DE LA PROFONDEUR EN ÉDUCATION Une écoute sensible

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RENÉ BARBIER
DE LA PROFONDEUR
EN
ÉDUCATION
Une écoute sensible
Essai
« Le vol de l’aigle ne laisse pas de trace » (Krishnamurti)
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Introduction
L’écoute sensible est l’attitude philosophique qui convient à l’approche transversale en
sciences humaines. Cette théorie d’approche transversale (Barbier, 1997) a été ma
contribution à la recherche universitaire ces trente dernières années. Professeur de sciences de
l’éducation, j’ai progressivement dégagé une démarche de recherche à orientation clinique,
dont l’objet de connaissance était l’imaginaire des pratiques, des réalisations humaines, et des
discours les accompagnant. Mon enseignement à l’université, comme mes recherches-actions
pédagogiques sur le terrain, ont été complètement fécondés par cette approche transversale.
J’ai toujours voulu conjuguer trois dimensions de l’imaginaire : pulsionnel, social et sacral. Il
me semble, en effet, que l’imaginaire humain ne peut être fragmenté et, contrairement à
Mircea Eliade, qui fait du sacré, un axe quasi exclusif de sa pensée, au détriment du
symbolique durkheimien (Tarot, 2008 485-514), je ne peux laisser de côté la dimension
sociale, que mes études de sociologie m’ont confirmée, ni la dimension d’inconscient
personnel que toute introspection un peu rigoureuse révèle absolument, même si, sur ce
dernier plan, j’ouvre le questionnement freudien et lacanien du côté de Carl Gustav Jung et
des psychologies humanistes, notamment de Stanislav Grof et, plus récemment, de
l’Haptonomie (Revardel, 2003).
Il faut dire que la vision du monde de Jiddu Krishnamurti (1895-1986) m’a fortement
interpellé et animé depuis plus de cinquante ans. J’ai découvert, avec elle, de secrètes
connivences avec la pensée chinoise, notamment taoïste, et avec le bouddhisme chan (et zen).
Aujourd’hui ces influences se prolongent par des ouvertures vers ce que certains nomment la
« spiritualité laïque » (Comte-Sponville, 2006) qui me convient, encore que je préfère le
terme « devenir-sage » tant il est vrai que la sagesse n’est pas un état établi une fois pour
toutes, mais un processus sans cesse inachevée, qui s’approfondit avec l’âge.
Pour comprendre cet imaginaire tridimensionnel, j’ai proposé trois types d’écoutes intégrées
dans l’approche transversale : une écoute scientifique singulière plutôt clinique, une écoute
mythopoétique et existentielle et une écoute philosophique et spirituelle.
La manière de faire pour construire du sens avec les autres sur des fragments de vie
individuelle et collective, dépend d'une conception exigeante de l'écoute sensible qui est aussi
une parole et une action.
L'écoute est scientifique et clinique. Elle prend appui sur les données et les pratiques en
sciences humaines cliniques reconnues et sans aucun esprit dogmatique lié à une école de
pensée. Elle sait utiliser, le cas échéant, les sciences dites « dures » ou « objectives », pour
mettre en perspective des éléments cliniques à recadrer dans un champ plus général. Mais son
champ spécifique est plutôt de l'ordre de l'expérientiel pour la vie individuelle et de
l'expérimentation sociale pour la vie des groupes et des sociétés. Son inspiration est plutôt
phénoménologique et herméneutique.
L'écoute est également mythopoétique et existentielle. Elle est très attentive à ce qui surgit
dans un groupe, ce qui vient déranger l'ordre établi de la structure. Elle interroge sans cesse ce
dérangement dans un sens non réducteur. Elle laisse la place aux minorités, aux déviants, aux
marginaux. Elle écoute principalement l'expression symbolique et mythique. Mais, dans la
mesure où l'écoute concerne le mythe elle repère tout ce qui vise à l'enracinement de l'humain
dans un contexte, une histoire, un passé lointain, avec ses entités sans cesse réactivées, ses
dieux et demi dieux, ses récits recommencés et transformés, ses bases institutionnelles qui
garantissent cette reproduction de la tradition.
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L'écoute est enfin philosophique et spirituelle. Elle porte sans cesse son intérêt sur le sens.
Elle pose des questions sur ce qui nous rattache à la vie, ce qui nous implique en dernière
instance. Elle vise à déterminer les valeurs ultimes de l'existence, les croyances, les lignes de
sens qui ne se délitent pas facilement. Elle relie les données recueillies aux grandes traditions
de la pensée universelle et aux sagesses du monde.
Elle ne méprise aucune des propositions signifiantes de ce qui est de l'ordre de la vie et de la
mort, mais sans jamais tomber dans le sectarisme. Elle met en perspective le sens ultime de la
vie donnée dans une philosophie par une autre forme philosophique pouvant appartenir à des
cultures très différentes. Surtout, elle questionne d'une façon ininterrompue l'ordre du monde,
le sens de l'existence, le problème du bonheur, de la vérité, de la souffrance et de la joie.
La méthodologie complètement liée et opératoire par rapport à la problématique de l’approche
transversale est celle de la recherche-action que j’ai modulée, au fil des ans, en fonction de
l’approfondissement de mon intérêt de connaissance sur le sens de la vie éclairée par la poésie
(Barbier, 1977, 1996).
L’écoute sensible relève d’une « philosophie de l’expérience » telle que nous en parle, si
justement, Pierre Hadot, à partir de sa haute connaissance de la philosophie grecque. Une fois
de plus, à travers lui, nous pouvons discerner les analogies plus ou moins subtiles de certains
courants de cette pensée avec celles, traditionnelles, de l’Inde ou de la Chine.
Les Sciences de l’éducation ne sont pas très réceptives à cette approche trop fortement
multiréférentielle et complexe, un peu loin du regard monodisciplinaire qui se cache derrière
les déclarations de principe sur la multidisciplinarité scientifique. Mais certains de ses
représentants ne sont pas fermés a priori et permettent quelques ouvertures, qui se sont
traduites, pour moi ces dernières années, par des directions de thèses de jeunes chercheurs
épris d’aventure épistémologique et d’interculturalité : N’Guessan, (1998), Choi (1999),
Macrez (2002), Abras, 2000, Kim (2000), Vilamarim di Alver, (2002), Ramirez (2006),
Fernandez (1999), Lessa-Catalao (2004), Gonçalves (1997), Lemonchois (2003),
Hannachi (2006), Ouyang (2008), Zhao (2007), Filliot (2008), Nicolas (2008),). Depuis ma
retraite, en juillet 2007, c’est par le truchement de l’Institut Supérieur des Sagesses du Monde
(ISSM)1 que je continue mon chemin dans cette voie.
Au fil des années en tant que professeur des universités soucieux d'éducation, je me suis
aperçu de la nécessaire dialogique entre le chercheur scientifique et l'éducateur.
La posture de l'un ne se résume jamais dans celle de l'autre. Mais, en même temps, à
l'université, les deux postures sont nécessaires et ne peuvent coexister que dans une approche
paradoxale.
Essayons de cerner ce paradoxe.
Du chercheur scientifique
Le chercheur scientifique est une personne soucieuse de rigueur conceptuelle et
méthodologique, formée par une tradition épistémologique qui sépare le chercheur de l'objet
de sa recherche. Il est animé par un désir de savoir et de faire savoir correspondant à une
meilleure connaissance de la réalité. Son projet assuré est toujours de faire surgir une
1 1 ISSM : site web < http://www.barbier-rd.nom.fr/issm > en 2008
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connaissance plus approfondie du monde. Pour ce faire, il dispose de deux grandes voies de
recherche.
La première, la plus classique, dominante dans les sciences de la nature, consiste à élaborer
une question de recherche, des hypothèses en fonction d'un champ théorique défini, de
proposer un modèle de recherche, de préciser les variables dépendantes et indépendantes, le
protocole de recherche, l'espace-temps de celle-ci, les populations susceptibles d'y intervenir,
les outils et les méthodes d'investigation les plus appropriés pour conduire le travail, les
propositions d'interprétation des résultas obtenus et le fait que celles-ci sont toujours
falsifiables, en fonction d'autres recherches. Cette voie de recherche est animée par un
paradigme de la séparativité et de l' « éthique de la connaissance objective » (J.Monod,
1973).
Le deuxième, plus récente, s'ouvre à la recherche clinique et introduit la notion de complexité.
Elle semble plus appropriée à la recherche en sciences humaines et sociales. Dans cette
optique, le chercheur et son objet-sujet de recherche sont en interaction permanente. Il s'agit,
avant tout, de relier ce qui est séparé et de distinguer ce qui est confondu, selon le mot de
Edgar Morin. L'espace et le temps sont pris en considération d'une manière beaucoup plus
réelle que dans la démarche expérimentale. L'objet de recherche, toujours porté par des sujets
dotés de désir, rétroagit sur le chercheur et son imaginaire de recherche. Il y a coformation
entre le chercheur et le (les) sujets de sa recherche. L'existentialité de chacun est prise en
compte. Le travail sur le transfert et le contre-transfert est essentiel. L'implication est analysée
et constitue une catégorie fondamentale de ce type de recherche. Mais, le projet scientifique
reste toujours de produire de nouvelles connaissances réfutables, même si elles sont
singulières et non réproductibles dans leur spécificité. Le paradigme de ce type de recherche
est celui de la complexité et l'éthique est celle de «l'évangile de la perdition » dont nous parle
E.Morin.
Elle convient, notamment à l'approche scientifique des situations-limites,, mais elle reste,
malgré tout, en deçà d’une compréhension satisfaisante.
Il y a une troisième voie de recherche, qui nous fait sortir du projet de recherche
« scientifique » pour nous ouvrir simplement à une recherche de l'existence significative de
soi-même et de l'autre, en situation. Dans ce type de recherche, il n'y a pas de projet autre
qu'être ensemble, dans une co-présence permanente et attentive à la vie qui se tisse d'instant
en instant. C'est, souvent, la seule possibilité d'une relation avec des personnes en situationlimite. Patrick Declerck parle, à propos des « naufragés » (Declerck, 2001), ces clochards des
grandes villes, d'une « souffrance-fond », de l'ordre de l'infans d'avant le langage, dotée de
forclusion, et irréductible à tout désir de normalisation des soignants.
Dans ce cas, seule demeure la présence chaleureuse d'accompagnants matures, dans des
conditions de vie acceptables et sans projet de réinsertion, un peu comme Fernand Deligny
qui respectait les « lignes d'erre » de ses enfants autistes.
Écouter/voir les situations-limites
Pour ma part, la perspective d'une écoute sensible et d'une approche multiréférentielle de ce
que je nomme des « situations-limites », en empruntant le terme à la philosophie existentielle
de Karl Jaspers, m'ouvre à un autre type d' observation en éducation. Ce dernier parle de
situation-limite à propos de ce qui met en acte la faute, l'échec, la souffrance ou la mort.
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Vue sous cet angle, dans la sphère du social et de l'éducatif, une situation-limite peut être
celle qui caractérise la position de chômeur de longue durée, celles du malade en fin de vie,
de la personne qui vit une N.D.E. (Expérience proche de la mort), du vieillard solitaire du
quatrième âge, du drogué très « accroché », de l'immigré en proie à l'acculturation
antagoniste, du sans domicile fixe (S.D.F.), de la femme et de l'enfant battus, des jeunes
laissés à la rue, des différents cas de prostitution, de ce que Patrick Declerck nomme « les
naufragés », etc., mais également des épreuves d’une autre réalité vécue par les mystiques du
monde entier, souvent d’une façon plus illuminée et moins tragique que pour les cas
précédents. Sans aller, d’ailleurs, jusqu’au cas extrêmes de bouleversement de la conscience,
bon nombre de personnes sont sur une voie de sagesse qui n’emprunte pas nécessairement les
chemins balisés par les grandes religions2.
En se replaçant dans une perspective d'observation et de recherche, que peut-on modéliser par
rapport à ce type de situation-limite ?
En particulier, existe-t-il un mode d'approche sensible de telles situations ? Que signifie, par
exemple, « observer » un sidéen au seuil de la mort ? Comment faire une recherche sur des
jeunes de la « galère », dans une banlieue défavorisée ? Que veut dire observer les
comportements d'un vieillard dans une recherche sur la solitude ? Comment enquêter sur les
circuits de la drogue dans une favella de Rio de Janeiro sans se faire immédiatement expulser
par les intéressés ? Que signifie apprendre à écouter les mourants pour un personnel
hospitalier d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'observer un « projet » d'un chômeur en fin de droits ?
Au fil de ma pratique j’ai formulé ainsi les dix principes d’une écoute sensible
La sensibilité est à distinguer de l’émotion, de la passion et du sentiment
On peut la définir très brièvement par « ce qui fait sens par tous les sens ».
Elle comprend dix points-clés.
1) L’attentionnalité plutôt que l'intentionnalité : s’enraciner dans l’attention et la présence
instantanée ; développer une vision de reliance holistique, totalisante, complexe et
processuelle en toute situation. Critiquer tout projet qui bafoue l'unité du vivant. Mettre au
jour tout ce qui tend à figer, fixer, une situation par nature évolutive.
2) La symbolique de la vie : savoir exister selon la logique de l’échange symbolique dans
l’instant de la relation avec le monde et avec les autres : donner, recevoir, rendre. Savoir «
Habiter poétiquement le monde « (cf. Hölderlin et Heidegger).
3) Réapprendre à vibrer : accepter d’être affecté par ce qui est, sans a priori (beauté, laideur,
cruauté, bonté...).Le sourire de la Joconde est magnifique, mais la forme hérissonnée du virus
du sida est également d'une beauté terrifiante.
4) Être son corps : savoir observer le sensoriel et l’imaginaire (leurrant et créateur) en soi
comme chez autrui.
5) Se libérer de la peur de l’inconnu et savoir jouer avec l’humour. Comprendre le sens
de l’improvisation mythopoétique comme dépassement de l'angoisse de mort et création d'un
être ouvert à la vie.
6) Ne pas craindre d’entrer dans l’émotion (rires, pleurs) quand elle se présente, mais sans
s’y attacher et sans renforcer le spectaculaire de l’émotionnel.
2 Voir, dans cet esprit, les entretiens réalisés par la revue « Nouvelles Clés » pour son vingtième anniversaire,
20 entretiens visionnaires pour donner du sens à la vie, N°58, juin-juillet-août 2008, Paris, 154 p.
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7) Réfléchir sur la diversité de la vie en termes de bipolarité antagoniste et d’approche
paradoxale (comme nous le proposent aussi bien l'école de Palo Alto que Stéphane Lupasco
ou les sagesses chinoises traditionnelles).
8) Accepter inconditionnellement l’autre dans une « onde de compassion » permanente, à
découvrir dans l'action, le comportement et l'attitude justes.
9) Partir du principe de congruence à l’égard de soi-même, s'ouvrant sur la médiation/défi
à l’égard des autres.
10) Laisser venir à nous « Le Grand Bleu » : savoir vivre et méditer dans le silence des
grands fonds sans image ni concept, avant toute action ou toute parole.
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Structure de l’ouvrage
Une introduction synthétise la théorie de l’approche transversale et l’écoute sensible
développée par l’auteur à la fin du XXe siècle. Elle constitue la base d’une compréhension en
sciences humaines qui se refuse à renier la dimension à la fois mythopoétique et
philosophique de l’existence humaine concrète.
Le chapitre un s’ouvre sur un questionnement concernant une approche d’une philosophie
non habituelle en éducation. Peut-on penser un registre philosophique qui relèverait plus de
l’expérience vécue que du simple concept ? Doit-on accepter d’être féconder par des
orientations de pensées qui sont propres à d’autres cultures, notamment orientales ? Que dire
d’une attitude « mystique » à l’égard de la vie et comment aborder son langage qui est si
souvent codé par la culture dans laquelle elle s’exprime ? Certains films nous interpellent sur
la façon nous organisons notre manière de vivre ensemble. Mais il n’est pas sûr que nous
possédions actuellement les modes d’approches adéquats pour répondre d’une façon
pertinente à cette question. Le philosophe doit sans doute devenir de plus en plus existentiel et
« clinicien ».
Il développe alors un sens de la reliance et de la gravité qui semblent liées à la complexité de
l’être humain. S’il sait écouter les cultures autres qu’occidentales. Il aborde nécessairement la
vie spirituelle, en dehors d’un dogmatisme religieux qui l’enfermerait. Là encore certains
films nous permettent de prolonger le questionnement. Se former existentiellement remet en
question les impasses sur lesquelles reposent les bases de notre société. La notion de projet, si
prométhéenne, est bousculée. L’Agir sur le monde laisse apparaître sa complexité affective et
s’éloigne d’une conception purement rationnelle et comptable. L’imaginaire devient
inévitable. Avec lui, c’est la dimension créatrice et mythopoétique qui s’affirme débouchant
sur la notion d’instant poétique comme forme du présent et instance de connaissance de soi.
Nous touchons peu à peu les racines de la sagesse comme un des éléments d’une conception
tripolaire du sacré, à côté de la religion et de la spiritualité.
Le chapitre deux décrit les deux métaphores, celle de la pierre et celle de l’eau qui nous
éclairent sur la dialogique entre les civilisations, mais également sur la manière dont nous
donnons du sens au monde, y compris en sciences humaines. Ainsi s’instaure un « principe de
sensibilité » nécessaire à la quête de sens. Une médiation en résulte, en fin de compte, à la
fois multiréférentielle et acceptant une approche du processus de la complexité de la vie
humaine. L’écoute sensible de la pluralité des perspectives, des espaces-temps et des
référentiels théoriques en constituent les dimensions les plus significatives.
Le chapitre trois tente une première approche de la notion de Profondeur comme nomination
inachevée et imparfaite du Réel. Ce dernier apparaît comme largement inconnu et doté d’un
non-savoir irréductible. La frustration qui en résulte se compense par des aspects magiques ou
illusoires mais également par des sublimations plus reconnues socialement. La Profondeur se
donne à voir en général sous l’angle d’une dualité d’éléments en opposition constitutive du
« sacré » selon les sociologues des religions. L’être humain paraît souvent porté vers les
cimes, comme par un processus psychique radical qui va de pair avec la connaissance par les
gouffres.
Le chapitre quatre commence la discussion sur les relations tripolaires entre Profondeur,
Reliance et Gravité, constituant le noyau central d’une philosophie transversale comme art de
vivre.. La Profondeur ne s’affirme pas, mais se laisse approcher selon une voie apophatique.
Ce faisant elle instaure la catégorie du Profond, les « dix mille choses » de la pensée chinoise,
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L’être humain semble bien constituer le sommet conscient du « Profond » qui se dégage du
« superficiel » insignifiant pour assumer le « surfaciel » inéluctable.
Le chapitre cinq s’attache à préciser les deux concepts qui s’articulent logiquement à celui
de Profondeur : le reliance et la Gravité. Au fur et à mesure de la reconnaissance existentielle
de la plénitude de la Profondeur par l’être humain, ce dernier se sent de plus en plus relié aux
autres, au monde et, en fin de compte, à lui-même. Paradoxalement, en s’approfondissant, il
devient plus « grave » mais aussi plus « joyeux » dans un « clair-joyeux » tranquille et
souverain.
Le chapitre six décrit les différents chercheurs de sens (de pouvoir, de vérité et d’existence)
qui gravitent de près ou de loin, de la Profondeur, de la reliance et de la gravité, en fonction
des trois besoins de sécurité, de reconnaissance et de dépassement.
Une esquisse d’éléments interconnectés permet d’appréhender un profil d’être humain comme
être de sécurité, de pulsions, de dépassement et d’étrangeté.
Le chapitre sept entre dans le vif du sujet par une approche de l’improvisation comme
catégorie spécifique de l’imagination active de l’être humain.
La Profondeur est source de création non instrumentalisable. Elle engendre en permanence
l’improvisation éducative. Elle relève d’une dialogique entre l’imaginaire et le symbolique et
engendre ainsi, sans cesse, de la réalité dans laquelle les êtres humains réussissent, tant bien
que mal, à communiquer. Elle est essentielle en éducation. Elle permet le regard toujours
« neuf » sur la réalité de la classe. Et développe une pensée analogique et l’action
pédagogique comme « oeuvre ouverte ». Un exemple, le récit, donne un aperçu de ce que
l’improvisation peut produire dans l’enseignement universitaire.
Le chapitre huit nous conduit à reformuler la question « qu’est-ce que la vie ? ». à partir du
questionnement sur la Profondeur. De nouveau la notion de Profondeur est remise sur le tapis
pour en montrer le caractère à la fois ambivalent et transparent, que le sujet s’échine à
comprendre dans un va et vient incessant entre les extrêmes. Il passe ainsi par quatre
moments : l’homme fermé, l’homme existentiel, l’homme mythopoétique et l’homme
noétique.
Le chapitre neuf souligne la transversallité de la compassion au fur et à mesure que l’être
humain découvre de mieux en mieux la « zone ? » (zone d’inconnissance) de la Profondeur.
J’appelle « transversalité » toute action matérielle, physique ou symbolique qui traverse et
modifie ce qu’elle touche.
La compassion surgit spontanément lorsque nous sommes au plus près de notre être intime
qui réalise notre reliance avec le vivant.
Pour la comprendre il faut distinguer trois niveaux de réalité.
Premier niveau : celui du plaisir/souffrance.
Deuxième niveau : celui de la tranquillité d’esprit.
Troisième niveau : celui de la Joie/peine.
La compassion advient à l’issue d’un voyage intérieur vers une compréhension plus subtile de
la Profondeur. On voyage en soi-même en passant par les cinq naissances de l’être humain
dans sa nature de Profond qui lui fait découvrir un réenchantement du monde.
Le chapitre dix examine une dimension particulière : l’intuition, en accord par la Reliance.
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L’intuition prend à bras le corps la question de la temporalité, à partir de la notion d’instant
face à la durée. La démarche nous informe sur ce qui nous fonde selon le principe de nonséparalibilité constitutif de la Reliance.
Le chapitre onze aborde le choc que constitue l’éveil de l’intelligence lorsque nous
rencontrons cette « zone ? » de la Profondeur, par une démarche largement non rationnelle.
C’est la notion de « flash existentiel » qui est décrite dans ce cas, avec ses caractéristiques
d’éclairement et d’instantanéité.
Le chapitre douze nomme le « moment de retournement » qui s’ensuit, après un flash
existentiel de grande envergure. Il remet en question le sens de la durée et de l’instant, par la
reconnaissance du « moment » et de la « situation », de « l’endroit » et du « lieu ».
Le chapitre treize décrit l’importance du « grand rêve » dans une perspective de
connaissance de soi. C’est à travers deux expériences personnelles de « grand rêve » que la
thématique est abordée et analysée suivant l’approche transversale et l’écoute sensible.
Le chapitre quatorze nous permet de réfléchir, plus spécifiquement » sur le renouveau
pédagogique nécessaire pour entrer dans cette nouvelle façon de penser la Profondeur.
La pédagogie de Rudolf Steiner est esquissée comme essai d’un mode d’éducation qui
n’élude pas la dimension spirituelle et artistique de l’existence humaine.
L’éducateur, parcourant deux pédagogies en permanente dialogique, avec les risques de
fixation sur l’un ou l’autre termes en opposition (enracinement ou surgissement) doit réussir
un dépassement dans une troisième voie : la pédagogie transversale. Cette voie ouvre
l’éducation vers la profondeur par le truchement d’une sagesse en devenir comme source
sempiternelle de surprise et d’étonnement devant l’existence symboliquement reconquise.
Une bibliographie termine l’ouvrage.
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Chapitre 1
Une philosophie « autre » de l’éducation
La question d’une philosophie dite « autre » renvoie à un ensemble symbolique qui ne serait
pas habituel en Occident, voire totalement et radicalement différent, tout en étant, malgré tout,
du registre de l’intelligibilité. Une intelligibilité qui ne serait pas, pour autant,, définie par sa
simple rationalité cartésienne. Une philosophie « autre » fournit du « sens », mais pas
nécessairement au travers des logiques d’énonciation et de référence linéaires, identitaires et
sans contradictions. Elle est sensible à l’analogie, à la métaphore, aux contes, aux anecdotes
concrètes et simples, Elle n’a pas peur du paradoxe. Elle s’exprime peut-être mieux par
l’image que par la prose la plus démarquée de la poésie, comme le linguiste Jean Cohen
(Cohen, (1966), 1999) veut caractériser la science par rapport à la poésie. Trouée de silence
heuristique, prolongée par l’aphorisme saillant, inscrit dans la nature sensible, la philosophie
« autre » est proche de la pensée des peuples-racines dont nous parle Eric Julien à propos des
chamans Kogis (Julien, 2001). Plus encore, elle s’abreuve en permanence de la pensée
poétique de l’Orient, notamment de la tradition poétique, musicale et picturale de la Chine.
N’est-ce pas par le biais de cette philosophie « autre » que nous pouvons aborder l’épreuve
d’intelligibilité de la sagesse en éducation ?
En ce début du XXIe siècle, il devient urgent de parler d’éducation « autrement ». Après plus
de quarante ans passés dans l’enseignement, dont plus de trente ans dans l’enseignement
supérieur, notamment en sciences de l’éducation, il me paraît opportun de dire ce que je
pense, aujourd’hui, d’un art d’éduquer correspondant à l’art d’apprendre.
Si je place d’emblée l’éducation sous la houlette de l’art, c’est que je me démarque
immédiatement d’une conception dominante qui cantonne trop facilement l’éducation dans
une optique durkheimienne et « scientifique ». Cette dernière considère ainsi l’éducation
comme la transmission d’un héritage culturel légitime d’une génération antérieure à la
suivante, susceptible d’une analyse scientifique en termes de « faits sociaux ». Elle demeure
obsédée par le regard sociologique et macrosocial. Elle oublie que l’acquisition du savoir est
d’abord une affaire personnelle dont la mobilisation affective et imaginaire dépasse de loin la
simple motivation fonctionnelle et structurale (Charlot, 1997). De très nombreux ouvrages
font référence à l’éducation sous cet angle. Très peu l’abordent dans une optique plus
relationnelle et pédagogique. Plus encore, cette orientation subit les coups actuels des
thuriféraires de la pensée purement disciplinaire et complètement héritée .
Je me suis souvent demandé si nous pouvions parler de l’éducation « autrement », c’est-à-dire
sans commencer par le regard de l’économiste, du sociologue, de l’historien, du philosophe
ou du psychanalyste ?
Certes, il ne s’agit pas de discuter à bâtons rompus, de tout et de rien, à la manière des
habitués du café du commerce ou d’une émission télévisée « people ». Mais, sans tomber
dans un sens commun, comment parler d’éducation en conservant le bon sens populaire si
souvent ignoré par les érudits de l’éducation ?
Arriverai-je, moi-même, à tenir ce nouveau langage alors que la langue et les référentiels
universitaires qui me fondent, m’imposent depuis tant d’années des tournures de phrases
bardées de citations ?
Comment oublier les livres quand on en a lu autant depuis son enfance ?
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Saurai-je glisser sur la page des propos susceptibles d’être compris par chacun et, surtout,
capables de susciter sa réflexion ?
L’éducation est - on le sait – une entreprise impossible et toujours tenue en échec. Même le
meilleur des éducateurs s’aperçoit, tôt ou tard, que son action n’a guère de prise sur la
profondeur psychique de son élève. D’ailleurs, s’il avait ce pouvoir, il devrait s’en inquiéter
sérieusement. L’esprit de secte ne serait pas loin, avec les figures imaginaires de gourou
cynique et de disciples abusés.
L’éducation est trahison, comme aime à le souligner, avec malice, le psychosociologue
Jacques Ardoino. L’élève, dans sa dynamique de connaissance, prendra celle du maître à
rebours et à défaut. Il ira chercher dans les interstices du savoir de l’enseignant, les manques
qui fondent la justification de son propre cheminement intellectuel. Son avancée l’éloignera
de plus en plus et de mieux en mieux de son mentor. Il en fut ainsi de la relation intellectuelle
entre Freud et Jung lorsque ce dernier commença à contester la centration freudienne sur la
libido sexuelle. On connaît la suite… Freud jeta l’anathème sur son disciple préféré, celui qui
devait, normalement, poursuivre son œuvre. Que dire des exclusions prononcées par André
Breton ou Lacan à l’égard des partisans dissidents ? En même temps, la relative fascination de
Freud pour sa disciple bien-aimée, Lou Andreas Salomé, (Simon, 2004) si dérangeante par
ailleurs à l’égard de sa théorie, avec son esprit mystique et sa vie marginale – comme l’a si
bien montré Yves Simon dans sa biographie romancée, laisse espérer des lacunes
réconfortantes dans le rationalisme le plus sérieux.
Rares sont les maîtres qui acceptent facilement de voir s’éloigner leurs disciples. Leur œuvre
ne tient-elle pas debout, trop souvent, que du fait de l’inclination obséquieuse de leurs élèves,
en particulier lorsqu’ils occupent des fonctions sociales et institutionnelles légitimantes ?
Quel étudiant contestera son directeur de thèse si ce dernier est un membre influent du CNU
qui fait et défait les carrières universitaires ?
Alors, chacun commence sa recherche sur des chemins balisés. Au niveau secondaire, l’élève
s’arrange pour reprendre plus ou moins intelligemment le cours de l’enseignant. Au niveau
supérieur, l’étudiant se moule dans le discours du professeur au point, parfois, de devenir une
sorte de doublure dotée de tous ses tics de langage. Il parle comme Lacan ou comme
Bourdieu. L’usage d’internet autorise des « couper-coller » d’éléments cueillis dans le fonds
inépuisable du savoir numérisé.
Rares sont les professeurs qui peuvent repérer le plagiat si ce dernier est subtil et pris dans des
ouvrages étrangers. Le « métier d’étudiant » décrit par Alain Coulon (Coulon, (1997), 2004),
travaille à partir des ethnométhodes liées à l’institution universitaire, mais passe également
par ce savoir faire, ce jeu de truandage intellectuel, qui évalue les risques et les profits dans la
course effrénée aux diplômes dont la dévalorisation accompagne l’inflation galopante.
D’ailleurs on préférera toujours ce type de roublardise estudiantine à la désertion totale, au
retrait mutique de l’étudiant qui, visiblement, n’a plus rien à faire avec les discours savants.
L’université en prend un coup dans l’aile. Ses enfants ne sont plus ceux de l’héritage cultivé.
Mais les professeurs demeurent la tête sous leurs lauriers, brandissant leurs parchemins de
mandarins. Leurs discours et leurs méthodes ne changent pas d’un iota. Ils restent
« scotchés » comme disent leurs étudiants, à leurs coutumes magistrales. Qui n’a pas regardé,
en psychosociologue clinicien, le visage ahuri des étudiants, lors de l’exposé érudit d’un
collègue, truffé de citations latines ou grecques, de références en langues étrangères
inconnues des intéressés, lors d’une séance de DEA ou de master ? Le professeur, en vérité,
s’adresse dans ce cas à un étudiant imaginaire car son discours surfe sur la tête des étudiants
pour aboutir à son véritable but : la considération des collègues qui l’écoutent (sans toujours
le comprendre complètement !).
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Dans ce complexe de malentendus, les tenants des disciplines scientifiques ont le beau rôle.
Plus ils sont des spécialistes d’une parcelle minuscule du savoir et mieux le système
fonctionne. Nous sommes loin d’une interdisciplinarité qui aborderait sérieusement la
complexité de l’objet de connaissance. Autant dire que pour le spécialiste, la pédagogie à
l’université est complètement secondaire. Personne ne cherche à l’améliorer, à tenir compte
de la réalité humaine, sociale et culturelle des étudiants, Les rares pédagogues qui
s’aventurent dans cette galère sont vus comme de doux rêveurs qui feraient mieux de
s’occuper de leurs recherches ou comme des dangereux détracteurs de la culture cultivée. Car
la recherche pédagogique à l’université est considérée comme une non-recherche, en
particulier lorsqu’elle se veut active et participante, de l’ordre de la recherche-action. De toute
façon, en dernière instance, au CNU, c’est sur le critère de la recherche la plus académique
que seront évaluées les promotions possibles. Un innovateur pédagogue n’a aucune chance
d’être retenu pour ses qualités spécifiques. S’occuper des étudiants, participer aux réunions de
travail pédagogiques, proposer des alternatives au rapport au savoir classique ou rien, c’est
pareil aux yeux des tenants de la parole magistrale.
Les intellectuels qui osent s’insurger contre un tel état de fait et réfléchir tout haut sont de
plus en plus traînés dans la boue. Trop de Finkielkraut, de Milner, de Lafforgue, de Brighelli
et consorts sévissent dans les média aujourd’hui, qui ont pour eux, parfois, une complaisance
complice. Ils font la pluie et le beau temps, au gré de leurs diktats pédagogiques. Ce sont les
nouveaux inquisiteurs ou les nouveaux « réacs, » comme les nomme Daniel Lindenberg
(Lindenberg, 2002). Selon leurs dires, tout est la faute à Meirieu et à son « pédagogisme »,
comme naguère on chantait c’est la faute à Voltaire si le gamin de Paris a les nez dans le
ruisseau. Ils ne soulèvent jamais l’idée que l’échec de l’institution scolaire ou universitaire
pourrait venir du système lui-même, incapable de se réformer, tant il est engoncé dans ses
habitus de classe et ses pratiques d’un autre âge dont lesdits détracteurs sont les parangons.
Même ceux qui se voudraient critiques de l’ordre établi, suivent leur trace. Dany-Robert
Dufour parle de folie démocratique à propos de l’intérêt pour une autre pédagogie trop liée,
selon lui, « à la télé » en traitant de la fabrique de l’enfant « post-moderne » dans le
« malaise dans l’éducation »3. Tout le monde pousse sa chansonnette de récriminations, de
rancoeurs, de sarcasmes vaniteux. Et pendant ce temps, l’université, comme le système
scolaire, s’enfoncent un peu plus dans le marasme et la désespérance des plus pauvres.
Pouvons-nous nous autoriser à parler de la sagesse et de la Profondeur en éducation, en ce
début du XXIe siècle, où tous les mots sont surfaits et tous les maux – de l’homme à la société
– arrimés à la quotidienneté ?
3 « L'ex-ministre Claude Allègre admonestait ainsi les professeurs de renoncer à leur « tendance archaïque »,
résumée par ses bons soins en « ils n'ont qu'à m'écouter, c'est moi qui sais ». Et il introduisait à la place du terme
« élève » cette nouvelle catégorie, « les jeunes », en disant d'eux : « Les jeunes (...), ce qu'ils veulent, c'est interréagir (6). »
Au nom de la démocratie à l'école, on entérine ainsi le fait qu'il n'y a plus d'élèves. Pourquoi faudrait-il encore
des professeurs ? Dans le discours des responsables et des experts en pédagogie, le modèle éducationnel qui
prévaut contre ce supposé « archaïsme », c'est, en fin de compte, celui du talk show télévisé où chacun peut
« démocratiquement » donner son avis.
Tout devient ainsi une affaire intersubjective. Il n'y a plus d'effort critique à faire pour quitter sans cesse son
propre point de vue afin d'accéder à d'autres propositions un peu moins bornées, moins spécieuses et mieux
construites. Ce qui est devenu intolérable, c'est le professeur qui entraîne et pousse sans cesse les élèves à la
fonction critique. C'est l'ennemi à abattre car il ne respecte pas le point de vue du « jeune ». Nombre d'experts en
pédagogie « expliquent » ainsi la violence à l'école : les « jeunes » réagiraient à l'autorité indue des professeurs.
(DR Dufour, Le monde diplomatique, novembre 2001, p.10-11)
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Une telle entreprise ne nous condamne-t-elle pas à revoir le sens même du mot philosophie,
tel qu’il a pris son ampleur dans le vocabulaire des professeurs de cette discipline au fil de
l’Histoire, et nous oblige-t-elle pas à nous ouvrir à la pensée des autres cultures, naguère
dénaturée et ridiculisée, pour les besoins de notre suffisance intellectuelle d’Occidentaux ?
Aujourd’hui la bataille fait rage entre sinologues et philosophes chinois et européens ou
américains, pour savoir si la « pensée chinoise » est, oui non, une véritable
« philosophie » (Cheng, 2007) ?
L’axiome reste toujours le même, à suivre Deleuze et Guattari (1991). Être philosophe, c’est
créer des concepts, élaborer des théories sur le monde, l’être, les hommes. C’est se dégager de
l’affect et du percept pour entrer délibérément et en connaissance de cause dans le concept,
avec une délectation pour l’esprit critique.
Christian Bobin écrit fort justement, à propos de l’impérialisme des idées chez les
philosophes occidentaux (largement amplifié par les médias contemporains) : « La passion
des idées est une passion enfantine, coléreuse. Les philosophes sont comme ces enfants en bas
âges, exerçant la puissance de leur désir dans l’assemblage des cubes colorés, larges comme
leurs mains. Élevant, bâtissant puis effondrant tout d’un revers de la main. Moi d’abord, crie
l’enfant de deux ans dressant la muraille de ses cubes. Moi partout, murmure le penseur,
élevant jusqu’au ciel le bonheur d’une formule ». (Bobin, 1994, p.99)
Si les philosophes ont tué la figure du sage, comment pourraient-ils parler alors de la
« sagesse » ? Pourtant, de nombreux ouvrages de philosophes reconnus aujourd’hui, nous
proposent un retour vers le philosophe-sage. Luc Ferry et André Comte-Sponville (1999)
excellent dans ce genre de réflexion. Même un philosophe révolté comme Michel Onfray se
plaît à reprendre un écrit de ses vingt-cinq ans sur « la sagesse tragique » de Nietzsche.
(Onfray, 2005) Il est vrai que les philosophes de l’éducation, en France, ne prennent pas
vraiment part à ce renouveau. Laïques jusqu’au bout des ongles, pour la plupart, ils se
refusent à aller voir du côté du « sacré » comme peuvent le faire les anthropologues ou les
sociologues (Tarot, 2008, Lenoir, 1999). Ce faisant, ils maintiennent un impensé radical sur
toute interprétation de la place de l’homme dans la nature. En effet, si l’être humain est
pulsionnel, doté d’un inconscient, et social, susceptible d’éducabilité pour réaliser un « vivre
avec » les autres, il est aussi un être « jeté là » dans le monde, l’univers, que la mort vient,
sans cesse, rappeler à l’ordre pour souligner sa vanité de toute puissance..
Cette dernière dimension humaine le propulse, qu’il le veuille ou non, dans la nécessité de
penser sa vie sans exclure son sens cosmique et spirituel. Les réponses ou les non-réponses à
cet égard peuvent être variées. Elles ne sont pas nécessairement « religieuses » au sens
institutionnel du terme. Mais elles sont, assurément, philosophiques.
J’ai toujours eu une certaine tendresse pour l’existence des « mystiques ». Peut-être, par
expérience personnelle, et toutes proportions gardées, ai-je reconnu en moi-même des
ouvertures à cet égard ; Par contre, je ne peux guère entrer dans le discours
d’accompagnement que les mystiques , ou leurs disciples, tiennent en public à partir de leur
expérience singulière. Ces discours sont parfaitement codé dans l’ordre de la culture
religieuse de leur société, historiquement et économiquement située. Nous ne pouvons y
entrer, alors, que si nous appartenons à ces cultures et si nous participons sans critique à ce
codage symbolique. Ainsi, la mystique catholique, Marthe Robin, au XXe siècle, développe
un discours fondé sur son imaginaire chrétien, avec les figures de Jésus, de la Vierge Marie,
parfaitement institué et à la louange des autorités ecclésiastiques de l’Église (le Pape et ses
évêques) (Clément, 1993).
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Il me semble qu’un mystique, qui a fait une expérience radicale d’un autre niveau de réalité,
devrait s’en tenir là, dans le silence et dans ce mystère incommunicable. Dès qu’il prend la
parole, sa culture avec son imaginaire leurrant,, reprend le dessus et travestit son expérience
pour tenter de la socialiser. De ce fait même, son expérience se sépare et reste
incompréhensible de tous ceux qui ne partagent pas la symbolique propre du mystique en
question. C’est la raison pour laquelle la notion de Profondeur me semble plus neutre, plus
laïque et plus acceptable de la part de ceux qui n’appartiennent pas à une religion instituée.
Elle est appropriée au sacré laïcisé qui émerge en ce début du XXIe siècle.
Le film de Nicolas Klotz, « la question humaine » (2007), nous impose une réflexion très
intéressante, indépendamment de l'enchevêtrement entre les données subjectives
inconscientes des protagonistes. Il s'agit de savoir si une culture fondée sur une logique
aristotélicienne et abstraite, portée à la limite de l'absurde, peut régir humainement la société.
Le film nous montre, par analogie, en quoi la logique imposée dans les firmes multinationales
actuelles, avec leur « culture d'entreprise » comme violence symbolique quotidienne, est en
rapport avec la logique qui a prévalu à la réalisation de la Shoah. Le jeune cadre dynamique,
spécialiste des « relations humaines », s'aperçoit que la logique qui est la sienne, pour le bien
de tous, de l'entreprise comme des salariés, et qui l'a conduit à participer à un plan (logique)
de licenciement de plus de mille personnes sur deux mille cinq cent, dans sa multinationale,
n'est que le reflet d'une logique de mort en d'anéantissement de la « question humaine ». Il
s'en trouve complètement déboussolé et comprend mieux la psychologie perturbée de celui
qu'il doit analyser pour le compte de son directeur.
La problématique de ce film nous interroge en profondeur sur ce que nous sommes en train de
réaliser dans notre culture libérale mondialisée. La dérive droitière en France va dans ce sens,
en refusant de questionner son impensé. En éducation, en particulier, les tenants de la haine de
la pédagogie revendiquent ce type de logique au nom de la culture héritée et jette l'anathème
sur toute pratique pédagogique qui se centre sur la question humaine dans l'école, sur les
relations et l'affectivité des élèves et des professeurs, sur le véritable sens du « rapport au
savoir ». Alain Finkielkraut, sur ce plan, en défenseur acharné du savoir absolutisé, commet
un contre-sens total en accusant Philippe Meirieu de reconduire, par sa théorie pédagogique,
les signes avant-coureurs d'un retour à l'holocauste. Il s'agit, tout au contraire, par un sens de
la relation humaine chez Meirieu, qui ne refuse pas, pour autant le savoir, de faire comprendre
le sens d'une véritable et fraternelle citoyenneté contemporaine. L'inverse, préconisée par
Finkielkraut, avec son obsession d'une logique savante, va dans le sens d'une montée des
irrationnallismes morbides.
D’autres philosophes sont plus circonspects à l’égard d’une toute puissance de la philosophie
des Lumières et questionnent le trou noir de la connaissance. Olivier Reboul, en son temps,
n’a pas hésité à écrire un chapitre entier sur le sacré dans son Que sais-je sur « la philosophie
de l’éducation ». Avec Guy Avanzini, dont la recherche sur la pédagogie de Don Bosco reste
un classique, il est un des rares philosophes à s’aventurer vers ce type de questionnement.
Aujourd’hui cette résistance n’est plus de mise. La modernité est interculturelle. L’avenir est
au métissage axiologique. Les philosophies et les spiritualités s’entrecroisent, se heurtent, se
contredisent mais également dialoguent entre elles, pour le meilleur et pour le pire. Les
« traditionnaires » - selon un mot de Daniel Hameline - résistent, reprennent du poil de la
bête, et, dans les cas extrêmes, fécondent les idéologies meurtrières et sectaires. Plus que
jamais, en ces temps Al Qaïda, la philosophie doit s’ouvrir au questionnement spirituel et sur
un « sacré » laïcisé.
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Les sociologues ont déjà étudié le phénomène, Michel Maffesoli notamment, malgré les
coups de butoir des puristes de la sociologie. Ceux plus spécialisés dans le fait religieux
éclairent les dernières religiosités à la mode dans notre société (Monique Campion, Danielle
Hervieu-Léger, Louis Hourmant, 1990, Frédéric Lenoir (2003), Régis Debray, 2005). Les
philosophes de l’éducation resteront-ils à la traîne de cet élan de connaissance ? Au dernier
congrès des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l’Éducation, à Strasbourg, en août
2007, j’interrogeais Jean Houssaye pour savoir quel philosophe de l’éducation il pouvait,
éventuellement, me conseiller pour faire partie du jury d’une soutenance de thèse consacrée à
la dimension spirituelle et « chinoise » de l’éducation. Il fut bien embarrassé pour me
répondre positivement. Ainsi l’Asie n’est pas du ressort du champ des objets de connaissance
philosophique en France. Ni même des autres disciplines en sciences de l’éducation, si j’en
crois les résumés des innombrables communications de ce congrès international. Si l’Inde, la
Chine, les différents pays limitrophes représentent plus de deux milliards cinq cents millions
de personnes aujourd’hui, leurs pensées restent du domaine d’une superbe inconnue pour nos
philosophes. Je me souviens de quelques séances de DEA, naguère, avec l’ équipe « Païdeia »
de Dany Robert Dufour, lorsque nous profitions encore largement des uns et des autres en
Sciences de l’éducation à l’université Paris 8, du dialogue extrêmement fruitif entre la
philosophie stoïcienne développée par Patrick Berthier et celle que je pouvais exposer de la
pensée chinoise.
