoir la moindre crise, le
moindre krach boursier (à moins de supposer que la bourse n'a absolument
rien à voir avec l'économie). Or cette inaptitude s'explique aisément par le
fait que l'économie, en réalité, n'est pas close, mais une base des autres
réalités humaines.
La culture, caméléon conceptuel, se situe justement dans ce contexte. Avant
moi, Martine Abdallah Pretceille a parlé de la culture au sens quasi
ethnographique du terme. Pour ma part, je ne retiens pas ce sens, même si je
tiens à dire que je suis tout à fait d'accord avec ce qu'elle en a dit. Une
culture qui semble figée dans le temps et dans l'espace est faite de
rencontres, d'agrégats et de syncrétismes. Ainsi, elle s'enrichit en
intégrant des éléments extérieurs à elle. Je dirais même qu'au sein de
chaque culture, le modèle officiel n'est souvent pas le modèle réel car
beaucoup d'hérétiques la subissent sans rien dire.
La culture dont je veux parler est celle dite des humanités, fondée sur
l'histoire, la littérature, la philosophie, la poésie et les arts. Dans le
fond, elle enseignait l'aptitude à stouvrir et en même temps l'aptitude à
contextualiser. De plus, elle favorisait la capacité à réfléchir, à méditer
sur le savoir et éventuellement à l'intégrer dans sa propre vie pour mieux
éclairer sa conduite et la connaissance de soi.
La rupture culturelle
La culture scientifique envahit celle des humanités
Nous devons affronter déjà depuis le XIXe siècle, mais surtout au XXe
siècle, le défi de la rupture culturelle entre la culture des humanités et
la culture scientifique.
Elles sont de nature absolument différente.
La culture scientifique est une culture de spécialisation, tendant à se
clore, et dont le langage devient ésotérique non seulement pour le commun
des citoyens mais aussi pour le spécialiste d'une autre discipline. Le
savoir lui-même croît de façon exponentielle et ne peut être engrammé par
aucun esprit humain. A travers ce formidable développement de la culture
scientifique, on assiste à une perte de la réflexivité, y compris sur le
devenir de la science elle-même et sur la nature de la science humaine. Déjà
en 1930, Husserl avait mis le doigt, dans sa fameuse conférence sur la crise
des sciences européennes, sur cette sorte de trou du noir qui occultait le
sujet, qui a des instruments merveilleux pour connaître des objets mais n'a
finalement aucun instrument pour se connaître lui-même. Aujourd'hui, nous
sommes en train d'apprendre que notre galaxie, la Voie lactée, possède, en
son centre, un gigantesque trou noir invisible. Il en est de même pour nos
sciences, qui voient ce trou s'agrandir. L'inconvénient pour l'autre
culture, i.e. celle des humanités, c'est qu'elle n'a plus de grain à moudre.
En effet, toutes les connaissances révolutionnantes sur le cosmos, sur le
monde physique, sur l'idée de réalité, sur la vie et, bien entendu, sur
l'homme, proviennent des sciences. Ainsi, le fossé, la disjonction entre ces
deux cultures est tragique pour notre culture.
Le défi de la complexité
A ce fossé s'ajoute un deuxième défi, celui de la complexité, qu'ont
rencontré les sciences au XXe siècle. A la fin de ce siècle, il était
entendu dans le monde scientifique que les sciences reposaient sur trois
piliers de certitude :
Le premier pilier était l'ordre, la régularité, la constance et surtout le
déterminisme absolu. Laplace imaginait qu'un démon, doté de sens et d'un
esprit supérieur, pouvait non seulement connaître tout événement du passé
mais surtout ceux du futur.
Le deuxième pilier était la séparabilité. Je prends un objet et un corps.
Pour le connaître, il suffit de l'isoler conceptuellement ou
expérimentalement en l'extrayant de son milieu d'origine pour le transformer
dans un milieu artificiel.
Le troisième pilier était la valeur de preuve absolue fournie par
l'induction et la déduction, et les trois principes aristotéliciens qui
établissaient l'univocité de l'identité et le rejet de la contradiction.
Or ces trois piliers sont aujourd'hui en état de désintégration, non pas
parce que le désordre a remplacé l'ordre mais parce qu'on s'est rendu compte
que là où l'ordre régnait en maître, dans le monde physique, il existait en
réalité un jeu dialogique. J'entends par là un jeu à la fois complémentaire
et antagoniste, entre l'ordre et le désordre. Ce constat était valable non
seulement pour la physique mais aussi pour l'histoire de la Terre et
l'histoire de la Vie. Par exemple, vous savez que 96% des espèces vivantes
ont disparu lors d'un cataclysme au début de l'ère secondaire et quelques
autres aussi à cause du météorite qui a provoqué l'extinction des dinosaures
à la fin du secondaire. L'évolution se situe donc dans un jeu heurté qui
continue l'histoire humaine.
