DE LA PROFONDEUR EN ÉDUCATION Une écoute sensible

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RENÉ BARBIER
DE LA PROFONDEUR
EN
ÉDUCATION
Une écoute sensible
Essai
« Le vol de l’aigle ne laisse pas de trace » (Krishnamurti)
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Introduction
L’écoute sensible est l’attitude philosophique qui convient à l’approche transversale en
sciences humaines. Cette théorie d’approche transversale (Barbier, 1997) a été ma
contribution à la recherche universitaire ces trente dernières années. Professeur de sciences de
l’éducation, j’ai progressivement dégagé une marche de recherche à orientation clinique,
dont l’objet de connaissance était l’imaginaire des pratiques, des réalisations humaines, et des
discours les accompagnant. Mon enseignement à l’université, comme mes recherches-actions
pédagogiques sur le terrain, ont été complètement fécondés par cette approche transversale.
J’ai toujours voulu conjuguer trois dimensions de l’imaginaire : pulsionnel, social et sacral. Il
me semble, en effet, que l’imaginaire humain ne peut être fragmenté et, contrairement à
Mircea Eliade, qui fait du sacré, un axe quasi exclusif de sa pensée, au détriment du
symbolique durkheimien (Tarot, 2008 485-514), je ne peux laisser de côté la dimension
sociale, que mes études de sociologie m’ont confirmée, ni la dimension d’inconscient
personnel que toute introspection un peu rigoureuse révèle absolument,me si, sur ce
dernier plan, j’ouvre le questionnement freudien et lacanien du côté de Carl Gustav Jung et
des psychologies humanistes, notamment de Stanislav Grof et, plus récemment, de
l’Haptonomie (Revardel, 2003).
Il faut dire que la vision du monde de Jiddu Krishnamurti (1895-1986) m’a fortement
interpellé et animé depuis plus de cinquante ans. J’ai découvert, avec elle, de secrètes
connivences avec la pensée chinoise, notamment taoïste, et avec le bouddhisme chan (et zen).
Aujourd’hui ces influences se prolongent par des ouvertures vers ce que certains nomment la
« spiritualité laïque » (Comte-Sponville, 2006) qui me convient, encore que je préfère le
terme « devenir-sage » tant il est vrai que la sagesse n’est pas un état établi une fois pour
toutes, mais un processus sans cesse inachevée, qui s’approfondit avec l’âge.
Pour comprendre cet imaginaire tridimensionnel, j’ai proposé trois types d’écoutes intégrées
dans l’approche transversale : une écoute scientifique singulière plutôt clinique, une écoute
mythopoétique et existentielle et une écoute philosophique et spirituelle.
La manière de faire pour construire du sens avec les autres sur des fragments de vie
individuelle et collective, dépend d'une conception exigeante de l'écoute sensible qui est aussi
une parole et une action.
L'écoute est scientifique et clinique. Elle prend appui sur les données et les pratiques en
sciences humaines cliniques reconnues et sans aucun esprit dogmatique lié à une école de
pensée. Elle sait utiliser, le cas échéant, les sciences dites « dures » ou « objectives », pour
mettre en perspective des éléments cliniques à recadrer dans un champ plus général. Mais son
champ spécifique est plutôt de l'ordre de l'expérientiel pour la vie individuelle et de
l'expérimentation sociale pour la vie des groupes et des sociétés. Son inspiration est plutôt
phénoménologique et herméneutique.
L'écoute est également mythopoétique et existentielle. Elle est très attentive à ce qui surgit
dans un groupe, ce qui vient déranger l'ordre établi de la structure. Elle interroge sans cesse ce
dérangement dans un sens non réducteur. Elle laisse la place aux minorités, aux déviants, aux
marginaux. Elle écoute principalement l'expression symbolique et mythique. Mais, dans la
mesure où l'écoute concerne le mythe elle repère tout ce qui vise à l'enracinement de l'humain
dans un contexte, une histoire, un passé lointain, avec ses entités sans cesse réactivées, ses
dieux et demi dieux, ses récits recommencés et transformés, ses bases institutionnelles qui
garantissent cette reproduction de la tradition.
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L'écoute est enfin philosophique et spirituelle. Elle porte sans cesse son intérêt sur le sens.
Elle pose des questions sur ce qui nous rattache à la vie, ce qui nous implique en dernière
instance. Elle vise à déterminer les valeurs ultimes de l'existence, les croyances, les lignes de
sens qui ne se délitent pas facilement. Elle relie les données recueillies aux grandes traditions
de la pensée universelle et aux sagesses du monde.
Elle ne méprise aucune des propositions signifiantes de ce qui est de l'ordre de la vie et de la
mort, mais sans jamais tomber dans le sectarisme. Elle met en perspective le sens ultime de la
vie donnée dans une philosophie par une autre forme philosophique pouvant appartenir à des
cultures très différentes. Surtout, elle questionne d'une façon ininterrompue l'ordre du monde,
le sens de l'existence, le problème du bonheur, de la vérité, de la souffrance et de la joie.