Dany-Robert Dufour demeure plus que prudent à l’égard de la philosophie de l’ailleurs, en
particulier à cause de la méconnaissance de la langue, ce qui n’est pas faux. Ignorer la langue
de l’autre présente une grave lacune pour rencontrer sa réflexion. Entrer dans la pensée
chinoise, japonaise ou coréenne, relève de l’aventure intellectuelle.
Mais qui connaît parfaitement le grec ancien aujourd’hui ? Ce qui n’empêche personne de
penser selon le soubassement philosophique de Platon ou d’Aristote.
Nous avons la chance d’avoir de nombreux textes traduits en français à notre disposition et un
grand nombre d’interprétations. Rien ne nous interdit plus de réfléchir ensemble, avec les
Asiatiques, sur l’avenir de notre modernité et sur l’éducation qui pourrait en être le
fondement.
Pour ma part, une assez longue investigation du côté de la pensée asiatique, chinoise en
particulier, me conduit à parler d’une « philosophie clinique » régie par le « Principe de
sensibilité (cf supra)..
Par « clinique », j’entends, non la dimension médicale, de guérison supposée, de maladie,
mais plutôt le fait d’être « au chevet » du monde pour le philosophe. Il accompagne le
mouvement du monde, il est « avec ». Sa démarche est liée à un pragmatisme d’insertion à la
fois cosmique, sociale et psychologique.
« Être avec » implique une attention de tous les instants à la vie qui n’arrête pas de changer.
Refuser de rester figer dans des images – donc reconnaître l’importance de l’imaginaire .
Mais, contrairement à une optique occidentale qui s’obstine à « analyser » l’imaginaire en le
décomposant en minuscules parcelles de sens, en fonction des diverses disciplines univoques
qui s’y attachent, le philosophe clinicien le « voit » en constatant comment son esprit fait
monter les images en lui-même., S’il peut également tenter de comprendre comment cette
montée d’images relève également du social, il devient alors plus sociologue et reste prudent
sur une extrapolation facile à la singularité humaine.
Le philosophe clinicien revient toujours au sujet, à sa vie concrète, à ses contradictions, ses
paradoxes, sa non-linéarité existentielle, en dépit des apparences. Il évalue le « mystère
d’exister » dont nous parle René Char (Char, 1983), la « puissance d’exister » de Michel
Onfray (Onfray, 2008), le « travail d’exister » de Max Pagès (Pagès, Van den Hove, 1996).
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Pour le philosophe clinicien, le sujet n’est pas une chose abstraite que l’on peut resituer dans
une structure comme « vecteurs des rapports sociaux » à la manière d’Althusser. Le sujet,
pour lui, est « vivant jusqu’à la mort » comme l’écrit Paul Ricoeur (2007) dans son ultime
ouvrage. Il est doté d’un « visage » à jamais complètement accessible, sans pour autant être
incompréhensible, comme l’a si bien montré Lévinas4.
Engagé dans le « projet de vie », le sujet, pour le philosophe clinicien, ne s’y inscrit pas dans
sa totalité. Il fait la part belle au non-projet, au rien, au droit à la paresse qui désespère les
technocrates. Du même coup, il comprend l’enfance dans son jeu (play) pour rien d’autre que
jouer, sans l’envahissement du jeu normé et compétitif de la modernité (game). Pour le
philosophe clinicien, l’homo ludens de Huizinga (Huizinga, 1951) fait partie de l’homo
religiosus de Mircea Eliade, mais sans oublier l’être méditatif, contemplatif, qui ne cherche
rien, ne veut rien, si ce n’est demeurer dans l’intimité silencieuse des êtres et des choses. S’il
est un « penseur », il accepte de l’être – non seulement comme le « penseur de Rodin » si
exemplaire dans sa délicatesse, mais aussi dans toutes ses faces, même les plus terrifiantes,
comme ses gargouilles de cathédrale.
Le silence est l'épreuve de la Profondeur5 en chaque être vivant. Peut-il s'apprécier par rapport
au bruit ? Ce dernier n'est-il pas toujours secondaire par rapport au silence ? Il s'étaie sur le
silence. Pour qu'il y ait bruit, il faut qu'il y ait mouvement. C'est par le mouvement que le
bruit est engendré. Si le mouvement est organisé, le bruit peut devenir harmonie, et même
mélodie. Le chant de l'homme surgit alors comme par miracle.
Le silence est, en fin de compte, l'humus du bruit. Le bruit est ce qui apparaît, le silence, ce
qui demeure invisible. On peut le considérer comme la puissance du bruit qui en serait l'acte
possible dans l'actualisation des phénomènes. Le silence comme fond du Sans-Fond donne à
entrevoir, à soupçonner, la dimension inaccessible de la Profondeur. La poésie, seule, peut
faire comprendre quelque chose du silence. Pourtant la poésie est mots, rythmes, images.
Mais elle intervient comme une dynamique tangentielle au silence. Elle arrache au silence des
parcelles d'inconnu. Elle fait étinceler le fond des choses dans les mots et dans les images.
Sans la poésie, comment connaîtrait-on la valeur du silence ?
La poésie, dans sa parole, nous dit quelque chose de ce qui ne parle pas. Elle nous renvoie
vers un indicible signifié qui est absolument sans voix et sans miroir. Le poète cherche sans
fin la demeure du vrai lieu dans sa parole ; un lieu où les mots, les images, le rythme, se
diluent dans un sens du plus grand secret. « La désir du vrai lieu est le serment de la poésie »,
comme l'écrit Yves Bonnefoy (Bonnefoy, 1980, p.128)
C'est quand on contemple un oiseau qui ne chante pas, que l'on reconnaît la toute présence du
silence. L'oiseau qui ne chante pas nous parle d'un silence qui chante.
Tout l'art de la méditation pour l'être humain, consiste à reconnaître entre deux mots, la valeur
inestimable et la profondeur du silence. Souvent, l'homme a peur de cet intervalle entre deux
paroles. C'est la raison pour laquelle il meuble sa vie d'une phraséologie ininterrompue. Une
parole-objet qui remplit tout l'espace. Une parole qui transforme les groupes humains en
groupes-objets porteurs de toutes les réifications. La parole-source, originaire, devient parole
bancaire. Le monde s'affirme comme mondialisation de l'inutile et de l'éphémère. C'est le
moment de l'émergence du Dissident dont la parole troue, comme la pointe d'une dague,
4 Émmanuel Levinas, « la manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons
visage. Inassimilable à un ensemble de qualités formant une image, le visage d’autrui détruit et déborde l’image
plastique qu’il me laisse » (Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, M.Nijhoff, La haye,1961, 125, rééd coll
« Biblio Essais » Gallimard))
5 René Barbier, Création et transcréation chez l’homme d’aujourd’hui, sur « Le journal des chercheurs », 2003,
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=61
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l'énorme ballon de baudruche gonflé de mots vides de sens. La parole du dissident est
toujours fécondée par le silence du Sans-Fond, de l'instituant radical. Comme l'écrit le poète
René Char « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience ».
Lorsque l'être humain accepte d'entrer dans l'intervalle du silence, il ouvre les portes d'une
autre réalité. Elle l'entraîne vers des régions inconnues. Le poète argentin, Antonio Porchia,
l'affirme : « j'ouvre une porte et me retrouve devant cent portes fermées » (Porchia, 1978).
Pourtant, lorsqu'une fois seulement, l'être, entre deux mots, est entré dans cette région du
silence, et a ouvert la première porte, il ne pourra plus jamais la refermer. Sa seule voie est
d'aller, désormais, plus avant, plus profond, en ouvrant d'autres portes, à l'infini.
Plus l'homme va vers le silence, en ouvrant les portes successives sur des réalités différentes,
mieux il entre dans la complexité de la Profondeur et plus il découvre à quel point il est relié à
tout ce qui est.
Sa reliance l'unit aux autres êtres humains, évidemment, mais également aux êtres du monde
animal et végétal. Un jour, plus loin encore, en ouvrant une porte plus secrète, il s'aperçoit
qu'il est relié à ce qui est apparemment de l'ordre du minéral. C'est à ce moment seulement
qu'il se ressent comme une colonne d'énergie. L'énergie est la trame de la reliance qui unit
chaque élément de ce qui est, en les fondant dans une seule substance, dont le fond est le
silence. C'est ce que Paul Ricoeur appelle l' « Essentiel » (Ricoeur, 2007), Castoriadis « le
Chaos, Abime, Sans-Fond » (Castoriadis, 1999) et Krishnamurti « l'autreté » (Krishnamurti,
1988). Les Anciens Chinois le nomment « Tao ».
Ce qui est étonnant, c'est qu'au fond de ce silence, au coeur de l'énergie, une valeur se donne à
vivre : la compassion qui s’ouvre sur la fraternité de tout ce qui vit.
Le sage accomplit arrive même à entrer en sympathie avec tout ce qui est. Le minéral par
exemple. Il ira volontiers s'incliner devant un rocher aux formes extraordinaires.
Lorsque l'homme se reconnaît, à travers le silence, comme une énergie dynamique, il est une
colonne qui réunit la terre et le ciel. Il peut, alors, entrevoir l'action juste dans le monde. Celle
qui contribue à aller vers un plus d'humanité en respectant un équilibre de la vie, dans toute sa
diversité.
Ce faisant, il entrouvre la Gravité (cf infra). Il s’éduque « au fond de soi ». Il se « gravifie »,
par ce néologisme je signifie qu'au fur et à mesure de l'ouverture du silence comme part
essentielle de son être, l'être humain devient de plus en plus relié, de plus en plus partie
prenante de l'infini dans le fini et de plus en plus grave car il se sait responsable de tous ses
actes et de ses pensées devant la nécessité d'agir, tous ensemble, pour accomplir le vivant.
Peut-être atteint-il aux sources de ce que la Pensée coréenne nomme « l'Esprit-Coeur »,
comme une sorte de sagesse qui, chez quelques êtres d'exception comme Yulgok (XVIe
siècle), réunissent taoïsme, bouddhisme et confucianisme (Thiébault, 2006) ?
Au bouddhisme, il prend le sens de la vacuité et de la forme relative. Le vide est forme et la
forme est vide.
Avec le taoïsme, il va vers une compréhension essentielle de la nature comme Englobant dont
les multiples apparences - les dix mille êtres - proclament la profondeur.
Au confucianisme, il emprunte l'action et le rite qui garantit l'harmonie, en vue d'un surplus
de sens tenant compte d'un élan créateur vers autrui qui le fonde comme être humain.
Avec le christianisme, le judaïsme et l'islam, il découvre également l’amour, la charité, le
pardon, la justice, la fraternité et l'hospitalité au coeur de l'action, en bannissant, aujourd'hui
plus qu'hier sans doute, tout sectarisme et toute volonté de maîtrise et de violence symbolique.
Ainsi, au travers et par le silence, l'être humain atteint les régions intérieures à lui-même, qui
ont toujours été là, dans sa vie, comme une source de « clair-joyeux » dont il prend
conscience au travers des signes les plus simples de sa vie quotidienne. Peu à peu, il touche
ainsi le sens intime de l’intelligence du Monde.
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Regards sur un film
Un film, « Samsara » du cinéaste indien Pan Nalin (2002), avec la très belle actrice Christy
Chung, nous propose une réflexion sur le sens du sacré dans l'univers symbolique indobouddhiste. Aux confins du Ladakh, région reculée du Nord de l'Inde, des moines bouddhistes
poussent la porte d'un ermitage, pour ramener à la vie Tashi, après trois ans, trois mois et trois
jours de méditation. De retour au monastère, le jeune homme récupère et se destine à une vie
vouée au développement spirituel. Mais très vite, dans ses rêves, d'autres désirs s'expriment.
Tashi ne pense plus qu'aux plaisirs de la chair. Au cours d'une fête, il croise le regard de
Pema. Son engagement spirituel est ébranlé. Apo, le lama doyen, l'envoie alors voir un vieux
sage, dont les textes tantriques l'initieront aux mystères du sexe. Comprenant qu'aller vers
l'inconnu peut l'aider à y renoncer, Tashi choisit de quitter le monastère et de rejoindre la vie
commune (Samsara) d'un village. Il va faire l'expérience de l'amour, de la famille, de la
paternité et des envies sexuelles. Cette existence ne va pas sans des contradictions qui
débouchent sur la souffrance et l'interrogation radicale liée au sens accordé, en fin de compte,
à la vie humaine. « Comment empêcher une goutte d'eau de s'assécher au soleil ? », cette
inscription sur une pierre de méditation croisée sur le chemin par Tashi ouvre la voie du sens
métaphysique de toute vie. Tashi, un jour, retournera la pierre et trouvera la solution : « en la
jetant dans la mer ». Se peut-il que nous réussissions à jeter notre goutte de pluie dans la mer
au sein même d'une existence quotidienne et tout à fait moderne, sans être obligés de nous
réfugier au fond d'une grotte dans l' Himalaya ? Pourrons-nous trouver le sens ultime de la vie
dans la plus banale quotidienneté comme nous le propose, en fin de compte, un autre film des
frères Taviani sur le même thème, mais dans la tradition chrétienne : « le soleil, même la
nuit » (1990) ? Comment empêcher notre mort d'enrichir l'océan de sel de la Mort absolue ?
En la jetant - toute nue - dans la torrent des naissances. Le poète René Char écrivait, en son
temps, « Etre du bond. N’être pas du festin, son épilogue ». Pourtant, en voyant la trentaine de
personnes dans la salle de cinéma, je me demandais qui était vraiment concerné par la
thématique centrale de ce film ? Mircea Eliade répondrait que tout le monde doit être
interpellé puisque chaque être porte en son for intérieur, au sein même de la structure de sa
conscience, un sens du sacré. Mais n'est-ce pas plutôt, chez les jeunes et les moins jeunes, par
le biais des soirées « raves » et des matchs de football ou de rugby qu'une forme de sacré
laïcisé s'exprime à l'heure actuelle ? Qui peut vraiment comprendre en profondeur la
souffrance de Tashi lorsqu'il vit la déchirure entre son appel vers ce que Raimon Panikkar
nomme l'éloge du simple et l'état monacal (Panikkar, 1995) et l'amour sensuel qui l'unit à sa
jeune femme ? Qui comprendra, d'une manière radicale, ce que lui dit, à sa dernière heure,
son maître, le lama Apo, lorsqu'il écrit : « vaut-il mieux vivre mille désirs ou en dominer un
seul » dans le cours d'une vie ? Je ne suis pas sûr que les actuelles analyses de la chute des
grandes figures symboliques, du désenchantement du monde, de la folie versus démocratique,
avec son pessimisme pédagogique (Gauchet, 2005, 2007,, Dufour, 1996) soient les mieux
placées pour comprendre le phénomène.
Une des scènes les plus remarquables par son intensité existentielle et sa profondeur de vue
est celle de la confrontation avec l'héroïne Pema, à la fin du film, lorsque Tashi a décidé de
partir sans rien dire, comme le prince Siddharta, qui deviendra le Bouddha, en laissant
derrière lui sa femme et son fils. Pema lui rappelle l'histoire mythique de Siddharta et les
souffrances de l'abandon de son épouse Yashodara, à laquelle elle s'identifie. Toute la
condition de la femme dans l'univers symbolique de l'Inde et du Bouddhisme apparaît en clair
dans sa mise en perspective. Qui sait, en effet, si ce n'est pas grâce à Yashodara que le
Bouddha a pu, réellement, naïtre au monde ? Le sens de cette séquence me rappelle celle de
« Le soleil, même la nuit », lorsque le héros, après avoir vécu son épisode de moine célèbre
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mais doté d'un faux self, quitte la société du spectacle et part, seul, pour disparaître comme
Lao Tseu, dans la brume de l'incognito. À ce moment il apprend que le vieux couple de
paysans qu'il avait croisé naguère et dont la femme lui avait souhaité du « soleil, même la
nuit », étaient décédés ensemble comme ils avaient vécu toute leur vie ensemble, dans une
sagesse terrienne du quotidien sans esclandre. La femme, dit-on aujourd'hui dans des
recherches neurobiologiques d'avant-garde, serait celle qui donne l' « intelligence » à
l'homme. Ne serait-ce pas parce que - justement - l'homme manquera toujours de quelque
chose qu'il aura ce besoin spirituel d'aller chercher ailleurs ce qu'il ne peut trouver à côté et en
lui-même ? La femme comprendra-t-elle jamais ce besoin de l'homme qui le fait tout quitter
pour aller vers l'ailleurs ? Il y a, sans doute, beaucoup de femme « mystiques ». Mais le sontelles comme les hommes, avec le sens tragique de ces derniers ? Il m'a toujours semblé que le
sacré chez la femme était plus serein, plus épris de merveilleux et de lumière. L'homme,
comme le pense Miguel de Unamuno, porte en lui « le sentiment tragique de la vie ». Freud
avait à côté de lui, comme disciple préférée, Lou Andréas Salomé. A-t-il jamais compris le
caractère ensoleillé du mysticisme laïque de cette femme exceptionnelle qui tentait de lui
communiquer une autre vision du monde ? Je suis frappé de voir, en tant que directeur de
recherche doctorale, l'audace des femmes sur le plan académique. Très peu de doctorants
hommes prennent le risque de présenter des idées et des théories qui sortent des chemins
battus en sciences humaines. En particulier, sur le plan de la réflexion spirituelle en éducation,
ce sont les femmes qui innovent, surtout lorsqu'elles appartiennent à des pays neufs comme
l'Amérique Latine. Trois exemples récents, en sciences de l'éducation. Madame Vera Lessa
Catalao présente une thèse en écoformation à l'université Paris 8 (2002), dans laquelle elle
assume pleinement la caractéristique de la coévolution planétaire et du dépassement spirituel
nécessaire pour accomplir les buts d'un monde respectueux de la nature. C'est encore une
brésilienne, Madame Angela Bruce Farias Da Rosa Ghiorzi, qui, sous la direction de Michel
Maffesoli, étudie le rapport des Brésiliens à la santé dans une perspective d'ouverture radicale
et révolutionnaire à l'écoute sensible du corps, de l'âme et de l'esprit (Sorbonne, 2002). Enfin,
c'est Madame Joëlle Macrez qui n'hésite pas à s'interroger sur « l'autorisation noétique », c'est
à dire à chercher à comprendre le sens d'une vie humaine centrée sur sa propre évolution vers
un plus être transpersonnel (université Paris 8, 2002). Il est vrai que j’ai réussi à faire soutenir,
récemment, par deux doctorants, deux thèses à dimension écologique et spirituelle en
éducation (Filliot,2008, et Nicolas, 2008). Mais l’un (P.Filliot) est professeur de yoga et
l’autre (P.Nicolas) est un amoureux de la nature, tout en étant tous les deux des enseignants
en poste.
Qu'est-ce que se former du point de vue existentiel ?
Se former, c'est apprendre à mourir à son passé et à son avenir, apprendre à mourir au savoir
et au savoir-faire déjà-là .
Se former, c'est apprendre à naître et découvrir un savoir-être en création permanente qui n'est
plus - justement – un savoir mais une connaissance ; se former c'est apprendre à être dans un
présent instantané qui tient compte de toute la complexité de l'existence (Barbier, in
Mouttapa, 1997). Cette réflexion forme la trame de ce que je nomme « l'autoformation
existentielle ». Elle doit être distinguée d'emblée d'une autre optique que j'appelle
hétéroformation. Cette dernière est principalement le fait d'entrer en formation dans des
institutions spécialisées (écoles, universités, centres d'apprentissage etc.) qui ont pour fonction
d'inculquer un corpus théorique et pratique déjà constitué et qu'il s'agit de reproduire et de
s'approprier. En général notre formation passe surtout par le truchement de cette
hétéroformation. Elle est essentiellement une formation « diurne » (Pineau, Marie-Michelle,
1983) relativement codée, instituée, légitimée, et fait l'objet d'un partage, voire d'un clivage,
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entre les classes sociales, en fonction de l'héritage culturel et social reçu dans notre enfance.
L'autoformation est beaucoup plus liée à notre propre devenir. Certes elle est en relation
également avec une hétéroformation diurne sur laquelle elle s'articule volontiers, mais sans
jamais s'y enfermer. L'autoformation est beaucoup plus du registre d'une formation nocturne pour reprendre encore la distinction de G. Pineau. La formation « nocturne » est celle dans
laquelle nous entrons souvent sans nous en apercevoir, dans des espaces et des temps qui ne
sont pas institués spécifiquement comme devant être formatifs. C'est une formation
interstitielle qui apparaît dans les marges de nos occupations éducatives légitimes. Ainsi,
l'étudiant sortant de son université et allant discuter de tout et de rien avec des amis dans un
café, comme le faisait le groupe de jeunes poètes autour de Jean Lescure, avec Gaston
Bachelard, après les cours, participe à ce type de formation nocturne. De même, le lycéen qui
entre en conflit avec son entourage et en subit les à-coups affectifs mais également les
enrichissements personnels en matière d'autonomisation, fait l'épreuve de cette formation
nocturne. Ce type de formation est de loin le plus important en quantité et en qualité, dans
notre propre devenir existentiel. Mais parmi les éléments de cette formation, je qualifierai d'
« autoformation existentielle » ceux qui se rapportent plus explicitement aux grandes
questions que l'homme se pose sur le sens de la vie. Ces questions ont fait l'objet de nombreux
débats depuis le début de l'histoire de la pensée, mais elles restent toujours ouvertes et
circonscrites en formulations symboliques et mythiques. Qu'est-ce que naître ? vivre ? aimer ?
jouer ? travailler ? souffrir ? vieillir ? mourir ? Qu'est-ce que croire en un Absolu (Dieu,
l'Histoire, etc) ? communiquer ? Qu'est-ce que le « je » et le « tu » (pour reprendre les
expressions du philosophe Martin Buber (Buber, 1969)) ? Qu'est-ce que « la société » ? Je fais
l'hypothèse que personne ne nous forme à répondre à ces questions, mais que nous nous
formons nous-même à la non-réponse où à la réponse dubitative. Ainsi l'écrivain Christian
Bobin, dans son Éloge du rien (1990), est ramené à son enfance scolaire devant une demande
d'un texte pour une revue. Que répondre, en effet, à la question : « qu'est ce qui donne du sens
à votre vie ? ». Il demande alors de supprimer le mot sens et la question devient « qu'est-ce
qui vous donne votre vie ? ». La réponse cette fois-ci est aisée : « tout. Tout ce qui n'est pas
moi et m'éclaire. Tout ce que j'ignore et que j'attends... Ne rien attendre - sinon l'inattendu. »
(pp. 17-18). Une hétéroformation trop instituée dans ce domaine conduit presque toujours à
une attitude personnelle normative ou, au contraire, réactivement contradictoire. La recherche
du sens de la vie ne saurait résulter d'une éducation directive non questionnée.
Du projet de vie
Parler de « projet de vie » est typiquement occidental et inscrit dans une philosophie de la vie
déterminée par l’idée de « maîtrise ». Certes, la conception même de « projet » a évolué, de
la Renaissance à la post-modernité. Le concept de « projet » , comme le montre fort
justement, Jean-Pierre Boutinet dans son article, au sein du numéro de Pratiques de
formation.Analyses qu’il a dirigé (2007, N°53), a pris les couleurs du refus, de la contestation
d’un ordre figé pour aboutir, dans la postmodernité à la gestion du momentané, en grande
partie, d’ailleurs, dans le virtuel et dans un contrôle en amont et, a priori, de toute réalisation
de plus en plus devenue problématique.
Je retiens de cette historicité du projet, un élément inéluctable : tout projet se situe dans le
futur, quand bien même ce futur est de plus en plus proche. Il porte en lui un principe
espérance impossible à éviter. Dans le moment encore révolutionnaire de l’histoire, la classe
ouvrière montante pouvait espérer changer l’ordre des choses dans un avenir plus ou moins
lointain. Puis, ce fut le « tiers-monde ». Aujourd’hui, il ne lui reste plus que la réalité lucide
d’une impossibilité de faire bouger les rapports sociaux dominés par la mondialisation
libérale et le constat désespérant, pour les groupes sociaux les plus démunis, de devoir rester
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à leur place, malgré toutes les promesses électoralistes en terme d’ascension sociale et
d’égalité des chances.
Mais la misère, le fond de la vraie misère,
c’est quand on dit
Je ne sais plus, je ne peux plus, je ne veux plus
Écrit le poète Eugène Guillevic.
Pendant toute cette période, le projet, dans le domaine éducatif, s’est articulé autour de trois
pôles significatifs de l’homme :
l’homme historique, porté par l’histoire mais déterminé, également, à la maîtriser et à être un
acteur collectif de la réalité sociale, en imposant ses valeurs dans une visée plus ou moins à
tendance universelle. Sa figure de proue est celle de Prométhée
L’homme libidinal, emporté par ses pulsions et ses passions, recentré sur ses intérêts
particuliers, sa « puissance d’exister » (Onfray, 2008), sans grande préoccupation de l’autre.
C’est Dionysos qui s’affirme dans ce cas.
L’homme symbolique, qui ne peut s’empêcher de proposer du sens, du symbole et du mythe,
en de tenter une médiation singulière entre l’universel et le particulier. Apollon dessine son
profil dans cette dernière conjoncture.
Si « interpréter » réunit l’homme symbolique à l’homme libidinal, puisque toute production
de sens s’inscrit, pour être assurée, dans l’affectivité, l’imaginaire et le corps, le
« contempler » réunit l’homme symbolique à l’homme historique, dans un conditionnement
des différents ordres religieux et le « transformer » demande la liaison de l’homme libidinal et
de l’homme historique, puisqu’il s’agit alors d’énergie individuelle et collective.
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Sujet existentiel et projet de vie
Je nomme « sujet existentiel » la personne (ou le groupe) définie par un certain nombre de
qualités identitaires structurantes et destinées à être mises à l'épreuve de la réalité.
La première de ces qualités est la Liberté, c'est-à-dire la capacité fondamentale d'une
personne de faire des choix de vie, quels que soient les événements qui peuvent la
contraindre. Il s'agit là d'un postulat nécessaire pour ne pas traiter une personne en
« objet » de connaissance, vite réduit, trop souvent, à un simple vecteur de rapports
sociaux (Althusser) ou à une illusion spéculaire archaïque (Lacan). Certes, cette capacité
de liberté est d'autant plus exprimée que le sujet détient le maximum d'informations sur
les choix à effectuer. On sait que dans la vie courante, et en particulier pour les membres des
classes sociales les plus défavorisées, ce stock d'informations est souvent réduit à sa portion
congrue. Néanmoins il n'est jamais complètement annihilé dans les sociétés plurielles
comme les nôtres. En cela, l' « habitus » n'est jamais parfaitement réalisé. Il est toujours
plus ou moins tenu en échec, c'est-à-dire travaillé par la contradiction et aux prises avec
l'ambivalence (Barbier, 1977). La capacité d'entrer dans la liberté a pour conséquence
l'émergence du conflit à la fois intrapsychique et interpersonnel. Choisir est
toujours précédé d'une phase d'angoisse d'autant plus forte que les enjeux sont vitaux.
C'est pourquoi le sujet existentiel - être libre - est nécessairement soumis à l'angoisse du
choix où se profile inéluctablement le risque de l'erreur possible au coeur d'une trajectoire
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temporelle irréversible. Mais choisir, au delà de son lot d'angoisse, permet au sujet
existentiel d'agir sur lui-même et sur le monde dans une connaissance toujours relative des
mises et des enjeux. Certes le sujet existentiel est, par nature, impliqué par les relations avec
son environnement naturel, social, économique, politique etc. Son implication devient un
engagement lorsque il est capable de la nommer et de la resituer dans un ordre symbolique
doté d'une intentionnalité explicitée collectivement et animée par un projet de développement
personnel et communautaire. Par cet engagement , le sujet existentiel devient à la fois
responsable de son action et solidaire de tous ceux qui l'accompagnent dans sa réalisation.
Ainsi la liberté, l'angoisse, le conflit, le choix, l'action, l'engagement, la responsabilité et
la solidarité sont des notions-clés et reliées pour comprendre la nature du sujet
existentiel.
D'un point de vue psychique, le sujet existentiel développe, à travers l'action, un ensemble
de capacités propres à l'homo sapiens-sapiens.
Sentiment
Phantasme/Emotion
Contempler
Imaginer
Concept
Raisonner
Agir
Sensation
Par l'Agir (du Monde sur lui et/ou de lui sur le Monde) le sujet existentiel éprouve des
« sensations » d'ordre somatique par le truchement des percepts neuro-physiologiquement
programmés. Ces sensations perçues vont donner naissance au « concept » en passant par la
faculté de « raisonner » » au phantasme et à l'émotion (affect) en s'étayant sur celle d'
« imaginer »; et au sentiment ( distinct de l'émotion) en s'inscrivant dans la faculté de
« contempler » ( phase ultime de la méditation, sans concepts ni images).
Le sujet existentiel est toujours cet existant total qui met en oeuvre, consciemment et
inconsciemment, l'ensemble de ces capacités fondamentales dans les situations
problématiques auxquelles il est soumis au cours de son itinérance. Quatre « espaces
transversaux » déterminent l'existentialité du sujet existentiel:
- 1) un espace personnel, dans lequel le sujet existentiel est un être de relations humaines,
porté par un univers pulsionnel conflictuel et doté d'une « parole » spécifique.
- 2) un espace organisationnel dans lequel il est avant tout un « acteur » social et un être
parlant le langage de son groupe.
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- 3) un espace institutionnel, dans lequel il est alors un « agent » principalement
reproducteur de structures sociales conformes, mais également un « déviant » doté d'une
négatricité instituante (Ardoino, 1977).
- 4) un espace cosmo-écologique, dans lequel le sujet existentiel se reconnaît comme
un élément relié d'un ensemble plus vaste et transpersonnel avec lequel il interagit d'une
manière holistique.
Tout essai de compréhension multiréférentielle d'un sujet existentiel aura pour tâche de
mettre au jour le jeu des interférences entre ces quatre espaces transversaux dans la plus
banale des activités quotidienne du
sujet, par une approche avant tout d'ordre
phénoménologique dans un premier moment et d'ordre herméneutique,éventuellement, dans
un second temps. Il est évident qu'il s'agit là de dialectiques partielles qui peuvent varier en
fonction du moment et du lieu. Le chercheur aura toujours à tenter d'élucider comment elles
jouent en situation et comment elles s'étayent de manière multiple. Ce travail
d'élucidation constitue une part essentielle de l'Approche Transversale telle que je la
définis en tant qu'approche multiréférentielle généralisée.
Une autre aventure aujourd’hui
Le début de ce XXIe siècle s’ouvre sur une autre aventure : la lucidité tranchante de la place
de l’homme dans la nature et de la relativité de tout jeu social comme de toute représentation
humaine, scientifique, historique ou symbolique, prétendant conduire la personne vers le
bonheur à moyen ou long terme. Une perte de l’imagination dans la durée et un recentrage sur
le flash imaginatif, dans l’instant, sans devoir entrer, immédiatement, dans une trame et un
tissage durable. De nouvelles religiosités prennent appui sur ce profil. Elles viennent dévier
de plus en plus la trame sotériologique des grandes religions du Livre, dans une double
démarche d’« humanisation du divin » et de « divinisation de l’humain » (Ferry, 1996). C’est
le commencement d’une nouveau sens du sacré : la spiritualité laïque qui ne refuse, ni
l’importance du logos philosophique, ni, paradoxalement, le caractère essentiel de
l’expérience mystique (Comte-Sponville, 2006).
Cette autre conception de l’être au monde, sans doute plus inspirée par les philosophies de
l’Orient non dualistes, ne propose pas un type de réflexion en termes de réalisation lointaine,
sans doute parce qu’elle n’a pas le même intérêt pour la toute-puissance du Logos (Jullien,
2006)..
Réfléchir sur le sens de la vie, à partir des épreuves existentielles de souffrance, de mort, de
vie et de joie, conduit à une autre attitude : celle du non-attachement, du non-agir, du « lâchez
prise » et, surtout, de passer de l’intention à l’attention vigilante (Krishnamurti, 1997).
Le « projet » nous attache à une idée, une image, dans un futur que nous voudrions assuré. Il
bloque notre vie dans un programme dont la rigidité dépend de notre degré de maturité
ontologique.
L’imaginaire inévitable
Cependant, l’être humain ne peut, dans la plupart des cas, se passer de l’imaginaire. Une
construction imaginaire qui le rassure devant la mort, la finitude, l’écroulement de tous les
projets. On sait que la réussite du Christianisme et l’éclipse de la spiritualité cosmique des
Grecs qu’elle a engendrée, est liée à un imaginaire sotériologique extraordinairement puissant
et efficace (Ferry, 1996, (2002), 2005). Qui peut dire, avec le poète André Frénaud : « mes
chiffres ne sont pas faux. Ils forment un zéro pur » ? Avec Castoriadis, on peut même dire
que l’imaginaire est « radical », à la base de la constitution de la psyché. Il est au cœur de ce
qu’on nomme la pensée depuis Aristote.
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Dès lors, nous trouvons sans doute deux attitudes possibles dans une sorte de
complémentarité dialogique.
l’attitude méditative qui consiste à laisser passer les pensées et les images (donc le « projet »)
comme des nuages qui se dessinent dans le ciel et qu’un souffle de vent disperse à l’horizon.
À la limite, la production imaginaire n’est qu’un « moyen habile » pour aller vers un éveil
spirituel (bouddhisme tibétain). Le plus souvent, l’imaginaire est vu comme une illusion
empêchant le sujet d’atteindre une « perception directe de la réalité » (Krishnamurti, 1988)
L’attitude mytho-poétique qui reconnaît la fonction de l’imaginaire comme inscription et
enracinement dans un passé tissé par le symbolique (les mythes structuraux de l’humanité) et
comme surgissement, bouleversement, surprise instantanée de tout ordre institué (le
poétique).
C’est dans ce second cas que l’on peut reprendre l’idée de « projet de vie »
Il nous faut distinguer le « programme » du « projet ».
Le programme est lié au temps chronologique et à l’aspect factuel. J’établis un programme
pour la formation DUFA que je dirige, plusieurs mois avant le début des cours. Mais c’est un
canevas qui ne deviendra réel qu’au moment de sa réalisation dans un temps de formation.
C’est le « projet-programme » de J. Ardoino (Ardoino, 1984), forcément réducteur de la
complexité de la vie et gorgé d’imaginaire leurrant, d’impérialisme de la dialectique du pur et
de l’impur.
Le « projet-visée » de J. Ardoino soutient encore la notion de projet mais pour l’évaluer (et
non la soumettre à un contrôle) dans un mouvement permanent de pensée critique. C’est le
regard sur les fins, le sens de la vie humaine, personnelle et sociale.
J. Ardoino, très à cheval sur l’idée de temporalité (et ipso facto critique à l’égard de toute
pensée liée à l’instant), pose la notion de projet-visée comme fondamentale et la notion de
projet-programme comme son corollaire nécessaire mais insuffisant en tant que telle.
Pour moi, le projet s’inscrit dans la notion d’imaginaire radical, celui qui a affaire avec le
« Chaos, Abîme, Sans-Fond » dont nous parle Cornelius Castoriadis (Castoriadis, 1975). Il
n’est que l’étincelle, sans cesse renouvelée, d’un flamme incompréhensible appelée vie. Tout
se passe comme si nous ne pouvions pas réussir à calmer notre esprit et notre imagination.
Alors sans discontinuer, comme le pense Castoriadis, nous produisons un flux de
représentations, de formes, figures, symboles incessant.
Sous cet angle nous dirons que le « projet » jaillit d’instant en instant, de commencement en
commencement, comme un segment de sens dont la continuité nous apparaît que parce que
nous ne sommes pas capables de voir le film, image par image, de notre pensée en acte.
À la fin d’une vie, le sens de vie peut être ainsi comptabilisé dans l’illusoire mémoire d’un
passé révolu. Toute histoire de vie apparaît ainsi comme une légende de soi-même sur soimême, une broderie imaginaire en quelque sorte, mais sans doute nécessaire pour survivre
psychiquement.
Pour en finir avec le projet de vie, à 20 ans ou à 65 ans, consiste à réaliser en soi-même, cette
sagesse liée à l’intuition de l’instant, ( Bachelard, 1932), sans perdre pour autant la faculté
d’imaginaire radical. Mais on imagine, on produit une image, comme on fait un pas sur le
chemin. C’est le premier pas qui compte dans le fait de se déplacer. Or, tout pas est un
premier pas. Toute marche accomplie est une marche qui n’existe plus. Inutile de se retourner
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ou de calculer le nombre de pas à faire avant d’atteindre le bout de la route. Quel bout de
route d’ailleurs ? Dans cette philosophie de la vie, la route est incertaine, l’itinérance plus
imprévue. Qui peut dire où ira sa propre vie et la vie de l’humanité aujourd’hui ? Malgré
toutes nos soi disantes « maîtrises » techniques, économiques et sociales, nos ordinateurs, nos
planificateurs et les discours de nos politiciens, l’avenir est de moins en moins sûr.
À la fin du XXIe siècle, lorsque le réchauffement de la planète sera ce qu’il est prévu compte
tenu de notre inconscience mercantile, le niveau de la mer aura augmenté de 50 cm à 2 mètres
et les déserts recouvriront une grande partie des terres cultivables actuellement. La lutte
fratricide pour l’eau sera très meurtrière. Une grande partie du Bengladesh n’existera plus.
Les déserts envahiront l’Afrique, Les Etats-Unis, la Russie etc.… Seule la petite Europe
sauvera encore la mise, assaillie de toute part par une horde de miséreux. Alors le « projet de
vie », toujours soumis à la quantification dont on connaît l’empreinte économique, sombrera
encore plus dans la montée de l’insignifiance.
En finir avec le projet de vie, à l’occidental, c’est commencer à vivre et à être responsable de
sa parole, de ses actes et de sa solidarité avec les autres et le monde naturel, la biosphère,
aujourd’hui, tout de suite, d’instant en instant. C’est opérer un saut qualitatif à la fois dans une
conscience écologique et dans le sens de l’instant poétique, qui constitue une nouvelle
dimension de la noosphère teilhardienne. La conscience écologique devient nécessairement
politique. Elle affirme la nécessité d’un bouleversement des attitudes à l’égard de la
croissance comme bien-fondé du devenir du monde. Elle propose avec Pierre Rabhi (2003),
un projet de vie de décroissance, pour les sociétés développées, et pas seulement de
« développement durable » en toute reconnaissance de la valeur des peuples traditionnels.
L’instant poétique demeure le seul « salut » quotidien pour le philosophe de l’expérience
contemporaine. Son credo du présent assumé est cet aphorisme de René Char : « la lucidité
est la blessure la plus rapprochée du soleil » (Feuillets d’Hypnos, (1946), 1983).
Nature de l'instant poétique
1. L'instant poétique est une forme du présent
Le présent contient et abolit la durée
La durée est cette temporalité qui va du passé vers l'avenir
Le présent contient le passé, mais le reconstruit. Il contient l'avenir, mais il l'imagine.
Le présent fait apparaître le passé et l'avenir au moment même où il les enflamme dans
l'instant.
L'instant est l'aiguille qui passe, comme un éclair, pour tisser une maille du présent, laquelle
se défait à peine tissée. Mille instants tissent le présent comme une trame fugace de la
conscience d'être.
L'instant poétique est un présent dans la mesure où il contient le moment de la convivialité, de
l'écoute sensible, (déjà passés), de la création (en train de se faire) et de la surprise (à venir).
Mais il y a eu instant poétique dans le passé, au moment de la convivialité avec d’autres et de
son écoute sensible. Il y aura, peut-être, un instant poétique dans la surprise de découvrir
l'oeuvre poétique dans le futur. Mais surtout, il y a instant poétique dans le fait même de
créer.
L'instant est un présent poétique
Il est avant tout reliance entre ces moments et quelque chose d'autre : un Englobant
dynamique, un Procès du monde en acte comme dirait la sagesse chinoise, qui se donne à voir
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sous forme symbolique. La dimension proprement poétique constitue la trame symbolique du
présent instantané. Cette trame symbolique dissout l'instant dans la durée, mais c'est la qualité
d'instantanéité qui dissout également la trame symbolique dans l'émergence du toujours neuf.
La poétique est le regard créateur posé sur les choses, les situations et les êtres qui naissent
toujours pour la première fois pour celui qui sait voir dans un « éveil de l'intelligence »
(Krishnamurti, 1971).
2. L'instant poétique est une connaissance de soi et du monde
Par le présent instantané de la poétique, nous prenons conscience d'être vivant, c'est-à-dire un
point d'aiguille dans la durée, mais un point qui crée la durée elle-même et avec elle l'espacetemps du monde en création. Notre insertion ainsi dans l'Englobant dynamique du monde
relativise complètement notre ego et nous élargit par la réalité vécue d'une conscience sans
limites et sans durée.
Dans l'instant poétique, le moi vole en éclats, seul le réel-monde existe dans notre conscience
d'être. La poésie, sous cet angle, est un exercice spirituel. Elle est de l'ordre de la
connaissance en tant que praxis sans projet. Le poète ne cherche pas à créer un poème. Il
exprime un besoin de dire. Le poème se crée tout seul à travers les mots, les images, les
rythmes qui lui viennent d'emblée. Bien qu'il travaille sur le langage, son travail est moins une
affaire de linguiste que celle d'un horticulteur qui laisse les plantes pousser d'elles-mêmes
sans chercher à les tirer vers le haut. Le poète poursuit, avec le langage, une complicité, une
amitié conflictuelle.
Le langage poétique est une voie à défricher qui permet le cheminement de l'être vers son
point d'accomplissement. Le poète va vers la sagesse, comme le philosophe, sans s'en
apercevoir. Mais, contrairement au philosophe, il chemine hors concept. Comme le
remarquent Gilles Deleuze et Félix Guattari (1991) à propos de l'art, il utilise le percept, la
sensation et la sensibilité pour connaître. Pour lui, il s'agit avant tout d'apprendre à regarder et
à recevoir pour pouvoir redonner.
3. L'instant poétique relève complètement de la logique de l'échange symbolique.
La logique de l'échange symbolique articule : Donner, Recevoir et Rendre.
Ce que je donne est reçu et fait à son tour l'objet d'un nouveau don au moins égal au don
originel comme le montre la vie symbolique des cultures traditionnelles (Mauss, 2007) .
Les moments de l'instant poétique constituent des phases quasiment complètes de cet
échange. Nous en avons fait l’expérience dans mes groupes d’improvisation mytho-poétique à
l’université.
Ainsi le moment de la convivialité demande à la fois de donner de soi-même (la confiance) de
recevoir (ce que l'autre me propose) et de rendre (ce que je vais inventer pour tisser cette
confiance). Nous en avons fait souvent l'épreuve dans le processus de présentation des
membres du groupe.
Le moment de l'écoute sensible est par excellence la réalisation de cet échange symbolique
qui est véritablement reconstitution du lien social. Donner un poème que l'on aime, le recevoir
et le rendre par un autre poème. De même pour le moment de la création : je crée un poème,
je le donne à écouter et je reçois les autres créations poétiques du groupe.
Un non-projet pédagogique et l’improvisation mytho-poétique
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Toute situation de formation est un processus qui engage les personnes concernées,
formés et formateurs, dans une expérientialité intégrale de leur existence. Il en va
ainsi, me semble-t-il en sciences de l'éducation.
Je présente dans les pages suivantes une séquence tirée d’un dispositif d'expression de
l'imaginaire mythopoétique appliqué aux représentations du savoir. Dispositif totalement
improvisé comme c'est souvent le cas dans mon style d'enseignement et de formation.
Lorsque j'arrive dans la salle du bâtiment pré-fabriqué où doit se tenir mon cours (Unité de
Valeur, U.V.) ce jeudi du mois de mars 1989, je ne sais pas encore de quoi sera constituée
la séance d'aujourd'hui. Mon cours s'intitule « l'écoute mythopoétique en éducation ». J'ai
beaucoup à dire sur cette question qui représente un investissement intellectuel et personnel
de plusieurs dizaines d'années. Les étudiants présents, une douzaine, commencent
maintenant à se connaître et à s'apprécier. Ils sont ensemble dans cette U.V. « clinique »
depuis le début de l'année car mon cours est annuel. Un grand nombre d'entre eux sont des
étudiants de maîtrise ou de D.E.A. en sciences de l'éducation. La plupart sont
professionnalisés dans des secteurs variés (enseignement, animation, éducation
spécialisée, commerce, « petits boulots » etc,). Ils sont âgés de 25 ans à plus de soixante
ans, avec une moyenne d'âge autour de la quarantaine. J'ai pu m'apercevoir, dans la
présentation fortement impliquée du début d'année, que plusieurs de ces étudiants ont eu
des parcours de vie extrêmement originaux et « aventureux ». Bertrand n'est-il pas allé
vivre pendant des mois chez les Muria, ce peuple dravidien complètement isolé au coeur de
l'Inde ? Elise n'est-elle pas partie, après son mariage, seule avec son petit enfant, à travers
l'Afrique ?