De même, en ce qui concerne la séparation des objets, on avait oublié que
les objets étaient liés les uns aux autres au sein d'une organisation. A
partir de ce moment, il se crée un système, dont l'originalité première est
de créer des qualités appelées émergences. Elles apparaissent dans le cadre
de cette organisation, mais elles n'existent pas dans les parties conçues
isolément. On a alors compris que la vie n'était pas faite d'une substance
spécifique mais constituée des mêmes substances physico-chimiques que le
reste de l'univers. La vie est issue de molécules ou de macromolécules qui
n'ont séparément aucune des propriétés de la vie, la reproduction,
l'autoreproduction ou le mouvement. Les propriétés vivantes n'existent donc
pas un niveau isolé des molécules, elles n'émergent que grâce à une
auto-organisation complexe.
C'est pourquoi du reste un certain nombre de sciences sont devenues
sytémiques, comme les sciences de la Terre, l'écologie ou la cosmologie. Ces
sciences ont permis d'articuler entre elles les connaissances des
disciplines différenciées. Par exemple l'écologue utilise les connaissances
des botanistes, des zoologistes, des microbiologistes et des géophysiciens.
Cependant, il n'a pas besoin de maîtriser toutes ces sciences. Sa
connaissance propre consiste en l'étude des réorganisations, des règlements
et régulations des systèmes. On constate donc, aujourd'hui, qu'un certain
nombre de sciences se remembrent en mettant à jour le problème de la
reliance. Plus largement, tout ce qui est séparé dans notre univers est en
même temps inséparable.
Par ailleurs, les travaux de Popper ont montré les limites de la valeur
absolue de l'induction. De plus, la déduction, elle-même, peut avoir des
dérapages. Il suffit de se souvenir du fameux paradoxe du Crétois qui
prétend que tous les Crétois sont des menteurs, ou bien tous les théorèmes
d'indécidabilité dont le plus célèbre est celui de Gödel.
Ainsi, les trois piliers qui formaient le corps de certitudes sont ébranlés.
Pour aggraver la situation, la physique et la macrophysique étaient
parvenues dans les années 20 à une sorte de paradoxe profond. Le même
élément, i.e. la particule, pouvait se comporter de façon contradictoire,
selon l'expérience, tantôt comme une onde tantôt comme un corpuscule. A
travers ce paradoxe étonnant, nous retrouvons aussi le paradoxe de
l'individu et de l'espèce. Si vous voyez des individus, vous ne voyez pas
l'espèce qui incarne la continuité. Mais si vous cessez de voir des
individus et que vous regardez un très vaste espace de temps, il n'y a plus
d'individus, vous ne voyez que des espèces. Ainsi, pour la société, certains
sociologues pensent que l'individu n'existe pas. Ils n'en voient pas car,
selon eux, les individus ne sont que des marionnettes et des pantins de la
société, seule réalité. En revanche, pour d'autres sociologues, la société
n'existe pas puisqu'ils ne voient, eux, que des individus.
On comprend par ces exemples que le défi de la complexité réside dans le
double défi de la " reliance " et de l'incertitude. Il faut relier ce qui
était considéré comme séparé. En même temps, il faut apprendre à faire jouer
les certitudes avec l'incertitude. La connaissance est en effet une
navigation dans un océan d'incertitudes parsemé d'archipels de certitudes.
Certes, notre logique nous est indispensable pour vérifier et contrôler,
mais la pensée, finalement, opère des transgressions à cette logique. La
rationalité ne se réduit pas à la logique, elle l'utilise comme un
instrument. La science a donc reconnu officieusement ce défi de la
complexité qui pénètre, aujourd'hui, dans la connaissance scientifique, mais
être encore reconnu officiellement.
Le défi de la complexité s'intensifie dans le monde contemporain puisque,
justement, nous sommes dans une époque dite de mondialisation, que j'appelle
l'ère planétaire. Cela signifie que tous les problèmes fondamentaux qui se
posent dans un cadre français ou européen dépassent ce cadre car ils
relèvent, à leur façon, des processus mondiaux. Les problèmes mondiaux
agissent sur des processus locaux qui rétroagissent à leur tour sur des
processus mondiaux. Répondre à ce défi en contextualisant à l'échelle
mondiale, voire en globalisant, est devenu absolument vital, même si cela
paraît très difficile.