La méthodologie complètement liée et opératoire par rapport à la problématique de l’approche
transversale est celle de la recherche-action que jai modulée, au fil des ans, en fonction de
l’approfondissement de mon intérêt de connaissance sur le sens de la vie éclairée par la poésie
(Barbier, 1977, 1996).
L’écoute sensible relève d’une « philosophie de l’expérience » telle que nous en parle, si
justement, Pierre Hadot, à partir de sa haute connaissance de la philosophie grecque. Une fois
de plus, à travers lui, nous pouvons discerner les analogies plus ou moins subtiles de certains
courants de cette pensée avec celles, traditionnelles, de l’Inde ou de la Chine.
Les Sciences de l’éducation ne sont pas très réceptives à cette approche trop fortement
multiréférentielle et complexe, un peu loin du regard monodisciplinaire qui se cache derrière
les déclarations de principe sur la multidisciplinarité scientifique. Mais certains de ses
représentants ne sont pas fermés a priori et permettent quelques ouvertures, qui se sont
traduites, pour moi ces dernières années, par des directions de thèses de jeunes chercheurs
épris d’aventure épistémologique et d’interculturalité : N’Guessan, (1998), Choi (1999),
Macrez (2002), Abras, 2000, Kim (2000), Vilamarim di Alver, (2002), Ramirez (2006),
Fernandez (1999), Lessa-Catalao (2004), Gonçalves (1997), Lemonchois (2003),
Hannachi (2006), Ouyang (2008), Zhao (2007), Filliot (2008), Nicolas (2008),). Depuis ma
retraite, en juillet 2007, c’est par le truchement de l’Institut Supérieur des Sagesses du Monde
(ISSM)1 que je continue mon chemin dans cette voie.
Au fil des années en tant que professeur des universités soucieux d'éducation, je me suis
aperçu de la nécessaire dialogique entre le chercheur scientifique et l'éducateur.
La posture de l'un ne se résume jamais dans celle de l'autre. Mais, en même temps, à
l'université, les deux postures sont nécessaires et ne peuvent coexister que dans une approche
paradoxale.
Essayons de cerner ce paradoxe.
Du chercheur scientifique
Le chercheur scientifique est une personne soucieuse de rigueur conceptuelle et
méthodologique, formée par une tradition épistémologique qui sépare le chercheur de l'objet
de sa recherche. Il est animé par un désir de savoir et de faire savoir correspondant à une
meilleure connaissance de la réalité. Son projet assuré est toujours de faire surgir une
1 1 ISSM : site web < http://www.barbier-rd.nom.fr/issm > en 2008
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connaissance plus approfondie du monde. Pour ce faire, il dispose de deux grandes voies de
recherche.
La première, la plus classique, dominante dans les sciences de la nature, consiste à élaborer
une question de recherche, des hypothèses en fonction d'un champ théorique défini, de
proposer un modèle de recherche, de préciser les variables dépendantes et indépendantes, le
protocole de recherche, l'espace-temps de celle-ci, les populations susceptibles d'y intervenir,
les outils et les méthodes d'investigation les plus appropriés pour conduire le travail, les
propositions d'interprétation des résultas obtenus et le fait que celles-ci sont toujours
falsifiables, en fonction d'autres recherches. Cette voie de recherche est animée par un
paradigme de la séparativité et de l' « éthique de la connaissance objective » (J.Monod,
1973).
Le deuxième, plus récente, s'ouvre à la recherche clinique et introduit la notion de complexité.
Elle semble plus appropriée à la recherche en sciences humaines et sociales. Dans cette
optique, le chercheur et son objet-sujet de recherche sont en interaction permanente. Il s'agit,
avant tout, de relier ce qui est séparé et de distinguer ce qui est confondu, selon le mot de
Edgar Morin. L'espace et le temps sont pris en considération d'une manière beaucoup plus
réelle que dans la démarche expérimentale. L'objet de recherche, toujours porté par des sujets
dotés de désir, rétroagit sur le chercheur et son imaginaire de recherche. Il y a coformation
entre le chercheur et le (les) sujets de sa recherche. L'existentialité de chacun est prise en
compte. Le travail sur le transfert et le contre-transfert est essentiel. L'implication est analysée
et constitue une catégorie fondamentale de ce type de recherche. Mais, le projet scientifique
reste toujours de produire de nouvelles connaissances réfutables, même si elles sont
singulières et non réproductibles dans leur spécificité. Le paradigme de ce type de recherche
est celui de la complexité et l'éthique est celle de «l'évangile de la perdition » dont nous parle
E.Morin.
Elle convient, notamment à l'approche scientifique des situations-limites,, mais elle reste,
malgré tout, en deçà d’une compréhension satisfaisante.