Mon enseignement a pour objectif de faire passer par l'apprentissage d'une écoute
particulière du phénomène éducatif. Écoute essentiellement centrée sur le concept
d'improvisation tel que j'ai pu le théoriser (voir plus loin dans ce livre)). J'y insiste sur l'état
d'esprit, sur la disponibilité intérieure, dans laquelle nous devons nous trouver pour
pouvoir improviser: un état d' « autorisation » (devenir son propre auteur selon J.Ardoino).
une « blancheur neigeuse de l'esprit », c'est-à-dire un état méditatif sans pensée ni image a
priori, un « vide créateur » permettant à l'imagination radicale de la personne de se
déployer dans ses arabesques impromptues.
Nous avons déjà vécu plusieurs situations d'improvisation et les étudiants savent entrer
maintenant avec une certaine facilité dans un état de méditation poétique. Pour la plupart,
cette nouvelle aptitude fut une rude expérience durant laquelle ils durent faire face à des
« épreuves » de vérité concernant la dimension créatrice et métaphorique de chacun.
En pénètrent dans la salle ce jour-là, je trouve que Maurice, un enseignant d'une quarantaine
d'années, a vraiment l'allure d'un Professeur d'université californien - un enseignant qui
n'aurait pas oublié que les Événements de Mai Juin 1968 ont existé en France et dans
le Monde. Immédiatement une situation d'improvisation s'impose à mon esprit. Je
demande à Maurice de venir à la table du « Maître », au centre de la pièce. Il accepte sans
hésitation. Il pressent que nous allons de nouveau, ensemble, découvrir quelque chose. Je
vais m'installer à la table des étudiants disposée en carré. Puis je commence mon
improvisation par ces termes : « Comme je vous l'avais annoncé, nous avons l'honneur et
le privilège de recevoir aujourd'hui dans notre cours sur l'écoute mythopoétique en éducation
mon éminent collègue, le Professeur Maurice, qui vient, comme vous le savez, du Pays de
l'Ailleurs. Spécialiste international des questions qui nous intéressent, nous allons pouvoir
lui poser celles que son oeuvre, déjà immense, suscitent en nous. » Les étudiants ne sont
pas autrement surpris par ma proposition. Ils vont y participer immédiatement. Maurice
se prête au jeu de rôle et commence à présenter sa problématique avec force détails après
29
3/08/08
que je lui en ai fait la demande. Il inscrit même un graphe au tableau, totalement
improvisé, quand je lui propose de nous décrire de façon synoptique l'articulation de ses
principaux concepts. Nous n'hésitons pas à inventer les titres de ses prestigieuses
publications. Ces titres sont toujours très poétique et surréalistess (par exemple « la crevasse,
l'anneau d'or et le peuplier ») et suscitent l'ouverture d'un « imaginaire savant » où vient
se mirer l'homo ludens cher à J.Huizinga (1951) ou à J.Duvignaud.(1980).
Les étudiants s'amusent beaucoup dans ce jeu. Ils retrouvent le sens de « la joie à l'école »
dont parle justement G.Snyders (Snyders,1986). Ils s'adressent à cet « éminent Professeur »
en le nommant Monsieur le Professeur... et en discutant d'une façon tout à fait sérieuse les
thèses développées. J'anime la séance en relançant, de temps en temps, la dynamique
mythopoétique de la discussion. Ainsi j'invente des « concepts » du Professeur Maurice et
je rappelle qu'il a articulé d'une manière paradoxale, la « spiritualité-roc » avec la
« sexualité-nuage ». Maurice répond gravement à ce type de questionnement en retentissant
(au sens Bachelardien du terme) aux images proposées. A d'autres moments j'interpelle tel
ou tel étudiant de la même manière. « Mademoiselle Anastasia a de nombreuses
questions à vous poser, compte-tenu qu'elle termine un doctorat sur le thème de La
Luminosité de l'opaque dans l'oeuvre du Professeur Maurice ». Anastasia saisit la balle au
bond et pose effectivement
une
question
en
fonction
de
son
propre
« retentissement » mythopoétique en situation. Un autre étudiant interroge le Professeur
Maurice en inventant un titre d'ouvrage et en citant des « extraits » de la page 35 comparés à
d'autres de la page 632 du même ouvrage. Bertrand cite, lui aussi, un phrase supposée être
attribuée au Professeur Maurice : « Ni Dieu, ni maître, le fleuve prend sa source et jaillit
dans l'univers », et demande une explication. A chaque fois Maurice répond et propose une
réflexion.
Une anecdote intéressante à noter : une heure avant la fin de la séance qui dure deux
heures et demie, un étudiant visiteur inconnu entre dans la salle et va s'asseoir sans faire de
bruit. Il s'agit d'un homme proche de la cinquantaine qui, je l'apprendrai plus tard,
étudie sous la direction de mon collègue Rémi Hess. Il ne connaît rien de la façon dont je
mène mon enseignement. Il croit vraiment être en présence d'un Professeur étranger venu
débattre avec nous. Parfois son esprit critique est mis à rude épreuve car des rires fusent
subitement, trouant l'air comme ceux d'un maître Zen. Mais surtout, soudainement, Pierre,
une personnalité de l'U.V. dont la vitalité explose de toute part et très sérieux dans son
âge adulte, l'interpelle en s'adressant, incidemment au Professeur Maurice : « Contrairement
à votre collègue Zamansky qui n'a pas cru utile, lui, de s'exiler et qui nous fait l'honneur de
nous rendre visite aujourd'hui... » Le supposé Zamansky reste bouche-bée et bafouille
quelques mots : « je ne comprends pas ce qui se passe ici...j'étais venu voir comme
cela...j'avais remarqué le titre du cours de René Barbier sur le tableau d'affichage...je suis en
maîtrise et j'avais un peu de temps..etc., ». Evidemment le rire est général. Maurice tiendra
ainsi pendant près d'une heure et demie. Quand il en aura assez, il nous dira « on arrête.» en
levant les bras. Nous nous adressons alors à l'étudiant « survenant » et nous lui expliquons
ce que nous faisons dans cet enseignement. Il avoue qu'il ne savait plus à quel saint se
vouer et qu'il se demandait si, oui ou non, Maurice était un Professeur invité. Il nous reste
environ trois quarts d'heure avant la fin de la séance. Je prends la parole pour théoriser la
pratique inventive que nous venons de mettre en oeuvre et pour la resituer dans le cadre de
ma problématique de « l'approche transversale en éducation ». Je rappelle que notre
expérience pédagogique se situe dans la ligne d'une autre invention que nous avons
expérimentée également en partie et que j'ai nommée « le jeu du Gourou » (Barbier, 1988,
1997). Il s'agit toujours de développer les facultés intuitives et créatrices du sujet dans
une optique communautaire, en articulant un triple imaginaire, à la fois pulsionnel, social et
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sacral (Barbier, 1997) J'interprète l'improvisation réalisée sous deux angles : la forme et le
fond.
- Sous l'angle de la forme, je montre que ce dispositif va dans le sens de la recherche-action
existentielle comme méthodologie pertinente de l'Approche Transversale. En effet, tous les
étudiants présents ont été des participants au jeu interactif. Nous avons développé
collectivement cette structure symbolique imprévue dans laquelle notre imaginaire est venu
jouer. Il s'agit bien d'un processus de recherche-action doté d'une intentionnalité de
recherche. Nous partons d'une hypothèse heuristique à dominante existentielle : tout le
monde est capable d'entrer dans l’écoute mythopoétique malgré les années d'enfermement
scolaire dès lors que la confiance se rétablit envers soi et les autres. Chacun est susceptible
de méditer poétiquement même s'il pensait que cette attitude lui échappait totalement.
Communautairement, nous faisons l'épreuve de cette expérientialité pédagogique. Ainsi
nous produisons un matériau de recherche à la fois imaginaire et symbolique à partir duquel
nous pourrons réfléchir par la suite dans une perspective de recherche. L'élaboration
théorique que je propose maintenant constitue justement un premier palier de cette
optique de recherche. Elle devra se poursuivre et s'approfondir par le groupe considéré
comme « chercheur collectif » dans la recherche-action existentielle (Barbier, 1996).
- Sous l'angle du fond, j'expose une théorisation de la fonction poétique dans l'expérience
quotidienne telle qu'elle m'apparaît dans cette improvisation. La fonction poétique est la
résultante d'une tension dialectique irréductible permanente entre un pôle « imaginaire »
essentiellement sans limite et porté sans cesse vers l'avenir par un « Principe Espérance »
(Bloch, 1976), régi par le principe de Totalité, et un pôle « structural », un cadre de
repérage, doté de frontières, inscrit dans le présent, ouvrant sur le tragique de la condition
humaine et régi par le principe de la Séparation.
La production mythopoétique, toute poéticité de la vie en acte, constitue la résolution
nécessaire mais toujours inachevée et imparfaite de cette tension dialectique irréductible. Si
l'acteur poétique se laisse gagner par l'un ou l'autre pôle pour s'y stabiliser et nier
imaginairement l'autre pôle, il est certain de perdre sa nature poétique et de réduire
considérablement son champ symbolique d'existence. La polarisation sur l'imaginaire le
propulse dans la folie fusionnelle et autistique de l'ordre de l'incommunication radicale, à
moins qu'il n'atteigne l'issue ouverte par la « voie du coeur » au fond d'un imaginaire
silencieux décrit par toutes les plus hautes spiritualités humaines (Desjardins, 1984).
La polarisation sur le cadre structural de repérage, dans l'ordre du code linguistique,
l'empêche de pouvoir suivre le déroulement imprévisible et événementiel de la vie et
débouche tout autant sur une forme d'aliénation mentale, liée à ce que R.Kaës nomme une
« position idéologique » par opposition à une « position mythopoétique » (Kaës, 1980).
De la sagesse
Pour en revenir à la question de la sagesse par rapport au sacré, je proposerai ce simple
schéma permettant de délimiter le champ de la réflexion,
Il permet de distinguer la sagesse, de la spiritualité et de la religion.
J’ai bien conscience qu’il s’agit là d’un raccourci, notamment si j’en juge par le volumineux
et très intéressant ouvrage de Camille Tarot de plus de 800 pages – Le symbolique et le sacré
– publié en 2008 et qui est consacré aux sociologues français de la religion. Mais ce schéma
nous permet de nous situer, au niveau personnel, par rapport à l’un ou l’autre pôle.
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Laissons la « religion » dans la sphère explicité de l'institutionnel, de l'établi organisé, des
croyances affirmées, de l'universel proclamé, du repérable, et, en fin de compte, de
« l'emprise » par l'institué pour certains ou du « conditionnement » objectif pour d'autres. Elle
débouche sur une relecture actualisée des textes dits sacrés (re-ligere) ou sur un sens d'une
reliaison (re-ligare) avec un esprit transcendant. Les sociologues reliront le « sacré » comme
élément fondamental du symbolique produit par la société (Durkheim) ou comme un « fait
social total » (Mauss) en articulant, en dissociant le sacré et la symbolique, ou en refusant les
deux termes, suivant les cas. Camille Tarot, dans son ouvrage, cherche une troisième voie.
Parlons de spiritualité lorsqu'il s'agit d'entrer dans une dimension plus particulière où
l'expérience individuelle bouleversante (mystique) est concernée, par un processus de
« saisissement » en partie corporelle d'un autre niveau de réalité que celui purement apparent,
en s'ouvrant souvent sur l'instituant par rapport à l'universel. C’est, historiquement en sciences
sociales, Rudolf Otto qui dans son livre « le sacré » publié en 1929, que l’approche du « Toutautre » demande la rencontre existentielle et affectivo-intuitive par comprendre vraiment le
phénomène. Mircea Eliade jouera un rôle de relai considérable et notre temps porte encore
son impact.
Utilisons le mot « sagesse » lorsque nous abordons une dimension dans laquelle le
« discernement », une forme de compréhension subtile de la complexité des niveaux de réalité
et de leurs interactions (reliance), devient plus évidente pour la personne singulière dotée
d'expériences multiples et réfléchies. Elle réalise dans son existence une dialogique
constructive (institutionnalisation) des deux autres dimensions dans un dépassement
permanent, en fonction des situations concrètes rencontrées. Pierre Hadot, en nous parlant des
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anciens Grecs, et de la Citadelle intérieure, chez Marc Aurèle (1992), nous introduit dans ses
subtiles régions.
Le sacré est un moment - un « instant éternel » (Maffesoli, 2000) - au coeur de ces différentes
acceptions et les réunit en relations et en proportions variables dans un champ symbolique,
souvent à dimension poétique.
C'est une finalité intuitive animant l'être humain, élément de la structure de la conscience plus
que moment dans l'histoire de celle-ci (M.Eliade), inscrit au coeur du monde et le faisant
participer à son dynamisme intrinsèque, selon des registres parfois du mysterium fascinosum
(sidération), parfois de l'ordre du mysterium tremundum (tremblement) en suivant Rudolf Otto
(Otto, 1989), qui peuvent être considérées, par certains, comme des effets d'une transcendance
reconnue et par d'autres, simplement, comme une donnée manifestant l'énergie formative du
monde.
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Chapitre 2
La pierre et l’eau, deux métaphores pour approcher ce que nous appelons
« Profondeur » ?
Il me semble indispensable de commencer par la sensibilité et par le principe que nous
pouvons en dégager pour animer notre réflexion
1. La question du « principe de sensibilité » : ce qui fait sens par tous les sens
- Approches de la « sensibilité »
Elle est à distinguer de l’émotion, de la passion et du sentiment
Elle correspond à « ce qui fait sens par tous les sens » :
- sens comme univers de significations existentiellement incarnées et non susceptibles d’une
explication, mais seulement d’une compréhension multiréférentielle à partir d’une implication
personnelle ;
- retour au corps et aux cinq sens, retrouver « la peau et le toucher » (Montagu , 1979)
- capacité d’être « affecté », d’être touché affectivement, d’entrer en « échoïsation »
(Cosnier), 1994 ;
- capacité de comprendre l’autre et le monde par co-naissance, par « co-naturalité » (J.
Maritain) parce que nous sommes faits de la même substance sous nos diversités, unité du
genre humain. Elle nous entraîne vers une vision holistique et reliée à la vie ;
- capacité d’entrer dans un sentiment singulier qui englobe mais dépasse l’émotion et les
affects. Un sentiment conçu comme schème intégrateur de tout dérangement affectif, par
changement de système de référence, par décentration et faculté de resituer notre position
dans la relation perturbante (école de Palo Alto) ;
- pouvoir quitter le « déjà connu », lâcher-prise, se « libérer du connu » (Krishnamurti) ;
- voir le neuf, ce qui surgit à chaque instant, être dans la spontanéité naturelle (notion d’
« improvisation » Jean-François de Raymond et d’ « esprit neuf » de Shunryu Suzuki, 1977) ;
- s’éveiller à la conscience qui n’est pas « conscience de » (comme le pense Castoriadis et
toute la phénoménologie) mais un état particulier de la psyché qui est sans séparation avec le
monde tout en étant capable de distinguer les éléments d’un ensemble confus et de relier les
éléments qui semblent être dispersés. Cette attitude nous conduit vers le « sentiment
océanique » de Romain Rolland. On peut critique à cet égard l’opposition de Freud par
rapport à l’ « écart » de sa disciple bien aimée Lou Andréa-Salomé (dans « Carnet intimes
des dernières années » 1983)
A partir de cette conception de la sensibilité, trois métaphores à envisager :
- métaphore de la paire de tenailles
- métaphore de la pierre
- métaphore de l’eau
2. La métaphore de la paire de tenailles
Tout se passe comme si le « principe de sensibilité », envisagé sous l’angle des sciences
humaines, était tenu et serré par une paire de tenailles dont les deux branches seraient la
psychologie et la sociologie, comprises dans leur propre évolution historique.
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La psychologie part d’une rupture avec la philosophie et le « mentalisme » de la fin du XIX e
siècle. Elle s’inspire et imite les sciences de la nature. Psychologie expérimentale. Mais dès le
début du XXe siècle émergence de la psychanalyse (au début elle se veut scientifique avec
Freud). Pendant tout le XXe siècle lutte entre psychologie clinique et behaviorisme (sciences
du comportement). Fin du XXe siècle, retour en force des neurosciences en psychologie et
mise à distance de la psychanalyse (van Rillaer, 1980)
La sociologie part d’une position scientifique avec Comte et Durkheim qui a éliminé Gustave
Le Bon, Le Play et G. Tarde. S’impose en France avec Bourdieu qui récupère Max Weber et
l’école sociologique compréhensive allemande. Puis contestation par l’ « histoire de vie » (D.
Bertaux) et l’ethnographie constitutive de l’école anglosaxonne (H. Mehan) et
l’ethnométhodologie (Garfinkel, Coulon, 1980). Aux Etats-Unis, le début de la sociologie
avait été marqué par l’Ecole de Chicago, puis une éclipse avec deux courants fondamentaux
« la Suprème Théorie » de Talcott Parsons et l’ « empirisme abstrait » des questionneurs
d’opinion (sondages) et « quantophrénie » (Pitirim Sorokin). Aujourd’hui, le « retour du
sujet » (A. Touraine) et la « misère du monde » (Bourdieu) s’affirment : en fin de compte, la
voix des acteurs, une ouverture vers l’interactionnisme symbolique. Mais également la
recherche du social dans les vies personnelles (Catani, 1982)
Cette double évolution croisée et complémentaire manifeste l’ambivalence des sciences
humaines dans son rapport au mystère de l’être au monde, de la sensibilité humaine en
particulier. Il s’agit, principalement d’une méconnaissance d’une autre intelligibilité de la
place de l’homme dans le monde telle qu’elle est développée en Orient et plus largement dans
les cultures autres.
Il y a hégémonie paradigmatique de la vision du monde occidentale. Par paradigme j’entends
un ensemble cohérent de propositions théorique et méthodologique dépendant d’une vision du
monde, d’une « epistemê » à soubassement philosophique, située historiquement et
culturellement.
Cette considération nous oblige à envisager deux métaphores et leur dialectisation nécessaire.
3. La métaphore de la pierre ou l’Occidentalisation du monde
L’analogie avec la pierre est intéressante.
La pierre est une substance isolable et isolée bien que susceptible d’être collectée : le « tas de
pierres ».
C’est une substance dure, capable de heurter et de détruire. Elle constitue à la fois la première
arme de l’homme et son premier outil. Elle est l’instrument premier de sa volonté de
transformer le monde, de le dominer.
La pierre est dure et stable. Elle permet d’avoir une assise à l’homme en lui donnant ainsi une
certaine sécurité lorsqu’elle est assez vaste. Elle lui permet de s’abriter (grotte). Elle le
garantit d’une certaine éternité de ses productions (sur cette pierre je bâtirai mon église, dit la
parole chrétienne à partir de Pierre, le disciple du Christ).
Mais la pierre est également une substance qui ne résiste guère aux à-coups climatiques. Par
grands froids ou par temps caniculaire, elle se brise. Elle a horreur des extrêmes, des défis,
des changements brusques et incompréhensibles. A la longue elle devient grain de sable et
son univers un désert.
Le paradigme sous-jacent à la métaphore de la pierre et, du même coup, à l’Occidentalisation
du monde est celui de la fragmentation, de l’émiettement séparatif de tout ce qui existe.
L’analyse, est, de ce fait son moyen d’investigation privilégié.
4. La métaphore de l’eau ou l’Orientalisation du monde
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L’eau renvoie analogiquement à toute une série d’images.
L’eau c’est la substance radicalement reliée et unifiée. Aucune vague d’un océan n’est
séparée de l’ensemble de l’océan.
Substance douce, que l’on peut capter, emprisonnée dans un récipient ou encore que l’on peut
détourner de son cours naturel. Elle semble être docile et faible.
Substance de bien-être, indispensable à toute forme de vie. Nécessaire à notre corps et à la
constitution même de notre vie dans une proportion considérable.
Substance réceptive qui accueille d’autres éléments, d’autres liquides ou solides pour toutes
sortes de métissages, pour le meilleur et pour le pire. Songeons aux pollutions de l’eau par les
déchets.
Substance capable de tous les détournements devant l’obstacle. Substance qui peut s’évaporer
pour retomber sous formes de pluies dans une autre région.
En fin de compte substance plus qu’indocile et parfois tranchante lorsqu’on veut la canaliser,
la dompter :songeons aux raz de marées, aux déluges de toutes sortes, comme aux jets d’eau
de type laser qui peuvent fendre un bloc de béton.
En Orient la métaphore de l’eau est très souvent utilisée dans les textes canoniques du
Taoïsme ou du Bouddhisme. Songeons à l’épisode célèbre ou Confucius rencontre ce vieillard
qui, de l’autre berge d’une rivière en crue, décide de traverser le fleuve. Il disparaît dans les
tourbillons. Confucius et ses disciples pensent qui en est mort quand le vieillard réapparaît
soudain sur l’autre berge. Confucius l’interroge en lui demandant comment il a fait pour s’en
sortir. Lao Tseu répond qu’il a simplement suivi le cours du fleuve, plongeant avec les
tourbillons, surgissant de nouveau avec les pentes naturelles du fleuve.
Le paradigme sous-jacent à la métaphore de l’eau est celui de la capillarité. Elle implique une
vision du monde constitué de réseaux interactifs où chaque élément ne peut se comprendre
que par son insertion dans une totalité dynamique, un champ de relations et une prise de
conscience d’un autre ordre que la « conscience de »...
Cette vision du monde a été développée depuis des millénaires par les peuples d’Orient, par
les peuples d’Afrique, par les peuples amérindiens, à travers des mythes et des symboles
animant les multiples dimensions de la vie quotidienne. Les indiens d’Amérique du nord en
sont de subtiles représentants comme le montre Téri Mc Luhan et al dans son livre Pieds nus
sur la terre sacrée. (1992)
5. Dialectique nécessaire des deux métaphores
L’épistémologie nouvelle en Occident comme en Orient ne doit-elle pas passer par une
dialectique des deux métaphores précédentes en sciences humaines ? Sinon la catastrophe
risque de nous attendre. Dernièrement dans la région altaïque en Russie, des ingénieurs ont
voulu construire un barrage en détournant une rivière, en construisant un lac artificiel, sans
tenir compte des populations autochtones qui vivaient là de la chasse et de la pèche. Ils ont
ainsi détruit leur culture et en en fait des vagabonds misérables. On connaît également ce qui
dit E. Morin de l’histoire semblable des indiens Kris au Canada dans Terre-Patrie (Morin,
Kern, 1993)
A l’efficacité occidentale à tout prix nous devons substituer le sens symbolique et la solidarité
communautaire à l’échelle de toute la planète. Des ethnopsychiatres comme Tobie Nathan en
sont conscients et utilisent les mythes, les symboles et les techniques du corps des cultures
traditionnelles dans leurs actions psychothérapeutiques, pour soulager les souffrances des
personnes déculturées de nos régions.
On imagine ce que serait cette dialectique de la pierre et de l’eau en éducation :
- Donner une stabilité et un cadre symbolique pertinent à toute action éducative.
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- Accepter de tracer des voies et de changer, en partie, le monde, dans une action
communautaire élaborée collectivement.
- Etre sensible aux cultures, aux réactions individuelles et collectives, qui, peut-être, cachent
une richesse insoupçonnée et valable pour tous.
- Accepter de faire des détours, refuser la ligne droite.
- Prendre en considération une temporalité et un sens de l’espace « autres ».
- Reconnaître et accepter de vivre, non seulement avec la rationalité qui nous fonde, mais
également avec notre imaginaire et nos mythes.
- Rester souple avant de devenir dur et stable. Savoir « lâcher-prise ».
- Penser le ciel et la terre, le cerveau gauche et le cerveau droit, dans notre vision du sens de la
vie.
6.
La nécessaire approche multiréférentielle en sciences de l’éducation
Si le « retour du religieux » était un vrai problème mal posé, il en va de même pour
l’approche multiréférentielle.
D’abord on confond trop souvent la « multiréférentialité » avec la pluridisciplinarité ou la
« multidimensionnalité ». Jacques Ardoino et l’Ecole vincennoise (notamment Guy Berger,
Alain Coulon, René Barbier) ont fait l’effort de distinguer les notions. La multiréférentialité
n’est pas l’application d’une pluralité de disciplines autonomes et sans articulation sur un
objet de recherche. Elle n’est pas non plus le fait de caractériser cet objet par la pluralité de
ses dimensions (à signaler qu’ E. Morin parle, malgré tout, systématiquement, de
« multidimensionnalité » dans son oeuvre. Castoriadis reconnaît l’intérêt de la notion de
multiréférentialité6). L’approche multiréférentielle représente une posture de recherche qui
utilise un regard pluriel sur l’objet et à partir de la complexité intrinsèque de cet objet7. On
reproche souvent aux tenants de la multiréférentialité de ne pas fournir d’exemples pratiques
de recherche. Mais ce type de recherche suppose une formation d’un type particulier, aux
antipodes des habitus classiques de recherche en sciences sociales. Il faudra longtemps avant
de voir une recherche approfondie exprimant vraiment la multiréférentialité, même dans notre
formation doctorale en sciences de l’éducation à Paris 8, pourtant intitulé « approches
multiréférentielles des situations et des pratiques éducatives ». Nous sommes, là, dans des
conflits épistémologiques où se dessine le carrefour actuel des sciences de l’éducation8 .
Souvent, ce que d’aucuns proposent et soutiennent, d’autres en coulisse le dénoncent et
l’obstruent. Pourtant les recherches sur l’imaginaire en éducation sont, nécessairement,
d’ordre multiréférentiel . Il en va de même de celles consacrées à l’évaluation. Intégrant les
réflexions précédentes, je propose une conception large de la multiréférentialité en approche
transversale, par rapport à une « multiréférentialité restreinte » réduite à une sorte
d’interdisciplinarité : la « multiréférentialité généralisée ».
6 Jacques Ardoino, Florence Giust-Despraires, René Barbier, entretien avec Cornélius Castoriadis, L’approche
multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, Pratiques de Formation/Analyses, université Paris
8, n° 25-26, mai 1993, 190 p., 43-63
7 Jacques Ardoino, René Barbier (s/dir), L’approche multiréférentielle en formation et en sciences de
l’éducation, Pratiques de Formation/Analyses, université Paris 8, n° 25-26, mai 1993, notamment l’article de J.
Ardoino, l’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives, 15-34.
8 C’est en psychosociologie clinique, dans la collection dirigée par Max Pagès, que je trouve des recherches
allant dans le sens multiréférentiel : Jean-Gabriel Offroy, Le choix du prénom, coll. Interfaces, Marseille,
Hommes et Perspectives, 1993, 339 p. et Nadia Panunzi-Roger, L’expérience toxicomaniaque, Marseille, coll.
Interfaces, Hommes et Perspectives, 1993, 184 p.
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L’approche multiréférentielle relève de trois types de pluralité : la pluralité des perspectives ;
la pluralité des espaces-temps ; la pluralité des référentiels théoriques, et impose une
méthodologie de recherche singulière.
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3/08/08
6.1.
Pluralité des perspectives
Il s’agit bien de considérer l’approche multiréférentielle comme une manière de voir et
d’écouter selon plusieurs perspectives. Jacques Ardoino, dans un modèle d’intelligibilité
devenu classique, en distingue cinq majeures dans son ouvrage Education et Politique9 . Une
perspective centrée sur l’individu, sur l’interrelation, sur le groupe sur l’organisation et sur
l’institution. L’idée clé reste que le chercheur n’est jamais séparé de son objet, même s’il peut
s’en distinguer. Il est impliqué conflictuellement, d’une manière inéluctable. Il doit aborder
son objet de recherche de ces différents points de vue en interaction. C’est la raison pour
laquelle il examine l’objet en distinguant sa complication de sa complexité.
Les concepts d’articulation, de repérage, de distinction, d’altération, d’autorisation, de conflit,
d’ambivalence et d’ambiguïté, d’équivocité, de dialectique, de négatricité, de temporalité,
d’imaginaire, d’institution sont au coeur de la problématique d’Ardoino.
J’ai ajouté à cette typologie des perspectives, celle centrée sur le cosmos10 qui nous oblige à
considérer notre place dans la nature et qui débouche, à la fois sur une autre dimension de la
« reliance » proche de la position de E. Morin concernant son « Évangile de la perdition », et
sur un engagement d’écologie politique.
6.2.
Pluralité des espaces-temps
9 Jacques Ardoino, Education et politique, propos actuels sur l’éducation II, Paris, Gauthier-Villars, 1977
10 Michel Gauquelin, La cosmo-psychologie. Les astres et les tempéraments, Paris, Retz, 1974 auquel il faudrait
ajouter l’histoire de l’univers comme montée vers la complexité décrit par Hubert Reeves Patience dans l’azur.
L’évolution cosmique, Paris, Seuil, 1981, Le temps de s’enivrer , Paris, Seuil, 1986, sans oublier l’oeuvre
d’anthropologie générale et de philosophie des religions de Mircea Eliade ou celle de Teilhard de Chardin,
même si elle demeure encore dans une perspective d’eschatologie chrétienne.
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L’approche multiréférentielle prend à bras le corps la question de la temporalité des pratiques
humaines. Elle s’inscrit d’emblée dans une existence concrète où passé, présent et avenir sont
en interaction permanente.
Elle allie synchronie et diachronie et ne dissocie pas le temps de l’espace, même si elle sait les
distinguer pour les articuler. Sont ainsi pris en considération les espaces-temps historique,
social, économique, politique, culturel, psychologique, biologique, cosmique.
6.3.
Pluralité des référentiels théoriques
Nous sommes ici dans l’univers du « capital symbolique » sur lequel s’appuie le chercheur
pour lire et interpréter les données, c’est-à-dire sur quoi il « prête du sens » à son objet selon
la remarque pertinente de Jacques Ardoino.
Il s’agit avant tout d’une pluralité de disciplines scientifiques représentant un éventail le plus
large possible des sciences anthropo-sociales comme des sciences de la nature. Mais
l’approche multiréférentielle s’ouvre également au questionnement proprement
philosophique, au sens occidental du terme (l’intelligibilité conceptuelle à la manière de
Deleuze et Guattari11 ) à partir de la question du sens.
Personnellement, la multiréférentialité généralisée que je défends s’amplifie encore par le
recours aux systèmes de compréhension du monde sensible, mis en oeuvre par l’ensemble des
arts plastiques, de la musique et de la poésie.
Plus largement encore, l’ouverture à la pluralité des référentiels s’opère du côté des sagesses
et des spiritualités, des « façons de faire et de dire » montrées sans cesse par les cultures
autres ou lointaines et que découvre de l’intérieur une anthropologie à la fois culturelle et
existentielle de l’éducation.
Il est évident qu’une telle problématique de recherche suppose plutôt un travail d’équipe
qu’un travail solitaire, nécessairement plus limité. Mais la multiréférentialité généralisée
n’implique pas la maîtrise des référentiels ainsi utilisés. Aucun homme n’en serait capable,
pas même une équipe. La capacité supposée est beaucoup plus de l’ordre d’une sensibilité
interculturelle, transdisciplinaire, pluriexistentielle, tout en se fondant sur la relative maîtrise
d’une ou deux disciplines scientifiques ou expériences humaines significatives, opposées et
complémentaires. Il s’ensuit une kyrielle de notions et concepts utilisables dans cette optique
de recherche .
6.4. L’approche multiréférentielle comme méthodologie de recherche
L’approche multiréférentielle s’inscrit sans conteste dans les méthodologies qualitatives et
cliniques de recherche. Elle suppose un sens holistique de l’objet, voire une perspective
hologrammatique. Elle accorde une place privilégiée et heuristique à l’implication du
chercheur. La démarche clinique est au tout premier plan, mais sans exclure d’autres apports
plus expérimentaux, historiques ou statistiques, en contre-point. Le sens praxéologique et la
modélisation des processus inclinent l’approche multiréférentielle à s’ouvrir à la rechercheaction et à l’intervention psychosociologique, à la sociologie permanente d’AlainTouraine ou
à la sociologie de l’événement d’Edgar Morin. Les sens de l’improvisation, de la médiation et
du défi sont convoqués fréquemment dans son activité concrète, suivie au jour le jour par la
mise en oeuvre de la technique du journal de recherche (« journal d’itinérance » pour
l’approche transversale). Dans l’ optique de multiréférentialité généralisée, c’est l’écoute
sensible qui est la perspective méthodologique la plus appropriée.
11 Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1991
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Chapitre 3
Première approche de la Profondeur
Commençons par affirmer, simplement, que la Profondeur, c’est le réel inconnu au fond de
nous-mêmes. Ce qui nous échappe toujours mais ce qui est toujours présent. Ce qui nous
appelle mais ce qui ne peut jamais être expliqué. Ce qui nous rend plus humains mais aussi
plus complexes à comprendre.
Mais que savons-nous du « réel » s’il nous échappe sans cesse ?
La science nous dit que l’univers est constitué de 70% d’énergie noire et de 25% de matière
noire (dont on conteste actuellement la réalité). Cette matière et énergie noires demeurent
invisible électriquement et n’interagit pas avec la matière ordinaire. On en ignore la nature
pour la matière noire. Pour l’énergie noire, dont la nature nous est inconnue, elle contrarie la
gravitation et permet l’expansion accélérée de l’univers.
Ce qu’on appelle la matière ordinaire ou baryonique est composée d’atomes et de molécules
dont, seul, un dixième est visible, les neuf dixièmes restants demeurent inaccessibles à
l’observation.
Or, nous sommes des éléments de cet univers que nous ne connaissons pas. Ce qui nous
caractérise est moins le savoir que le non-savoir.
1- Le Réel
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s
Nous ressentons la présence du réel par nos perceptions et nos sensations, mais nous en
connaissons l’illusion possible par notre intellect. Durant nos rêves, nous vivons des émotions
fortes, mais dès que nous nous réveillons, elles disparaissent comme par enchantement. Dès
lors nous sommes conduits à relier nécessairement le réel, le symbolique et l’imaginaire.,
comme nous le propose J.Lacan avec pertinence.
La Profondeur est une création symbolique et paradoxale, à partir de l’action de l’imagination
active dans et sur le réel. Il s’agit d’une « nomination » de ce qui est innommable.
La métaphysique , au sein de la philosophie occidentale, se pose la question depuis Leibniz et
Heidegger : « Pourquoi y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? », sans pouvoir y répondre.
Depuis quelques années, un groupe de philosophes de l’École normale supérieure (le MENS)
aborde franchement la réflexion à ce sujet, mais nous laisse, quand même, sur notre faim
(Wolff, 2008).
La réflexion sur la Profondeur demeure en deçà de cette question et accepte de ne pas y
répondre, considérant que ce qui est, a toujours été et sera toujours. Sur ce plan, elle est
proche de la vision du monde de la pensée chinoise traditionnelle.
Le réel se présente à nous, en nous, à chaque instant, mais nous ne pouvons en maîtriser les
tenants et les aboutissants. La philosophie occidentale dans son ensemble, influencée par les
sciences positives ne reconnaît que deux sources de connaissance :
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la perception sensible en relation avec les données empiriques.
Les concepts, ordonnant, classifiant ces données empiriques et les érigeant en systèmes et lois
inviolables.
Mais dans un cas comme dans l’autre, la connaissance nous apparaît comme insuffisante.
Face à la frustration qui en résulte, il nous reste le recours à l’imagination pour nous en sortir ,
soit par la compensation soit par la sublimation.
La sublimation donne lieu à la création symbolique. Cet univers symbolique peut faire appel à
l’imaginal dont les effets perdurent en nous depuis, sans doute, l’origine de l’humanité
pensante. L’imaginal est la création conceptuelle du philosophe français Henry Corbin, dont
les travaux sont essentiels pour l’herméneutique comparée. Face à la défiance que la
philosophie occidentale moderne a manifestée par rapport à l’imagination, le néologisme
« imaginal » porte, au contraire, une exaltation philosophique de l’image. Cette exaltation
ouvre à la connaissance symbolique de la réalité des archétypes. H. Corbin est un philosophe,
orientaliste, historien des religions. Il s’est très tôt spécialisé dans la connaissance du monde
persan et du soufisme iranien. On ne peut isoler ce concept d’imaginal de tout une
cosmogonie, un corpus qui a le mérite d’être explicite. Corbin se réfère dans ses recherches à
la Tradition spirituelle de l’Iran mazdéen et tout particulièrement à la théosophie orientale du
XII ème siècle dont Sohravardî, poète et philosophe inspiré est la figure centrale – ainsi
qu’Ibn Arabî en Andalousie.
Bachelard, phénoménologue, dépasse l’approche simplificatrice résultant d’une rationalité
réductrice, en donnant à nouveau raison à l’imagination. Pour Bachelard et pour Durand, son
disciple, l’imagination sécrète de la fiction, du fantastique, des images littéraires inspirées de
matières et dynamisées par leur origine archétypique et dont l’imaginaire assure la fonction de
l’irréel de sorte que cette fonction est légitimée. Or la question que pose Corbin, c’est de
découvrir s’il existe dans la connaissance humaine, une voie qui fait état d’une imagination
agente, d’une imagination active dans l’homme. Une imagination de fonction noétique et
cognitive propre et dont on suppose que les poètes en ont l’expérience dans certains cas.
Corbin a trouvé dans l’Iran ancien, chez ceux nommés les « Platoniciens de Perse » - en
allusion aux néo-platoniciens du IIIème siècle, Proclus, Plotin – de la lignée spirituelle de
Sohravardî (XIIème), un modèle des mondes qui instaure l’imagination active pourvue de ce
type de facultés subliminales.
L’imagination créatrice constitue la faculté centrale de l’âme. Pour cette tradition
philosophique, l’imagination possède « sa fonction noétique et cognitive propre, c’est-à-dire
qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’être qui sans elle nous reste fermée et
interdite » (Corbin, 2005). Cette puissance de l’âme ouvre l’être et le connaître à un monde
suprasensible : ni le monde connu par les sens, ni celui connu par l’intellect, mais un
troisième monde, un intermonde entre le sensible et l’intelligible.
La compensation, en général, relève des fantasmes personnels et du chimérique.
2- Apparence duelle de la Profondeur
La Profondeur, c’est le jeu de la lumière dans l’épaisseur de la nuit et celui de l’ombre dans
toute clarté.
J’ai toujours senti en moi la présence de cette Profondeur. Jeune enfant, plutôt timide et
secret, je vivais souvent la réalité transfigurée par l’imagination. J’ai joué comme peu
d’enfants ont joué, sans doute. J’étais un enfant heureux mais assez solitaire.
La Profondeur, à cet âge, était pour moi un sens très vif du mystère du monde, de la nature,
des êtres et des choses. Je n’ai reçu aucune influence religieuse dans ma famille. J’étais ouvert
à tout, sans m’en apercevoir.
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C’est à partir de l’adolescence que j’ai commencé à m’interroger plus intellectuellement sur le
sens que l’humanité a pu donner à sa place dans la nature. J’ai dévoré les diverses
publications à ce sujet, en sciences humaines, en philosophie, en spiritualités multiples à
travers le monde.
Plus tard, les sciences humaines et sociales m’ont permis d’interpréter en partie le monde
humain sans me satisfaire pleinement.
Je reste avec ce fonds d’interrogations sur le sens toujours actif, sans aucun enfermement
dogmatique. Mais c’est Jiddu Krishnamurti qui, vers 25 ans, m’a conduit à mieux affiner mon
questionnement sur moi-même, les autres et le monde.
J’ai repris le terme de « profondeur » de Roberto Juarroz, un poète argentin du XXe siècle qui
a écrit une suite remarquable « Poésie verticale ». Lors de l’éducation française de « Voix »
d’un autre poète argentin, Antonio Porchia, il avait écrit la postface en développant,
justement, cette notion de Profondeur.
Ce terme me convient, plus que le mot Dieu, ou Tao, ou Monde, ou Nature etc. Il demeure
suffisamment flou pour permettre toutes les ouvertures. Il n’est pas codé comme les autres
mots par la religion ou la philosophie.
Surtout il m’inspire une réflexion permanente qui va à la fois vers le haut et le bas, le devant
et l’arrière, le proche et le lointain, l’intérieur et l’extérieur, l’individuel et le social, la
particule et l’univers, le visible et l’invisible, le masculin et le féminin, le bord et l’abîme, la
nuit et le jour, le passé et le futur, l’espace et le temps,... mais toujours dans une position de
tiers inclus permettant l’accession à un autre niveau de réalité que celui qui contient les deux
autres termes en dialogue.
Il me semble ainsi que nos élaborations mentales vont toujours deux par deux, en opposition.
Mais, comme nous ne supportons pas le conflit des opposés, nous nous arrangeons pour
privilégier systématiquement l’un des deux termes, au détriment de l’autre, jusqu’à annihiler,
purement et simplement le terme insupportable. C’est la voie de l’homme fermé et de l’ordre
établi contre la vie elle-même.
La Profondeur, en nous-mêmes, assume pleinement les deux termes en opposition et les
réconcilie dans une complémentarité dialectique. C’est leur conjonction justement qui produit
l’émergence d’une dimension de la Profondeur, en instaurant un autre niveau de réalité. La
Profondeur, ainsi, n’a jamais peur du conflit, lorsque ce dernier est le fait d’éléments vraiment
en opposition et non d’éléments secondaires insignifiants. C’est par cette assomption que
quelque chose de neuf peut surgir.
Prenons l’exemple du désir (plaisir) et de la souffrance. Il faut beaucoup de désir et beaucoup
de souffrance pour, à un moment, s’apercevoir qu’ autre chose doit advenir de leur alliance
tragique. Ce fut le cas du bouddha et de son éveil.
Dans une telle perspective, si nous voulons aller loin dans la matérialité de l’existence (monde
des désirs), aller vers le bas, nous devons monter le plus haut possible dans la spiritualité,
comme le proposait Sri Aurobindo dans la sagesse du Yoga intégral. La démarche inverse est
plus problématique et plus dangereuse. Commencer par le bas (comme le fait la psychanalyse
freudienne) risque de nous bloquer dans une impasse, surtout si la philosophie sous-jacente
est celle d’un rejet de tout dépassement. Carl Gustav Jung avait bien vu le dilemme. Il
reconnaissait la nécessité de prendre conscience de la « vie symbolique » et des archétypes
constituant une montée vers cette dimension de dépassement de soi par la prise en
considération de l’inconscient collectif. Aujourd’hui certains psychanalystes commencent par
s’ouvrir à cette dimension de la Profondeur et du sacré au coeur de l’être humain qui
s’exprime souvent par un besoin de croyance. Julia Kristeva le démontre superbement dans
son livre sur « cet incroyable besoin de croire » (Kristeva, 2007)
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Aller vers le haut pour aller vers le bas
Il nous faut réfléchir à cette inclination que nous vivons d’aller vers le haut.
De tous temps, les spiritualités ont développé des aspirations à monter, à voir les choses de
haut.
Comme le remarque Gilbert Durand, « De nombreuses cultures confondent d'ailleurs
l'appellation du Dieu suprême avec la dénomination du Ciel, tels les Iroquois (Oki, Celui qui
est en haut), les Sioux (Wakan, l'En-Haut, le Dessus), les Maoris (Iho, Élevé, En haut), les
Nègres Akposo, les anciens Indo-Européens (Dyaus, Zeus : Ciel, Jour) et les Grecs (îuranov,
le Ciel). C'est que la simple vue du ciel constitue les orients symboliques d'un « sur-monde »
où se retrouvent, comme transposés et sublimés, et par là doués d'une valorisation
principielle, tous les orients du symbolisme terrestre. Le ciel, ou plutôt « les cieux », c'est un
sur-monde emboîtant et régissant le monde d'ici-bas (Platon). Chez les Chinois, l'empereur,
qui est l'ordonnateur du monde, ne peut organiser l'espace et le temps cosmique que parce
qu'il est le « Fils du Ciel ». » ( « le symbolisme du ciel », Encyclopædia Universalis 2005)
La montagne est, de par le monde, très souvent de caractère sacré pour les êtres humains.
Le joueur de flûte peut faire disparaître les enfants d’une communauté ingrate dans la
montagne (l e joueur de flûte de Hameln). On connaît l’histoire : il y a plus de sept cents ans,
la ville d’Hameln en Allemagne avait été victime d’une invasion de rats. Un citoyen nommé
Bunting avait offert d’en débarrasser la ville pour une somme convenue. Il s’est mis à jouer
de la flûte et les rats sont sortis de leurs trous et l’ont suivi jusqu’à la rivière où ils se sont
noyés. Mais quand le joueur de flûte a présenté sa note aux responsables de la ville, ceux-ci
ont refusé de payer. Le joueur de flûte s’est vengé sur les enfants de la ville. Il a de nouveau
joué de sa flûte et, cette fois-ci, ce sont tous les enfants de la ville qui sont venus et l’ont suivi.
Ils les a conduits vers une grotte dans une montagne et personne ne les a jamais revus.
René Daumal peut nous proposer d’aller avec lui vers « le mont analogue » (Daumal, 1981).
Alexandra David-Neel escalade l’Himalaya pour visiter les sages du Tibet .
Helena Blavatsky prétend avoir rencontré les « maîtres de sagesse » dans les mêmes lieux.
Le sage grec Empédocle d’Agrigente n’hésite pas – paraît-il - à se jeter dans le volcan (Etna)
pour aller vers les dieux.
Certains moines érémitiques orthodoxes vivent dans des grottes accrochées à la montagne au
Mont Athos.