Il faut aussi pouvoir penser dans l'incertitude car nul ne peut prévoir ce
que sera demain ou après-demain. De plus, nous avons perdu la promesse d'un
progrès infailliblement prédit par les lois de l'histoire ou du
développement logique de la science et de la raison. Nous sommes donc dans
une situation où nous prenons conscience tragiquement des besoins de
reliance et solidarité et de la nécessité de travailler dans l'incertitude.
Parallèlement, il se développe dans tous les domaines techniques et
spécialisés des connaissances compartimentées. Nous voyons également dans le
monde des mentalités et des pratiques fragmentaires, repliées sur
elles-mêmes, sur la religion, sur l'ethnie ou sur la nation. On se focalise
sur un seul fragmente de l'humanité dont on fait pourtant partie. Alors,
d'un côté, nous avons l'intelligence technocratique, aveugle, incapable de
reconnaître la souffrance et le bonheur humain, ce qui cause bien des
gaspillages, des ruines et des malheurs et, de l'autre, nous avons la myopie
hagar de du repli sur soi-même.
La riposte à cette rupture
La reliance au coeur de la réforme de pensée
La riposte ne peut venir que d'une réforme de la pensée, i.e. d'une réforme
qui instituerait le principe de reliance, en rapprochant ce qui jusqu'à
présent était conçu de façon disjointe et parfois répulsive.
Prenons par exemple la difficulté de concevoir le problème de la relation
entre le tout et la partie. Pascal, déjà, avait dit que toutes les choses
était liées les unes aux autres, il était impossible de connaitre les
parties sans connaitre les tout et de connaitre le tout sans connaitre les
parties. Il montrait ainsi que la connaissance était une navette permanente
du tout aux parties, en échappant à l'alternative stupide qui oppose les
connaissances particulières non reliées entre elles à la connaissance
globale, creuse et vague. Malheureusement, plus vous avez des connaissances
spécialisées et limitées, plus vous avez aussi des idées globales absolument
stupides sur la politique, l'amour ou la vie. Pour remédier à cet engrenage,
Pascal nous avait donc donné un programme de travail.
De son côté, Leibniz nous disait que la vraie unité maintenait et sauvait la
multiplicité. Or, chaque fois qu'on parle d'unité, on homogénéise en gommant
les différences. Réciproquement, à chaque fois qu'on parle des différences,
on catalogue. Par conséquent, on est incapable d'en voir l'unité.
Les trois principes du réapprentissage par la reliance
Le problème de la reliance est un problème de réapprentissage de la pensée
qui implique l'entrée en action de trois principes :
Le premier principe est celui de la boucle récursive ou autoproductive qui
rompt avec la causalité linéaire. Cette boucle implique un processus où les
effets et les produits sont nécessaires à leur production et à leur propre
causation Nous sommes d'ailleurs les effets et les produits d'un processus
de reproduction. Mais nous en sommes aussi les producteurs, sinon le
processus ne pourrait continuer. En outre, une société est le produit des
interactions entre les individus qui la composent. De cette société émergent
des qualités comme le langage ou la culture qui rétroagissent sur les
produits, produisent ainsi des individus humains. Par là même, nous cessons
d'être seulement des primates grâce à la culture. La causalité représente
désormais une spirale, elle n'est plus linéaire.
Le deuxième principe est celui de la dialogique qui est un peu différente de
la dialectique. Il faut, dans certains cas, mettre ensemble des principes,
des idées et des notions qui semblent s'opposer les uns aux autres.
Héraclite avait magnifiquement dit, il y a plus de 2500 ans : " vivre de
mort, mourir de vie ". Cette idée, absolument paradoxale sur le plan du
concept, s'éclaire aujourd'hui. On sait qu'en chaque être vivant, les
molécules se dégradent, que les cellules produisent de nouvelles molécules,
que les cellules meurent et sont remplacées par l'organisme, que le sang
propulsé par les battements du coeur détoxifie les cellules. Sans arrêt, un
processus de rajeunissement s'opère à travers la mort de nos constituants.
Nous pouvons donc, très rationnellement, expliciter cette formulation
paradoxale. Dans ce contexte le principe dialogique est nécessaire pour
affronter des réalités profondes qui, justement, unissent des vérités
apparemment contradictoires. Pascal disait que le contraire d'une vérité
n'est pas une erreur; c'est une vérité contraire. De façon plus
sophistiquée, Niels Bohr disait que le contraire d'une vérité profonde n'est
pas une erreur mais une autre vérité profonde. En revanche, le contraire
d'une vérité superficielle est une erreur imbécile.
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