Il y a une troisième voie de recherche, qui nous fait sortir du projet de recherche
« scientifique » pour nous ouvrir simplement à une recherche de l'existence significative de
soi-même et de l'autre, en situation. Dans ce type de recherche, il n'y a pas de projet autre
qu'être ensemble, dans une co-présence permanente et attentive à la vie qui se tisse d'instant
en instant. C'est, souvent, la seule possibilité d'une relation avec des personnes en situation-
limite. Patrick Declerck parle, à propos des « naufragés » (Declerck, 2001), ces clochards des
grandes villes, d'une « souffrance-fond », de l'ordre de l'infans d'avant le langage, dotée de
forclusion, et irréductible à tout désir de normalisation des soignants.
Dans ce cas, seule demeure la présence chaleureuse d'accompagnants matures, dans des
conditions de vie acceptables et sans projet de insertion, un peu comme Fernand Deligny
qui respectait les « lignes d'erre » de ses enfants autistes.
Écouter/voir les situations-limites
Pour ma part, la perspective d'une écoute sensible et d'une approche multiréférentielle de ce
que je nomme des « situations-limites », en empruntant le terme à la philosophie existentielle
de Karl Jaspers, m'ouvre à un autre type d' observation en éducation. Ce dernier parle de
situation-limite à propos de ce qui met en acte la faute, l'échec, la souffrance ou la mort.
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Vue sous cet angle, dans la sphère du social et de l'éducatif, une situation-limite peut être
celle qui caractérise la position de chômeur de longue durée, celles du malade en fin de vie,
de la personne qui vit une N.D.E. (Expérience proche de la mort), du vieillard solitaire du
quatrième âge, du drogué très « accroché », de l'immigré en proie à l'acculturation
antagoniste, du sans domicile fixe (S.D.F.), de la femme et de l'enfant battus, des jeunes
laissés à la rue, des différents cas de prostitution, de ce que Patrick Declerck nomme « les
naufragés », etc., mais également des épreuves d’une autre réalité vécue par les mystiques du
monde entier, souvent d’une façon plus illuminée et moins tragique que pour les cas
précédents. Sans aller, d’ailleurs, jusqu’au cas extrêmes de bouleversement de la conscience,
bon nombre de personnes sont sur une voie de sagesse qui n’emprunte pas nécessairement les
chemins balisés par les grandes religions2.
En se replaçant dans une perspective d'observation et de recherche, que peut-on modéliser par
rapport à ce type de situation-limite ?
En particulier, existe-t-il un mode d'approche sensible de telles situations ? Que signifie, par
exemple, « observer » un sidéen au seuil de la mort ? Comment faire une recherche sur des
jeunes de la « galère », dans une banlieue défavorisée ? Que veut dire observer les
comportements d'un vieillard dans une recherche sur la solitude ? Comment enquêter sur les
circuits de la drogue dans une favella de Rio de Janeiro sans se faire immédiatement expulser
par les intéressés ? Que signifie apprendre à écouter les mourants pour un personnel
hospitalier d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'observer un « projet » d'un chômeur en fin de droits ?
Au fil de ma pratique j’ai formulé ainsi les dix principes d’une écoute sensible
La sensibilité est à distinguer de l’émotion, de la passion et du sentiment
On peut la définir très brièvement par « ce qui fait sens par tous les sens ».
Elle comprend dix points-clés.
1) L’attentionnalité plutôt que l'intentionnalité : s’enraciner dans l’attention et la présence
instantanée ; développer une vision de reliance holistique, totalisante, complexe et
processuelle en toute situation. Critiquer tout projet qui bafoue l'unité du vivant. Mettre au
jour tout ce qui tend à figer, fixer, une situation par nature évolutive.
2) La symbolique de la vie : savoir exister selon la logique de l’échange symbolique dans
l’instant de la relation avec le monde et avec les autres : donner, recevoir, rendre. Savoir «
Habiter poétiquement le monde « (cf. Hölderlin et Heidegger).
3) Réapprendre à vibrer : accepter d’être affecté par ce qui est, sans a priori (beauté, laideur,
cruauté, bonté...).Le sourire de la Joconde est magnifique, mais la forme hérissonnée du virus
du sida est également d'une beauté terrifiante.
4) Être son corps : savoir observer le sensoriel et l’imaginaire (leurrant et créateur) en soi
comme chez autrui.
5) Se libérer de la peur de l’inconnu et savoir jouer avec l’humour. Comprendre le sens
de l’improvisation mythopoétique comme dépassement de l'angoisse de mort et création d'un
être ouvert à la vie.
6) Ne pas craindre d’entrer dans l’émotion (rires, pleurs) quand elle se présente, mais sans
s’y attacher et sans renforcer le spectaculaire de l’émotionnel.
2 Voir, dans cet esprit, les entretiens réalisés par la revue « Nouvelles Clés » pour son vingtième anniversaire,
20 entretiens visionnaires pour donner du sens à la vie, N°58, juin-juillet-août 2008, Paris, 154 p.
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