Dès qu’il s’agit d’invoquer le Saint Esprit, les bras se lèvent vers le ciel de par le monde.
Les sages taoïstes s’envolent sur le dos des grues vers les sommets.
En Chine, la montagne est souvent un lieu sacré qui attire les foules, encore aujourd’hui, lors
de pèlerinages.
Qu’est-ce qui fait courir ainsi les hommes vers les sommets ?
Sans doute l’imaginaire chrétien joue son rôle à cet égard. Le Christ n’est-il pas « monté au
ciel » ? Ses disciples et tous les saints ne vont-ils pas faire de même ?
Mais, plus prosaïquement, Gilbert Durand, nous propose une interprétation de l’élaboration
du schème ascensionnel dit schizomorphe ou héroïque dans sa théorie des structures
anthropologiques de l’imaginaire. Le désir vers le haut serait lié à la posture du bipède
humain qui se relève lors de la phylogénèse au fil de l’évolution. la dominante reflet-postural
est l’homme qui se dresse et risque de tomber. De là les schèmes d’ascension et de chute
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qui apparaissent toujours ensemble: « il n’y a pas d’ascension sans descente » nous
rappelle Bachelard, cité et commenté par Durand (Durand, 1980,, p.14)
G.Durand distingue trois schèmes fondamentaux.
Le schème héroïque ou schizomorphe, qui s’appuie sur une dominante-réflexe « de position »
et qui ordonne la position du corps redressé, appelle les images de redressement, d’ascension,
d’affirmation, de spectaculaire, de purification, de combat, de rupture diaïrétique, de jour, de
luminosité. Les symboles sont les armes, les flèches, les glaives.
Le schème mystique s’appuie sur la dominante réflexe de « nutrition » (succion labiale et
orientation correspondante de la tête du nouveau-né), et de « digestion », agglutine les images
de profondeur, de descente, avalement, de retraite, de blottissement, d’intimité, de refuge, de
nuit, de sombre. Les symboles sont des coupes, des coffres, des grottes etc.
Le schème synthétique, s’appuie sur la dominante-réflexe « copulative » obéissant soit au
cycle vital (puissance sexuelle individuelle), soit au cycle saisonnier, soit au cycle d’oestrus
chez les mammifères femelles. Les images sont celles de rythmicité, de dialectique,
d’articulation entre le dehors et le dedans, de médiation, de progressivité. Les symboles sont
la roue, la baratte, le briquet.
Les archétypes peuvent être considérées comme une « substantification » des schèmes au
contact de l’environnement naturel et social. C’est au contact des images de l’environnement
que les schèmes se substantifient en archétypes. Ainsi aux schèmes ascensionnels
correspondent immuablement les archétypes du ciel, du sommet, du chef. En se liant à leur
tour à des images différenciées selon les cultures, les archétypes s’actualisent en symboles. A
la différence de l’archétype, le symbole se caractérise par son extrême fragilité. En perdant de
sa polyvalence, le symbole évolue vers ce que René Alleau nomme le « synthème » (Alleau,
1976), la réduction sociologique de la fonction symbolique.
Dans ce sens, pour tous les schèmes, le minimum de convenance est exigé entre
l’environnement culturel et la dominante réflexe qu’il emprunte à l’école de réflexologie de
Léningrad. C’est ce qui fonde le trajet anthropologique du symbole « produit des impératifs
bio-psychiques par les intimations du milieu » ( dans « structures anthropologiques de
l’imaginaire »), trajet réversible, « le milieu étant révélateur de l’attitude » et « la pulsion
individuelle a toujours un lit social » et « c’est bien en cette rencontre que se forment les
complexes de culture que viennent relayer les complexes psycho-analytiques ».
Avec les physiologues, observant que l’homo sapiens sapiens est placé dans une situation
unique par rapport aux animaux du fait de l’usage de son gros cerveau, le néo-encéphale ou
cerveau noétique, il en infère que le sapiens utilise constamment sa capacité à dépasser les
simples liaisons symboliques de l’animal par la richesse spontanée des articulations
symboliques complexes et que toute pensée du sapiens est re-présentation, la présentation
d’une image symbolique étant toujours d’emblée entourée d’un cortège des possibilités
d’articulation symbolique.
Cette rencontre des possibilités diversifiées de l’Imaginaire l’amène à rechercher à repérer
« de vastes constellations d’images qui semblent structurées par des symboles convergents ».
Gilbert Durand articule la tripartition réflexologique, (côté pulsion individuelle, imaginaire
radical dirait Castoriadis) déclinée en posturale: redressement, phallique, digestive, orale,
intime, rythmique, copulative et sociologique (diurne et nocturne). (G.Bertin)12,
12 Pour l’Imaginaire, principes et méthodes, Gilbert Durand , revue Esprit critique, février 2002,
http://www.espritcritique.org/0402/article2.html)
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Chapitre 4
La philosophie transversale, un art de vivre avec rigueur qui unifie
Profondeur, Gravité et Reliance
Faire sens pour l’être humain peut vouloir dire une structure de significations qui articule trois
dimensions : la Profondeur, la Gravité et la Reliance.
Le triptique ontologique en éducation
René Barbier 97
PROFONDEUR
Optimisme tragique
Communion
Perception et
Représentation
du Réel
GRAVITÉ
RELIANCE
Solidarité active
1. Profondeur et voie apophatique
Elle ne peut être approchée que poétiquement et par une démarche négative (apophatisme).
Elle signifie :
Une relation à un Réel conçu comme une vérité qu’on ne saurait cerner, enfermer,
circonscrire, sans le détruire.
Une relation à « un Abîme, un Chaos, un Sans-Fond » (Castoriadis), à un « Tout-Autre »
(Rudolf Otto), à un « Otherness », une « Autreté » (Krishnamurti).
Une relation d’inconnu (Guy Rosolato) ou l’inquiétante étrangeté freudienne s’inscrit dans
l’impossibilité même de la présence absolue et dévisageable de ce Réel voilé.
Une relation perçue comme un flux intérieur de Vie radicale, ouvert sur le « presque-rien » et
sur le « je ne sais quoi » (V. Jankélévitch).
Une relation abyssale dans laquelle nous ne finissons jamais de nous approfondir.
Une relation qui va au-delà du non-sens, qui fait fleurir le sens au coeur même du non-sens,
dans une acceptation de non-rationalité qui n’est pas cependant un irrationnel. Plutôt un
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constat qu’il peut exister « une pensée de la non-pensée » nommée hishiryo chez les
bouddhistes, une pensée extrêmement vivante et active.
Une relation qui présentifie sans cesse ce qui est en chacun d’entre nous pour transformer
chaque être en une personne c’est-à-dire celui qui peut dire « je » parce qu’il est un individu
intégré au cours du monde et chez qui il n’y a plus personne à nommer.
Une relation qui suscite à chaque instant une intensité active qui n’est pas une passion, ni
l’éclat d’une quelconque « philosophie des lumières » mais l’émergence du sens au coeur de
chaque mot prononcé, de chaque geste effectué, de chaque regard attribué.
Une relation qui s’ouvre sur l’amour pour ceux qui vivent dans la tradition du Livre ou sur la
compassion pour ceux qui suivent certaines sagesses orientales proprement athées, ou dans
une certaine conception d’un humanisme marxiste ou socialiste.
Une relation surtout qui au fil du temps et dans la mesure où nous pénétrons de plus en plus la
Profondeur, nous rend de plus en plus « grave ».
2. La Profondeur et le Profond
Rappelons que la Profondeur, c’est tout ce qui est, sans pouvoir être nommé ou imaginé dans
sa totalité dynamique.
La Profondeur n’a ni commencement ni fin.
Dans sa mouvance permanente, elle est le Procès du monde en cours qui se déploie...
La Profondeur est transcendante, ailleurs, tout-autre, insaisissable, non-rationalisable, audelà du temps et de l’espace, innommable, sans naissance et sans mort, englobante.
Dans la Profondeur, amour et mort s’enchevêtrent sans fin et sans limite, d’une manière
corpusculaire et ondulatoire.
La Profondeur dans son flux est amour et mort dans son reflux.
Le Profond ou l’être humain
Nuitée Sur un pic, un temple
Je lève la main, frôle les étoiles
Je n’ose parler à haute voix
Peur d’effrayer les êtres célestes
Li Bai
Le Profond est cet état conventionnel, arbitrairement nommé, d’inscription du procès de la
Profondeur dans le cours du monde, à un moment donné,. Il représente la multitude infinie
des formes de la Profondeur dans son déploiement incessant (ce que les anciens Chinois ont
appelé « les dix mille êtres »). Dans notre monde naturel, sur terre, il se nomme, entre autres,
Être humain. Ce dernier semble être la forme la plus achevée, ici-bas, du Profond.
La Profondeur donne au Profond sa lumière et son sens.
Le Profond donne à la Profondeur son existence concrète et sa voix toujours inachevée.
Le Profond est immanent, incarné, ici et maintenant, en mouvance.
Entre le Profond et la Profondeur, un lien de réciprocité nécessaire et l’espace de
l’imaginaire.
Le Profond, dans le flux de la Profondeur, se donne et participe. Dans son reflux, il tue et
prend.
Le Profond, entre le flux et le reflux de la Profondeur, se passionne et s’élève.
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Le Profond, au sein de la Profondeur, est au-delà de la joie et de la souffrance. Moment
ineffable où le Temps et l’Éternité se croisent et flambent.
Lorsque le Profond sait, il s’arrête et s’endort.
Lorsque le Profond connaît, il se perd et se tait.
Lorsque le Profond s’approfondit, il connaît et s’allège.
La Profondeur est Jeu du Monde, le Profond est jeu de l’homme.
Entre la Profondeur et le Profond, le jeu se fait symboles.
Quand le Profond s’approche de la Profondeur, son jeu devient un jeu d’enfant.
Le jeu de l’homme est relié au Jeu du Monde par un sourire.
Dans la flamme, le jeu de l’adulte ne voit que du feu.
Dans la Profondeur, le jeu de l’enfant touche la flamme de l’eau.
Le jeu de l’homme est relié à l’ordre social par un cri.
Dans sa nature ludique la plus spontanée, la Profondeur est Errance.
La solitude est la demeure du Profond.
Le Profond va vers le silence et trouve la solitude.
Derrière la solitude du Profond, la Profondeur joue et gagne.
Pour le Profond, le silence est le bruit de la Profondeur.
Entre le silence et la solitude, un rien, qu’on ne peut recouvrir.
La mort est ce point d’être qui transforme la solitude en silence.
Le Profond et la surface : une étroite liaison.
Le Profond reste prisonnier de la blancheur des choses. Il n’est jamais très loin de la vie en
acte avec son cortège de malentendu, d’ambivalence, de lâcheté et de courage
incompréhensibles. Mais il est également porteur de la Profondeur qui ne le quitte jamais car
il est cela même, comme un poignard planté dans l’infini.
3 Éloge du Surfaciel chez l’être humain
La surface ou plutôt « le Surfaciel » ne doit pas être confondu avec le surperficiel. Ce dernier
est au Surfaciel ce que le fond de teint est à la peau de jeune fille. Le Surfaciel nous
enveloppe dès les premiers moments de notre naissance. Il représente une catégorie de
contact. On sait que l’attachement va de pair avec la présence chaleureuse de l’autre, bien au
delà de la simple fonctionnalité nourricière. Chez les grands mammifères comme chez le petit
de l’homme le contact de la peau et la réalité du toucher (Ashley Montagu, 1979) constituent
un élément essentiel de la survie et du développement psychologique. Le « moi-peau » de
Didier Anzieu, (Anzieu, 1985) à la fois protège, dessine une frontière du self, et en même
temps permet l’ouverture et l’échange avec le milieu extérieur. En Gestalt-thérapie l’ancrage
va toujours dans le sens d’un retour au Surfaciel, à l’enracinement.
Le Surfaciel exige la rencontre avec ma finitude et avec le monde. C’est en devenant sans
cesse immanent, intramondain, que je glisse vers la transcendance. Faire son chemin dans la
solitude est une condition nécessaire mais non sufffisante à toute croissance spirituelle et à
toute condition humaine. Nécessaire parce que seul nous aurons ou non l'éveil à la joie la plus
subtile d'être au monde et personne d'autre n'y peut rien, comme aucun dogme, aucune
religion, aucun rituel. Non suffisante parce que nous sommes des êtres reliés,
indissolublement, des « inter-sommes » comme le dit si bien Thich Nhat Hanh (2000, 2006)
Une main humaine n'est un main que si elle appelle, retient, serre, caresse, une autre main.
Alors la main devient source, rivière, océan.
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La mort n'est qu'un mot qui prend l'r lorsqu'elle effleure les lèvres de celui qui regarde autrui
et dans autrui le monde au delà du monde.
Il faut comprendre ici le sens du visage de l’autre chez Emmanuel Levinas. Le visage
d’autrui est le lieu de ma présence au monde. Quand je regarde mon prochain, je ne cherche
pas la Profondeur, je la trouve. Je n’ai aucune intention, aucun projet sur l’autre. Alors la
Profondeur est là, imperceptiblement cachée dans la surface d’un visage qui se donne à voir.
Je n’ai rien à inventer mais tout à contempler. Si je suis dans l’attitude juste, même la chaleur
du visage me touche et mon regard est une brûlure mystérieuse.
Pourquoi acceptons-nous de faire vaciller le Surfaciel - cette surface qui porte le ciel - dans
les ornières du Superficiel ? Qu’est-ce qui nous pousse à devenir des êtres virtuels et
spectaculaires là où nous pourrions être les mouvements mêmes, les vagues, de la surface
océanique ? Les machines modernes de virtualisation - ordinateurs et autres engins - nous
éloignent de la surface pour nous engloutir dans l’image. Plus exactement ils mettent à la
place d’une surface réelle d’échange un plan artificiel de communication. Ce qui devrait rester
un moyen technique et fonctionnel très efficace, envahit notre existence concrète et nous
transforme en cybernautes. L’éducation implique le contact, le Surfaciel.
L’éducation à distance, sans aucune présence physique et sans manifestation de notre
sensibilité, est une aberration de notre temps post-moderne. Je suis un des premiers
professeurs de sciences de l’éducation à l’avoir, cependant, mis en pratique dès la fin des
années quatre-vingt dix. J’en connais tous les dangers dans notre monde suffisant et
mercantile, mais également toutes les possibilités dans l’ordre de l’humain. Elle peut si
facilement aller dans le sens d’une éducation-spectacle et rentable, d’un imaginaire leurrant,
d’un « show » de tête à claques pour fanatiques du zapping. Mais surtout elle rassure les
politiques qui ne trouvent plus les moyens d’une véritable éducation collective et
véritablement humaine. L’éducation à distance ne supporte pas l’improvisation et le chaos
créateur qui sont propres à la vie. Elle nous conduit vers des procédures de fonctionnement
programmé, des pseudo interactivités où les jeux combinatoires sont toujours déjà faits. Nous
entrons peu à peu dans l’ère du jeu éducatif électronique. Assumer l’éducation à distance
aujourd’hui exige une rigueur éthique et un sens créateur permanent pour refuser de tomber
dans l’insignifiance sans partage de connaissances, sans émotion,
sans relations
interpersonnelles, sans imprévu.
Le superficiel grignote ainsi le Surfaciel. Le poète cherche désespérément celui qui viendra le
surprendre : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni
patience » écrit René Char (1983, p. 263).
Le Profond est l’homme ou la femme de la surface. Il est conscient d’engager une lutte à mort
contre les impressarii du mirage. Ces derniers parlent sans cesse de l’avenir, du progrès, de la
chance inespérée de vivre avec nos technologies et nos technocrates. Ils se moquent volontiers
du traditionnel, du « dépassé », du vieillot. Leur jouissance s’enracine dans la science-fiction
qu’ils colorent selon leur humeur manichéenne en catastrophe ou en paradis ensoleillés. Ils
prennent de plus en plus le pouvoir dans nos lieux quotidiens, dans nos usines, dans nos
administrations, dans nos universités. Ce sont les seuls envahisseurs venus de notre monde
que je connaisse. Le Profond revendique de comprendre - de prendre avec - la parole et les
pratiques des Anciens. Il inscrit cette culture du passé dans le mouvement du présent. Il ne
déifie aucun symbole, il ne se vautre dans aucun mythe. Il sait que la Profondeur fait fondre
l’établi, fait voler l’institué en poussières de suie. Mais c’est la vie même qu’il recueille du
passé. Un élan de vie qui lui fait signe à travers les péripéties, les malheurs quotidiens, les
catastrophes à hauteur d’homme.
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L’être humain
L’être humain, homme ou femme, est une des formes les plus achevées du Profond.
C’est cette forme du Profond qui peut faire advenir la Profondeur à la conscience d’être.
D’aucuns voudraient que cela soit sa souveraineté sur les autres formes du Profond.
Ils invoquent puis convoquent le mot Dieu pour prouver leur certitude. Leur faim de Dieu est
incommensurable.
Mais toute faim est cannibale.
Quand Dieu vient à manquer parce qu’on l’a mis à mort, on le dévore perpétuellement.
Ainsi naissent les sectes et les gourous.
Par sa reliance avec le Profond, l’être humain devient existence.
Par sa reliance avec la Profondeur, il est.
La reliance le relie à un « tout-autre » et lui faire relire et relier sa vie à chaque instant. Elle
instaure la catégorie de l’éthique.
Être humain et transcréation
La transcréation constitue le déploiement du neuf. Elle est l’expression même de la
Profondeur dans son procès d’immanence.
Transcréation signifie qu’il y a de la création dans, entre et au delà des choses du monde.
Elle relie la Profondeur au Profond. Elle crée les « dix mille êtres » de la pensée chinoise.
La création est le privilège de l’être humain. Elle n’a rien à voir avec la créativité, ce gadget
pour spécialiste du marketing.
La création s’appuie sur l’imagination radicale, c’est à dire la capacité de produire une toute
première image, comme le rappelle Cornelius Castoriadis.
Parce que l’être humain est relié à la Profondeur et au Profond, sa création est reliée à la
transcréation.
À condition qu’il sache « lâcher-prise », non-(ré)agir mais être attentif au surgissement
instantané du monde.
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Chapitre 5
Reliance et Gravité
1.
La Reliance
Histoire du concept
Le concept de reliance est récent. Il date de la deuxième moitié du XXe siècle, inventé par
Roger Clausse en 1963 et repris, largement développé et systématisé par le sociologue belge
Marcel Bolle de Bal13. Michel Maffesoli l’a introduit dans sa théorisation14.
Edgar Morin l’utilise de plus en plus, comme une nécessité théorique15.
C’est, en quelque sorte un macro-concept, exprimant un « phénomène social total » (Marcel
Mauss) qui se démarque d’autres concepts connexes comme liance, lien ou liaison,
appartenance, union ou réunion, religion. Pour Marcel Bolle de Bal, la reliance va de pair
avec la déliance, son opposé. Il entre dans la problématique d’une « sociologie
existentielle »16.
Ce concept a été critiqué par d’autres sociologues, en particulier par Raymond Ledrut et
Renaud Sainsaulieu.
Raymond Ledrut le considère comme un concept religieux qui vise à la fusion au sein de – je
cite - « la bergerie fraternelle » d’une « communauté pacifique et bienheureuse » dans l’esprit
judéo-chrétien. Renaud Sainsaulieu ne voit pas ce qu’il apporte de nouveau en sciences
humaines, par rapport à des concepts comme appartenance, intégration, aliénation,
dépendance, dominance, adhésion, participation. Marcel Bolle de Bal a répondu fort
pertinemment à toutes ces critiques17.
13 M.Bolle de Bal, Voyages au coeur des sciences humaines – de la reliance – T1. Reliance et théories, Paris,
L’Harmattan, 1996, 332 p. et tome 2 Reliance et pratiques, L’Harmattan, 1996, 340 p.
14 Michel Maffesoli, Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli,
s/dir. Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, Département des Sciences religieuses, Printemps 1991,
n°3, 163 p., pp 25-86 (avec les débats). Cet article est à mettre en rapport avec le livre de Dany-Robert DufourL
les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1991 en fonction de la pensée trinitaire. Comme pour moi, la
« reliance » chez Maffesoli n’exclut pas le conflit, bien au contraire. L’écoute de la reliance sociale suppose une
très grande ouverture d’esprit et d’improvisation d’expression : « ...il y a une multiplicité d’expressions de cette
rhétorique sociale. Et cette multiplicité d’expressions peut aller du bouquin théorique au roman en passant par
d’autres expressions spécifiques. Il faut que je sois à même, moi qui veux dire mon temps, de l’intégrer dans ce
que j’essaie de dire. Donc, jouer d’une construction qui soit le plus fidèle possible à la rhétorique générale et
qui intègre une dimension de stylisation. » (p.82). On retrouvera un développement sur la reliance, à partir de
l’oeuvre de E. Durkheim, dans la présentation de M. Maffesoli à la réédition des formes élémentaires de la vie
religieuse en livre de poche (L.G.E. 1991), 758 p.. La « reliance » est alors, pour M. Maffesoli, très proche de la
notion d’ « effervescence » chez Durkheim (cf. p.16-17)
15 E.Morin, vers une théorie de la reliance généralisée, in Voyage au coeur des sciences humaines, T1, pp 315326, op cité
16 Edward Tityakian « vers une sociologie de l’existence », in Perspectives de la sociologie contemporaine,
Hommage à Georges Gurvitch, Paris, PUF, 1968, pp 445-465
17 M.Bolle de Bal, La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept
charnière », in Voyages au Coeur des sciences humaines, T1, pp 65-79
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J’ai montré en quoi ce concept me paraissait indispensable aux sciences de l’éducation
contemporaines, notamment par son insertion dans une problématique de complexité, de
multiréférentialité et de transversalité18.
On ne trouvera pas d’article dans l’Encyclopédia Universalis de 2006 sur la « reliance » Ce
concept est donc encore largement en voie de légitimation. Absent du vocabulaire en sciences
humaines la reliance va être reconnue et imposée comme concept par Marcel Bolle de Bal
dans un article de la revue Connexions en 1981, après avoir fait l’objet d’une direction de
recherche fort importante en Belgique19.
Le reliance possède une double signification conceptuelle :
- L’acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée, c’est-à-dire l’acte de reliance ;
- Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c’est-à-dire l’état de reliance. L’auteur entend par
relier : « créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un
système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes ». Il en montre la pertinence dans
ses recherches sur le mouvement communautaire en Belgique20. J’ai eu la même impression
dans mes recherches-actions sur la vie communautaire dans les années quatre-vingt21.
Redonnant de la vigueur à la pensée d’un précurseur (Maurice Lambilliotte)22, je pense qu’il
faut souligner toute sa force symbolique et quasi-religieuse du concept de reliance, pour
comprendre sa signification incarnée dans la vie communautaire. Mises à part les
communautés explicitement religieuses, c’est par cette sorte de reliance que le fondement
sacral de l’existence humaine s’exprimera dans les groupes communautaires, parfois avec des
emprunts à des philosophies ou des sagesses orientales, mieux à même de correspondre aux
sentiments et aux sensations, aux valeurs et aux symboles vécus23.
On retrouve, autrement pensés et ressentis, des schèmes de perceptions et de représentations
de la finalité utopique des origines communautaristes aux Etats-Unis où la notion de monde
(image de totalité et d’ordre cosmique), celle de mythe de l’inauguration d’un nouvel ordre
cosmique en rupture avec l’ancien, celle de paradis ramené ici-bas, celle de chaos toujours
rejeté sur le monde extérieur; celle d’une attention à l’inspiration intérieure et aux
phénomènes subjectifs, celle d’une perfectibilité de la vie, étaient imposées à l’époque
jusqu’au moment où un autre type de représentation de l’utopie communautaire a prévalu
avec Robert Owen : le rationalisme24.
18 R.Barbier, « Du côté des sciences de l’éducation : Reliance : un concept clé du métissage culturel
Orient/Occident », in Voyages au coeur des sciences humaines, T1, pp 255-277
19 M. Bolle de Bal, la reliance : connexions et sens, Paris, Connexions, n°33, Épi,1981; La reliance ou la
médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe Colloque de
l’Association International des Sociologues de Langue Française, 1988, Ò Tome 1, pp. 598-611.
20 M.Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Bruxelles,
Ed de l’université libre de Bruxelles, 1985
21 René Barbier, l’existentialité communautaire, Pratiques de Formation/Analyses, formation à l’écologie et
l’environnement, Université de Paris VIII, Formation Permanente, n°7, juin 1984, pp.57-71
22 Marcel Lambilliotte, l’homme relié. L’aventure de la Conscience. Bruxelles, société générale d’édition, 1968
23 R.Barbier (s/dir), Pratiques de Formation/Analyses, le devenir du sujet en formation : l’influence des
cultures « autres » qu’occidentales, Paris, Université de Paris VIII, Formation Permanente, n° 21-22, juin 1991,
232 p., )
24 24 Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie, les communautés libertaires aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1983
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C’est l’exemple vécu que voulait donner Henri David Thoreau, comme le souligne Micheline
Flak25.
La reliance se décline de différentes façons pour Marcel Bolle de Bal.
La reliance cosmique entre une personne et des éléments naturels.
La reliance ontologique ou anthropomythique entre une personne et l’espèce humaine.
La reliance psychologique entre une personne et les diverses instances de sa
personnalité.
La reliance sociale et psychosociale entre une personne et un autre acteur social
individuel ou collectif.
Marcel Bolle de Bal part de la personne pour construire son concept de reliance. Mais, ce
faisant, il est obligé d’en limiter les contours. Edgar Morin l’élargit et reconnaît une autre
dimension : la reliance entre les idées et entre les choses.
Sociologue de formation, Marcel Bolle de Bal précise encore le concept de reliance sociale. Il
la définit ainsi : « la création de liens entre des acteurs sociaux séparés, dont l’un au moins est
une personne »26.
Spécificité de la reliance sociale
La reliance sociale peut être formulée alors dans les termes suivants :
la production de rapports sociaux médiatisés, c’est-à-dire de rapports sociaux
complémentaires.
Les systèmes médiateurs des liens sociaux peuvent être eux-mêmes
* Soit des systèmes de signes ou des représentations collectives
* Soit des instances sociales (groupes, organisations, institutions) déterminant et
modelant les rapports de reliance
La reliance sociale s’envisage d’un triple point de vue :
Comme procès de reliance en tant que médiatisation ou processus de médiations
instituées entre les acteurs.
Comme structure de reliance en tant que médiation considérée comme système reliant
les acteurs sociaux entre eux.
Comme lien de reliance en tant que produit ou lien effectif entre les acteurs sociaux
immergés dans les systèmes médiateurs.
Loin d’être une mystique judéo-chrétienne, la reliance doit être comprise comme l’expression
d’une anthropologie laïco-nietzschéenne pour Marcel Bolle de Bal.
Pour ma part, je retiens ce concept de reliance comme essentiel, en particulier parce qu’il
nous permet d’aborder notre rapport au sacré d’une manière laïque. Contrairement au mot
« ien », il instaure à la fois la distance entre l’objet et le sujet et l’unité profonde. Il ne propose
aucune théologie particulière. Il nous invite à regarder le monde, les autres et soi-même selon
un principe de non-séparabilité dégagé par les savants des hautes énergies, depuis la
réalisation de l’expérience de pensée dite « paradoxe EPR » (Einstein-Podolsky-Rosen), par
Alain Aspect en France. Edgar Morin a bien montré que la reliance fait partie d’un courant
épistémologique issu des sciences contemporaines qui bouleverse quelque peu notre vision du
monde27.
25 Micheline Flak, Thoreau, Une haute sagesse au service de l’action, Paris, Seghers, coll. philosophes de tous,
les temps, 1973
26 M.Bolle de Bal, « La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept
charnière », in Voyages au coeur des sciences humaines, T.1, op cité, p.69
27 E.Morin, Vers une théorie généralisée de la reliance, in Voyages au coeur des sciences humaines, T1, op cité
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Liliane Voyé n’hésite pas, en sociologue, à en approfondir le sens en parlant de reliance
religieuse et en insistant sur la solidarité et sur l’importance des rites pour affirmer les
« nous »28.
Si la vie spirituelle la plus authentique commence avec le rapport direct à la mort, la reliance
nous fournit des clés pour entrer dans la difficile problématique du deuil, comme le montre le
sociologue Guy Rocher29. Il va de soi, pour moi, que l’éducation radicale passe par cette
reliance au mourir qui fait disparaître toute trace d’éternité de l’être individué que je crois
être. Se former devient alors apprendre à mourir à son passé et à son avenir, mais aussi
apprendre à naître en permanence, en entrant, enfin, dans la parole, en découvrant un monde
inconnu et la véritable relation à l’autre. En fin de compte, se former dans la reliance, c’est
apprendre à vivre dans un présent instantané qui reconnaît l’importance du sentiment, la
découverte du monde neuf, du jeu et de la rencontre30.
Un point-clé de la reliance, c’est qu’il retisse des liens à la fois souples et puissants entre moi,
le monde et les autres (nous).
Par sa nécessaire et révélatrice prise en compte du monde dans lequel nous sommes des
éléments indissociables, la reliance nous impose une épistémologie écologique, une
conception de la science de la complexité. Ce véritable « éclairement » de la conscience
bouleverse complètement tout notre habitus de chercheur classique. Nous savons, désormais,
que l’être humain est avant tout un être relié, en étroite interdépendance et interactions avec
son environnement proche et lointain. Il évolue dans un système hautement organisé dans
lequel une action, même infime, sur un point, influence l’ensemble des relations. C’est l’
« effet papillon », non seulement dans le domaine physique mais aussi dans celui de l’humain.
Entrer dans la reliance comme phénomène social total nous éclaire sur la nature écologique de
toutes les sciences humaines. Plus nous approfondissons cette caractéristique et plus nous
nous sentons transformés dans notre rapport aux autres et à la nature.
C’est à ce moment – conçu comme « moment propice » ou kaïros – que nous découvrons en
nous-même une nouvelle intuition concernant notre conscience d’être. De nouveaux plans de
la réalité sont révélés. Une autre façon de voir ce qui était déjà là. Une extrême attention
vigilante qui s’impose dans la relation humaine au coeur du monde. Ainsi la boucle est
bouclée qui allait de l’intuition première, centripète, vers la reliance, centrifuge, et de la
reliance vers une intuition seconde, plus élaborée encore, à la fois intérieure et extérieure.
Reliance et intuition forment désormais une totalité dynamique de compréhension de notre
existence unifiée. Elles s’animent en permanence dans nos pensées, dans nos actions. Elles
déterminent nos choix économiques, sociaux et politiques.
Il me semble que nous retrouvons, à ce point d’être, la pensée ancestrale de la Chine.
En chinois, tous les caractères qui parlent d’intuition sont formés à partir de binômes, dont le
premier caractère reste toujours le même : l’œil + un trait sans flèche. C’est à la fois ce qui
voit l’œil et ce que l’œil voit. Le regard des anciens Chinois était un rayon émis par l’œil
pour frapper l’objet avant de revenir à lui (comme le radar des chauve-souris). D’où ce très
beau proverbe : « La beauté de Chi-Ze est dans l’œil de celui qui la regarde » (parmi les plus
belles femmes de l’histoire chinoise, la plus belle est Chi Ze). À partir de là, cet œil suivi de
ce trait, va prendre un sens figuré, qui voudra dire : droit (par opposition à courbe), redresser,
28 L.Voyé, D’une reliance incertaine : la reliance religieuse, in Voyages au coeur des sciences humaines, T2, pp
81-98
29 G.Rocher, Éléments d’une phénoménologie du deuil et de la mort dans une perspective de reliance, in
Voyages au coeur des sciences humaines, T2, pp 67-80, op cité
30 R.Barbier, Mort et renaissance dans la reliance éducative, octobre 1997, Albin Michel, in L’homme relié,
s/dir J.Mouttapa, Paris, Albin Michel
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corriger, mais aussi juste, direct, naturel, sans détour. Nous atteignons la notion de perception
directe de la réalité, seule possibilité de comprendre vraiment le réel pour l’approche nondualiste.
Il s’agit bien d’une autre manière de VOIR. Bien qu’elle passe par l’oeil, elle n’est pas du
ressort de la simple vue physique, mais beaucoup plus d’une vision intérieure au sujet, d’un
changement d’état de conscience. Krishnamurti le décrit fort bien dans ses « Carnets »31:
« Au petit matin, quand l’herbe était baignée de rosée, avant que ne se lève le soleil, encore
couché, étendu dans le calme sans pensée ni mouvement, une vision, non pas celle des yeux,
superficielle, mais qui venait de l’arrière de la tête et traversait les yeux. Ceux-ci, comme ce
courant intérieur, n’étaient que des instruments par lesquels le passé incommensurable
plongeait dans l’espace illimité, hors du temps. Plus tard, toujours étendu, une vision en
laquelle toute vie semblait contenue. »
Le sens par lequel on perçoit l’invisible - et par où passe donc l’intuition - est étroitement lié
au type de lecture que l’on fait du visible. « Il se trouve qu’au cours des millénaires, les
Chinois ont bâti leur compréhension de l’invisible à partir de la lecture des fissures des
carapaces de tortues, donc à partir de signes visuels, donc forcément en passant par l’œil. Ceci
est à la fois cause et effet du fait que les idéogrammes chinois sont muets. Leur sens est
globalement indépendant de leur son et ils peuvent se prononcer de bien des façons, ce qui
fait que les langues régionales chinoises ont gardé une diversité énorme, pouvant s’adapter à
un support visuel indépendant du monde acoustique » écrit Cyrille Javary, un spécialiste du
Livre des transformations chinois, le Yi Jing32.
À ce niveau de reliance et d’intuition, les capacités créatrices sont portées à leur exacte
intensité. On rapporte que la pianiste Anne Quéfellec se souvenait de cette anecdote : « C'était
pendant la finale du Concours international de piano de Munich. Au lieu d'être paralysée par
le trac, j'avais une envie folle de jouer, et je me rappelle être entrée sur scène en me retenant
de courir vers le piano parce que je ressentais une sorte d'urgence. Lorsque j'ai posé les mains
sur le clavier, ce n'était pas moi qui jouais, mais j'avais la sensation que quelque chose passait
à travers mes doigts. « Ça » jouait. C'était quelque chose d'indéfinissable, qui échappait
complètement à ma volonté, que je recueillais dans mes mains ». Le philosophe Jacques
Maritain a largement commenté les relations entre l’intuition et la création artistique.33.
C’est encore Krishnamurti qui nous indique le sens de cet éclairement de la réalité. Pour lui, il
existe une force à la fois créatrice et destructrice qui nous traverse dans certains moments
d’éveil de la conscience. Nous atteignons alors ce que Heidegger nomme « la pensée du
fond », une pensée – pour Krishnamurti – qui « travaille avec la mémoire des mots » mais
sans aucun effort pour penser, pour construire mentalement la logique du discours. Une
pensée qui vient toute seule au bout des lèvres. C’est très exactement le propre de
l’improvisation qui veut dire commencer sans aucune préparation. Krishnamurti nous précise
« La création n’appartient pas à l’individu. Elle cesse complètement quand la personnalité
prédomine par ses aptitudes, ses dons et ses techniques. La création est le mouvement de
l’essence inconnaissable du tout, jamais elle n’est expression de la partie »34.
31 Krishnamurti, Carnets, éd. Du Rocher, Monaco, 1988, p.49
32 Cyrille Javary, Une histoire de regard, Entretien avec Cyrille Javary, propos recueillis par Patrice van Eersel.
In Nouvelles Clés.com, dossier « La Chine créatrice », 2006
33 J.Maritain. L’Intuition Créatrice dans l’Art et dans la Poésie, Bruges : Desclée de Brouwer, 1966, 398 p
34 Krishnamurti, in Carnets, op.cit. p.17
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Être relié, en fin de compte, c’est être unifié à soi-même, aux autres, au monde.
C’est par ma Gravité même que j’entre en reliance. Je n’ai aucun effort à faire mais plutôt j’ai
à « laisser-faire », « un « non(ré)agir ». Le sens vécu de la Profondeur suscite la Gravité
singulière qui provoque inéluctablement le sentiment de reliance.
Avec la reliance c’est tout l’acte de vivre qui devient solidaire. Pas seulement de mon petit
monde, autour de moi, narcissiquement lové. Mais un monde qui s’élargit toujours plus pour
atteindre les confins, là où la vérité prend forme et lieu. Je suis Nous. Le Monde est Moi et Je
suis le Monde comme l’affirme Krishnamurti.
Ce que je fais, ce que je dis, ce que je ne fais pas, ce que je ne dis pas, agit sur le monde et
rétroagit sur moi. Bien que « Je » soit différent du « non-Je », « Je » est pourtant sans
frontière. Bienheureuse épreuve de vérité que le vécu de cette sensibilité paradoxale.
Émergence du sens de l’Ouvert dont parlait Rainer-Maria Rilke. « Je » devient Relation, enfin
reconnue, que la vie prend en charge, développe et approfondit de jour en jour.
« J’ai été fait simple » dit Krishnamurti après sa compréhension essentielle de ce qui est.
C’est dans cette simplicité que fleurit la reliance authentique.
Elle est sans projet, sans intention.
Elle ne veut pas faire le bonheur coûte que coûte.
Elle accepte de ne pas retirer la cagoule de celui qui a encore besoin de la nuit sur son visage.
Elle est de l’ordre du Don sans refuser le contre-don, mais sans l’attendre non plus.
Elle est un permanent « tremblement de l’être » engendré par le tremblement d’un autre être.
Elle est l’émotion par excellence : celle qui est « l’élan de la tige » dont parle le poète russe
Iossip Brodski35. Une émotion à l’origine, c’est-à-dire la fine fleur de la sensibilité.
Elle invente des stratégies d’action juste, des tactiques d’instants propices.
C’est avec l’accomplissement de la reliance que l’éducation commence à voir le jour. La
philosophie devient éducation.
Qui parle ainsi d’éducation aujourd’hui dans nos colloques, chez nos politiques, chez nos
philosophes, chez nos sociologues ?
Sans ce triptyque ontologique Profondeur, Gravité, Reliance, l’éducation reste minuscule et se
cantonne dans l’instruction, la formation, l’enseignement. C’est une conception de l’éducation
vue alors par le petit bout de la lorgnette.
Éduquer ne se réduit ni à enseigner, ni à instruire, ni à former. Et pourtant éduquer informe
ces trois aspects de ce qu’on nomme habituellement l’éducation dans les institutions.
En vérité l’éducation se confond avec le sens : c’est pourquoi elle est profondément humaine.
Un animal n’éduque pas son petit, même s’il le nourrit.
On sait qu’il existe deux acceptions étymologiques du mot éduquer :
l’une plus probable et plus ancienne : nourrir, prendre soin de...
l’autre plus récente : conduire hors de...
Mais l’être humain ne se cantonne jamais seulement à nourrir : il fournit en plus, de
l’imaginaire, des affects, et des significations qui collent plus ou moins au réel.
2. La Gravité
L’influence de la Profondeur par son immanence dans le Profond, et par la conscience de plus
en plus pertinente de la reliance, rend l’être humain d’une gravité lumineusement avertie.
Devenir de plus en plus grave signifie que la lucidité « cette blessure la plus rapprochée du
soleil » comme dit René Char, nous gagne de plus en plus.
35 Iossip Bridski, Colline et autres poèmes, Seuil, 1968
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Il s’agit bien d’une blessure qui n’en finit pas de saigner : celle d’une omnipotence infantile
peu à peu bousculée, mutilée, ravagée par l’épreuve de la réalité.
Celle parfois plus tardive d’une espérance collective et idéalisée de vie sauvée du désastre, de
« lendemains qui chantent ». Une espérance qui se ratatine comme une papier crépitant sous
l’incendie et qui ne laisse que des cendres bleuies.
Celle d’une vision intérieure et terriblement silencieuse, d’un sentiment tragique de la vie
dont parlait Miguel de Unamuno quand il refusait de crier « Viva la Muerte » avec les sbires
de Franco.
La vision déchirante de ce qui est : les ethnocides et les génocides, les purifications ethniques,
les haines fabriquées de toute pièce par les puissances coloniales, les terrorismes et les
intégrismes meurtriers. Mais également les catastrophes naturels évidemment, comme le
tremblement de terre de Kobé au Japon, il y a quelques années, comme le plus récent (2008),
en Chine, dans le Sichuan, ou, jadis, la mort affreuse de la petite Omeyra, en Colombie, lors
d’un glissement de terrain. N’oublions pas le quotidien : les petites vengeances privées, les
couteaux tirés au coeur des mots, les harpons d’acier dans les regards, les grands océans
asséchés au sein d’un seul cri humain. Comment vivre sa juste colère sans tomber dans le
ressentiment ? Comment dénoncer la tyrannie sans blesser la personne ?
La Gravité, c’est tout cela : Une conscience éthique d’une grande amplitude avec le sens de la
responsabilité qui s’y attache nécessairement.
Tout cela et quelque chose en plus.
Ce qui est en plus, c’est la Joie d’être, incompréhensible et pourtant toujours là, en filigrane
de l’existence, si bien décrite par la philosophe spinoziste Robert Misrahi dans l’ensemble de
son œuvre philosophique 36. La joie secrète, la joie soyeuse et toujours nouvelle, la joie
jaillissante, la joie bouleversante. La joie en point d’interrogation dans le non-sens. La joie
malgré tout, comme une ombrelle dans un brûlant désert. La joie qui transforme le destin en
miracle.
Ce mélange intime, ce métissage d’être, dans la Gravité, entre vision tragique et joie radicale,
est de l’ordre d’un processus que je nomme : se gravifier, c’est-à-dire à la fois devenir
d’instant en instant, de commencement en commencement, toujours plus « profond », plus
grave et toujours plus joyeux, le plus clair-joyeux, dans l’épreuve de réalité.
Se gravifier s’oppose à s’appesantir, être pris par le regard de l’autre, par la glu des intérêts et
par l’influence irréfléchie de soi-même et de quelques uns en se laissant gagner par le jeu des
sociabilités truquées, des plaisirs canalisés, des ambitions provoquées, des vies réifiées et
dépendantes. Ce métissage est détonant. Une explosion du sens. Un bougé des structures
mentales. Sous la vague de fond surgit l’imprévu. « Sous les pavés, la plage ». Le sens n’était
pas donc pas un clou rouillé mais du blé en herbe. Au coeur de l’intime souffrance d’être
ensemble se dessine l’intensité d’un recueillement : celui du vivre ensemble. Mon visage
passe par ton visage pour s’ouvrir au Visage d’une relation d’inconnu : celui de la
communion des existants.
Avec cette ouverture c’est la fulgurance de la Reliance qui éclate soudain.
36 Robert Misrahi, Le Bonheur. Essai sur la joie, Paris, Hatier, 1994
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Chapitre 6
Les chercheurs de sens
Peut-être faut-il voir comment le jeu de la Profondeur s’infiltre dans celui des besoins des
chercheurs de sens.
Considérons que l’être humain appuie sa création de sens de la vie sur trois besoins : sécurité,
reconnaissance et dépassement.
Le besoin de sécurité est évident et réaliste. Nous devons satisfaire un minium de besoins
élémentaires sans lesquels nous sommes condamnés à disparaître (manger, boire, respirer,
éliminer, mais aussi toucher/être touché, nous reproduire, nous habriter, nous vêtir). Ce besoin
implique des règles économiques et sociales, un sens du vivre-ensemble qui ne le néglige pas
et qui ne produit pas un système inégalitaire tel qu’une majorité n’a plus les moyens
d’assumer ce besoin., ce qui paraît être de plus en plus le cas dans le système néolibéral
contemporain.
Le besoin de reconnaissance suit de près le premier besoin de sécurité. La considération est
un fait social de tout temps ; même si elle a pu prendre des formes diverses en fonction des
cultures considérées. Dès qu’un système totalitaire veut éliminer un de ses éléments
considérés comme dangereux, il s’empresse de le transformer comme objet et non sujet, et du
même coup sans aucune reconnaissance comme être humain. Ce fut le cas dans le système
nazi à l’égard des juifs. Mais, plus modestement, dans le système industriel de Taylor où
l’ouvrier était traité comme un rouage sans pensée d’une machine productive.
Le besoin de dépassement est inhérent à la condition humaine. Sans doute tient-il de
l’influence de l’imagination qui, sans cesse, propose autre chose que ce qui est visible et,
apparemment, réaliste. Tout se passe comme si l’être humain se trouvait enfermé dans son
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habit de peau et qu’il cherchait à s’en défaire pour trouver sa vraie nature. Dans le « mythe de
la caverne », Platon nous fait comprendre le sens de cet élan vers la vérité. Nous devons nous
délivrer du monde des reflets et des ombres pour aller vers la lumière du sens profond. C’est
la voie du sage. On peut penser qu’il existe chez l’être humain une faculté encore largement
inexplorée, sauf exceptions, de transcender sa propre condition d’individu séparé et de monde
fragmentaire, pour accéder, par la méditation, à un monde réconcilié et unifié en soi-même.
Le philosophe Raimon Panikkar parle à ce propos d’un archétype du moine siégeant au coeur
de l’homme, qui fait vibrer le sanctum en son sein. Nietzsche ne parlait-il pas de l’homme en,
disant qu’il est fait pour être dépassé ? On sait aujourd’hui, par des études scientifiques sur le
cerveau que certaines parties de celui-ci sont activées lors des moments de méditation et que
le vécu de l’espace-temps en est modifié.
Le besoin de dépassement serait ainsi inscrit au coeur du cerveau humain, en tant que
potentialité, que certains êtres, plus animés que d’autres à cet égard, sentiraient comme une
exigence dans leur devenir existentiel.
Il faut signaler que ce besoin de dépassement, chez les êtres en question, peut presqu’éliminer
le besoin de sécurité. Marthe Robin, par exemple, la mystique chrétienne du XXe siècle, s’est
nourrie pendant de longues années que de l’hostie consacrée, fait quasiment impossible à
comprendre pour un esprit scientifique. Quant au Padre Pio, autre mystique de la même
époque, ses blessures semblables à celles du Christ, s’ouvraient et se refermaient sans
s’infecter, à des périodes régulières et rituelles.
Nous pouvons repérer trois types de chercheurs. Les chercheurs de pouvoir, les chercheurs
d’existence et les chercheurs de vérité.
Les chercheurs de pouvoir fonctionnent à la maîtrise des choses et des êtres. Leur dualité
est de l’ordre de la domination-soumission. Leur volonté de dominer va de pair avec la
nécessité d’engendrer des êtres soumis. Le maître implique l’esclave et réciproquement
comme l’avait bien vu Hegel. Cette volonté passe par tous les moyens possibles, depuis la
contrainte physique, financière, matérielle jusqu’à la plus subtile des violences symboliques et
de l’autopersuasion. Évidement, les chercheurs de pouvoir ont besoin d’instituer un système
institutionnel doté de légitimité pour asseoir leur autorité. Ils s’efforcent pas tous les moyens
de le maintenir en action avec le maximum d’efficacité et s’empressent d’éliminer par la force
ou la ruse tous ceux qui viendraient contrecarrer leurs desseins.
Les chercheurs de vérité sont d’un autre ordre. J’en distingue deux, essentiellement.
Les premiers, les chercheurs religieux de vérité, sont animés par la croyance en une
trancendance qu’ils considèrent comme l’Absolu. Pour eux, tous ceux qui ne croient pas à
leur « dieu » relèvent de l’ignorance. Il s’agit donc, dans leur sacerdoce, de conquérir les
âmes supposées perdues, fût-ce au prix d’exactions inhumaines comme ce fut le cas sous
l’inquisition catholique.
Les chercheurs scientifiques de vérité sont tendus vers l’absolu de la science. Il s’agit pour
eux d’expliquer et d’interpréter le monde dans le sens d’une rationalité la plus rigoureuse et
en fonction d’une pertinence de la théorie appliquée aux faits. À la vérité scientifique, ils
opposent l’erreur.
Les chercheurs d’existence s’intéressent avant tout au désir et à la jouissance d’être en vie.
Doté d’un narcissisme sans faille, ils partent à l’aventure de la vie, pour le meilleur et pour le
pire, mais en essayant d’aller toujours vers plus de plaisir. Ils peuvent se rapprocher des
philosophes (et des chercheurs de vérité) dans une quête de sagesse, comme dans l’épicurisme
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et le stoïcisme. Mais souvent il se rendent complices des chercheurs de pouvoir afin de
satisfaire leurs ambitions.
Que fait la Profondeur avec ces différents champs de l’être au monde ? Elle en joue
simplement, car, comme dit la sagesse taoïste, elle traite les dix mille êtres comme « chiens de
paille », c’est-à-dire illusons (Schipper, 2008)
La Profondeur est au-delà des catégories de l’entendement. Elle se moque de nos clivages et
de nos façons de classer le fouillis du monde. Comme le pensaient les anciens Grecs, elle est
de l’ordre du Chaos indifférencié. Son jeu est celui de la poéticité, qui se déploie sans jamais
s’arrêter dans une « systématique ouverte » eu grand « Jeu du Monde », comme le soutient
Kostas Axelos. Les sages qui ont connu l’éveil radical en son mystère, le savent bien. Pour
eux tout est illusion, même si, parfois, il fait quand même prendre partie. Mais la lucidité est
de rigueur, de toute façon : « la lucidité, est le blessure la plus rapprochée du soleil» écrit
René Char dans « Feuillets d’hypnose ». Le sage vedantin Ramana Maharshi ne fera aucune
distinction fondamentale entre les protagonistes de la seconde guerre mondiale. Pour lui,
aucun « engagement » n’a de sens et aucune des parties en guerre ne possède la vérité.
Certes, cette position au-delà de nos contingences humaines et existentielles demeurent
souvent incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas connu la réalisation spirituelle de cette
nature. D’ailleurs le christianisme, comme d’autres sagesses – y compris bouddhiques – en
particulier celle de Thich Nhat Hanh par exemple, ne refusent pas un engagement pour
l’accomplissement de la dignité humaine, bien au contraire.
Profondeur et écologie
Le terme écologie provient du grec « Oikos » et signifie maison (sciences de l’habitat) et
logos, discours. Il s’agit donc de la science des conditions d’existence et des interactions entre
les organismes et leur environnement. Selon Haeckel (1866), par écologie, on entend « ...la
partie de la science qui concerne l’économie de la nature, l’étude de l’ensemble des relations
des organismes avec leur environnement physique et biologique ».
Si l’écologie veut dire « maison », quelle est notre « maison intérieure » ? peut-on penser
l’écologie de l’esprit à partir de la pensée chinoise traditionnelle et de la vision du monde de
Krishnamurti qui s’en rapproche si étrangement ?
La notion de reliance n’a pu être élaborée qu’à partir de l’époque où on a assisté à un
« réenchantement du monde » pour parler comme Stengers et Prigogine dans La nouvelle
alliance. Plus exactement il aura fallu attendre la profonde interpellation philosophique par les
sciences contemporaines (physique des particules élémentaires, biologie moléculaire,
astrophysique etc. ) pour que les sciences anthroposociales se mettent à l’écoute de la
dynamique des mythes et des symboles animant nos sociétés postindustrielles. Des chercheurs
un peu méconnus durant la période précédente où régnait un impérialisme épistémologique
(Structuralisme, Marxisme, Systémisme, Psychanalysme etc.) se sont affirmés comme étant
des personnes-ressources dans la voie d’une interrogation pertinente du Réel (par exemple
Gilbert Durand et les chercheurs du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, repris par Michel
Maffesoli).
L’Histoire est désormais définitivement liée aux Mythes et G. Durand peut légitimement
parler du « renouveau de l’enchantement » en embrassant le mouvement historique des
sciences sociales du XXe siècle. « En gros » - écrit G. Durand - l’imaginaire mythique
fonctionne... comme une lente noria qui, pleine des énergies du mythe, se vide
progressivement et se refoule automatiquement par les rationalisations et les
conceptualisations, puis replonge lentement - à travers les rôles marginalisés, contraints
souvent à la dissidence - dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs, les
ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau vive des images « (p.
101). J’ai par ailleurs montré que cette phase de remythification correspond à ce que j’appelle
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une phase d’autorisation dans l’histoire des sciences sociales et du mouvement social au XXe
siècle depuis la fin des années 1970 .
Réfléchir sur ce qui fait sens dans une vie revient à proposer, à soi-même d’abord et aux
autres ensuite, un regard symbolique sur ce qui est.
Il est évident que ce « prêt de sens », non imposable comme aime à le dire Jacques Ardoino,
est toujours une illusion. Mais, les psychanalystes savent bien que l’illusion est nécessaire à la
vie même. Tout être humain – parlètre – suivant Jacques Lacan, évolue dans un monde de
significations qu’il contribue à construire et à reproduire par ses actes de parole. Les sages
vont au delà. Ils se tiennent, souvent, avec prudence, dans un silence sans fond. Ils parlent
quand ils ne peuvent pas faire autrement, comme une fleur ne peut s’empêcher de donner son
parfum.
Les poètes parlent aussi. Au cœur de leur expérience sensible de la vie, après avoir dépassé un
certain niveau narcissique et aveuglant, leur parole est une pensée qui s’improvise à la
tangente de la Profondeur, c’est à dire du Réel. Par cet effleurement, le poème se colore de
quelque chose liée à l’infini, tandis que la vie du poète devient proprement d’une symbolicité
totalement nouvelle que je nomme « la poétique ».
De l’être humain : un schéma proposé
Ce premier prêt de sens vise à la fois à ne pas faire l’impasse sur l’incarnation et,
simultanément, à ne pas oublier son extraordinaire potentialité à devenir « autre ».
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L’être humain est un :
Etre de sécurité
Etre de pulsions
Etre de dépassement
Etre d’étrangeté
Examinons cette proposition
NATURE
ÊTRE D'ÉTRANGETÉ
(Eé)
folie
ÊTRE DE PULSIONS
(Ep)
Aventure
poésie
sagesse
PERSONNE
ÊTRE
imagination
imagination DE
ÊTRE DE DÉPASSEMENT
RELIANCE
(Ed)
(écoute, parole
illusion
action)
création
mythe
attachement
Enracinement
raison
ÊTRE DE SÉCURITÉ
(Es)
CULTURE
René Barbier décembre 1999
Écoute sensible: (Eé+Ep+Es+Ed) dans un processus qui articule en permanence
un pôle d'actualisation et un pôle de potentialisation
L’être de sécurité le constitue fondamentalement par ses besoins vitaux ou essentiels :
respirer, manger et boire, se vêtir, s’abriter, copuler, s’attacher (au sens de René Zazzo, de
John Bowlby, d’Hubert Montagner). À partir de ces besoins, d’autres besoins dérivés et
socialement déterminés, enferment la personne dans un réseau de conditionnements presque
impossibles à analyser tant ils sont intériorisés. Assurer l’être de sécurité est le devoir de toute
société humaine digne de ce nom. Lutter pour que ce devoir puisse être accompli rend
inéluctable le lien entre l’écologie de l’esprit et l’activité politique et sociale.
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L’être de pulsions exprime les pulsions d’attraction vers un objet désiré (Eros), de
destruction ou de réduction à la non-vie (Thanatos), d’agressivité non destructrice (Polemos).
L’être de dépassement vise sa capacité d’imaginer et d’aller vers un état d’être au delà de ce
qu’il est dans un moment donné, au sein d’un élan vital (Bergson) qui le propulse, à chaque
instant, vers quelque chose d’autre.
L’être d’étrangeté est constitué par le mystère radical de tout être vivant, en tant qu’il est un
éléments relié à ce que Cornelius Castoriadis nomme le « Chaos, Abîme, Sans-Fond ». Les
Anciens Chinois tentent de le donner à comprendre sous le terme Tao. Les croyants
occidentaux l’appellent Dieu et lui prêtent un rôle qui impliquent une croyance liée à la
dualité Esprit/créature. Nous pouvons simplement parler de réel insondable et « voilé »
(Bernard d’Espagnat).
Posons d’emblée comme hypothèse que la plupart des discours, des actes et des produits d’un
être humain relèvent de son être de sécurité, à travers ses positions sociales d’agent
institutionnel, d’acteur de groupe et d’organisation, de personnage sociétal.
Dans cette optique, c’est de l’être de sécurité que nous devons partir pour aller vers la notion
de sujet humain. Cet être de sécurité est complètement lié à l’être de pulsions qui lui donne sa
vitalité et sa morbidité. Sans exploration de l’être de pulsions, comment reconnaître la
complexité de notre être de sécurité ? Une théorie des pulsions est donc une condition sine
qua non de la compréhension d’un être humain. La théorie freudienne en est une,
certainement très intéressante à ne pas négliger, mais inscrite dans une philosophie de la vie
nécessairement située, datée historiquement et scientifiquement.
Mais l’être de pulsions peut être conçu également dans l’optique jungienne comme un être
relevant d’une libido plus large que la libido sexuelle. Dans ce cas le champ pulsionnel inscrit
l’être humain dans la nature et l’univers. N’oublions pas que les savants nous disent
aujourd’hui que nous sommes constitués d’atomes formés au premier moment de la naissance
de l’univers. Que savons-nous vraiment des forces qui nous traversent ? de leur nature, de leur
origine ?
L’être de dépassement s’origine dans la faculté d’imaginer. Il s’agit d’une imagination
radicale et créatrice dont a parlé Cornelius Castoriadis dans son oeuvre, notamment dans
« l’institution imaginaire de la société » ( Castoriadis, 1975). L’imagination créatrice nous
fonde essentiellement, comme elle fonde l’essor de la société comme « imaginaire social ».
L’être humain est en permanent élan vers autre chose, sans cesse imaginé. Sans doute, cette
capacité existentielle est-elle liée à la conscience de sa propre mort inéluctable, et de la
finitude de toutes ses oeuvres. Toutes les religions constituant le « sacré institué »
(Castoriadis) sont établies à partir de cet être de dépassement en même temps que toutes les
traditions qui s’ensuivent sont perverties par ce même élan créateur. Le sage est celui qui
prend conscience de cet ensemble psychique et l’inscrit dans un sourire. L’être d’étrangeté
dont nous ne pouvons rien dire rationnellement, nous ouvre à la relation d’inconnu. Certains
psychanalystes ont bien accepté ce type de relation (par exemple Guy Rosolatto). L’être
d’étrangeté nous renvoie à la figure du « mystique » de Ludwig Wittengstein dans son
« tractatus logico-philosophicus » (Wittgenstein, (1921), 2001). Plus encore, il nous renvoie à
ce que j’appelle « le sacré radical » qu’on ne peut pas nommer, ni même imaginer mais
simplement ressentir, parfois, en soi-même, par une sorte de « flash existentiel », lors de
certains moments privilégiés de méditation. C’est alors l’expérience de la Profondeur qui,
dans sa radicalité, est un ancrage dans l’improvisation permanente de la vie. Évidemment,
pour l’éducateur, il s’agit d’un enjeu existentiel et pratique sans pareil.
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Chapitre 7
L'improvisation éducative
« Ce qu'il faut sauvegarder, ce qui est le bien inestimable conquis par l'homme à travers tous
les préjugés, toutes les souffrances, tous les combats, c'est cette idée qu'il n'y a pas de vérité
sacrée.. Que jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit toujours
rester en éveil et qu'une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos
pensées ».
Jean Jaures
Pendant plusieurs années au Département des Sciences de l’Éducation de Paris Vlll, j'ai animé
un séminaire centré sur l’écoute et la pratique mythopoétiques dans les groupes et par les
groupes, que je nomme l 'Approche transversale. D'autres groupes - notamment en Formation
Permanente - ont alimenté également une pratique dont je tente, peu à peu, de cerner
l’épaisseur théorique. Celle-ci intéresse à plus d'un titre la formation des éducateurs enseignants et animateurs socioculturels - dans la mesure ou les étudiants comme les
stagiaires, avec lesquels je travaille, appartiennent très souvent à ces catégories
socioprofessionnelles et que l’activité théorico-pratique au sein de mon enseignement est
intrinsèque au processus de formation collective dans le groupe. Un numéro de la revue
Pratiques de Formation/Analyses en 1981 m’a donné l'occasion de réfléchir sur l'une des
dimensions essentielles de l'Approche Transversale : I'improvisation éducative. Je reprends ici
ce texte en le développant par de nouveaux apports.
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I - Approche historique du concept d’improvisation
Improviser, nous révèle le Littré, c'est faire sans préparation et sur le champ, des vers, de la
musique, un discours, voire un dîner ou encore au sens figuré, un système, une explication en
les donnant, en les exposant sans préparation. Le dictionnaire Robert nous précise que le
verbe improviser vient de l'italien improvisere (1642), du latin improvisus, imprévu - par
extension, organiser sur le champ, à la hâte et au figuré, trouver à la dernière minute.
L'improvisation est alors l'action, I'art d'improviser et par extension, le résultat de cette action
(que l'on peut appeler également l'impromptu : tout ce qui est fait ou dit sans préparation). Un
regard historique sur le concept souligne la logique des épistémés qui porte au pinacle ou
écarte les notions suivant l'air du temps.
On ne s’étonnera pas que l'improvisation ne soit pas liée à la création dans les époques ou
règnent les garants métasociaux. Dans l'art poétique hindou, tel que l'a étudié le poète René
Daumal à la lumière de sa connaissance du Védanta37, I'art n'est pas une fin en soi mais un
moyen au service de la connaissance sacrée. Il tente de refaire, de reconstruire
analogiquement le Réel et par la même, dans sa plus juste mesure, son exactitude analogique.
Le lecteur ou l'auditeur appréhende directement un état de l’être divin par le truchement du
rasa (saveur) . Ainsi pour Vicvanatha, la poésie est une parole dont l'essence est saveur . La
Saveur n'est pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle, c'est une représentation
surnaturelle, un moment de conscience provoque par les moyens de l'art et colore par un
sentiment, une sorte d'émotion objective comme dit Daumal. Ce qui compte pour le poète des
Vedas, a travers même les ornements poétiques, c'est de « réhausser la Saveur ». Employer
un mot comporte une responsabilité cosmique, car ce n'est pas simplement produire un
magma de sons vocaux, c'est ébranler tout un monde d'associations, de sens figurés et dérivés,
de suggestions, dont il faut connaître les lois. Le poète, à cet égard. ne se lassera pas de
répéter un cliché pourtant énoncé depuis des siècles, s'il s'est montré adéquat à la gustation de
la Saveur (rasana). La poésie est un yoga qui ne supporte pas l’impréparation et le
dilettantisme. « Le poète hindou - écrit Daumal est le produit d'une éducation méthodique,
poursuivie auprès d'un maître, et dans un but supérieur à l'art lui-même » (p. 92). Art qui
trouve d'ailleurs son accomplissement dans le théâtre, la danse et la musique sacrée.
L'opposition à l'art occidental est patent. L'art oriental est fondé sur la répétition de structures
analogiques, l'art occidental sur le déploiement, la génération, la production du nouveau.
L'improvisation, dès lors, ne peut se faire dans l'Orient traditionnel que dans l'ordre de la
répétition. Ce modèle a servi en Occident. Ainsi la civilisation médiévale reconnaissait une
place relativement importante à l'improvisation, que ce soit dans le domaine de l’éloquence
(rhétorique) ou dans celui de la musique (interprétation). Le trouvère (du verbe trouver)
n'était-il pas un improvisateur ? Et le cantus supra librum - sorte de contrepoint improvisé - ne
fut-il pas couramment pratiqué jusqu'au seizième siècle ? Dans épistémê de la Renaissance,
toute préoccupée de découvrir les ressemblances, les signes inscrits dans les choses, les
analogies par le truchement de l’érudition ou de la divination, I'improvisation nuancée reste
encore possible bien que, comme le rappelle Joachim du Bellay (1522 - 1560), le poète doit
pratiquer l'imitation des anciens tout en enrichissant sa langue nationale (épopées, odes,
sonnets deviennent des genres dominants). Ainsi Ronsard n’hésitera pas à écrire à propos de
l'invention que le but du poète est « d'imiter, inventer, et représenter les choses qui sont ou
peuvent être vraisemblables, ce qui exclut toutes inventions fantastiques et mélancoliques »38.
37 René Daumal, Pour approcher l'art poétique hindou, in bharata, Gallimard, Paris, 1970, p. 79 à 9à
38 Ronsard - De l'invention, in l'art poétique de J. Charpier et P. Seghers, Editions Seghers, Paris, 1956, p. 10à104.
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Montaigne ici, apparaît comme marginal, avec son goût d'une prééminence de l'inspiration, de
l'enthousiasme, de la « fureur » poétique sur la versification et la technique. L'épistémé de
l'âge classique, ou la pensée se fait, privilégiant la distinction et l'ordre dans le cartésianisme,
ou le langage est l'instrument de la pensée sans rapport intime avec les choses a trouvé dans
Boileau, son « Législateur du Parnasse » et l’apogée de ses disciples au XVllle siècle. Son art
poétique intègre le cartésianisme à la poésie et renouvelle la poétique d'Aristote. Diderot, à la
fin du XVllle siècle, prophétisait la poétique renouvelée du siècle suivant ou la poésie devient
celle de la nature, de la passion, de l'imagination, du délire.
Si on suit Jean-Francois de Raymond39, le mot d'improvisation n'est apparu qu'en 1807 sous la
plume de Madame de Staël mais pendant toute la période qui va du moyen âge à notre XXe
siècle, I'improvisation est réduite à la portion congrue et confinée aux sphères de l'enfance,
des activités gratuites et des jeux insignifiants.
Les philosophes, les penseurs n'en parlent guère. A l'encontre de ce point de vue, il faut
reconnaître que Hegel n’était pas aussi sourd à la spontanéité poétique qu'il oppose à la
conscience prosaïque. Pour lui l’oeuvre poétique repose sur la liberté : elle est un organisme
vivant qui n’obéit qu'à sa propre loi dans sa participation à la vie universelle et à son absence
de subordination à la circonstance. Dans son essai, J.F. de Raymond trouve l'essor de
l'improvisation au vingtième siècle dans l'art contemporain.
Au théâtre d'abord avec Stanislavski et Jacques Copeau suivi de Grotowski, de l'Actor's studio
ou du Living Théâtre. Dans le domaine musical ensuite grâce au jazz et aux compositeurs
modernes comme Boulez, Stockhausen, John Cage ou aux techniciens de la musique
électroacoustique. Dans le domaine pictural enfin, avec l'Action-painting de Jackson-Pollock
et l'expressionnisme abstrait. De l'individuel au collectif (I'effervescence populaire)
I'improvisation se trouve en creux, au sein de toute pratique sociale.
Qu'est-ce qu'improviser ? - se demande J.F. de Raymond - c'est commencer, et commencer
c'est être libre .
L'improvisateur s'ouvre à l’avenir en épousant le présent sans se laisser détruire par le passé.
Il sent qu'apprendre à improviser c'est apprendre à revivre. L'improvisateur entre dans un
temps créateur : à chaque fois qu'il improvise, il éprouve le sentiment de fonder le temps dans
lequel il est pris, de redevenir le « contemporain des origines ». On peut se demander alors si
l'improvisation n'est pas une forme nécessaire de l’activité humaine à une époque ou depuis le
dix-neuvième siècle règne, selon Foucault, l’épistèmê de l'Histoire qui impose ses lois
draconiennes à l’analyse de la production, à celle des êtres organisés comme à celle des
groupes linguistiques40. Soumis à la succession inexorable des événements, mode d’être
radical de tous les êtres empiriques et singuliers, n'est-ce pas l'artiste qui le premier s'en
inquiétera, se révoltera, opérant la rupture dans un processus d'improvisation débouchant, non
sur une répétition fut-elle cosmique, mais sur la création continuée ?
La nouvelle mutation épistémologique, attendue par Foucault, ne passe-t-elle pas par cet essor
de l'impromptu ? Si improviser c'est commencer, postulat que j'accepterais volontiers, il faut
préciser la suite de la définition. On peut, en effet, commencer par répéter indéfiniment une
structure identique avec plus ou moins de nuances dans l’interprétation comme dans l'art
hindou. Commencer peut vouloir dire également développer. Partir d'une unité cohérente et
l’étendre en certains de ses points suivant une voie dont la logique était inscrite dans l’unité
primordiale (comme on le fait dans la Recherche-développement). Commencer peut signifier
métamorphoser lorsqu'il y a un saut qualitatif de la structure première à la structure seconde
issue de l'improvisation. On rencontre ce phénomène dans le monde animal, sans qu'on sache
39 Jean-Francois de Raymond - L'improvisation, Editions Vrin, Paris 1980
40 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
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très bien ce qui se passe en vérité. Quant au Texas dans les années soixante-dix, la fourmi de
feu (solenopsis saevissima) venue d’Amérique du Sud envahit le territoire, les Texans
vaporisent sous pression dans les dômes des fourmilières une forte dose de dieldrine mortelle
pour les fourmis de laboratoires. Dans la nature, les nourrices enlèvent leur couvée,
I’emmènent à I'abri à quelques mètres et reconstituent leur dôme à cet endroit. On essaie les
gaz asphyxiants : les ouvrières, l'alerte passée, modifient le dôme pour améliorer l’aération.
Des appâts empoisonnés sont rapidement abandonnés. Même improvisation chez le rat avec
l'utilisation des anticoagulants dès 1924. Il faut que les humains appâtent durant cinq jours
avec de la nourriture saine avant que les rats se décident à consommer un aliment donné et
empoisonné. Mais alors la création biologique prend le relais : vers 1960 en Angleterre, une
mutation se produit créant trois espèces immunisées contre les anticoagulants : un surmulot,
un rat noir et une souris commune41 .
Enfin commencer peut correspondre à créer de toute pièce. Il faut savoir que la notion de
création n'a pris une relative importance que très tardivement. En 1950, Guilford faisait
remarquer que dans dix traités fondamentaux de psychologie, seulement 0,2 % de l'espace
était consacré à l’imagination créatrice (et sur dix traités de logique encore moins). En 1969,
le pourcentage n’était encore que de 1,4 % de l'espace. C'est surtout après 1970 qu'on a vu
apparaître un certain nombre d'ouvrages sur l'imagination créatrice. Après le choc des
événements de mai- juin 1968, le renouvellement des valeurs engendré par ce mouvement
social n'a certainement pas été négligeable.
On peut considérer que créer consiste à abandonner des structures acquises, à les questionner
pour en construire de nouvelles selon un processus psychique complexe, dominé par
l’originalité, l’esprit d'adaptation, le jeu gratuit, l’intentionnalité, la fluidité, la flexibilité,
l’intuition, la dissonance conflictuelle, la pensée analogique, associative, combinatoire,
onirique.
41 Gabriel et Brigitte Véraldi, Psychologie de la création, Editions CEPL, Paris, 1972
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2 – improvisation, l’imaginaire et le symbolique
L'improvisation est le trait d'union entre l'imaginaire et le symbolique en création.
L'imaginaire investit toutes les zones du réel, lui donne une signification polysémique. Le réel
résiste à cet affrontement et reste ce qu'il est: une grande inconnue dans sa nature ultime42.
Mais de cette confrontation naît le symbolique comme univers complexe de significations
renvoyant à des référentiels multiples à la fois imaginaires et réels-rationnels. Du fait de la
spécificité inépuisable du réel et du désir imaginaire de toute-puissance (tout comprendre, tout
avoir, tout faire, etc.), la confrontation imaginaire/réel sera toujours tragique sous l’épreuve
du manque, et le Symbolique qui en résulte sera toujours en création, comme autant de
couches successives qui s'accumulent pour recouvrir le réel de significations élucidantes
(magico-religieuses, scientifiques, poétiques).
On comprendra que tuer en soi l'enfant merveilleux (Serge Leclaire)43 qui possède le désir
omnipotent, serait catastrophique pour la culture humaine si jamais cela était possible.
L'enfant merveilleux est à l’origine de toute création comme de tout enfermement psychique
ou politique. Le seul point de vue psychanalytique est insuffisant pour comprendre les
ressorts de la création selon l'expression d 'Anthony Storr44 puisqu'il se fonde sur l’idée
maîtresse de refoulement et sur celle, plus ambiguë et encore confuse de sublimation45. Sans
entrer dans un débat d’idées très controversées, je préfère indiquer, dans le cadre de cette
étude, que je me rattache à une conception de la création symbolique proche de Cornelius
Castoriadis et de Gaston Bachelard. Pour moi l'imagination créatrice ne saurait se borner à
une répétition déguisée d’événements traumatisants ou heureux. Il ne s'agit pas de retrouver
un plaisir perdu ou de délivrer le sujet d'angoisses vécues. Il me semble, avec Philippe
Malrieu46, que l'imaginaire, ce n'est pas la satisfaction d'instincts réprimés, mais l’élaboration
d'un projet de dépassement des conduites, instinctives ou habituelles, lorsqu'elles sont
impuissantes à résoudre les problèmes nouveaux qui se révèlent au sujet - ce qui suppose sur
le problème de la personnalité, une différence importante par rapport à la théorie freudienne.
Il y a du non-causal et de l'irrationnalisable dans la psyché individuelle comme dans le
déroulement de l'Histoire mais de ce fait même - il y a de la Poiesis comme dit C.
Castoriadis47 : « de la création non pas comme simple écart relativement à un type existant
mais comme position d'un nouveau type de comportement, comme institution d'une nouvelle
règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme - bref comme
surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente,
conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses ». Dans le cadre de
la pensée héritée, ensembliste-identitaire, aristotélicienne, la création ne peut se penser
autrement que d'une façon combinatoire et structuraliste, variation sur une même structure
profonde - l'immuable - éidétique, essentielle. Les concepts d'imagination radicale au niveau
de la psyché-soma et d'imaginaire radical au niveau du social-historique dégagés par
Castoriadis, sont indispensables pour comprendre la complexité de la création individuelle et
42 Bernard –d’Espagnat, A la recherche du réel, Ed. Gauthier-Villard-Bordas, 1979, notamment chapitre 9: le
Réel Voile.
43 Serge Lecaire On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975
44 Anthony Sroor Les ressorts de la création, Laffont.
45 Cf. Les grandes découvertes de la psychanalyse, ouvrage collectif, en particulier: Refoulement, défenses et
interdits (à20 p.) Laffont-Tchou, 1979 - et la Sublimation, les sentiers de la création (à19 pages), Laffont-Tchou,
1979
46 Philippe Malrieu, La construction de l'imaginaire, Dessart, 1977, Belgique, p. 147
47 Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la Société, Le Seuil, page 61, 1975.
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collective. Ce fond de radicalite de l'imaginaire signifie qu'il n'est ni reflet du perçu, ni simple
prolongement et sublimation des tendances de l’animalité, ni élaboration rationnelle des
données.
C'est la capacité élémentaire et irréductible chez tout existant d’évoquer une image - une
première image - à partir de rien dans un processus qui va de commencement en
commencement. C'est grâce à cette imaginante fondamentale que l’être humain a pu créer la
logique ensembliste-identitaire, la science, le langage et en définitive tout le champ du
symbolique. A ce propos une hypothèse de recherche concernant la valeur éminemment
psychothérapeutique de l'art serait que, a travers l’activité artistique, le sujet touche ce mode
originaire de la psyché comme représentation à quoi il ne manque rien parce qu'elle est en
premier lieu création d'image et de figure. Le manque dont je parlais au début de ce
paragraphe ne serait qu'une manifestation secondaire et non originelle de l'inconscient.
L'improvisation apparaît bien dans la conception précédente comme cette frontière entre
imaginaire et symbolique à l’état naissant. Commencer une démarche scientifique au sens de
l'improvisation consiste a imaginer des hypothèses de recherche et à employer ensuite
beaucoup de travail à les réfuter ou a les confirmer.
Ce Commencement suprême - I'improvisation - est-elle de l'inspiration ? Est-ce vraiment une
chose qui nous arrive plutôt qu’une chose que nous ferions ? Existe-t-il une intuition créatrice,
capricieuse, fugace, imprévisible ? Mozart a composé en un seul jour l'air en la d'Adam berger
et Berlioz écrivait a propos de son opéra Les Troyens : « tout malade que je suis, je vais
toujours; ma partition se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes humides, et
presque sans que j'en ai conscience » (note 38, p. 17). Immédiate, née d'un travail sur le vif ou
après un long travail préparatoire, l’arrivée de l'inspiration dans l'improvisation est une
véritable fête pour le créateur. L'improvisation comme commencement, c'est la liberté du
surgissement. L'improvisation fait émerger l'esquisse d'une forme, elle est la promesse des
fleurs. Jeu sans cesse renouvelé de ce qui va advenir à partir de ce qui n’était pas ; premières
secondes ou le monde prend naissance. Cela ne va pas sans rupture.
Je me souviens d'une improvisation ludique de ma fille âgée de quatre ans. Son jeu me
fascinait. Elle construisait des formes avec des legos - ces petits cubes en plastique
emboîtables - puis d'un coup de paume les faisait voler en éclat avec un plaisir non dissimulé
pour recommencer aussitôt la création d'une forme aussitôt détruite dès sa finition. Le jeu
dura un certain temps. Il me permit de méditer sur le sens de l'homo ludens si finement
analysé par Johan Huizinga48. L'improvisation créatrice ne va pas sans structuration déstructuration - restructuration, c’est-à-dire sans une certaine agressivité à l’égard de l'objet
matériel ou symbolique. Les poètes parlent de se coltiner avec les mots.
L'improvisation est toujours une révolte contre l'ordre établi : des idées, des structures, des
traditions. En science, le premier mouvement suivant G. Bachelard c'est le non. On
commence par refuser que les choses soient simplement ce qu'elles sont ; on met en doute leur
bien-fondé, leur réalité - suivi bientôt du Pourquoi (comprendre les causes, analyser la genèse
des phénomènes) et du Pourquoi pas ( élaboration de nouveaux modèles avec l'envie de les
expérimenter) .
Ainsi l'improvisation va de commencement en commencement, selon un processus
discontinu, non démuni d’agressivité et de jubilation. L'improvisation apparaît des lors
comme une des composantes de l’état d'amour naissant dont parle le sociologue italien
Francesco Alberoni49. Pour lui, tomber amoureux, c'est l’état naissant d'un mouvement
collectif à deux. L'effervescence collective décrite par Durkheim constitue une des modalités
de l’état naissant. L’état naissant survient, s'improvise -- dirais-je - lorsqu'existe un état
48 Johan Huizinga - L'homo ludens, Gallimard, 1951.
49 Franscesco Albéroni, Le Choc amoureux, ed. Ramsay, 1980
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antérieur de surcharge dépressive. L’état de grâce, dans la foulée des élections présidentielles
de mai 1981 - véritable état naissant - résultait bien de la surcharge dépressive, au niveau
collectif, qui durait depuis trop longtemps et que j'ai analysé dans un article de la revue
Autrement
sur « les révolutions minuscules »50 comme le régime de l'entre-deux.
L'improvisation dans l’état naissant c'est l'ouverture du champ des possibles et l’émergence au niveau sociohistorique - de ce que R. Lourau appelle la lutte des classes trans-historique,
permanente, marginale, bien que n'apparaissant pas dans la lutte de classes conjoncturelle qui
recouvre les oppositions classiques droite-gauche. C'est le postulat d'un continuum onirique
révolutionnaire si souvent décrié par les sciences historiques, politiques et sociales instituées.
Ainsi la principale ligne temporelle de la Révolution de 1789, combattue par les forces de
l'ancien monde, « est peuplée de masses enthousiastes, animées par un espoir messianique,
par le désir de changer la vie. C'est l'histoire de ce mouvement d'extraordinaire
expérimentation sociale et non sa négation, qui pond ses ceufs dans l'avenir » (Lourau)51. J'ai
eu l'occasion, dans une recherche en cours sur les rapports entre symbolique et quotidienneté
dans le mouvement communautaire en France et en Allemagne, de vérifier combien ce
continuum onirique révolutionnaire promettait de fructifier en R.F.A. dans ce pays qui
possèdait dans les années 80 un des plus forts taux de suicide de toute l'Europe.
50 René Barbier, Soi comme projet ou la Métamorphose militante, Autrement Les révolutions minuscules,
Février 1981.
51 René Lourau, L’état inconscient, Editions de Minuit, 1978,
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3 – improvisation en éducation
Il s'agit bien de l'improvisation en éducation, et pas simplement de l'improvisation
pédagogique Celle-ci n'est qu'une des composantes de celle-la l'improvisation éducative se
réfère à l’idée de méthodologie qui est une variable essentielle de la problématique dans un
champ disciplinaire en sciences humaines. Comme l'a fait remarquer Guy Avanzini, la
méthode ne saurait se réduire à une série de techniques de transmission de savoir mais
projette un style général de formation et vise un profil d'homme arrête en vue d'une fin52. Ni
méthode, ni procédure, la méthodologie est la logique en acte d'un projet éducatif qui - en
dernière instance - est toujours orientée par une philosophie de l'existence individuelle et
collective. L'improvisation éducative, en tant que méthodologie, est liée à la réflexion critique
sur la pensée héritée aristotélicienne et cartésienne. Elle s'appuie sur un socle culturel qui
commence a émergé avec des penseurs comme Castoriadis, Morin, Illich, Habermas,
Horkheimer, Axelos, G. Durand, J. Baudrillard et quelques autres, y compris dans les sciences
dites exactes. Elle suppose une attitude de l’éducateur ou du chercheur en sciences humaines
qui repose sur l’idée d'autorisation et de pédagogie du potentiel personnel ( Personal power
method).
Improvisation éducative et autorisation
On s'est longtemps fourvoyé en sciences de l’éducation en s'obstinant à parler de pédagogie
directive, non directive, voire semi-directive. Il me semble que ces mots doivent être exilés,
comme inutiles, du vocabulaire spécialisé dans la mesure ou ils masquent le véritable
problème du rapport du maître et de l’élève avec la question de l’autorité. C'est le grand
mérite de J. Ardoino d'avoir souligne l'importance du concept d'autorisation: devenir soimême son propre auteur, au sein de ce réseau de concepts développes dans cette somme de
réflexions éducatives que représente son ouvrage a éducation et politique , De fait le mot «
autorité « recouvre plusieurs acceptations53.
Dans son acception germanique (du latin autoritas: importance, prestige) c'est l'influence
importante d'une personne ou d'une institution dans son cadre sous condition que cette
influence soit fondée moins sur le pouvoir effectif que sur une prépondérance intellectuelle ou
sur les traditions. D’après une distinction du droit romain classique ce qui caractérise
l’autorité c'est le prestige et la noblesse du représentant d’état, a la différence du plein pouvoir
et des compétences (potestas).
Dans son acception anglo-saxonne (authority) il s'agit d'avoir ou d'exercer une autorité sure,
avoir de l'ascendant. Mais c'est l'acception italienne (autorita) qui nous parait la plus
remarquable. Autorité veut dire aussi raison, droit de celui qui est comme auteur, créateur,
chef, guide dans la société... se dit des personnes dont la parole est digne de confiance et de
considération. Dans la langue italienne, la conception d’autorité est liée a l’idée du droit, de la
légitimité. Elle est perçue comme quelque chose qui doit être attribue et légalement reconnu
et qui peut s'exercer surtout a travers le commandement. L’autorité est vue comme juste,
légitime, légale et associée a des traits personnels tels que confiance, estime, considération,
respect, réputation.
Improviser c'est commencer a être son propre auteur. Répéter sans créer véritablement,
débouche presque toujours sur une conception autoritaire de l’autorité qui révèle une
personnalité faible et cimentée dans un code social et moral protecteur, entraînant des
comportements stéréotypés de soi et des autres. Improviser, au contraire suppose une création
telle qu'on devient a la fois auteur de soi-même tout en permettant aux autres d’être eux52 Guy Avanzini, Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire, Toulouse, Privat, 1975
53 Jacques Ardoino, Education et politique, Gauthier-Villars, 1977,
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mêmes. La liberté et la joie de tout commencement créateur donnent l'envie d'un partage
communautaire, d'une transmission de cette force révolutionnaire. Dans cette optique
l’autorité, liée à l'improvisation devient un élément moteur d'une pédagogie d’évolution des
autres vers leur propre autonomie. Cette évolution suppose une phase d'affrontement
nécessaire entre toutes les personnes concernées. Improviser, c'est mettre à jour les
contradictions et entrer dans le conflit. Improviser, c'est troubler l'ordre inconscient des
systèmes socio-mentaux qui nous régissent d'une façon mélodramatique. Improviser dans un
groupe revient à bousculer la situation socio-mentale de chacun dont les origines sont à
rechercher dans la famille, les organisations, la société globale. En psychosociologie clinique
dont l'approche transversale est une des composantes l'improvisation de l'animateur ou des
membres du groupe s'articulent souvent autour des trois structures liées réciproquement dans
ce que Max Pages nomme un système socio-mental54.
—Des structures de domination, au sens sociologique du terme, constituées par des rôles de
pouvoir et des idéologies qui les légitiment.
—Des structures inconscientes, au niveau psychologique, particulièrement des fantasmes de
toute puissance et de destruction.
—Des structures corporelles de tension et d'inhibition
L'improvisation éducative telle que je la conçois est, en particulier, I'insight en acte qui
permet de révéler le lien réciproque entre les situations de domination ou de fantasmatisation
et d'inhibition corporelle dans le groupe. Bien que je ne partage pas la problématique un peu
trop tragique de Max Pages dans son concept de mélodrame amoureux, je reconnais que le
système socio-mental est bien celui que chacun doit affronter pour devenir son propre auteur,
pouvoir improviser et concourir à l’émergence d'une improvisation collective fructueuse. Ce
faisant, improviser en éducation, conduit vers la liberté d'apprendre et la réalisation d'une
pédagogie du potentiel personnel propose par Daniel Hameline et Marie-Joelle Dardelin55.
Dans cette conception apprendre est une activité transactionnelle « Apprendre, c'est s’intégrer
à une culture collective en en assimilant les acquêts.
Mais c'est inséparablement intégrer originalement ces acquêts par une démarche qui les
réélabore » ( p. 17).
L'improvisation est le trait d'union réussie de cette articulation originale. Elle provoque la
dissonance, elle déconstruit l'espace de la « renfermerie » ( D . Hameline) et elle facilite
l’élaboration progressive d'une nouvelle architecture du savoir individuel et groupal. De ce
fait, elle est la clé de voûte d'une véritable pédagogie du potentiel créateur de l’être humain (
p. 227-228).
Improvisation éducative et pensée analogique
1981, je commence mon cours par une histoire zen à laquelle j'ai pensé en arrivant en voiture
a la faculté. Comment présenter l'inconnu de ce groupe de psychosociologie clinique que nous
allons tenter de mettre en oeuvre durant l’année universitaire. L'histoire zen me vient
subitement, au moment ou j'entre dans les locaux universitaires. Arrive dans la salle, je vais la
présenter en improvisant quelques personnages supplémentaires. Il s'agit d'une caverne visitée
par un sage, un architecte, un poète, un militaire, un voleur, un savant. Chaque personnage
exprime une opinion sur cette caverne. Et si l'U.V. était cette caverne ? Le groupe va ainsi
explorer analogiquement lui aussi le contenu imaginaire de l'U.V.-Caverne. Nous brassons
ainsi ensemble le champ des possibles et commençons a aménager notre région d'existence
commune et nos pistes de réflexion dans la jubilation de l'imaginaire créateur. La démarche
54 Max Pagès, Systèmes socio-mentaux, Bulletin de Psychologie, Tome XXXIV, 1981 – N°50, p. 589 à 601.
55 Daniel Hameline - Marie-Joelle Dardelin, La liberté d’apprendre, situation 2, Editions ouvrières, 1977
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analogique est une des plus fructueuses en sciences humaines. En témoignent, avec une
richesse heuristique considérable, l’analogie entre l'architecture gothique et la pensée
scolastique suivant Panofsky, l’homologie structurale chez Lucien Goldmann et l'analogie
entre protestantisme et capitalisme chez Max Weber. On distingue trois niveaux de l'analogie
avec Michel de Coster, que la pensée improvisatrice peut saisir: l’analogie discursive,
l’analogie méthodologique et l'analogie theorique56.
L'analogie discursive se situe au niveau du langage. Ici sa fonction est triple, elle est
conceptuelle, didactique et rhétorique, L'analogie tente de pallier la pauvreté du vocabulaire
par un emprunt conceptuel a un autre champ de connaissances. Elle peut également posséder
une orientation didactique pour expliquer simplement un discours ésotérique (paraboles).
Enfin l'analogie peut traduire un objectif d'ordre émotionnel ou la recherche d'un effet de
rhétorique en accentuant le charme du discours par des associations saisissantes L'analogie
méthodologique devient un instrument d'invention susceptible d'engager la recherche dans
une voie déterminée, notamment en suscitant l'improvisation d’hypothèses fécondes. Ainsi
Huygens comparait son et lumière par la notion d' « onde lumineuse ». On retrouvera dans la
métaphore organiciste en sociologie (le « Corps social » ) des développements de recherche
parfois critiquables. La limite de l'analogie méthodologique réside dans le fait qu'elle révèle
un jeu de pouvoirs interdisciplinaires en action quant à la garantie de scientificité légitime. En
effet écrit Michel de Coster, « une discipline moins reçue socialement qu'une autre, comme
scientifique, cherche a se parer, en quelque sorte, des attributs et de la réputation de celle-ci
en lui empruntant certains de ses paradigmes et de ses techniques et, d'une manière plus
générale encore, en se plaçant sous son égide » ( p. 29).
Enfin l'analogie théorique. Elle tire un parti nouveau des ressemblances en montrant que
celles-ci, apparentes ou cachées, ne sont pas fortuites mais révèlent, au contraire, une étroite
parente qui les unit. L'analogie théorique va dégager a travers la construction systématique de
modèles, la parente réelle de deux systèmes Jamais avant Einstein on avait ose imaginer que
la masse et l’énergie constituaient des phénomènes analogues et, a fortiori, que l’Équivalence
de ces deux manifestations dépasse leur expression mathématique en sorte que toute question
se rapportant a l'une concerne l'autre de la même manière et réciproquement. On retrouverait
chez Marx et Althusser un travail heuristique allant de la métaphore au concept par :
1 ) le point de départ chez Marx du concept hégélien de négation (contradiction) définissant la
didactique.
2) la métaphore marxiste de la « gangue mystique » et du a noyau rationnel « visant a
démystifier la didactique hégélienne dans son idéalisme et l'a accumulation de ces
métaphores » (extraction. renversement), indice selon Althusser, de la difficulté théorique
sentie par Marx: la didactique ne peut rester dans le système hégélien57.
A la proposition, avancée par Althusser, de recours à un autre concept (emprunte a la
psychanalyse): la surdétermination dont l'utilisation permet de poser de nouvelles questions et
de mettre à leur tour en question d'autres notions métaphoriques.
Improvisation et oeuvre ouverte
L'improvisation éducative force les blindages de la pensée aristotélicienne. Elle touche au
plus obscur: au non-rationnalisable de la psyché, ce qui n'exclut pas la connaissance pour
autant. Dans cette perspective, les Maîtres de l'improvisation sont certainement les
philosophes du Koan bouddhique.
56 Michel de Coster, L'analogie en sciences humaines, PUF, Sociologie d'aujourd'hui - 1978.
57 Louis Althusser - Pour MARX, p. 82 - 92, cite par Claudine Normand Métaphores et concepts, p. 122,
Editions complexes, Collection Dialectique Bruxelles, 1976.
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Les Koans sont des énonces de vérités paradoxales qui ne peuvent être comprises par
l'intellect. Ils forcent la pensée au silence après avoir suscite une grande tension et ce silence
intérieur permet la manifestation d'un niveau de conscience élève. Tout se joue dans l'instant.
Dans la peinture zen, le moindre coup de pinceau sur lequel on repasse une seconde fois
devient une tache. La vie l'a quitte La vie doit être saisie - dans l'esprit zen au moment ou la
chose se passe, ni avant, ni après. Robert Linssen rappelle que lors de l'un de ses derniers
voyages dans les montagnes de l’Inde, une question sur la « nature du Bouddha » ou « Mental
cosmique » était posée à un maître tibétain58. « Rien » - répondit-il. Quelqu'un insista et le
maître répondit simplement « le torrent coule ». La première réponse signifie que le Mental
cosmique qui est l'inconscient selon le zen ne se pense pas. La seconde évoque deux bases du
zen. D'abord, le torrent est le Mental cosmique. Ensuite la parfaite momentanéité ou
l'importance du présent est la, maintenant, « le torrent coule ».
Étant un agnostique convaincu, je fais partie de ceux - nombreux aujourd'hui - qui pensent
que notre Occident a tout a gagner à s'ouvrir a une autre façon de comprendre le monde sans
s'y inféoder et sans tomber dans les voies mutilantes du sectarisme religieux. Si je suis touche
dans le creux le plus sombre de mon intelligence du monde par une suite d'images fluides du
poète Chaulot59 :
Dans la clarté diffuse d'un jour presque sans preuves l'invisible nous porte, irrésolu passeur.
Qui l'affronte s'aveugle, qui s'en éprend se perd.
(Soudaine écorce, éd.. Seghers)
pourquoi ne le serais-je pas d'un Koan bouddhique ou d'un poème taoïste ? La profondeur de
la réflexion philosophique du Koan Zen n'est plus a démontrer pour tous ceux qui ont accepte
d'ouvrir les yeux et de trouver l'information. Un livre comme celui de Toshihiko Izutsu, par
exemple nous en fait pénétrer l'essence60. Dans le mondo - ce dialogue zen d'une saveur
particulière, la rhétorique n'a plus cours. Lie à une situation concrète, d'une brièveté et
concision extrême: « Il vise a saisir la vérité éternelle et ultime dans le brusque jaillissement
des paroles échangées entre deux êtres parvenus à un point extrême de tension spirituelle,
dans une situation concrète et unique de la vie. Cet échange d'un moment peut produire sur un
observateur l'impression d'un pur non sens » (note 50, p. 19). Mais n'est-ce pas cette
impression de non-sens, pourtant éclairant, que l'on trouve également dans les meilleurs
passages des Séminaires de Jacques Lacan ? « Parler, ce n'est pas remuer la langue », comme
l’écrivait le maître Sung Yuan à la fin du Xll- siècle, c'est « donner un sens plus pur aux mots
de la tribu » (Mallarmé), profiler la lacune de la signification ultime dans le coeur même du
mot qui nomme et classe les choses du monde. Ceci ne peut se faire - selon le koan - que par
la spontanéité, I'improvisation. Il faut répondre immédiatement, sans chercher à réfléchir, au
dilemme irrationnalisable du maître, soit par un mot, soit par un geste. Il y a 1à une approche
non-aristotélicienne de la compréhension du monde. Pour le sage oriental, une pomme n'est
pas une pomme (principe d’identité), elle est vécue comme une pomme et une non-pomme.
Mieux encore, elle ne doit pas être vue comme étant quoi que ce soit, sans détermination. Ce
n'est qu'à la fin de ce processus de compréhension qu'on peut revenir a l'affirmation (toute
relative alors) de « la pomme est une pomme ». Comme le signale Toshihiko Izutsu dans son
livre (p 81 ), J .P . Sartre dans La Nausée avait tenté de faire comprendre, dans la vision du
châtaignier par Roquentin, le brouillard du réel quand on accède à la reconnaissance
existentielle: l’arbre se montre comme une masse indiciblement confuse et mystérieuse, d'une
58 Robert Linssen , Le Zen, Sagesse d’Extrême-Orient un nouvel art de vivre collection Marabout-Universites,
Belgique, 1969 p. 17
59 René Barbier - Paul Chaulot, entre l’éclair; et le mur, in Présence de Paul Chaulot, ouvrage oollectif, MillasMartin, Paris 1971
60 Izutsu Toshihiko - Le Koan Zen - Essai sur le Bouddhisme zen, Ed Fayard, 1978.
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« effrayante et obscène nudité » (Sartre). L'Approche Transversale telle que j'essaie de
l’élaborer depuis quelques années trouve sa raison d’être dans ce carrefour d'une pensée du
Teukhein (le Faire) et du Legein (le Représenter-Dire) comme dit Castoriadis, pensée de
l'Occident qui a donne naissance à notre conception de la scientificité et de la technicité, et
d'une autre compréhension plus poétique, ouverte au non-savoir, au non-agir et au
questionnement philosophique. Apprendre à réapprendre pour moi consiste à explorer
autrement la transversalité des situations éducatives.
La notion de Transversalité s'applique à deux niveaux complémentaires
- La Transversalite de l'objet de recherche
Chaque situation de recherche, chaque « objet », est considéré d’emblée dans sa totalité et sa
complexité. Le chercheur ne saurait être extérieur à son objet de recherche. Il est en
interaction permanente avec lui. Il est impliqué. L'objet lui-même est conçu comme un
magma de significations tant individuelles que sociales, tant réelles-fonctionnelles
qu’imaginaires. La Transversalité de l’objet est ce réseau symbolique qui vient dire (à
condition de l’élucider) I’enchevêtrement hypercomplexe de ce réseau de significations dont
les signifiés profonds s'évanouissent, en fin de compte, dans l'obscurité de l'imaginaire
personnel et social.
Sur le plan heuristique, I'approche transversale signifie alors une recherche qui conjugue avec
le maximum de nuances les différentes disciplines en sciences humaines dont le statut est
reconnu, ou en voie de légitimation, dans la Cité Savante à l’époque considérée. Elle est
résolument interdisciplinaire, pluridimensionnelle et multiréférentielle.
- La Transversalité du Non-Savoir
Toute approche scientifique se heurte dans ses confins, à la question du Non-Savoir essentiel
sur les choses du monde. Du Réel ultime, on ne peut rien dire de « scientifique » . Au cceur
même de la théorie la plus pertinente réside un Non-Savoir occulte d’où jaillira, un jour ou
l'autre, sa contestation radicale. Pourtant d'autres genres de pensée que scientifiques tentent de
donner écho à ce noyau obscur du savoir établi : I'art, la poésie, la philosophie de l’être,
I'interrogation spirituelle dans toutes les civilisations humaines. L'approche transversale
reconnaît le bien-fondé de cette perspective et cherche la méthodologie adéquate pour la
rendre féconde dans l'interpellation de la réalité. Ce faisant l'approche transversale débouche
souvent sur une pensée paradoxale, une réflexion du doute libérateur ou l'humour est un
maître-mot. L'improvisation éducative dans toute sa dimension de spontanéité, au sens de J.L.
Moreno comme au sens du Koan Bouddhique, semble être alors un des axes fondamentaux de
cette méthodologie.
Le travail d'improvisation poétique que s'est largement développé dans l’école ces dernières
années, comme en témoignent les actions persévérantes et originales de J. Charpentreau, de
J.H. Malineau. des militants du GFEN. et d'Action Poétique61, Ce retour à une activité
créatrice et à une dimension d’éveil aux « choses de la vie » contribuera-t-il à limiter le drop61 L'enfant, la poésie, Introduction de Georges Jean, Choix et notes critiques de Christian Da Silva, et JeanHugues Malineau, Ed. Poésie I, Librairie St Germain des prés n° 28-29, CHARPENTREAU Jacques - Enfance
et poésie, Editions Ouvrières 1972.
— G.F.E.N. (Groupe Francais d’Éducation nouvelle) - Cahier de poèmes, réconcilier poésie et pédagogie, n°
spécial Dialogues 197à. dossier réalisé par Josette JOLIBERT et Lectures de la Poésie, n~ special ll, 1975.Action Poétique, enfant. école. poésie, n° 67-68, 1976 et plus généralement: Le Magazine Littéraire, dix ans de
poésie, n~ 140, septembre 1978.
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out scolaire de beaucoup de jeunes dont certains n’hésitent pas à analyser durement et
lucidement les failles inéluctables de cette tache impossible: l’Éducation ?.
– Un exemple d’improvisation : le récit
Dans mon U.V. clinique en Sciences de l’Éducation, à l’Université de Paris Vlll, j'ai toujours
insisté sur l'importance de l’écrit. Je reste persuadé, à I'encontre de certains idéologues de
l'audio-visuel que l' autorisation passe par la création littéraire sans s'y enfermer. L'Approche
Transversale que je défends propose donc aux participants d'écrire à partir des situations et
des événements vécus dans le groupe. Il s'agit d'une proposition, non d'une imposition. Des le
commencement du cours, je donne les raisons épistémologiques et ontologiques d'une
nécessaire trace collective de notre action dans la mesure ou l'Approche Transversale est une
recherche-action pédagogique à dominante existentielle. Durant l’année universitaire
19801981, nous avons pu assister à une transformation de la structure de base proposée - le
compte rendu en une création originale- le récit dans le sens de la problématique de l'
« autorisation » et de l'improvisation collective .
Au début de l’année je demande au groupe de tenir un Secrétariat de séances, suivant une
rotation hebdomadaire des secrétaires (deux ou trois) Les secrétaires doivent rédiger un
compte rendu synthétique qui relate les principales phases de la séance et les diverses
réflexions significatives qui ont pu avoir lieu. Le compte rendu est lu et ouvre la séance
suivante. Il permet de relier la séance présente a ce qui a été vécu lors de la séance précédente.
C'est un trait d'union symbolique dans l'existence nécessairement discontinue du groupe.
Après lecture, chacun peut donner son avis, critiquer, modifier le texte qui est en suite
photocopie par les soins du groupe, pour tous les participants. Cette prise en charge d'un Faire
par le groupe et pour le groupe, nécessitant un minimum de débrouillardise, constitue, des le
départ, une activité collective que le groupe doit gérer. L'animateur soutient, insiste, mais ne
dépasse pas le seuil de l'imposition.
Si le groupe ne peut pas prendre en charge le Secrétariat, l’animateur en prend acte. A la fin
de l’année, chaque participant possède ainsi un nombre non négligeable de compte rendus
dont l'ensemble constitue comme une sorte de livre/journal, mémoire du vécu et des
réflexions du groupe, enseignant inclus. A partir de cette base, je demande alors a chacun de
rédiger une évaluation de ce qu'il a compris, pour lui-même, de l'Approche Transversale.
Cette condition est impérative pour obtenir l’Unité de Valeur en question et, évidemment, elle
est précisée des le premier cours de l’année. Cette année (1980-1981). les étudiants du
département des Sciences de l’Éducation ont improvise a partir de la structure du compte
rendu. Celui ci, au début assez fonctionnel-réel, est devenu peu a peu autre chose: un « récit »,
terme inventé par les étudiants pour qualifier leur production différente d'un compte rendu,
plus juridique. Les rédacteurs sont devenus, au fil des séances, leur propre auteur, au sens
d'une prise de parole originale qui battait en brèche les codes établis pour un compte rendu.
Ce processus s'est effectue lentement, en suivant la progression de la constitution réelle du
groupe. À un certain moment, nous avons constate que nous ne pouvions plus appeler «
compte rendu » ce qui était proposé.
Le récit est une improvisation symbolique toujours recommencée, individuelle et pourtant
collective.
Le récit est une improvisation individuelle dans la mesure ou l’étudiant part de la situation
vécue par le groupe a la séance et laisse sa pensée dériver en écho, selon un cheminement
amplificatoire tel que G. Bachelard le propose pour comprendre la poésie. Il met en oeuvre
une « fonction de l’irréel » et exprime une attitude phénoménologique au sens ou le
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phénoménologue nous dit Bachelard « retentit a l'image poétique » et poursuit une « poéticoanalyse qui nous aiderait a reconstituer en nous l’être des solitudes libératrices »62.
Il s'agit bien d'une production personnelle car on y discerne les symboles et les mythes, les
références culturelles et les habitus, le roman familial, propres a chaque auteur qui prend sa
parole. La parole retrouvée sous l'humiliation de la consommation passive des images des
mass-media63 devient vraiment une parole de rencontre, de communication et d'expression
avec soi et avec les autres. L’événement nomme est recréé dans le registre singulier,
imaginaire et symbolique, de l’étudiant. L’événement fait boule de neige, provoquant
structuration, déstructuration, restructuration de l'univers symbolique par l'acte même de
l’écriture. L’étudiant sort de l’aliénation par sa parole jaillissante, parfois déchirante. Un
équilibre étonnant s'effectue entre la fonction expressive du langage (je parle pour me faire
entendre, ajouter quelque chose de moi à la nature) et la fonction communicative ( je parle
pour aller vers les autres). Plus encore, puisque ce qui a été écrit doit être lu par l'auteur, le
corps entier entre en scène l’être est dans sa voix comme le ciel dans son bleu.
Communication et reconnaissance vont de pair : l’auteur sait qu'il sera écoute, le travail
d’écriture est a la fois pour lui et pour les autres. La solidarité du groupe s'exprime dans
l'attente du récit. Un rituel se profile: a chaque début de séance, la formule revient: a
quelqu'un a-t-il un récit à nous communiquer ? o une, deux, trois noms propres s'affirment. Le
groupe est attentif car il sait qu'il va saisir, dans les mots qui vont surgir des lèvres de
l'orateur, un moment existentiel de l'autre. comme étant a la fois semblable et diffèrent: ainsi
des mots qui prennent forme, concrètement, sur les lèvres du sage dans la statuaire orientale.
Chaque prise de parole est une improvisation au niveau de la sensibilité. On donne et on
reçoit.
L’échange symbolique s’opère dans une sincérité que souligne l’extrême retenue de la mise
en scène. La liberté naissante souffle sur les mots qui s'envolent pour parfumer l’âme dont
parle Bachelard sans complexe. Par cette reconnaissance solidaire du groupe, par cette
existentialité de la personne dans sa parole, la liberté se concrétise car, comme dit G Gusdorf,
« Notre liberté concrète s'affirme a la mesure de notre capacité de promouvoir ensemble
l'expression et la communication dans le langage qui nous manifeste »64. Le récit est une
improvisation symbolique collective dans la mesure ou la trame de fond qui le constitue est
tissée par les événements, les réflexions, les joies et les souffrances, les conflits, qui ont
parcouru le groupe. A l’écoute du récit chaque membre du groupe retrouve, en filigrane,
l’action dramatique de la séance précédente dont il a pu être un des protagonistes, et par 1à
même, il la réinvente à son tour. Parfois cela donne lieu à un échange âpres lecture. L'histoire
du groupe se construit par l’emboîtement des récits au fil des séances. L’écoute est active et
collective. La photocopie des récits permettra d'y revenir plus tard et a valeur d'enracinement.
Le silence qui, souvent, suit la fin de la lecture d'un récit est un silence à l’endroit comme
pour le passage, signe dans la blancheur bleutée, d'une étoile filante. Plus que jamais la parole
est ici évocation de soi et invocation d'autrui et, en tant que telle, affirmation de la personne.
Elle est le lieu concret de cette métamorphose du langage militant, à la fois singulier et
communautaire. Épreuve ou l'Exister hypercomplexe, incertain, solidaire, solitaire, pris dans
le jeu de Polemos et de l’indétermination, et dans son vouloir vivre et son devoir-vivre
irrationalisables, soumis à l’aventure toujours possible de l'ubris, cette démesure à notre
62 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris PUF, 1968 (4e ed.), p. 85
63 Jacques Ellul, La parole humiliée, Le Seuil, Paris, 1981
64 Georges Gusdorf La parole, Paris, PUF, coll. Initiation philosophique. 1966.
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portée, s'affirme, déchire par le dilemme: réalisation progressive d'une autonomie
fondamentale du vivant ou fin nucléaire.
Ecriture-bricolage à partir de trois univers qui forment magma dans le texte écrit: univers de
l'auteur, univers du groupe U.V., univers social et culturel dans lequel nous vivons. Ecritureparole qui, par le texte écrit, inscrit l'auteur dans un projet de résistance à l’éphémère et qui,
par le Dire, le projette dans l’instantanéité et la finitude de l'existence en acte.
I1 se peut que le récit tente de réaliser une véritable praxis telle qu'elle est définie par C
Castoriadis : « la praxis - écrit-il - est le faire dans lequel l'autre ou les autres sont vises
comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur
propre autonomie »65.
L'autonomie développée par le récit est tout autant celle de l'auteur que celle du groupe. Le
récit montre à tous que la parole est à prendre, que c'est possible. Certains participants ont
attendu un bon moment avant de prendre leur parole par le récit Mais sans le récit des autres,
ils ne l'auraient jamais prise. Chaque récit est, de fait, le germe floral d'un récit à venir de la
part de l'autre. Il n'y a pas d'autonomie sans solidarité. Il n'y a pas de récit sans écoute et
participation. Il n'y a pas de personne réalisable sans convivialité réalisée. Toute création est.
par essence, collective, destinée aux autres autant qu'à moi-même, en me faisant advenir à
l’existence. Toute improvisation est d’emblée sociale dans la mesure ou a on improvise
toujours a l’intérieur d'une société: dans un cadre culturel et selon un code N (J.F. de
Raymond, note 38 p. 176), mais ce qui caractérise le récit, c'est sa dimension d’oeuvre
ouverte. L’oeuvre ouverte, définie vers 1950 en Europe se situe entre la musique sérielle et
l'improvisation généralisée qu'elle relie. Elle suppose l'ouverture par rapport au spectateur qui
l’interprète en la recevant: « toute oeuvre peut-être considérée comme ouverte dans la mesure
ou le spectateur peut la contempler sous une multiplicité d'angles qui témoignent de son
infinie richesse, liée a son ambiguïté essentielle » (note 38, p. 178). Le récit est oeuvre
ouverte puisque l’écoute réappropriée du texte devient, au sens propre, legende ( legenda : ce
qui doit être lu), legende du groupe que chaque participant, considéré comme actant, se
réapproprie grâce à l’histoire groupale gravée en filigrane qu'il retraduit selon sa propre
symbolique et son propre imaginaire. Il y a dans l’écoute collective du récit comme une
symphonie du silence. Elle constitue un moment poétique d'une intensité remarquable,
comme on en rencontre quelquefois dans les groupes. Un jour, un des participants a demande
à réentendre le récit qui venait d’être lu. Je suis intervenu en sens contraire. Le récit, dans sa
lecture et son écoute collective, est du domaine de l'instant, du commencement, de
l'improvisation. Une lecture collective supplémentaire est toujours une lecture de trop. Jamais
le sourire d'un enfant ne se répète de la même façon. Qui n'a pas su, ou pas voulu, contempler,
au moment du Dire, le point focal d'une existence concrète, a perdu pour toujours ce royaume.
Cette remarque montre assez que les notions de Perte et d'Attachement constituent les deux
lignes de faîte d'une ascension anthropologique en Approche Transversale. Le récit est un
instrument de cette montée, place sur le plan symbolique, comme ce a récit ~ analogique de
René Daumal intitule Le Mont Analogue (ed. Gallimard). Mais c'est une montée qui ne peut
se réaliser que par la présence et la participation de tous. Cette montée n'a pas de fin. Chaque
pas. dans le pas des autres, est toujours le premier pas, celui qui fait naître. Chaque pas est
tout autant celui qui termine le chemin sans avertissement: « Ainsi celui qui monte ne s’arrête
jamais, allant de commencement en commencement, par des commencements qui n'ont
jamais de fin » (Grégoire de Nysse, Commentaire du Cantique).
65 Cornelius Castoriadis, L'exigence révolutionnaire, Esprit, février 1977, p. 06.
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Chapitre 8
Qu’est-ce-que la Vie
Tout être humain est une forme de l’énergie universelle qui se constitue, par l’imagination et
une capacité génétique de transmettre des informations par voie physico-chimique, une
représentation de ce qui est. La vie sur cette terre demeure pour lui très mystérieuse et il
traque sans cesse ses profondeurs abyssales. Il utilise pour cela le moyen de la science et de la
technologie, de la littérature, de l’art, de la mystique et de la réflexion philosophique. Cette
confrontation avec la vie lui fournit les bases de son identité radicale et ontologique. Sans
cette identité l’être humain ne saurait connaître le sens de sa vie ici-bas. Ce processus de
rencontre avec le monde, au delà de la fusion avec l’imago maternelle de l’infans, est
également un processus d’émergence de son propre être. L’être humain s’aperçoit ainsi que
tout est relation et, comme disent les psychanalystes, « tout est langage » (Françoise Dolto).
Chaque perception, chaque concept ou symbole comme chaque interprétation dépendent
d’une position dans un champ de positions. La seule façon de connaître consiste donc à entrer
en relation en toute lucidité et à resituer cette relation dans un champ de relations plus vaste.
Poussé à la limite, le champ de relations est constitué par l’univers dans son ensemble. Aucun
élément n’existe en soi dans l’univers. Il est engendré dans une interaction permanente avec
les autres éléments. Ce qui fait sens, ce n’est donc pas l’élément extrait conventionnellement
d’un ensemble d’éléments mais le système de relations qu’entretient cet élément avec la
totalité de son environnement, du plus proche au plus lointain. Cette perspective
épistémologique fonde l’écologie et permet de comprendre la pertinence en sciences
humaines de certaines théories actualisées aujourd’hui comme l’interactionnisme symbolique
ou l’ethnométhodologie par exemple. Dans un ouvrage, Gregory Bateson, s’ouvrant à une
philosophie orientale de la vie, parle de l’unité sacrée en liaison avec son écologie de l’esprit.
Il donne un exemple précis du caractère essentiel de la relation entre les objets en parlant
d’une cruche sur une table. Il s’agit d’un entrelacs de différences qui exprime la seule
existence de la relation et non radicalement des éléments qui semblent séparés66.
Mais cette épistémologie est tragique pour la plupart car, pour reprendre l’aphorisme de René
Char, « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », la lucidité préconisée ici
débouche sur le non-savoir du monde et de soi-même. Nous sommes et demeurerons encore
longtemps un mystère dans le monde et pour nous-mêmes.
La « blessure » qu’il s’agit de « guéri » imaginairement, c’est la réalité visible de la mort et la
vanité de nos réalisations et de nos pouvoirs sur le monde. En vérité elle représente une
blessure que personne ne saurait refermer dans notre sphère de pensée. Il ne reste plus que,
stoïquement, à la manière des stoïciens d’Athènes du IIIème siècle avant Jésus-Christ, à voir
en face « l’abîme, le chaos, le sans-fond » (C. Castoriadis) et à se tenir debout. Elle fonde en
grande partie la déroute morale et intellectuelle de notre monde occidental qui, justement, a
axé la quasi totalité de son existence sur le déni de cette blessure.
Mais c’est une blessure « la plus rapprochée du soleil » car la souffrance qu’elle engendre est
d’une telle intensité, lorsqu’elle est reconnue, qu’elle nous oblige à aller vers l’au-delà du
66 Gregory Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1996,
462 p., p.381.
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non-sens. Nous sommes arrivés aujourd’hui à ce point de non-retour dans notre civilisation
planétaire. C‘est très exactement ce que propose le maître zen dans un koan ou un mondo à
son disciple. « Quelle est l’essence de la bouddhéité » demande ce dernier et le maître de
répondre : « le cyprès est au milieu du jardin. »
Comment faire pour ne pas succomber sous les coups et la pollution de notre technologie
planétaire ?
« Mystérieuse la mésange dont le chant bouillonne sous la mitraille ».
Cette blessure nous ouvre à la lumière de l’intelligence intuitive au delà de l’efficacité relative
de l’intellect rationalisant. Insight significatif, flash existentiel bouleversant qui nous arrive
alors dans une présence instantanée. Le monde nous apparaît complètement « relié » et toute
« présence » est relation signifiante sans pouvoir distinguer l’objet percevant et l’objet perçu.
Mais si tout est relation, tout est également processus et changement.
1. Une représentation de la Vie
Sur ce point éminemment personnel, chaque chercheur en sciences humaines devrait sans
doute accepter de dire quelle est son attitude philosophique. C’est à partir d’elle que le
chercheur organise son monde et entre en relation. Il n’est pas anodin de remarquer par
exemple que Gregory Bateson termine son existence dans une communauté zen ; que Rupert
Sheldrake a décidé de vivre en Inde ; que David Bohm a écrit un livre en collaboration avec
Krishnamurti et que Fritjof Capra a écrit un livre intitulé Le Tao de la physique.
Pour moi, la Vie est l’énergie organisée intelligemment qui est en même temps conscience.
Non pas conscience de quelque chose mais Conscience d’être, c’est à dire Conscience non
intentionnelle d’être un champ énergétique de relations dans un ensemble non-duel. Certains
philosophes contemporains, dans la ligne de la phénoménologie, commencent à penser qu’il
peut exister une « phénoménologie non intentionnelle », c’est le cas de Michel Henri lors d’un
collogue à Nice il y a quelques années67. Vivre et être conscient sont de même nature
intrinsèquement et réciproquement. Au coeur de cette présence au monde, nous trouvons une
attitude méditative. Le maximum d’intensité vivante signifie un maximum d’intensité de
conscience. C’est la voie de toute sagesse que de la réaliser dans une existence terrestre.
Comme l’affirme Krishnamurti, nous avons besoin de la compréhension et de l’attention à ce
qui est et non de la croyance en des idées et en des maîtres.
Cette Énergie-conscience est en même temps amour désintéressé et liberté, avec des effets de
création et de destruction des formes phénoménales dans son mouvement permanent.
La Vie est essentiellement dynamique, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas Une, comme
l’océan est un mais animé sans cesse par des courants et des marées avec un nombre infini de
vagues. Ce dynamisme s’exprime par un double processus. D’une part il actualise des forces
potentialisées. D’autre part il potentialise des forces actualisées, selon une logique de la bipolarité antagoniste qui emprunte à Stéphane Lupasco68. Mais dans ce double processus relié,
rien ne se perd, rien ne se crée. En tant qu’énergie-matière-conscience (E-M-C), la Vie, ou le
Réel,
est depuis toujours dans un mouvement permanent d’actualisation et de
potentialisation. Il n’y a jamais eu de dieu créateur autre qu’imaginaire dans cette
représentation du monde. Le Big-Bang, dont la datation supposée (15 à 20 milliards d’années)
pose problème aujourd’hui aux astrophysiciens par rapport à la date de création de certaines
étoiles primitives, n’est qu’un épiphénomène d’actualisation par rapport au Réel, même s’il
semble avoir engendré ce que nous pouvons percevoir avec nos instruments sophistiqués et
pourtant insuffisants. Il n’existe ni paradis, ni enfer. Il n’y a pas d’autres mondes
67 Dominique Janicaud (s/dir), La phénoménologie en question, Paris, Vrin, 1995
68 Stéphane Lupasco, Les trois matières Paris, 1970, 10/18 Julliard
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intermédiaires (anges, démons, entités diverses) que ceux que nous créons par notre
imagination. Mais il est vrai que si nous les créons et si nous y croyons, ils existent en ont des
effets dans notre monde naturel, social et symbolique. C’est pourquoi comme le propose
Edgar Morin, il faut comprendre et vivre avec nos mythes et nos symboles. La plupart des
sectes fondent leur autorité sur cette croyance non élucidée et alimentée par tout un arsenal de
rites, de grands maîtres hiérarchisés et de decorum spectaculaire et légitimant. Sur ce plan la
sociologie est le scalpel du sacré institué.
Dans son remarquable ouvrage, « Le corps quantique »69, le docteur Deepak Chopra,
endocrinologue américain d’origine indienne, spécialiste également de médecine ayurvédique, nous invite à poursuivre la réflexion sur la nature du corps à partir de la théorie des
quanta. Il démontre, avec de nombreux exemples tirés des sciences physiques et biologiques,
à quel point le corps est porté par l’intelligence du Monde. Cette dernière évolue dans une
zone inaccessible à nos instruments d’action et d’investigation. Elle est même largement
réfutée par la médecine académique. Pourtant, seule une conception de cette intelligence
suprasensible et universelle nous permet de penser sérieusement les guérisons spontanées de
maladies incurables et mortelles.
Exister consiste à actualiser le flux nouménal de la Vie. Naître est le début d’une existence
phénoménale, d’une nouvelle forme, c’est à dire d’un processus d’actualisation de l’énergie.
Mourir en est la fin, c’est à dire sa potentialisation. Cette énergie-matière-conscience
extraordinairement organisée et informée que nous appellons un être humain existe ainsi de la
naissance à la mort par toute une série d’actualisations et de potentialisations énergétiques du
flux de la Vie.
La mort singulière, la mort intime comme l’écrit Marie de Hennezel70, d’un être humain
constitue dans un premier temps (l’agonie) une formidable condensation de l’énergie
existentielle qui se potentialise au fur et à mesure que l’existant va vers sa mort. C’est la
phase de détachement des « choses de la vie » que nous rencontrons chez les mourants
conscients de leur fin prochaine. Au moment de la mort - ce point virtuel entre la
potentialisation et l’actualisation - tout se passe comme si l’existence individuelle s’était
complètement densifiée en un seul point qui potentialise toutes les actualisations. C’est alors
le moment d’un éclatement possible, un « big-bang » psychique, qui actualiserait de même et
d’un seul coup toute cette énergie potentialisée. Le bouddhisme tibétain en reconnaît
complètement l’importance à ce titre, dans les étapes de son livre des morts, ce qui implique l’
accompagnement du mourant par une personne éveillée71. N’est-ce pas ce que vivent ceux qui
sont revenus des Near Death Experiences (N.D.E.), ces « expériences au seuil de la mort »
lorsqu’ils parlent d’une Lumière intense et généreuse ?
Posons le postulat que la réalisation du sage - l’Eveil - est la prise de conscience de la
Conscience-énergie, qui s’actualise totalement au moment de ce point virtuel vécu dans sa
dimension symbolique et psychique, dans l’existence même. Il s’agit bien d’une expérience
de mort psychique de l’ego. Si l’Eveil est intégral il n’y a pas de résidu. Dans ce cas il n’y
aura plus de « rêve de vie ». C’est la libération, le Nirvilkalpasamadhi de la tradition
brahmanique, l’accueil du Nirvana, l’accomplissement de la « pensée de la non-pensée »
(hishiryo) du « libéré-vivant » qui, dans la tradition bouddhiste, ne se réincarnera plus.
Philosophiquement il demeure à tout jamais dans l’univers nouménal, mais comment qualifier
69 Dr.Deepak Chopra, Le corps quantique, Paris, Dunod, 2003 (1999, Interéditions)
70 Marie de Hennezel, La mort intime, préface de François Mitterand, Paris, Robert Laffont, 1995
71 Sogyal Rinpoché, Le livre tibétain de la vie et de la mort, Paris, Editions de la Table Ronde, 574 pages, 1993
voir également mon article sur l’éducation tibétaine sur le web, dans « le journal des chercheurs »
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=243
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ce « il » dont je parle ? « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » comme l’écrit Ludwig
Wittgenstein dans son Tractatus Logico Philosophicus...
Certains libérés-vivants acceptent par compassion de retarder leur immersion totale dans le
Réel pour aider les êtres qui souffrent de leur ignorance. On les nomme les bodhisattvas dans
la tradition orientale.
L’amour humain fondé sur le désir est une manifestation de ce double processus de
potentialisation et d’actualisation de la Vie. Le désir est le moteur de l’attraction et de la
répulsion, du plaisir et de la souffrance, dont les éléments se superposent sans recouvrir tout à
fait l’actualisation et la potentialisation existentielles.
Ce qui attire un être humain vers un autre être humain, c’est ce qui semble lui manquer, mais
ce qui, en fait, est potentialisé chez lui. La notion de manque en psychologie des profondeurs
est liée à l’ignorance de la réalité ontologique. Pour le sage paradoxalement tout est vide mais
il ne manque rien.
Prenons monsieur Durand, un homme extrêmement actif dans sa vie sociale, professionnelle
ou politique. La plus grande partie de son énergie vitale est canalisée dans son existence
sociale. Peu de temps lui reste pour se recueillir, se condenser. Tout se passe comme si
l’énergie était sans cesse actualisée dans mille et un événements du quotidien. Mais l’homme
en question a parfois conscience que beaucoup de ces événements sont du pur gaspillage
énergétique. Une « part maudite » (G. Bataille), un surplus énergétique à exprimer en quelque
sorte. En termes jungiens nous dirons que cet homme a développé un animus hypertrophié, en
termes freudiens une dimension phallique envahissante .
Inversement prenons madame Dupont, une femme qui actualise totalement le domaine du
« dedans », c’est à dire qui potentialise tout ce qui est du « dehors » : la vie sociale,
économique, politique. Son existence est faite d’introspection, de regard intérieur, de
réflexions intimes, de lenteurs et de tranquillité. Son allure est nonchalante, évaporée,
poétique. Elle donne à voir une dimension « nocturne » de l’existence. Elle a développé son
anima au maximum. Mais il lui manque cette exubérance, ce dynamisme affirmatif, cette
érection sociale représentés par l’animus particulièrement potentialisé chez elle. Certaines
cultures maintiennent ferme ce sens de l’animus chez la femme : ainsi des cultures asiatiques.
Au Japon par exemple, même chez les femmes actives et professionnalisées de la ville, il est
de bon ton d’aller se former auprès de moines zen, dans un monastère, pour savoir accomplir
traditionnellement la cérémonie de thé.
Évidemment les rôles pourraient être inversés et ne dépendent que de l’état culturel de la
société en question et non d’une définition a priori de la nature de l’homme et de la femme,
sans nier, pour autant, des différences biologiques et neuropsychologiques encore largement à
explorer.
Si monsieur Durand rencontre madame Dupont, que se produira-t-il sur le plan amoureux ?
l’émergence d’un désir réciproque, d’un processus d’attraction/répulsion et d’amour/haine
propre à l’état amoureux. Monsieur Durand demandera imaginairement à madame Dupont de
lui communiquer la part d’elle-même qui semble lui manquer mais qui, en réalité, est
potentialisée : son anima. Inversement madame Dupont demandera sur le même plan
imaginaire à monsieur Durand ce qui semble absent chez elle, son animus, sa faculté de
s’affirmer dans la vie sociale, mais qui, en réalité, est en attente. Madame Dupont désire un
homme consistant et monsieur Durand une femme « féminine » et « psychologue ».
La rencontre de ces deux personnes risque d’être à la fois un tantinet agressive et en même
temps complètement séduisante. Si elle se réalise en fin de compte, elle sera passionnelle et
largement imaginaire. Car, évidemment, ce n’est jamais l’autre qui peut vous donner ce que
vous n’avez pas, ou plutôt ce que vous croyez ne pas avoir. Le temps tranchera et dénouera
l’histoire du couple. Si l’imaginaire est trop fort, il est probable que le couple se déliera
rapidement. Dans un cas plus favorable des médiations apparaîtront, tissées par le vie de
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famille, la naissance et l’éducation des enfants et la matérialité de l’existence concrète. La
réalité fondamentale de l’autre sera peu à peu reconnue. Ce faisant chacun deviendra un peu
plus lui-même par la reliaison à l’autre qui le révèle dans son pseudo-manque, c’est à dire lui
fait découvrir la dynamique intrinsèque de la Vie toute en actualisations et en
potentialisations. Sur le plan d’une existence humaine chacun prend conscience par l’autre de
l’équilibre nécessaire, de la « voie du milieu », entre une mi-actualisation/mi-potentialisation un état T - comme dirait Stéphane Lupasco - de l’anima et de l’animus de chaque être
humain. Dans cette perspective le couple amoureux est le nid d’une sagesse future à deux.
Ce rapport amoureux fait d’actualisations et de potentialisations énergétiques au sein de
liaisons qui sont la seule réalité met en exergue le caractère inéluctable de l’implication dans
l’interprétation en sciences humaines.
2. Les dimensions de la Profondeur
La Profondeur, qui s’allie au Profond et au Surfaciel, se constitue de trois dimensions qui n’en
n’épuisent nullement la radicale nature avec laquelle nous entretenons nécessairement une
relation d’inconnu.
L’Énergie qui est intrinsèquement reliée à la fois à l’Intelligence du monde et à l’amour ou
compassion pour tous les êtres sensibles. C’est la catégorie du Bon en philosophie. De
l’Énergie surgit la Matière (physique ou symbolique) qui contient également toute l’Énergie.
La Beauté comme expression la plus fine des formes reliées à l’harmonie potentielle de
l’intelligence de la Nature. C’est la catégorie du Beau. L’Énergie informe la matière, à partir
de son intelligence intrinsèque, qui se transforme en beauté laquelle renvoie, symboliquement,
à sa source : l’intelligence de la Nature. L’artiste a toujours à voir avec la Beauté, même
lorsqu’il invente des formes monstrueuses.
La Mouvance qui affirme la changement en acte de toute structure et inscrit, de fait, le règne
inéluctable de l’Impermanence de tout ce qui prend forme. C’est la catégorie du Vrai. Tout ce
qui apparaît est, sans cesse, en voie de structuration, déstructuration restructuration. Rien n’est
stable dans le temps relatif Seule la Profondeur demeure, au delà du temps et de l’espace
comme niveau de réalité fondamentale, inconnue dans toute son ampleur, reconnue chez et
par certains êtres à partir du silence intérieur de leur être au monde.
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En approfondissant leur nature de Profonds, les êtres humains reconnaissent la Gravité de
toute existence à la symbolique reconquise sur le monde de l’insignifiant. Car la Reliance de
tout le vivant les oblige à s’apercevoir de la pertinence de la non-dualité, de l’unicité de tout
ce qui vit, dans la complexité et au delà des clivages de races, de religions, de nationalités, de
sexes, d’âges etc. Être grave, c’est se conduire en être humain conscient de sa responsabilité
singulière dans le jeu du monde et dans le jeu de l’homme si bien décrits par le philosophe
Kostas Axelos. Un bouddhiste dirait que c’est suivre l’octuple sentier du bouddha historique
: ne pas tuer, ne pas voler, avoir des moyens d’existence juste, prononcer des paroles justes,
des actes justes etc...
C’est découvrir la transversalité et la gravité de la compassion
3. Profondeur, ambivalence et transparence
L'être humain semble osciller entre deux profondeurs.
La première est celle de l'épaisseur, du compact, du massif. Dans cet espace intérieur, il se
replie sur lui-même, se durcit, se coupe du monde et même des personnes qui lui sont le plus
proches. Sa forteresse vide devient imprenable Il tombe peu à peu dans un isolement de plus
en plus évident. Sa solitude n'est pas créatrice. Sa vie bascule dans la folie plus ou moins
prononcée. E.Morin parle de cet espace mental de chacun d'entre nous comme « homo
demens », inévitable, qui affleure sans cesse dans le mouvement même de toute vie.
L'autre espace est celui de la transparence. Sa profondeur est sans fond. Le sujet devient
aérien, éthéré. Il s'espace de jour en jour. Il semble perdre toute son incarnation. Pourtant il
soutient qu'il est singulièrement « présent » au monde, dans une « perception immédiate de la
réalité ». Il devient lumière, fluidité absolue. Il se donne à ce qui vit et même à tout ce qui est.
Il est Cela. Son mystère est tout aussi impossible à saisir. Sa voie est celle de la sainteté.
Quand il rencontre l'illumination, son bouleversement est tel que personne ne peut le
comprendre tant il dérange le désordre établi. Lui-même se connaît-il d'ailleurs ?
Krishnamurti affirmait qu'il ne savait pas qui était Krishnamurti ?
L'être humain habituel, l'être du banal et du quotidien, n'atteint que rarement les frontières du
fou et du saint, bien qu'il en porte les inclinations dans le fond de sa psyché. Il évolue dans un
monde de complexité où les désirs tissent leur langage contradictoire. Souvent, il ne
comprend pas ce qui lui arrive. Pourquoi tant de haine ou d'amour-passion ? Pourquoi se
sentir d'une tristesse infinie et peu de temps après d'une joie apparemment fécondante. En
vain, cherche-t-il des recours pour trouver un équilibre qui lui échappe. Psychanalyse,
sexualité, aventure et voyages, enfermement dans une secte, refuge dans le travail sans frein,
sont là pour tenter de le rassurer. En fait, rien ne l'empêche de dériver vers l'un ou l'autre des
deux pôles qui agissent comme de mystérieux aimants : Le saint et le fou le regardent venir
dans une indécision remarquable. Le sujet humain peut tout aussi bien tomber dans la folie ou
s'envoler dans la sainteté. Dans les deux cas, il se perd et change d'être.
D'un côté, c'est le philosophe Althusser qui, d'un coup de folie, tue sa femme, et termine ainsi
son parcours philosophique.
De l'autre, c'est le sage de l'Inde, Ramana Maharshi qui quitte à seize ans sa famille pour vivre
pendant des années dans une grotte, après une expérience spirituelle qui le transforme
totalement.
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D'un côté c'est la folie d'Hölderlin ou celle de Nietzsche qui les ronge jusqu'à la mort. De
l'autre, c'est la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas ou la posture du Bouddha au
pied de son arbre jusqu'à l'Éveil.
Entre les deux, c'est monsieur et madame tout le monde, avec leur cortège de tourments, de
soucis quotidiens, leurs envies et leurs rancœurs, leurs petites lâchetés, leurs vanités ridicules,
mais aussi leur générosité parfois étonnante. Peut-on sortir de ces impasses ? Peut-on vivre
une vie dans le monde sans s'abîmer dans une sainteté qui n'est plus de ce monde ou une folie
qui nous cimente dans l'impossibilité de toute rencontre ?
La mort en filigrane
La mort comme processus fécondant la pensée agit dans tous les cas. Le saint dilue la mort
dans la lumière. Il en fait un enjeu permanent, une interrogation de chaque instant. Le
christianisme résout la question dans la résurrection, le salut dans la croyance en un homme le Christ - qui est à la fois humain et divin. Comme l'a montré Luc Ferry, sur ce plan, le
christianisme présente une sotériologie incomparable par rapport aux anciennes croyances72.
Encore faut-il vivre assez dans l'imaginaire pour avoir la foi. La philosophe Simone Weil,
dans son vocabulaire de mystique chrétienne, avait, en son temps, traduit une interrogation
semblable à la dialogique « transparence » et « épaisseur » par celle de la « pesanteur » et de
la « grâce »73. Mais, pour entrer dans son argumentation, il fallait vraiment vivre dans
l'imaginaire énoncé plus haut.
Le fou s'engouffre dans la mort et en fait sa carapace terrifiante car pour lui toute rencontre
humaine est un risque majeur. L'autre est, à proprement parler, la mort ambulante et
destructrice. On se souvient du Journal d'une schizophrène du Dr Séchehaye qui montrait bien
le côté terrifiant d'une vie tournée vers une blancheur livide et sans vie74. La folie exclut la
possibilité d'aimer car, comme dit Krishnamurti, l'amour ne commence qu'à la fin de la
souffrance et la folie est souffrance absolue.
Sur ce plan, l'idéologie post-soixante-huitarde qui proclamait le royaume lumineux de la folie
en glorifiant Antonin Artaud, était une erreur et une méconnaissance de la souffrance
humaine. La « schizo-analyse » que Gille Deleuze et Félix Guattari tentèrent de mettre en
oeuvre, proposait alors une opération d'ouverture à l' « homo demens », certes, mais
comportait une limite que ses thuriféraires n'ont pas toujours su reconnaître75.
L'homme du quotidien évite la mort par tous les moyens. Les plus sages l'affrontent dans une
connaissance qui donne vie à la phrase d'Héraclite : « mourir de vivre et vivre de mourir ».
Il l'évite tant qu'il demeure dans le cycle des conditionnements non-conscients en tant qu'
« homme fermé ». Tous les moyens lui semblent bons dans ce cas : pouvoir, sexe, drogue,
zapping, voyage, et même suicide. Le monde « people » qui gagne jusqu'à nos politiques les
72 Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002
73 Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Union Générale d'Editions, 1979, 187 p
74 Anne-Marguerite Séchehaye, Journal d'une schizophrène : auto-observation d'une schizophrène pendant le
traitement psychothérapique... . - Paris : Presses universitaires de France, 1973
75 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L'anti-Oedipe, Paris, Editions de Minuit,1972,
494 p., et , Capitalisme et Schizophrénie, tome 2 : Mille Plateaux , Paris, Editions de Minuit, 1980, 645 p.
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plus en vue, constitue sa face la plus moderne. Il s'agit de jouer le jeu du spectaculaire et de la
société du clignotement. Produire un pseudo événement par jour pour, en fin de compte,
engendrer un monde de l'insignifiance. L'homme du juste milieu l'affronte quand il demeure
« debout devant l'abîme » comme le voulait Cornelius Castoriadis76. Il passe alors par une
sorte de point de vue stoïque sur le monde et les autres. La psychanalyse l'aide sans doute
dans l'arrimage de son désir aux prises du principe de réalité. Mais la philosophie également,
conçue comme production de concepts sur ce qu'est le monde et l'être humain dans le « vivreensemble ». Paul Ricoeur nous en donne une leçon dans son ultime ouvrage, peu avant sa
mort77. Une écrivaine finement spirituelle, Christiane Singer, à qui un jeune médecin annonce
sa fin prochaine d'une façon brutale, nous livre une méditation remarquable sur la fin de vie,
dans un acte de création littéraire qui donne à réfléchir78.
Certains êtres ne peuvent plus résister et choisissent d'en finir, face à la souffrance physique
ou morale insupportable. Ainsi de Gilles Deleuze qui se jette par la fenêtre soumis à un
étouffement physique inévitable. Ainsi du sociologue Nikos Poulantzas qui s'abîme avec la
faillite de ses idéaux de jeunesse. Ainsi de Primo Lévi qui s'enfonce dans la désespérance de
l'avenir hypothéqué par l'horreur de la Shoah. Ainsi de psychologue Bruno Bettelheim qui
s'étouffe dans un sac en plastic. Ainsi du poète hongrois Attila Jozsef qui se jette sous un
train.
Le saint ne se suicide jamais. Mais il peut se sacrifier au nom de la transparence comme ces
moines bouddhistes qui se donnent la mort en s'enflammant, face aux militaires des régimes
totalitaires. Au sein même de la tragédie la plus inhumaine, il peut donner l'exemple d'une
transfiguration existentielle comme ce fut le cas d'Etty Hillsum dans les camps nazis79
L'être du milieu, l'homme du quotidien, entre transparence et épaisseur, affirme ainsi le
caractère tragique de l'existence humaine. Certes, il est probablement animé par ce que
Raimon Panikkar nomme « l'archétype du moine » et un sens du sacré profondément enfoui
dans son inconscient80.
Mircea Eliade soutenait que l'être humain est un « homo religiosus » en ce sens. À en croire
certains philosophes contemporains, qui se déclarent athées, comme André Comte-Sponville,
cette dimension proprement « mystique » peut être également éprouvée au sein d'une
spiritualité laïque81. La neurothéologie aujourd'hui, découvrant « le module de dieu » dans le
cerveau, soutient notre capacité physique à explorer cet autre niveau de réalité82.
Dès lors que nous acceptons la complexité de l'humain, nous nous devons de reconnaître,
chez l'homme du juste milieu, le jeu des deux polarités dégagées et leurs effets dans la vie
quotidienne. Cela revient à affirmer la pluralité des « niveaux de réalité » dont parle Basarab
76 Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975
77 Paul Ricoeur, Vivant jusqu'à la mort, suivi de fragments, Paris, Seuil, 2007
78 Christiane Singer, Derniers fragments d'un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007.
79 Alain Delaye, 2003, Sagesses concordantes. Quatre maîtres pour notre temps : Etty Hillesum, Vimala
Thakar, Prajnânpad, Krishnamurti, ed. Accarias, L'originel, 2 volumes
80 Raimon Panikkar, L'éloge du simple, le moine comme archétype universel, Paris, Albin Michel,1995
81 André Comte-Sponville, L'esprit de l'athéisme, Albin Michel, 2006
82 82 voir l'enquête du Monde des religions, La science face à la foi, Le mystérieux « point de Dieu », Le monde
des religions, Janvier-février 2008, pages 6 à 11
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Nicolescu83 et la mise en oeuvre d'un principe du « doute libérateur » dont nous entretient la
sagesse asiatique non-dualiste84.
Ce doute créateur achemine le sujet, un peu philosophe, de « l'homme fermé » vers « l'homme
noétique », en passant par « l'homme existentiel » et « l'homme mytho-poétique ».
L'homme fermé
C'est l'homme de tous les conditionnements. L'homme de l'habitus jamais vraiment remis en
question. Pourquoi sent-il ce qu'il aime ou rejette ? Pourquoi hait-il ce qui le questionne ?
Pourquoi parle-t-il ainsi de façon péremptoire sans voir que son discours est totalement
enfermé et enfermant ? Il se veut homme des certitudes, des « il n'y qu'à », du « il faut que ».
Il n'y a qu'à enfermer à tout jamais les déviants sexuels. Il n'y a qu'à imposer à jeune enfant
d'ancrer dans sa mémoire la culpabilisation individualisée de l'abomination de l'Histoire.
L'homme fermé développe des stratégies de guerre. Il est l'être le plus antidémocratique sous
le couvert d'un discours humaniste. Il sévit en politique, évidemment, mais également en
philosophie, en sciences humaines et sciences dites « dures », dans les sports, dans les loisirs
etc. Il raisonne en tout ou rien. Sa pensée est digitale : noir ou blanc, Grand Satan ou Axe du
Mal. Le contraire d'une pensée de la complexité.
Sur le plan scientifique, l'homme fermé traque les hésitations, les doutes, les histoires de vie,
la recherche clinique, les contradictions, les incertitudes, les ambivalences, les faiblesses et les
failles. Il n'approuve que ce qui est chiffrable, mesurable, bureaucratisable. Il ne reconnaît que
ce qui est publié dans les revues scientifiques dont il a la maîtrise de près ou de loin. Il
s'arroge le droit de dire ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas au nom d'un « mètre étalon »
de la scientificité qui lui permet de contrôler ce qu'il a déjà décidé, depuis longtemps, de
laisser vivre parce que cela ne dérangera pas son ordre établi et immuable de « l'homo
académicus » (P.Bourdieu)85 .
Pour qu'il sorte de sa suffisance aveugle, l'homme fermé devra passer par un « coup dur », un
événement qui révolutionne son petit genre de vie, son esprit sécuritaire, ses rituels
rectilignes. Ce peut être alors, pour lui, un flash existentiel bouleversant qui le soumet à une
déstructuration complète. La vie revient vers lui, dans toute son ampleur et sa complexité. Il
ne comprend plus rien. C'est sa « nuit obscure ». peut-être entrera-t-il alors dans l'attitude de
« l'homme existentiel » ?
L'homme existentiel
C'est l'homme qui accepte sa finitude et son incomplétude. Il se sait faillible, contradictoire. Il
n'hésite pas à vivre selon des modes ambivalents en liaison avec des désirs problématiques. Il
entre facilement dans une logique dialectique ou paradoxale. Il accepte le point de vue de
l'autre et ne cherche pas à le détruire ou l'invalider immédiatement. Il a conscience que la
sensibilité, l'affectivité, l'imaginaire jouent leurs jeux dans une existence humaine et qu'il faut
83 Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Le Rocher, collection « Transdisciplinarité », Monaco,
1996
84 E.Alexis Preyre, Le Doute libérateur, Paris, Fayard, 1971
85 Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris : Éd. de Minuit ; 1984 , 302 p
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leur donner une juste place. Il sort de la raison mortifère pour entrer dans l'intelligence de la
vie.
Évidemment, il existe assez peu dans les institutions. Il ne peut y faire que des passages
rapides et conflictuels. Les institutions et leurs hommes (femmes) de pouvoir ne supportent
pas la contradiction ou l'éclairage de leurs blindages théoriques par le biais des rituels et des
idéologies.
L'homme existentiel est nécessairement tragique. Une partie de lui-même l'appelle vers un
dépassement des contradictions au sein de la transparence et une autre le retient dans des
fixations et des crispations relevant de l'homme ferme et du domaine de l'épaisseur. Il affronte
quotidiennement ses conflits intérieurs. Il éprouve, souvent dans la difficulté, les
impérialismes habituels du désir de l'autre comme de son propre désir à l'égard d'autrui. Il
raisonne en terme de projet, de liberté, d'engagement, de choix, de responsabilité, d'angoisse,
mais il en connaît, en même temps, ou il en pressent, toute la relativité. Il a perdu le côté
obtus, dichotomique, rassurant de l'homme fermé. Il lui reste l'incertitude, le doute, la déroute
de l'imprévu.
S'il plonge au fond de ce tragique, peut-être trouvera-t-il la voie vers « l’homme mythopoétique » ?
L'homme mytho-poétique
Au bout de la nuit de l'homme existentiel, s'ouvre une certaine clarté : celle de la création, du
mythe et du symbole poétique.
Habiter poétiquement sur terre, comme le voulait Hölderlin, ce n'est pas seulement écrire des
poèmes ou réciter par coeur les grandes épopées de la mythologie humaine.
C'est déstructurer et restructurer sa vision du monde en réconciliant l'enracinement et le
surgissement du mode d'être de soi-même dans le vivre-ensemble au sein de son
environnement. L'énergie qui se déploie à ce moment est torrentielle. L'imagination active
fomente, sans cesse, de nouvelles formes symboliques qui « relient » l'être humain au passé et
à l'avenir.
L'intuition du devenir devient extrêmement sensible. La symbolique poétique intègre
l'imprévu du réel inconnu dans le processus continuel de l'improvisation. La reconnaissance
du passé et de son effet toujours actuel, fait partie de la lucidité de l'homme mytho-poétique.
Il échafaude ainsi sa vie entre l'émergence du toujours neuf et la « terrestreté » (G.Amar)86 du
toujours enraciné.
En cela, l'homme mytho-poétique n'est plus un être de la fermeture et de l'épaisseur, ni un être
de l'ouverture totale de la transparence, tout en dépassant, malgré tout, le risque
d'enfermement dans le monde des désirs toujours insatisfaisants parce que jamais satisfaits
dans la réalité du monde. L'homme mytho-poétique assume ainsi la lenteur face à
l'omnipotence de la vitesse contemporaine, la contemplation face au clignotement et au
zapping de la modernité, la simplicité face à la spectacularisation tonitruante de notre société,
86 Georges Amar, Du surréallisme à la géopoétique, 2e partie,
http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/cahiers/cah3_ga2.html#11.
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la gravité face à la pseudo responsabilité, « responsables mais non coupables » comme disent
les tenants du pouvoir pris en flagrant délit de destruction ou d'accaparement du bien
commun.
Peu à peu, l'homme de la création réelle et non factice, l'homme mytho-poétique, s'ouvre à
l'accueil de la transparence. Il fait du silence en lui-même. Il ouvre des brèches par où le
surplus des choses insignifiantes de la modernité peut dégouliner de sa conscience.
Le caillou trop taillé que nous portons
Ne vient pas du dehors
Mais dévale depuis le haut de l'esprit
Jusqu'en bas de nos larmes
.
Ce n'est qu'en bas des larmes
Qu'il casse la pointe de son sabre
Qu'il s'éduque
Qu'il se transforme
.
Pour tout cela
Seul le regard du dedans compte
.
Certains ruisseaux de montagne
Qui lui font la pente raide
Le savent aussi.
Christophe Forgeot87 .
Un vide créateur s'installe plus justement, plus quotidiennement, en lui. Il opère une reliance
véritable avec les valeurs les plus sûres des sagesses de l'humanité. Il est prêt pour découvrir,
ou peut-être inventer, « l'homme noétique » dans son être.
L'homme noétique
L'homme noétique est l'être humain qui sait être tangentiel à la Profondeur. La transparence
est la luminosité de celle-ci, sans commencement ni fin. En tant qu'être tangentiel, il connaît
cette Profondeur d'une manière sensuelle et intuitive, à l'intérieur même de son existence
concrète. Mais il se gardera bien de dire qu'il sait ou qu'il peut nommer la nature de celle-ci.
Il est au plus près de ce que j’ai nommé le Profond.
La Profondeur et sa transparence font partie de son être qui rayonne littéralement.
Psychologiquement, il ne sent plus de distance entre lui et les êtres qui l'entourent. Il peut,
évidemment, opérer une distinction entre les éléments du monde sans, pour autant, figer ceuxci dans une objectivation séparatrice. L'homme noétique est l'être de la reliance par
excellence. C'est, du même coup, l'être de la joie, du « clair-joyeux » réalisé, et, parce qu'il
n'est plus dans la souffrance, l'homme noétique est l'être de l'amour accompli, au-delà du Bien
et du Mal. En termes philosophiques, nous dirons que c'est le sage, celui dont, justement, la
87 Christophe Forgeot, extrait de l'anthologie poétique « Devant le monde, le poète », Grenoble, coll, éditions
Alzieu, 2000, p.77
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philosophie (grecque) du Logos a entériné la mort, comme le remarquent Gilles Deleuze et
Félix Guattari dans leur ouvrage Qu'est-ce que la philosophie ?.
Le destin d'un être humain n'est-il pas de cheminer vers la vérité, « ce pays sans chemin »
dont nous parle Krishnamurti, parce qu'intérieur à soi-même, déjà-là de toute éternité, prêt à
advenir à la conscience, pour peu que la personne lui laisse une place vacante ?
La personne devient alors cet individu (qu'on ne peut plus diviser) totalement intégré au cours
du monde, de telle sorte qu'il n'y a plus, chez lui, personne à nommer.
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Chapitre 9
Transversalité de la compassion
Voyageur, il n’y a pas de chemin, juste des sillages dans la mer
Antonio Machado
(Poèmes et chansons)
Définition
J’appelle « transversalité » toute action matérielle, physique ou symbolique qui traverse et
modifie ce qu’elle touche.
La transversalité de la compassion est une action animée par un sentiment de reliance avec
tout le vivant. La reliance est la conscience à la fois affective et intuitive, illuminative sur le
plan cognitif, de faire partie d’un même ensemble dynamique où tout est en interrelations. Cet
état de conscience nous place à un niveau de réalité qui n’est pas habituel, car, de fait, nous
considérons le monde, en général, sous l’angle de la fragmentation.
Malgré ses proclamations récentes de bonnes intentions, l’université ne va guère loin dans une
prise en compte de la transdisciplinarité qui développerait ce sens de la reliance de soi à soi,
de soi à l’autre et aux autres, et de soi au monde.
La compassion surgit spontanément lorsque nous sommes au plus près de notre être intime
qui réalise notre reliance avec le vivant.
Pour la comprendre il faut distinguer trois niveaux de réalité.
Premier niveau : celui du plaisir/souffrance.
Deuxième niveau : celui de la tranquillité d’esprit.
Troisième niveau : celui de la Joie/peine.
Chaque niveau est englobant : le deuxième niveau englobe le premier et est englobé par le
troisième niveau. Ainsi l’être du troisième niveau connaît aussi bien la tranquillité d’esprit
que le plaisir/souffrance, mais dans une attitude de non-attachement. Ainsi le sage comprend,
de l’intérieur, le sens de la souffrance, mais sans jamais s’y complaire.
1.
Le niveau du plaisir/souffrance.
C’est le niveau reconnu de tous temps par les sagesses du monde.
Pour le comprendre, ainsi que le deuxième niveau, imaginons une maison qui serait notre
« maison intérieure », celle qui constitue notre refuge intime lorsque nous sommes agressés
par les duretés de la vie.
Elle présente un toit et des murs solides. Un salon où brûle un feu de cheminée tandis que
nous écoutons une symphonie.
Mais voici un orage terrifiant. Les éclairs zèbrent le ciel. Le tonnerre gronde sans cesse. Toute
notre maison intérieure tremble. Le toit qui nous protège reçoit les coups de la grêle et même
risque la foudre et le feu. Mais nous avons un paratonnerre et l’éclair sera conduit jusqu’à la
terre où il se dissoudra. Nous sommes en sécurité. Malgré tout, après l’ouragan, il nous faudra
constater si notre toit n’a pas subi quelques dégâts importants.
Pendant qu’il pleuvait, nous étions bien au calme au centre de notre salon en contemplant le
feu de notre cheminée. C’est à peine si nous entendions le déchirement de l’univers.
Se peut-il que nous puissions vivre dans cette maison intérieure quelle que soit notre situation
extérieure, notre vie commune, même dans les tragédies les plus importantes de l’existence ?
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Dans la réalité habituelle, nous sommes animés sans cesse par la double polarité
plaisir/souffrance que le bouddhisme, comme sagesse expérientielle, a bien analysée. Le
Dalaï-Lama expose dans un de ses ouvrages le constat suivant : nous dînons d’un repas
succulent, à nul autre pareil. Nous en sommes particulièrement réjouis et, évidemment, nous
aimerions bien que ce moment se reproduise le plus tôt possible. Mais, si nous regardons
bien, immédiatement ingérés, les aliments si fins, vont être transformés à l’intérieur de notre
estomac pour terminer en excréments nauséabonds. Tout plaisir comporte intrinsèquement
son négatif. Toute sécurité matérielle présente sa face cachée de risque de perte et de
catastrophe. S’attacher au seul bien-être matériel nous conduit irrémédiablement à la
souffrance et au malheur.
Que nous faut-il de plus pour être heureux ?
N’y aurait-il pas un besoin d’être autrement chez l’être humain, une « autreté » comme la
nommait Krishnamurti ? Un besoin qui se transforme en appel et que Raimon Panikkar
nomme « l’esprit du moine » dans son « éloge du simple » (Albin Michel).
2.
La tranquillité de l’esprit.
Impossible d’être vraiment en sécurité sans reconnaître en soi-même une zone de sérénité où
vient se dissoudre tous les soucis de la vie. Je nomme ce vide créateur intime le « Grand
Bleu », qui conduit à la pleine réalisation d’un clair-joyeux au fond de soi-même. Une
capacité non-intentionnelle à faire le vide de l’esprit, c’est-à-dire à ne pas se laisser agiter par
des pensées, des images bouleversantes. Mettre la conscience en jachère. Respecter son fertile
humus.
De nombreuses sagesses proposent des techniques de méditation et de prière qui peuvent
avoir leurs raisons d’être. Mais toute technique présente un danger d’attachement. Le sage
montre la lune au disciple avec son doigt tendu et le disciple regarde le doigt. Le livre dit
« sacré » devient un objet de culte et on tuerait si jamais quelqu’un venait à s’en emparer. Les
pèlerinages et les sanctuaires se multiplient, en même temps que les superstitions. Les lieux
dits « saints » ont fait l’objet de tant de morts et de plusieurs croisades chez les chrétiens. La
Djihad islamique comme guerre contre l’incroyant est du même type, alors qu’elle devrait
être, avant tout, une guerre contre l’ignorance spirituelle en soi-même. Krishnamurti a
demandé à être incinéré immédiatement après sa mort et ses cendres ont été dispersées dans
trois régions du monde, sans qu’aucun lieu ne puisse être sanctifié. La « dent de Bouddha »
n’est qu’une dent sans importance, même si en Asie, elle fait marcher le commerce.
Il est intéressant de constater que toutes les grandes religions monothéistes ont engendré des
tueries sans nombre depuis leur création.
Je demandais souvent à mes étudiantes qui semblaient les plus « religieuses » (par le port de
signes distinctifs, et contre lesquels je n’ai aucune intention de réagir, même si cela n’est pas
dans l’ordre de ma philosophie de la vie), dans mon cours sur Krishnamurti, ce qu’elles
feraient et à quoi elles croiraient si, du jour au lendemain, tous les livres « sacrés » et tous les
lieux saints étaient détruits par un phénomène mystérieux.
La tranquillité de l’esprit implique un non-attachement à l’égard de toutes les religions du
monde. Elle est l’expression d’une spiritualité laïque qui reconnaît le sacré sans entrer dans
les arcanes de son organisation humaine, trop humaine...
Elle n’implique aucune croyance en dieu a priori. Au disciple que demande gravement
« quelle est l’essence de la bouddhéité » ? le maître de sagesse répond « le cyprès est dans le
jardin ». Krishnamurti se demandait pourquoi les hommes avaient-ils besoin de coller - en
plus - un ange au sommet d’une magnifique montagne pour la contempler ?
Je ne prône pas ici de « prendre refuge » dans le bouddhisme. Aujourd’hui, la voie du
Bouddha demeure une organisation religieuse, dans ses diverses variantes (zen, tantrique,
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bouddhisme amitâbha (écoles de la Terre Pure), bouddhisme hinayâna). En Extrême-Orient,
ce bouddhisme perd du terrain, comme le catholicisme en Occident. L’oeuvre et l’action
humanitaires de l’actuel Dalaï-Lama, Prix Nobel de la paix, ne sont pas pour rien dans sa
reconnaissance par l’Occident. Ce sage ne demande d’ailleurs aucune conversion aux
Occidentaux. Il n’a rien d’un Saint-Dominique.
Mais, pour rencontrer cette zone de tranquillité au fond de soi-même, aucun besoin de
« sangha » (communauté de fidèles), de rituels, de prières toutes faites, de livres sacrés, de
moralisme pré-établi, ou d’explications scientifiques. Une simple capacité d’éveil à voir la
forêt dans l’arbre, la nature entière dans la forêt, l’univers dans la nature circonscrite, le vide
lumineux dans l’univers et, en fin de compte, ce vide profond dans la moindre brindille. Le
tout dans un processus incessant de structuration, déstructuration et restructuration des formes
singulières, aussi bien dans notre représentation du monde que dans notre constitution
physique et psychologique.
Un sage du XXe siècle, Jiddu Krishnamurti (1895-1986) encore trop peu connu, nous a
indiqué la voie à suivre. Sa voie est celle d’un « éveil de l’intelligence » proche de celle du
Bouddha et, à mon avis, plus encore d’un sage chinois conjuguant Lao-Tseu, Confucius et
Bouddha, dans une quête intérieure de « l’homme de bien », mais sans maître spirituel, sans
rituel, sans institution, sans communauté de fidèles. Une véritable spiritualité laïque et
éthique, une « insoumission de l’esprit » pour notre temps, comme le nomme le poète Zéno
Bianu, où le besoin d’autonomie critique de la personne va de pair avec son besoin de
dépassement personnel.
Mais la tranquillité d’esprit suppose un mode de vie non perturbant et à orientation éthique
dont le principe réside dans la non-violence à l’égard de la vie. Aucun être acceptant la peine
de mort ne peut se prévaloir d’une éthique de la vie. Il n’y a pas de guerre « juste ». Toute
guerre est un massacre de la vie et toutes les arguties des fanatiques, des « politiques », voire
des « philosophes » de la guerre ne sont que paroles fallacieuses. Laisser sur le terrain des
millions de mines anti-personnelles demeure une abomination.
3.
La Joie et la peine
La Joie n’est pas liée à la volonté de l’obtenir ni aux moyens d’y parvenir. Elle n’a aucun
rapport avec l’intentionnalité. Elle est donnée par surcroît au terme de la tranquillité d’esprit.
La Joie dont il s’agit n’est pas « personnelle » même si elle est éprouvée très
existentiellement. C’est la joie d’être en vie, parmi d’autres, par une participation active au
processus de vie dans ses aspects les plus universels. Le sage est l’être de la vie dans laquelle
la mort est l’une des composantes inéluctables. Peut-être que Spinoza l’a connue avant d’y
réfléchir ? et Robert Misrahi, qui en parle si justement dans la foulée spinoziste et de Martin
Buber, est-il un philosophe de l’expérience comme le souhaite Pierre Hadot ?
C’est une joie non exubérante. Une joie d’une simplicité déconcertante. La joie de l’état T
réalisé dans la philosophie de Stéphane Lupasco. La joie de la marche, seul dans la nature qui
animait Krishnamurti tous les jours, comme elle anime un éducateur comme Christian Verrier
aujourd’hui. La joie du poète taoïste sur sa montagne. La joie dans la compassion d’un moine
zen comme Thich Nhat Hanh (dans « l’instant d’aimer »). La joie de ce couple de paysans
rencontrés par le héros du « soleil même la nuit » dans le film des frères Taviani. « J’ai été
fait simple » soutient Krishnamurti en 1927, aux termes d’un itinéraire spirituel des plus
dépouillés.
Mais ce niveau de réalité ne va pas sans le sentiment de la peine qui l’accompagne toujours.
Le peine est celle du constat de la souffrance des êtres vivants et, surtout, des relations de
causes à effet de cette souffrance. Un véritable sage est capable d’avoir de la peine, non
seulement pour les victimes de la barbarie, mais pour les barbares eux-mêmes. Car toute
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souffrance infligée à autrui est le signe manifeste de l’ignorance de la vie réelle et, en fin de
compte, une souffrance qu’on s’inflige à soi-même.
Le Dalaï-Lama raconte cette histoire éclairante d’un moine rencontré en Inde et qui avait subi
l’internement dans un goulag communiste pendant 18 ans. Ce moine lui dit qu’il avait dû
résister à tous les dangers. « Quels dangers » ? lui demanda le Dalaï-Lama ? « Le danger de
perdre ma compassion envers les Chinois » lui répondit le moine.
Qui peut, authentiquement, prononcer une telle phrase dans de telles circonstances ?
Le sens de la compassion naît et se perpétue à partir de ce constat. L’amour oblatif n’est-il
qu’une partie de la compassion ? Celle - peut-être préférable d’après Luc Ferry - qui se dirige
principalement vers l’être humain, comme il le soutient dans son dialogue avec André ComteSponville (dans « la sagesse des sages »).
La compassion embrasse l’ensemble du vivant sans accepter de priorité absolue. La peine
ressentie n’est pas la souffrance. Cette dernière est liée intrinsèquement au plaisir et au risque
de la perte.
Le sage qui compatît et qui a de la peine, demeure dans la Joie. Avec lui, il s’agit d’une
logique du tiers inclus. Il n’y a pas la joie ou la peine comme éléments séparés et opposés,
mais la joie et la peine, formant le tiers, dans un processus d’actualisation et de
potentialisation relatives. C’est l’esprit du bodhisattva qui a consacré sa vie à tous les êtres
vivants encore en souffrance.
La Joie, dans son extrême finesse, appartient encore à un autre niveau de réalité, au-delà de
toute contingence naturelle et humaine. Elle est celle du Nirvilkalpasamadhi dans le Vedanta
ou du « Parinirvâna » bouddhique.
Le sentiment de compassion naît, en dernière instance, de cette Joie, traverse et modifie notre
monde, même si en tant qu’humain et simple chercheur de vérité, nous n’en connaissons que
des éclairs intuitifs.
4. La Profondeur, les Profonds et la voyage intérieur
Le Profond représente toute être créé qui est relié à la Profondeur comme partie indissociable.
Tous les êtres vivants sont des êtres « profonds », mais également tous les objets du monde.
Toutefois, il faut distinguer les êtres profonds capables de ressentir la Profondeur de leur être,
voire de la nommer, de l’exprimer d’une manière ou d’une autre et ceux qui restent muets sur
ce plan (un rocher par exemple). L’être humain est un « Profond » qui parle. Le plus subtil
parle comme la fleur donne son parfum. Le plus lourd s’hérisse de citations.
Un lien intrinsèque unit Profondeur, Gravité et Reliance. Le voyage intérieur fait découvrir ce
lien imperceptible. La Profondeur invite à l’intuition. Celle-ci conduit à la Reliance qui
reconduit à une intuition supérieure. Celle-ci, tôt ou tard, débouche sur la Gravité.
La Gravité constitue le moment éthique du Profond humain qui prend conscience de sa
Reliance avec tout ce qui est.
L’écologie de l’esprit élabore la philosophie fondamentale de ce processus.
Tout sage est « grave », jusqu’à dans son rire torrentiel, à la manière d’un maître zen. Tout
acte, même infime, est « grave » de conséquences parce que non-séparé de tout le reste, même
s’il apparaît comme distinct. Un battement d’ailes de papillon ici, déclenche une tempête làbas. Mon absence de parole ou une parole trop tranchante un jour, entraîne un suicide d’autrui
un autre jour.
Entre la Profondeur et le Profond, une dialogique permanente se construit. La dialogique dans
la ligne d’Edgar Morin, maintient les deux termes en relation, sans pouvoir en éliminer l’un
ou l’autre, sans pouvoir opérer une synthèse hegelienne. La dialogique n’a pas peur du
paradoxe.
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« Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » s’interroge le philosophe occidental
(Heidegger), cherchant, du même coup, par le Logos, une vérité qui lui échappe sans cesse.
Le sage chinois, lui, se contente aller rendre hommage à la « pierre de rêve » dans sa plus
splendide réalité, sur un chemin de montagne.
D’un côté, chez le philosophe depuis Aristote, le Logos implique un postulat sur l’origine et
la fin de toute chose nommée. La parole aurait toujours pour finalité de dire quelque chose.
De l’autre, chez le penseur chinois traditionnel, il s’agit plutôt de « nourrir la vie », les
« souffles », l’énergie qui nous mettent en mouvement, sans discuter indéfiniment des
origines ou des finalités.
Ce n’est que chez les stoïciens de la Grèce antique que l’on trouve des analogies troublantes
avec les anciens penseurs chinois, notamment sur la question du Mal (en Occident) ou du
« négatif » (en Chine).
Le voyage intérieur à affaire avec la façon dont nous pensons ces deux concepts : Mal et
Négatif (F.Jullien).
Rester au niveau du « Mal », nous entraîne vers une existence dramatique, qui requiert l’appel
à la religion, à une transcendance qui nous rassure sur le Bien, toujours là, mais avec lequel
nous ne savons pas vivre. Évoluer vers son remplacement par le négatif dans tout « positif »,
nous achemine vers une sérénité stoïque, dans un dépassement permanent de nos affects vers
une totalité plus vaste, mais réduit peut-être nos possibilités d’exister comme sujet capable de
projet et de choix.
Le voyage intérieur de la personne contemporaine doit passer sous les fourches caudines de ce
dilemme : Mal ou Négatif pour entrer dans une sorte de médiation/défi, de métissage culturel.
Le Mal permet l’émergence de l’éthique, après dépassemenent du religieux. Le Négatif
implique le devenir permanent de toute certitude établie ves une incertitude radicale, un
horizon ouvert.
Il est intéressant de noter qu’un intellectuel et poète chinois, formé en l’Occident, comme
François Cheng, réussit à vivre sur ces deux plans apparemment antinomiques. Dans son livre
sur Cinq méditations sur la beauté, il développe une pensée taoïste, notamment de l’art et de
la poésie, et, en même temps, il se démarque d’un absolu du « Négatif » pour aborder de front
la question du Mal.
Certains diront qu’il manifeste ainsi une personnalité dotée de « dissociation ordinaire »
(Lapassade) : tantôt il est un Occidental pris au piège du Mal et de sa dramaturgie ; tantôt il
est l’Asiatique qui transforme le Mal en négatif au sein d’un mouvement universel.
J’aurai plutôt tendance à le voir comme un « clairvoyant » qui concrétise une logique du tiersinclus et qui dérange, du même coup, le bel édifice linéaire d’une pensée de l’identité, de la
non-contradiction et du tiers exclu.
La société contemporaine, considérée comme hypermoderne, plus encore que postmoderne,
déconstruit toute forme de sentiment, en élément disjoints, séparés, dont le sujet ne peut plus
reconnaître le moindre sens.
4.1 Profondeur et voyage intérieur
D’emblée, le dictionnaire nous propose ses balises pour le mot « voyage » (Trésor informatisé
de la langue française)
Le dictionnaire nous précise :
A. Déplacement que l’on fait, généralement sur une longue distance, hors de son domicile
habituel. 1. Déplacement considéré en fonction de la nécessité que l’on a de se rendre dans un
lieu déterminé. 2. Déplacement que l’on fait dans un but précis (généralement politique,
économique, scientifique, religieux...). a) Long périple effectué jadis par les grands voyageurs
qui se déplaçaient par terre ou par mer pour aller à la découverte et à la conquête de contrées
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nouvelles. b) Déplacement fait par des savants dans le cadre de leur spécialité (écrivains,
géographes, ethnologues, etc.) dans un but d’études, d’observation et de recherche. c) Vx.
Déplacement à des fins religieuses. d) Déplacement effectué dans le cadre d’une activité
institutionnelle, rémunérée ou non. e) Déplacement d’un personnage officiel dans l’exercice
de ses fonctions. f) Exploration de l’espace par des savants.
Déplacement fait par des particuliers dans un but d’agrément, de loisirs, de dépaysement, de
découverte. a) Parcours organisé par un/des particulier(s) et prévoyant des étapes de repos et
de découverte (culturelle, géographique, etc.). b) P. méton. Ensemble de services et de
prestations assurés par un organisme spécialisé qui permettent aux clients de voyager pour
leur agrément et sans soucis, le plus souvent en groupe, sur un parcours établi à l’avance. c)
ÉDUC. NAT. Voyage (scolaire, de fin d’année). Voyage proposé aux élèves de
l’enseignement général pour clôturer une année d’étude. Etc…
Ainsi le « voyage » se laisse entendre par l’idée de « déplacement » avant tout, de mouvement
d’un point à un autre.
Or, dans le voyage intérieur, on ne se « déplace » pas physiquement a priori. Sans doute,
bouge-t-on dans sa tête ? Est-ce parce que nous sommes « en chemin » ? Mais vers où et qui
bouge ? Ainsi j’irai plus loin : est-ce qu’on entre vraiment sur un chemin et qui irait vers
quoi ? la réussite, le bonheur, l’amour, la vérité ?
Le voyage intérieur est un espace-temps de conscience qui n’est pas de l’ordre de la durée,
mais de l’intuition de l’instant. Ce n’est pas aller d’un point A à un point B, horizontalement,
mais, au contraire, c’est une plongée à la verticale, dans la Profondeur, d’instant en instant..
Le mot Profondeur, je l’ai dit, me sert de métaphore pour nommer ce que l’on ne peut
énoncer, ce qui est de l’ordre de l’ineffable parce qu’il s’agit de la totalité du Réel. Un « réel
voilé » comme le pense un physicien comme Bernard d’Espagnat ? Le Cosmos des
philosophes stoïciens de l’Antiquité grecque ? La déité subtile sous tous les noms de dieu,
comme le propose l’apophase des mystiques rhénans ? Le noumène kantien sous tous les
phénomènes ? La Nature spinoziste où le « conatus » s’affirme ? Ou encore le Tao des
anciens Chinois au sein duquel le « Vide médian » (F.Cheng) puise ses ressources ? Le
Chaos-Abîme-Sans-Fond » de Cornelius Castoriadis ? L’ »Otherness » de Krishnamurti ? Je
ne me prononce pas à cet égard.
La Profondeur nous propulse dans l’errance en tant que nous sommes parties intégrantes de la
Nature. Le poète le sait d’emblée :
Terre qui nous a fait
Ces errants que tu portes
Incertains du local
Incertains du parcours
(Eugène Guillevic)
Dans le voyage intérieur, on ne se prépare pas. Il se peut même que toute préparation,
empêche ainsi le véritable voyage sur ce plan. Programmer son itinéraire revient à ne jamais
comprendre de quoi il s’agit. D’ailleurs l’ultime « voyage », vers la mort, peut-il se
« programmer », excepté en cas de suicide ?
Tout voyage intérieur est de l’ordre de l’itinérance personnelle, en synchronie avec,
radicalement, l’Errance du Monde, et, principalement, « la poéticité du jeu du monde » dont
parle le philosophe Kostas Axelos dans son oeuvre.88.
88 Kostas Axelos, Le jeu du monde, Paris, les éditions de minuit, 1969
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Sous cet angle, le voyage intérieur va de « commencement et commencement », sans fin. Il
est porté par les ailes de l’improvisation. Contrairement aux créationnistes intégristes, je ne
vois aucun « dessein » divin dans cette errance. Plutôt un « déploiement » de ce qui est.
Il implique la reconnaissance de l’inconnu, de la non-maîtrise, de la surprise parfois difficile à
assumer.
Mais surtout, il nous fait vivre le saut qualitatif dans un autre niveau de réalité. Ainsi, dès la
naissance, lorsque le nouveau-né, sortant du ventre de sa mère, respire pour la première fois à
l’air libre et découvre le « cri primal » et le sens (ici avant tout sensoriel) d’être en vie. Tout
voyage intérieur est de cet ordre : surgir dans un autre niveau de réalité, au risque de s’y
perdre, d’en mourir sur un plan de conscience rassurant.
Le voyage intérieur nous conduit à une réflexion sur la naissance, d’instant en instant, de
nous-même, de notre relation aux autres et au monde. Hannah Arendt a beaucoup médité sur
ce concept. Elle en tire une philosophie qui enrichit l’existence humaine.(cf. Françoise Collin,
« Agir et dormir »)89.
Peut-être faut-il parler de cinq naissances, comme je le pense, dans ce voyage intérieur vers
un état instable de « sérénité crispée » (René Char).
A chaque naissance son risque spécifique, ses rituels, ses obstacles, ses réussites relatives.
4.2 Les cinq naissances de l’être humain dans la psychologie d’accomplissement de soi
La psychologie d’accomplissement est celle, en vérité toujours inachevée, qui tente le
développement complet du développement du potentiel humain, sans oublier ses dimensions
désirantes, ses dimensons sociales et ses dimensions spirituelles.
Elle demande une ouverture à ce que j’ai nommé « l’approche transversale, l’écoute sensible
en sciences humaines » (Anthropos, 1997). Psychologie transpersonnelle, elle s’ouvre sur le
Sans-Fond du réel, dans une relation d’incertitude, de doute créateur et d’imprévisibilité.
Le Sans-Fond
à ma fille Laurianne pour ses 18 ans
Le Sans-Fond n’est pas une pierre
Pour alourdir l’univers
Le Sans-Fond
N’est pas la mer à boire
Au bord des cils d’un enfant
Le Sans-Fond n’est pas le bruit de la ville
Qui reste là
Au creux des arbres
immobile comme un chat
Le Sans-Fond n’est plus l’amour
Posé sur la lanière du Temps
Ni la mort
89 Françoise Collin, in Hannah Arendt et la modernité, Paris, Vrin, 1992, 27-46
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Ni le rien
Le Sans-Fond n’est pas la coccinelle rouge
De l’instant
Ni la fumée dans la flamme
Ni le soleil dans un verre d’eau
Le Sans-Fond ne fait ni rire ni pleurer
Mais donne à voir
Le Sans-Fond est sans pourquoi
Brindilles
Chaos rampant
Ouverture jaillissante
Pour s’énoncer, la psychologie d’accomplissement appelle une forme d’expression
essentiellement symbolique et mythopoétique, sans ignorer des formes plus académiques et
prosaïques.
Elle est une psychologie parce que j’insiste, comme dans de nombreuses sagesses, sur le fait
que tout changement commence par une révolution expérientielle dans la conscience
individuelle. Cette nouvelle conscience est une conscience « autre ». Elle n’est plus
« conscience de » quelque chose mais conscience sans attribut, équivalent à la plénitude du
vivre et d’être totalement présent dans l’espace-temps de l’instant vécu.
Cinq naissances me semblent indispensables dans cette perspective. Ces cinq naissances
prendront effet au cours du déroulement processuel d’une vie, dans la mesure ou la personne
en prendra conscience dans une sorte d’insight à la fois lié à sa capacité de discernement et
d’intuition.
- La première naissance est celle intrinsèque à la pulsion sexuelle. Une naissance potentielle
au niveau du désir de nos parents, qui nous enracine à jamais dans la complexité et
l’imaginaire.
- La deuxième éclate avec la naissance proprement biologique et le cri primal. Une naissance
viscérale, qui nous met au jour, avec ce premier cri, et nous fait entrer dans le tragique de
l’humain.
- La troisième apparaît par le truchement de la fonction paternelle initiant à la Loi symbolique
et permettant au petit homme de se séparer de sa mère. Une naissance symbolique que la
fonction paternelle nous impose en nous décortiquant de la sphère maternante.
- La quatrième nous introduit à la naissance sociale et à la citoyenneté comme élément-clé de
la « polis » grecque. Une naissance sociale qui nous fait comprendre le sens du mot « nous »
et « responsabilité ».
- La cinquième, la plus subtile et la plus importante sans doute, nous ouvre à l’infini et à notre
place dans la nature. Une naissance sacrale qui nous ouvre à la relation d’Inconnu et au
dépassement de toute singularité dans une totalisation en cours.
Pas de voyage intérieur sans prise de risque. Son déploiement constitue une série
d’événements qui bousculent le caractère institué d’une existence « adulte ». C’est du côté de
l’inachèvement qu’il faut regarder pour comprendre le sens même du « chemin qui mène vers
l’intérieur » dont parlait Novalis. Avec le risque (et la « peur » qui l’accompagne) une brèche
est introduite dans les hauts murs de l’existence établie. Un doute se profile sur le « qui l’on
est ». Le « je » perd de sa consistance absolue. Au fur et à mesure, il se délite. Souvent, cela
se fait tout à coup, sans pouvoir le prévoir.
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Dans un premier temps du voyage intérieur, le monde environnant est remis en question. Le
sujet voyageur plante ses questionnements en son sein comme le toréador sur le dos musclé
du taureau.
Il peut se complaire dans ce jeu, souvent intellectuel. Il capitalise alors son savoir livresque
sur le monde et se cache derrière les mots, comme les Sophistes. Un jour il comprend que les
mots cachent trop souvent le désert de la pensée. Parfois, une phrase suffit, malgré tout, à
l’éclairement de toute une partie de l’essentiel, de la Profondeur.
4.3 Le voyageur devient un » Profond » : vers un réenchantement du monde
Le Profond représente toute être créé qui est relié à la Profondeur comme partie indissociable.
Tous les êtres vivants sont des êtres « profonds », mais également tous les objets du monde.
Toutefois, il faut distinguer les êtres profonds capables de ressentir la Profondeur de leur être,
voire de la nommer, de l’exprimer d’une manière ou d’une autre et ceux qui restent muets sur
ce plan (un rocher par exemple). L’être humain est un « Profond » qui parle. Le plus subtil
parle comme la fleur donne son parfum. Le plus lourd s’hérisse de citations.
Un lien intrinsèque unit Profondeur, Gravité et Reliance. Le voyage intérieur fait découvrir ce
lien imperceptible. La Profondeur invite à l’intuition. Celle-ci conduit à la Reliance qui
reconduit à une intuition supérieure. Celle-ci, tôt ou tard, débouche sur la Gravité.
La Gravité constitue le moment éthique du Profond humain qui prend conscience de sa
Reliance avec tout ce qui est.
L’écologie de l’esprit élabore la philosophie fondamentale de ce processus.
Tout sage, ce Profond par excellence, est « grave », jusqu’à dans son rire torrentiel, à la
manière d’un maître zen. Tout acte, même infime, est « grave » de conséquences parce que
non-séparé de tout le reste, même s’il apparaît comme distinct. Un battement d’ailes de
papillon ici, déclenche une tempète là-bas. Mon absence de parole ou une parole trop
tranchante un jour, entraîne un suicide d’autrui un autre jour.
Entre la Profondeur et le Profond, une dialogique permanente se construit. La dialogique dans
la ligne d’Edgar Morin, maintient les deux termes en relation, sans pouvoir en éliminer l’un
ou l’autre, sans pouvoir opérer une « synthèse » hégelienne. La dialogique n’a pas peur du
paradoxe.
« Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » s’interroge le philosophe occidental
(Leibniz, Heidegger), cherchant, du même coup, par le Logos, une vérité qui lui échappe sans
cesse. Le sage chinois, lui, se contente aller rendre hommage à la « pierre de rêve » dans sa
plus splendide réalité, sur un chemin de montagne. D’un côté, chez le philosophe depuis
Aristote, le Logos implique un postulat sur l’origine et la fin de toute chose nommée. La
parole aurait toujours pour finalité de dire quelque chose. De l’autre, chez le penseur chinois
traditionnel, il s’agit plutôt de « nourrir la vie », les « souffles », l’énergie qui nous mettent en
mouvement, sans discuter indéfiniment des origines ou des finalités.
Ce n’est que chez les stoïciens de la Grèce antique que l’on trouve des analogies troublantes
avec les anciens penseurs chinois, notamment sur la question du Mal (en Occident) ou du
« négatif » (en Chine).
Le voyage intérieur à affaire avec la façon dont nous pensons ces deux concepts : Mal et
Négatif (F.Jullien).90.
Rester au niveau du « Mal », nous entraîne vers une existence dramatique, qui requiert l’appel
à la religion, à une transcendance qui nous rassure sur le Bien, toujours là, mais avec lequel
nous ne savons pas vivre. Evoluer vers son remplacement par le « négatif » dans tout
« positif », nous achemine vers une sérénité stoïque, dans un dépassement permanent de nos
90 François Jullien, Du mal /Du négatif, Paris, Points-essais, 2006, 182 p.
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affects vers une totalité plus vaste, mais réduit peut-être nos possibilités d’exister comme
sujet capable de projet et de choix.
Le voyage intérieur de la personne contemporaine doit passer sous les fourches caudines de ce
dilemme : Mal ou Négatif pour entrer dans une sorte de médiation/défi, de métissage culturel.
Le Mal permet l’émergence de l’éthique, après dépassemenent du religieux. Le Négatif
implique le devenir permanent de toute certitude établie ves une incertitude radicale, un
horizon ouvert.
Il est intéressant de noter qu’un intellectuel et poète chinois, formé en l’Occident, comme
François Cheng, réussit à vivre sur ces deux plans apparemment antinomiques. Dans son livre
sur « Cinq méditations sur la beauté », il développe une pensée taoïste, notamment de l’art et
de la poésie, et, en même temps, il se démarque d’un absolu du « Négatif » pour aborder de
front la question du Mal91.
Certains diront qu’il manifeste ainsi une personnalité dotée de « dissociation ordinaire » :
tantôt il est un Occidental pris au piège du Mal et de sa dramaturgie ; tantôt il est l’Asiatique
qui transforme le Mal en négatif au sein d’un mouvement universel.
J’aurai plutôt tendance à le voir comme un « clairvoyant » qui concrétise une logique du tiersinclus et qui dérange, du même coup, le bel édifice linéaire d’une pensée de l’identité, de la
non-contradiction et du tiers exclu.
La société contemporaine, considérée comme hypermoderne, plus encore que postmoderne,
déconstruit toute forme de sentiment, en élément disjoints, séparés, dont le sujet ne peut plus
reconnaître le moindre sens.
Le mot sentiment, lui-même, devient tellement « mou » qu’on ne saurait le discerner de
l’émotion ou de la passion. Tout se vaut dans une équivalence généralisée fondée sur la
marchandisation de l’humain.
Entre les hypermodernes « flamboyants » (Nicole Aubert)92 et ceux qui sont laissés pour
compte, exclus, les « loosers », les sociologues, les philosophes de la modernité n’en peuvent
plus de disserter et d’interpréter des données sans cesse répétitives. Ils débouchent sur « la
fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg), le « désenchantement du monde » (Marcel Gauchet), le
constat d’un « art de réduire les têtes » (Dany-Robert Dufour), sans compter tous ceux qui
n’arrêtent de vilipender les pédagogues du haut de leur énorme suffisance médiatique (Alain
Finkielkraut).
Mais ils en arrivent, nécessairement, à poser des équivalences, mettre en relation intrinsèque
des instances qui s’appellent mutuellement : l’hypermoderne « flamboyant » demande le
« looser » pour exister ; le premier de la classe nomme le dernier ; la star des médias indique,
ipso facto, l’anonyme qui se sert à rien, le « chef d’entreprise » suppose le salarié convaincu
de sa légitimité.
Tous ces raisonnements sont de l’ordre d’une logique identitaire, fondée sur le tiers exclu et le
principe de non-contradiction. Nous appelons de nos voeux une autre logique trinitaire
ouverte sur la complexité, dans laquelle un processus d’actualisation et de potentialisation
lupascienne est en jeu.
Nous devons, pour nous faire comprendre, proposer un schéma pour montrer deux espaces de
sens de notre modernité :
Une zone 1 qui réunit les discours habituels sur la société hyper ou postmoderne, avec ses
membres hypermodernes « flamboyants » et ceux qui sont en perte de vitesse, les « loosers ».
Une zone 2 qui introduit un troisième terme (les « clairvoyants ») et qui vient bouleverser la
logique du oui ou du non du premier espace.
91 François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006, 160 p.
92 Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004, 320 p.
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L’émergence de ce troisième terme n’est pas sans relation avec celle d’une troisième
Renaissance spécifiquement contemporaine, sous la Première Renaissance humaniste,
rationnelle, scientifique, laïque, et la deuxième, coexistante, mais cachée, plus ou moins
traquée par la première à cause de son intérêt pour l’approche « imaginale » (H.Corbin)93 de
la réalité.
Les trois Renaissances
L’épistémologie contemporaine ne peut méconnaître la manière dont s’est nouée l’histoire de
la pensée sur le monde depuis l’Antiquité (Mohamed Taleb)94.
On sait que la Renaissance au XVe-XVIe siècles à repris à son compte l’apport de la Grèce et
de Rome, dès le Moyen-Age. C’est à travers la pensée d’Aristote, puis de Saint-Thomas
d’Aquin en Occident, ou d’Averroès en pays musulmans (Cordoue, 1126 - Marrakech, 1198),
et d’un nouveau regard sur l’art et la littérature antiques, qu’elle s’est constituée. Pour
Thomas d’Aquin, et malgré ses accusations de trahison à l’égard d’Averroès à la fin de sa vie,
celui-ci est le « commentateur » par excellence d’Aristote, l’autorité qui fait loi. Attaquant
Averroès, les augustiniens du XIIe siècle, avec saint Bonaventure, seront persuadés
d’atteindre Aristote, de même que les averroïstes, avec Siger, croiront suivre le philosophe
grec. Il semble bien en effet qu’Averroès ait surtout visé à être un disciple fervent d’Aristote,
dont la doctrine lui apparaissait comme « la souveraine vérité » et dont il sut expliciter
certains aspects mal éclairés.
La Renaissance s’est affermie avec le siècle des Lumières (XVIIe-XVIIIe) durant lequel les
philosophes ont proposé une autre façon d’être au monde inspirée par la raison, la science et
l’humanisme.
C’est le triomphe de ce que je nomme la Renaissance affichée.
Mais sous cette Renaissance, une autre existait, plus ou moins cachée, occultée. Cette
Renaissance cachée remontait, elle aussi, à l’Antiquité, mais se refusait à rester dans l’orbite
intellectuelle d’Aristote. Elle prenait ses racines dans l’alchimie, l’occultisme, la puissance du
mythe, un rapport différent à la divinité.
Elle fut traquée et étouffée, en apparence, à commencer par les femmes, les « béguines » qui
dès la fin du Moyen-Age jusqu’à la grande purge des « sorcières » sous l’Inquisition payèrent
un lourd tribut à la Renaissance affichée.
L’apophase des théologiens (théologie négative de Maître Eckhart) qui s’est ouverte sur
l’hénologie (la philosophie de l’Un) fut un des fleurons de cette Renaissance cachée, depuis la
fin du Moyen-Age.
Pourtant la Renaissance cachée n’a jamais disparu. Ses membres sont restés dans l’ombre
mais ont oeuvré. On peut dire, avec René Lourau, qui raisonne en terme révolutionnaire, que
nous avons assisté jusqu’à nos jours à un « continuum onirique révolutionnaire » de ce type
de Renaissance. Bien des scientifiques jouaient sur deux tableaux : une face diurne fondée sur
une raison aristotélicienne et une face nocturne animée par une expérience et une
interpellation plus magique ou imaginaire. Ainsi ils conciliaient la science et la foi.
93 Henri Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris, Buchet-Castel,
2005(réed), 303 p., le Prélude à la deuxième édition (1978) s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal ». On peut
y lire ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et
médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles,
d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde
imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette
situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est
dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »
94 Mohamed Taleb, Sciences et archétypes, Dervy, 2003
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Nous assistons aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, avec la transition du XXe siècle qui a
vu un bouleversement complet dans les représentations scientifiques du monde, à un retour du
refoulé, une Renaissance moderne qui prend deux voies essentielles.
Une liaison avec l’ « Imaginal » (Henri Corbin) et ses archétypes, ses mythes et ses symboles,
bien analysée par Gilbert Durand et relayée par la psychologie des profondeurs de Carl
Gustav Jung.
Une expérience de la déité, l’Un, sous le dieu apparent (avec sa théologie négative chez
Maître Eckhart), la nomination d’un « réel voilé » dans la science des hautes énergies
(Bernard d’Espagnat), le sens de la nature chez Spinoza ou encore la notion de « noumène »
chez Kant.
Mais plus encore, peut-être, une troisième voie se dessine qui comprend les deux premières.
C’est la complémentarité des approches et des visions du monde, avec une conception plus
immanentiste proche de la pensée chinoise (F.Jullien)95. Il se peut que la reconnaissance de la
pensée chinoise soit le germe d’une pensée de notre siècle qui s’ouvre. Le philosophe Liang
Shumming soutenait que la culture chinoise était celle qui convenait à notre modernité
libérale, dès les années vingt. Peut-être avait-il raison ?
Je pense, également, que la philosophie non-dualiste de Krishnamurti correspond à cette
attente spirituelle de notre temps.
Cette troisième Renaissance, propre sans doute au XXIe siècle, nous indique la voie vers la
complexité assumée, la multiréférentialité, la transdisciplinarité. Elle est la voie des « clairsvoyants », à la fois rationnels et mythopoétiques, corporels et spirituels, mortels et ouverts à
l’éternité. Le clairvoyant voit « clair » dans l’opacité de la réalité car ses deux capacités de
compréhension son le saisissement et le discernement.
Par le saisissement il vit, dans son corps même, dans ses sensations, les effets immédiats de
l’environnement.
Par le discernement, il prend ses distances sans se désimpliquer, sans se séparer du monde
pour considérer ce dernier avec un regard intérieur à la fois d’intellection et d’intuition.
Car le clairvoyant sait réunir l’intuition et la reliance.
95 François Jullien, Si parler va sans dire. Du logos et d’autres resssources, Seuil, 2006
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Chapitre 10
Intuition et reliance en éducation
J’ai décidé de participer à ce congrès96 parce que sa thématique me semble essentielle à
l’heure actuelle. Nous avons, en effet, à reconnaître, au-delà et à travers les données des
sciences contemporaines, l’impact et l’imprégnation de ressources qui sont le propre d’une
conscience humaine élaborée, et dont l’intuition est, sans doute, un des plus beau fleuron, à
côté de la raison et de l’imagination. Pour ma part, en tant qu’éducateur, j’ai toujours pensé
que cette capacité humaine jouait un rôle déterminant dans la juste appréciation du « moment
propice » en situation éducative, pour parler comme la philosophie chinoise. Une longue
pratique de l’écriture poétique m’a fait comprendre, de l’intérieur, à quel point l’intuition
intrinsèque à la psyché rejoignait la reliance centrée sur le monde naturel et social. Si
l’intuition nous ouvre, spontanément, à la beauté du monde, la reliance nous éclaire sur la
fondamentale unité du monde vivant et, du même coup, à l’intense souffrance de sa
mutilation permanente. Dans son dernier ouvrage consacré à « Cinq méditations sur la
beauté » (2006), le poète et philosophe François Cheng, nous confirme, avec son esprit de
finesse habituelle, notre aventure vers cette intelligence de la relation à soi-même, aux autres
et à l’univers.
Les deux concepts qui nous sont proposés par le Congrès Kolisko sont à la fois essentiels en
éducation et, en même temps, d’un flou artistique qui laisse les chercheurs un peu sceptiques
sur leur caractère opératoire.
Certes, l’intuition est bien connue des philosophes depuis longtemps. Celui de reliance est
plus récent et date de la deuxième moitié du XXe siècle. Pourtant, ils restent encore méconnus
des sciences de l’éducation.
Les sciences de l’éducation sont allergiques à tout ce qui ne relève pas de la raison et même
d’une certaine « raison française » si j’ose dire. Elles se sont construites sur une opposition à
la religion et à la croyance que la pédagogie serait innée à toute personne bien intentionnée.
On retrouve encore cette croyance chez certains cadres d’entreprises, malgré tous les stages
de formation destinés à les sensibiliser à ce propos.
Les deux concepts d’intuition et de reliance viennent plutôt de la philosophie plus ou moins
ouverte à la spiritualité et de la sociologie moderne prudente à l’égard des idéologies trop
rigides.
Ces deux concepts sont fondamentaux en éducation. Je veux tenter d’argumenter en ce sens
dans cette conférence. Il s’agit également de montrer leur dialogique subtile et leurs effets sur
l’éducation et la recherché.
Deux idées-clés, en guise d’ouverture :
Une articulation centripète et centrifuge
L’intuition est centripète. Elle relève d’un processus interne à la personne. Elle va vers
l’intérieur du psychisme, au sein d’une vision du monde dont les représentations dessinent le
rapport qu’entretient le sujet avec son monde.
96 extrait de la Conférence aux Rencontres mondiales Kolisko – Congrès inter-et transdisciplinaires, médecine,
pédagogie, éducation sociale – L’intuition dans la relation éducative, 21-25 août 2006 - UNESCO
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La reliance est centrifuge. Elle part du sujet pour aller vers les autres et le monde.
Cette interaction et cette interférence lui rappellent à quel point il est toujours un élément d’un
ensemble plus vaste que lui-même, inscrit dans une dynamique complexe qui le dépasse et
l’inclut en même temps.
Une dialogique incontournable des deux concepts s’ouvrant sur une pensée paradoxale
L’intuition s’ouvre sur la reliance, dans la mesure où cette faculté humaine, au-delà
de toute raison raisonnante, impose au sujet l’idée qu’il n’est jamais qu’un élément d’une
totalité vivante dotée d’une énergie spécifique dont la source demeure largement inconnue.
La reliance pleinement vécue permet au sujet de coconstruire sa propre vie et la vie
collective dans la relation avec les autres et la nature. Mais, au fur et à mesure qu’elle
s’approfondit, la reliance débouche sur une relation d’inconnu par la complexité qu’elle
découvre et par le sens de la finitude et de la mort, qui s’impose à elle. Aucune formation
complexe, de la vie individuelle et sociale, économique et politique, culturelle et religieuse,
ne résiste au temps. Sous cet angle, la reliance est une lutte contre la mort qu’elle intègre à la
vie, mais dans un regard lucide qui ne l’élimine pas magiquement. Au fond de la reliance, la
personne s’aperçoit qu’elle n’est plus « personne » justement, qu’elle remet en question sa
supposée identité, pour s’insérer dans une totalité dynamique dont la non-dualité est la nature
profonde. À la fois du monde et avec le monde, le sujet reconnaît pourtant qu’il n’y a plus
personne à nommer, au terme de sa reliance accomplie.
Ce constat est bouleversant et réanime une intuition nouvelle qui lui fait voir d’autres
niveaux de réalité. Le processus ne finit pas et le sujet demeure sur une voie qui n’a pas de
chemin car tout est là, dans l’attention vigilante de soi-même, des autres et du monde.
La pensée qui résulte de ce processus est paradoxale. Elle exige de conjoindre des choses
opposées, contradictoires, sans qu’une dialectique ne débouche nécessairement sur une
synthèse acceptable. La logique identitaire, sans être refusée, devient secondaire et perd son
impérialisme occidental. C’est plutôt le goût de la métaphore, de l’analogie qui s’impose. La
personne comprend bien mieux la poésie et l’art en général. Elle accepte les zones
d’incertitude, les déraillements du sens. L’homo sapiens devient le frère de l’homo demens
pour reprendre E.Morin. L’homo demens toujours en arrière-fond de l’homo sapiens. C’est le
coup de tête inimaginable de Zenédine Zidane lors de la finale de la coupe du monde de
football, le 9 juillet 2006 et son exclusion. La pensée chinoise lui paraît plus claire et la
philosophie apophatique plus pertinente.
Mais reprenons cette argumentation en détail
1. De l’intuition et de l’intuitif
Définition
Selon le dictionnaire, l’intuition est une connaissance directe et immédiate d'une vérité qui se
présente à la pensée avec la clarté d'une évidence, qui servira de principe et de fondement au
raisonnement discursif. Intuition directe, fondamentale, première, pure; intuition de l'espace,
du temps; connaître une vérité par intuition.(Trésor de la langue française). Il s’agit d’une
pure intelligence qui épuise son objet lorsqu'il le perçoit clairement et qui donc ne peut faillir
dans cet acte.
Pour Kant, dans son idéalisme transcendantal, la pensée intuitive opère sur les contenus et des
formes sensibles. Le noumène au sens positif est la chose en soi, en tant qu'elle est objet d'une
intuition intellectuelle et au sens négatif c’est la chose en soi, en tant qu'elle n'est pas objet de
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notre intuition sensible. Mais Kant dont la critique est à l’origine de la plupart des
épistémologies modernes, maintient le rôle fondamental de l’intuition, et lui donne un sens
tout nouveau. En vertu du principe de l’idéalisme transcendantal, qui est une philosophie du
sujet, cette notion perd son caractère réceptif ou contemplatif; elle relève de l’acte ou de
l’objet comme produit d’un acte.
Pour Bergson, l’intuition est la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet
pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable97. Le savoir intuitif
est de l’ordre de la vision. Étymologiquement, intueor , intuitus se rapportent à l’acte et à
l’attention du regard. Aussi, dans son sens large, sera intuitive une atteinte directe de l’objet
qui se présente dans sa pleine gratuité.
Plus récemment, et sous l’influence de la pensée allemande, le terme a récupéré les valeurs de
l’Anschauung ou de l’Erschauung , c’est-à-dire d’une synthèse opérée par l’imagination sur
les bases d’une expérience sensible. « Ainsi, par son origine et par ses développements, le
terme d’intuition est apte à désigner toute forme de compréhension immédiate, et concerne
des couches très diverses du savoir. »(Encyclopédia Universalis). : L’intuition est fondatrice
et fournit des vérités qui ne peuvent venir ni de l’expérience ni de l’argumentation. Ainsi de
La fameuse affirmation de Pascal, que les principes de la géométrie viennent du cœur et non
de la raison.
Si l’on rattache les états intuitifs de la conception aux transitions historiques d’un savoir qui
change sa logique et ses référentiels, ces états apparaîtront, comme l’avait déjà bien noté
Gaston Bachelard, comme des instances très dialectiques. Ce sont des instances de blocage,
dans la mesure où elles fixent les acquis du passé du savoir; et ce sont des instances de
novation, dans la mesure où elles projettent sur le futur des possibilités encore indéterminées.
L’intuition nous demande de nous détourner des habitudes de l'intelligence scientifique
classique mais aussi celles du sens commun. Toute recherché sur cette thématique, nous
prévient Bergson, nous conduit aux railleries faciles98.
Pour Bergson, l'être vivant doué d'instinct n'est pas inconscient au même titre que l'est une
pierre, seulement sa conscience est virtuelle, endormie, puisque l'être ayant un instinct
développé n'a pas besoin d'éveiller sa conscience pour vivre. Cet instinct comporte une
connaissance des choses, au sens où par exemple le nouveau-né connaît instinctivement le
sein de sa mère. C'est une connaissance pleine, mais qui ne s'applique qu'à un objet restreint.
L'intelligence est une connaissance des rapports. Sa première signification est vitale : c'est une
fonction d'adaptation permettant la survie. L'objet auquel elle s'applique est la matière.
L'intelligence est avant tout la faculté d'établir des rapports et de les varier indéfiniment. Son
opération principale consiste à produire du nouveau par le réarrangement d'éléments
préexistants. L'avantage de l'intelligence sur l'instinct est qu'elle n'est pas limitée à ce qui est
utile, alors que, par l'instinct, l'être vivant ne connaît que ce qui l'intéresse pour vivre. C'est
pourquoi un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même. Mais l'intelligence
ayant pour objet principal la matière, elle ne se représente clairement que l'immobile. Elle
n'est donc pas faite pour penser l'évolution, c'est-à-dire la continuité d'un changement qui
serait mobilité pure. Elle est donc caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. A
contrario, l'instinct est tourné vers la vie, comme l'intelligence vers la matière. « Il est de la
nature de l'intuition, il serait intuition s'il était devenu désintéressé, conscient de lui-même et
capable de réfléchir son objet. Une connaissance de la vie ne peut donc naître que d'une
collaboration entre l'intelligence et l'intuition. L'intuition – selon Céline Tarrade - montre à
l'intelligence qu'aucun de ses cadres ne convient parfaitement à la saisie du processus vital,
97 Bergson, La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, 1946 [1934], p. 174
98 Dans sa conférence « Fantômes de vivants », Énergie Spirituelle, p.61
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mais l'éveil de l'intuition suppose les inquiétudes et interrogations de l'intelligence, et elle aura
besoin de celle-ci pour expliciter ses résultats, les développer et les communiquer en concepts
On voit ainsi chez Bergson une dialogique entre intuition et intelligence et entre intelligence
et instinct. Pour Bergson, penser intuitivement est penser en durée et c'est par l'expérience
intérieure qu'on peut acquérir une connaissance très concrète de la durée. Cette conversion de
l’esprit est une vision intérieure de l’esprit par l’esprit. La conscience saisit la continuité
indivisible du flux de la vie intérieure, le premier degré d'intuition est donc une intuition de
soi par soi, une coïncidence du sujet avec lui-même dans une saisie de son propre élan.
Mais l’intuition va plus loin que nous-même et nous fait rencontrer d’autres consciences. Par
la sympathie, ce « sentir ensemble », l’intuition nous permet une interpénétration des
consciences dans un partage de la durée. Ainsi de l’intuition philosophique qui, par une seule
image, nous fait saisir toute la philosophie d’un auteur.
L'intuition nous permet de saisir la durée et de coïncider avec ce qui dure. De même que le
physicien étudie dans le vivant ce qu'il a d'inerte (ses propriétés physico-chimiques), le
philosophe peut saisir dans la matière ce en quoi elle dure, et participe donc de la spiritualité.
Pour Bergson, l'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le changement pur : nous faisons
partie du monde et le monde est en nous, par l'intuition la conscience humaine saisit qu'elle
est « apparentée à une conscience plus vaste et plus haute ». Cet élargissement par degré du
champ de l'intuition signifie que par elle nous sentons « les forces qui travaillent en toutes
choses », car nous participons de l'essence de tout ce qui est.
Ainsi l'intuition est une saisie par le dedans de ce qui dure, et permet une connaissance
profonde du monde.
Bachelard, on le sait, à partir de la critique einsteinienne de la durée objective, s’est opposé
aux thèses de Bergson concernant sa conception de la durée, dans son Intuition de l’instant99.
Seul le présent est conscient et tissé d’instants éphémères. Notamment, Roupnel et Bachelard
pensaient qu’on ne pouvait comparer que dans l’espace et le temps, ce qui implique une
philosophie de la durée et une nécessaire emprise de l’imaginaire. Or, on ne saurait comparer
ce qui advient immédiatement, ce qui sans cesse naît et meurt, dans la succession d’instant
inédits. Toute comparaison relève de l’imaginaire et d’un arrêt sur un entre-deux d’instants
séparés. La durée intime, synonyme de sagesse, est constituée d’instants sans durée, et
propose au sujet une harmonie préétablie dans la raison, mais elle n’est pas une donnée
immédiate de la conscience comme chez Bergson. Bachelard souligne que « l’intuition
temporelle de M.Roupnel affirme :
1° le caractère absolument discontinu du temps ;
2° le caractère absolument ponctiforme de l’instant. » (p.38, op.cité).
Par cette intuition, Bachelard développe une conception du temps qui s’accorde assez bien
avec celle d’une pensée chinoise taoïste ou bouddhiste. Il ne prouve rien, parce qu’il le dit :
« une intuition ne se prouve pas, elle s’expérimente ». Dès lors, Bachelard aura l’intuition de
concevoir la poésie comme « une métaphysique instantanée » (op.cité, p.103) dans laquelle le
poème « se tisse de nœuds à nœuds (p.107), ce que je ressens moi-même complètement dans
l’écriture poétique.
Chez Freud, l’intuition est regardée avec circonspection. Il l’utilise, dans son acception de
connaissance immédiate et non « travaillée » quand il la reconnaît chez Anna O. dont il dit :
« Elle est remarquablement intelligente, étonnamment ingénieuse et très intuitive. Étant donné
ses belles qualités mentales, elle aurait pu et dû assimiler une riche nourriture intellectuelle
qu’on ne lui donna pas au sortir de l’école. On remarquait en elle de grands dons poétiques,
99 G.Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Le livre de poche, Biblio-essqais, Stock, (1931), 1992
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une grande imagination contrôlée par un sens critique aiguisé qui, d’ailleurs, la rendait
totalement inaccessible à la suggestion100.
Il décrit une forme d’intuition, au sens d’une divination appuyée sur les indices et les failles
du secret à propos de la découverte par le petit garçon de deux ou trois ans des relations
sexuelles dans le cadre de son vécu oedipien.
Pour Freud, l’intuition ne pouvant être soumis à la critique, ne s’ouvre pas sur une
connaissance fiable. Néanmoins, l’être intuitif provoque chez Freud une admiration certaine.
Pour l’intuitif, écrit Freud, « La psychanalyse ne pouvait pas lui enseigner grand chose du
point de vue de sa pratique, mais elle lui en donna l’intelligence théorique et lui permit d’en
expliquer les bases et d’en rendre compte. Mais on ne doit pas croire qu’un tel don de
compréhension intuitive est partagé par tous ceux qui ont en charge d’élever des enfants »101.
L’intuition ne peut pas plus fonder la religion ou la philosophie. Freud s’en prend directement
à Bergson dont l’appel à l’introspection se confond avec la notion d’intuition. Nulle
connaissance n’est dérivée de la révélation, l’intuition ou la divination.
Cependant, dans l’interprétation des rêves, le succès dépend de l’ingéniosité, de l’intuition
immédiate, c’est pourquoi l’interprétation symbolique des songes a pu s’élever à la dignité
d’un art qui exigeait des dons particuliers.
L’intuition prémonitoire n’est pas exclue à ce moment. Néanmoins, toute activité intuitive est
commandée par des idées en grande partie subconscientes. Seules les pensées les plus claires,
les plus fortes, sont saisies par la conscience propre, tandis que la grande masse des
représentations actuelles mais plus faibles reste inconsciente. L’intuition, de quelque nature
qu’elle soit, « ne peut nous montrer rien d’autre que des motions et des attitudes primitives,
proches de la pulsion, très précieuses pour une embryologie de l’âme si elles sont bien
comprises, mais inutilisables pour nous orienter dans le monde extérieur qui nous est
étranger102.
De son côté Carl Gustav Jung donne une place essentielle à l’intuition dans sa typologie
psychologique.
On sait que pour lui, l'individu dispose, pour s'adapter au monde extérieur et aux conditions
de sa propre structure, de quatre fonctions principales qui sont : la Pensée, le Sentiment, la
Sensation et l'Intuition.
Chaque être humain possède ces quatre fonctions à des degrés d'évolution différents. L'une
d'elles est, en général, plus développée et plus consciente que les trois autres, c'est la fonction
principale. C’est la plus sûre, celle qui réagît le plus spontanément. Une autre lui sert de
100 S. Freud et J.Breuer, Études sur l’hystérie, PUF, traduction Anne Berman, p.14. Voici le texte en anglais :
« She was markedly intelligent, with an astonishingly quick grasp of things and penetrating intuition. She
possessed a powerful intellect which would have been capable of digesting solid mental pabulum and which
stood in need of it - though without receiving it after she had left school. She had great poetic and imaginative
gifts » (On the psychical mechanism of hysterical phenomena: preliminary communication - Breuer and Freud –
1893 / Freud, Complete Works p.14»
101 The author had worked for many years in an official capacity as a director of municipal institutions for
delinquents before he became acquainted with psycho-analysis. His attitude to his charges sprang from a warm
sympathy with the fate of those unfortunates and was correctly guided by an intuitive perception of their mental
needs. Psycho-analysis could teach him little that was new of a practical kind, but it brought him a clear
theoretical insight into the justification of his way of acting and put him in a position to explain its basis to other
people. It must not be assumed that this gift of intuitive understanding will be found in everyone concerned with
the bringing-up of children ». (Preface to Aichhorn’s wayward youth, 1925 / Freud, Complete Works p.3247)
cité par B.Auriol, « remarque sur l’idée d’intuition chez Freud »
http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/Intuition_Freud.htm#_ftnref19
102 S. Freud : Lettre du 19-1-1930 publiée dans Correspondance [1873-1939] Gallimard – 1991
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fonction auxiliaire (ou adjointe). La troisième et la quatrième sont plus ou moins
inconscientes et rudimentaires.
Les quatre fonctions principales agissent de la façon suivante :
1.
La Sensation constate ce qui existe autour de nous elle est perception pure. On l'appelle
aussi «fonction du réel ».
2.
La Pensée nous indique ce que signifie la chose perçue.
3.
Le Sentiment nous transmet la valeur que cette chose a pour nous. Il établit le rapport
entre le sujet et l'objet, il admet ou refuse.
4.
L'intuition, enfin, vise les possibilités que cachent une chose, un être ou une situation.
C'est la fonction de compréhension spontanée, non réfléchie, venue par la voie de
l'inconscient. On dit de quelqu’un qu’il est intuitif s’il porte avec aisance des jugements justes
sans justification logique ni possibilité d’analyse.
Le type intuition extraverti est constamment à la recherche de possibilités nouvelles. Il saisit
d'un coup d’œil toutes les éventualités d'une situation. C'est l'inconnu, la nouveauté qui
l'attirent. Il vit toujours en avant de lui-même.
Le type intuition introverti ne s'intéresse pas plus que l'extraverti à la réalisation de ses idées,
qui sont plutôt des visions, des inspirations. Sa réalité à lui, c'est son inconscient peuplé
d'images, son monde intérieur inépuisable de richesses. Absorbé par sa vie intérieure, il
perçoit insuffisamment les réalités extérieures, le sens de l'observation lui fait souvent défaut.
Désemparé devant les obligations de la vie pratique, il oublie ou néglige sa personne (cf.Ania
Teillard)103.
Pour Jung, il s’agit «d’une perception via inconscient », une de ses particularités étant que
l'on ne saurait préciser où et comment. Elle prend naissance; elle paraît pouvoir cheminer le
long de multiples voies et permet, par son jaillissement, de voir, pour ainsi dire, ce qui se
passe « au- delà d'un tournant ». Jung affirme ainsi : « Je m'en tiens là et avoue ne pas savoir
au fond comment l'intuition opère; je ne sais pas ce qui s'est passé lorsqu'un homme sait tout à
coup une chose que, par définition, il ne devrait pas savoir; je ne sais pas, comment il est
parvenu à cette connaissance, mais je sais qu'elle est réelle et peut servir de base à son action.
Les rêves prémonitoires, la télépathie et tous les faits de cet ordre sont des intuitions. J'ai
constaté de ces phénomènes en quantité et suis convaincu qu'ils existent; on en trouve chez les
primitifs et l’on en trouve partout dès qu'on prête attention aux perceptions qui nous
parviennent à travers les couches subliminales de notre être. »104.
C’est une fonction très naturelle qui nous permet de penser l’impensable « par-delà les
choses
Pour Jung, le type intuitif – je cite - « 'employant, avec la plus rigoureuse conséquence, à
évincer en lui la réalité des choses telles qu'elles sont. Pour lui, leur atmosphère, leur climat,
voilà la vérité qui importe. C'est pourquoi l'intuitif se sent à l'étroit, « malheureux comme les
pierres », lorsqu'il se trouve inclus dans une situation réelle; celle--ci, bien établie, dépourvue
de virtualités nouvelles, est pour lui comme une vraie prison; il éprouve, quitte à en pâtir, le
besoin immédiat de forcer le réseau qui l'enserre. Tels sont les intuitifs qui papillonnent
perpétuellement dans le monde, ne supportant pas et fuyant Ia réalité des choses. Ce
comportement peut étendre fort loin ses ramifications, si loin qu'un intuitif peut, par exemple,
arriver à perdre l'impression de sa corporalité, la sensation qu'il a de son corps. »
En fin de compte, que retenir du concept d’intuition pour notre propos ?
103 Ania Teillard , L’âme et l’Ecriture (Stock) et Bernard Auriol, le type intuition chez Jung,
http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/intuition-jung.htm#_ftn2
104 C.G.Jung, L’Homme à la découverte de son âme, pp. 130-131, Préface et adaptation du Dr Roland Cahen,
Albin Michel, 1928-1987
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Précisions d'emblée que pour nous il s’agit d’une aptitude ou d’une capacité de l’être humain :
Capacité de voir le fond dans la forme, l'essentiel dans le phénomène, le sens dans
l'expression, le spirituel dans le matériel, la beauté dans l'informe, la bonté dans l'ignorance.
L'intuition relève de la personne, dans son existentialité singulière. Ce n'est pas seulement une
aptitude innée, c'est également liée à une histoire vivante qui la développe ou non.
Elle est en rapport avec la culture dans laquelle on a baigné, l'éducation reçue.
Il y a une pédagogie de l'intuition que l'on retrouve bien dans celle de Steiner
L’intuition de l’instant ou intuition comme médiation instant-durée ?
L'intuition paraît nous relier plus à l'instant qu’à la durée, comme le pensait Bachelard
(l'intuition de l'instant). Et contrairement à Bergson, elle met en cause la durée qui tend à
éliminer le singulier éphémère au profit d'une abstraction durable et rationalisable même s'il
est illusoire. Elle souligne l'importance de la « présence » comme catégorie fondamentale de
l'être humain.
Mais n’est-elle pas cette faculté qui relierait dans une dialogique essentielle, l’instant et la
durée ?
J’ai à la fois l’intuition de l’instant dans l’appréhension du temps qui s’enfuit. Mais, en même
temps, j’ai un sens inné d’un continuum temporel qui fait que le « je » que je suis maintenant
à quelque chose à voir avec le « je » que j’étais il y a vingt ans et le « je » que je serai dans
vingt ans, malgré les changements inéluctables et profonds que je vais vivre dans mon corps
et dans mon être. L’intuition ne serait-elle pas cette faculté qui nous murmure tu es sans cesse
un autre, mais tu es toujours le même. Un autre, en tant qu’être de changement, le même, en
tant que tu fais partie d’une substance qui dépasse toute explication ou compréhension, mais
dont tu es une composante majeure.
Sur le plan épistémologique, l'intuition saisit le continu possible entre sciences dures et
sciences humaines. Elle impose l'idée de la sagesse contre toutes les tentatives liées à l' « effet
de débordement », comme le nomme, c’est-à-dire de la volonté de toutes sciences de
s'imposer au-delà de son propre domaine. Elle contribue a dialectiser sciences réellement
humaines et sciences de la matière et de l'énergie. Elle maintient une relation inéluctable entre
homo sapiens et homo demens, entre corps et esprit entre culture et individu.
L'intuition informe l'imagination d'une manière subtile et, du même coup, forge les images,
les concepts, les pratiques qui vont changer le monde. Les « expériences de pensée », comme
le paradoxe EPR (Einstein-Podolky-Rosen) ont comme source une intuition créatrice.
L'intuition créatrice est fondamentale en art et poésie comme l’a si bien montré Jacques
Maritain, dans « L'intuition créatrice dans l'art et la poésie », selon Philippe Filliot105.
L’intuition pleinement reconnue instaure la catégorie de l’être intuitif.
Ce dernier est le médiateur entre l’être sensoriel et l’être spirituel
Il réalise un entre-deux relativement autonome qui est en même temps reliaison et prise de
conscience
Du côté du sensoriel, l’intuitif « inférieur » est encore aux prises avec les contradictions les
plus intenses des instances du corps et de leurs exigences d’effectuation immédiate.
105 P.Filliot, in « Le Journal des Chercheurs », site Web, 2006, http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=559
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L’attraction du sensoriel (corps, pulsions, instincts) quoique déjà fécondé par le néocortex, ne
permet pas encore des ouvertures heuristiques déterminantes dans le domaine de la vie
spirituelle. C’est par excellence le moment d’existence à la fois désirante et conflictuelle par
nature qui fait dire à Albert Camus : « les hommes vivent et ne sont pas heureux »
Du côté du spirituel, l’intuitif « supérieur » pressent l’avènement d’une autre dimension plus
subtile et plus sereine.
L’intuitif conjugue simultanément la raison (R), l’imagination (I) et la sensibilité (S).
Dans l’intuitif supérieur, le sujet se trouve dans un état de conscience de dépassement (D)
vers une ouverture à l’inconnu du Réel (Zone ?) qui relie ce qui semble être séparé et
distingue ce qui paraît être confondu, du plus grand au plus petit niveau de réalité.
Peut-être faut-il comprendre l’être humain dans toute sa reliance, du cosmos au plus intime de
ses constituants, selon le schéma suivant, dans lequel ce que je nomme « Zone ? » demeure du
ressort d’un « réel voilé » au sens à la fois du physicien Bernard d’Espagnat, du docteur
Deepak Chopra et de son « corps quantique » et de la théologie négative .
2 Ce qui nous fonde
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Qu'est-ce qui nous fonde ? Cette interrogation est, sans doute, une toute première marque de
l’esprit philosophique. Elle débouche sur la question de la « vérité » pour la pensée
occidentale et s'affirme avec des nuances subtiles, comme l’analyse Jacques Ardoino106.
De quoi sommes-nous faits ? Et, pas seulement, d'où venons-nous et où allons-nous ? car de
là découlent d'autres conséquences : le bien, le beau, l'amour, la liberté, la joie, la vérité non
opposée à l'erreur mais à l'ignorance. Les réponses se profilent au regard de la philosophie, de
la théologie, de l'histoire, de la sociologie, de la psychanalyse, de l'anthropologie, de la
biologie etc. Les sciences de la nature, de la vie, de la société sont convoquées pour proposer
leurs solutions. Les artistes, les poètes, les mystiques et les religieux arrivent à la rescousse.
L'éducateur, également, tente une réponse, à partir du constat de son impermanence radicale
et instantanée.
Cependant, rien ne nous paraît satisfaisant dans ces interprétations venues de l'extérieur de
nous-mêmes.
Même René Descartes, avec son cogito ergo sum, « je pense donc je suis », qui met la pensée
au pinacle, ne peut arrêter notre réflexion, car pourquoi tant de grands méditants reconnus
comme des maîtres, en Orient, ont-ils alors nié à la pensée, toute tentative pour accéder à la
réalité ultime ?
Ce qui nous fonde, personne d'autre que nous-mêmes, ne peut y répondre.
Le questionnement revient, de plein fouet, sur notre consistance identitaire, sur le « moi-je »
qui est censé nous convaincre de notre réelle existence.
Répondre à cette question, même en partie, est, pourtant, essentiel. C'est à partir de ce
fondement que nous pourrons nous étayer pour aller de l'avant. D'aucuns pensent même que
s'appuyer sur ce fondement nous permet de donner un but à notre élan vital. Ne parle-t-on pas,
alors, d'un « point Omega » à l'horizon de la complexité du Monde ? D'un Monde issu d'un
Créateur divin (Teilhard de Chardin, Hubert Reeves).
Le philosophe cherche dans la pensée, le lieu de la réponse. N'est-il pas, par excellence, un
créateur de concepts comme le veulent Gilles Deleuze et Felix Guattari ?
Mais, dans les recoins de sa pensée la plus alambiquée, il ne trouve que le vent des mots.
Le poète lui emboite le pas et propose, au moins, un envol avec cette brise qui monte de
l'image. Avec Octavio Paz, la poésie devient transparence dans l'immanence. Avec René Char
l'aphorisme touche les cimes d'une réalité « autre » : « fascinante, on la tue en l'émerveillant »
dit-il dans la chute du poème l'alouette.
Une envolée, certes, majestueuse, mais qui se dissipe également, au final, comme une étoile
retombe dans son trou noir. Que deviendra le récit homérique dans un milliard d'années ?
L'être questionnant demeure, là, avec sa question plombée, à ne plus rien savoir
Lorsque sa culture est en charpie. Lorsque sa parole est devenue une estafilade sur le Monde
et qu'il en reconnaît la superbe vanité et la fonctionnelle nécessité. Lorsque son savoir a
disparu dans les tourbillons du réel, il est prêt à parcourir « un pays sans chemin », socle de la
vision du monde de Krishnamurti.
Il peut commencer sa descente vers l'intérieur. Prendre appui sur son royaume d'existence
pour observer jusqu'à l'arrache-coeur, la réalité de ses perceptions, de ses sensations, de ses
désirs.
Ce processus d'attention vigilante présente le tranchant d'un couteau bien effilé.
Puisse-t-il, comme celui du boucher Ding du célèbre taoïste Zhuangzi, descendre dans la
Profondeur de réel en distinguant ce qui est à distinguer sans, pour autant, séparer ce qui ne
saurait être séparé, dans la totalité dynamique de la vie. Devenir l'entre-deux et dans cet entredeux, la relation même, qui fait disparaître tout ce qui semblerait ressembler à un « bout », à
106 J.Ardoino, in Le Jounral des chercheurs, De la vérité, http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=388
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un commencement et à une fin, à une naissance et à une mort, à un « moi-je » et à un « nousautres ».
Ici l'amour (de l'autre) s'ouvre sur la compassion pour tout ce qui est. Bouddha contemple le
Christ comme un fils.
La plupart des philosophes occidentaux ne vont pas juqu'à ce point d'être. Luc Ferry, dans son
dialogue sur la sagesse moderne avec André Comte-Sponville, s'arrête là.
Il faudrait, pour aller plus loin, que pensée philosophique et expérience humaine, coincident
avec pertinence, comme chez les Anciens Grecs, dont nous entretient Pierre Hadot (qui
ressemble si fort à ces derniers).
Spinoza, qui revendique la notion de « substance », y découvre le sens de la Joie.
Kostas Axelos, celui de la « poéticité du jeu du monde » au sein d'une « Systématique
ouverte ».
Mais Krishnamurti parle de l' « autreté ». Jean Klein de « la joie sans objet ». Maïtre Eckhart
poursuit avec Paul qui « se releva de terre, les yeux ouverts il ne vit rien, et ce néant était
Dieu ».
Le philosophe et poète Michel Camus ne disait-il pas : « Si l'homme intérieur doit faire
quelque chose/avec toi ou en toi,/il faut d'abord que tu sois néantisé ». (Paraphrases
hérétiques)
Commencer par une compréhension de l'Energie
Notre corps, c'est de l'énergie en acte. Prendre appui sur le corps pour réfléchir sur ce qui nous
fonde, me paraît le premier pas à faire pour comprendre. A condition que l'énergétique,
refusant de se cantonner dans le mécanique, dépasse également le biologique, pour
s'interroger sur une certaine « Zone ? », que les anciens Chinois auraient sans doute nommée
le « Tao ».
On sait que W.Reich, avec sa mystique révolutionnaire de l'énergie sexuelle, a pressenti
quelque chose à ce sujet, sans pouvoir se libérer d'un carcan idéologique de son époque
(G.Bertin, 2004)107.
D'abord, mon corps se fait rivière qui n'arrête pas d'écouler ses flux transformateurs. Tous les
mois, la peau se renouvelle. Tous les quatre jours, la paroi de l'estomac change et les cellules
superficielles en contact avec les aliments, toutes les cinq minutes. Le squelette qui semble si
durable, n'était pas le même trois mois auparavant. Un nouveau foie est produit toutes les six
semaines.
à Brindille
Ton corps se fait rivière De soleils en soleils
Tes yeux ouvrent des mondes
Les pierres des roses rouges
Tes lèvres ourlent des mots Tissés dans le silence
Tes seins des étamines Pour mon désir d'abeille
Ton ventre de vague en vague Change tous les contours
Tes cuisses offrent leur nacre 107 G.Bertin, Un imaginaire de la pulsation. Lecture de Wilhem Reich, Québec, Les Presses de l'Université
Laval, 2004, 173 p.
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À la paume qui les ouvre
Tes fesses sont deux mangues
Au milieu des broussailles
Ton sexe se déguise De ses flux d'artifice
Ton être s'illumine Au plus fort de l'exquis
Les ruines deviennent châteaux
Les déserts océans
L'univers nous rencontre Dans le cri qui nous scelle
Mais notre corps n'est pas que le juste fonctionnement de nos organes et de nos membres, de
notre système nerveux et des interconnexions des quinze milliards de neurones de notre
cerveau. Notre corps est l'énergie même qui le constitue et le relie à toutes les formes du
vivant et de ce qui est. Un endocrinologue américain, par ailleurs spécialiste de la médecine
traditionnelle de l'Inde ancienne (l'Ayur Véda), le Dr Deepak Chopra, parle de « corps
quantique » (2003). En fonction de cette perspective compréhensive du corps, on peut
montrer que le corps se décline, d'une façon holistique, suivant le schéma :
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Zone ?
la « zone ? » est celle du Vide créateur qui empêche toute véritable séparabilité entre les
éléments les plus éloignés en apparence, à partir duquel les transformations s'opèrent entre les
différents niveaux d'échange phénoménal. Deepak Chopra nous propose une interprétation
intéressante, par exemple, de ce qui se passe au niveau de l'ADN, lorsque qu'une molécule
donne naissance à une pensée, en passant par cette « zone ? ». « Au niveau quantique, il
s'avère que matière et énergie proviennent de quelque chose qui n'est ni la matière ni
l'énergie » (p.121).
L'énergie comme puissance
Je traduirais l'énergie comme puissance, en reprenant la formule d'Einstein, mais en reprenant
l'indétermination de cette « zone ? », que je nommerai « zone d'étrangeté » intrinsèque à ce
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qui est, par la formule suivante : Non seulement E=MC2 (Einstein) mais E = MC2 ?, le point
d'interrogation étant essentiel.
L'énergie est égale à la masse de matière multipliée par le carré de la vitesse de la lumière au
sein d'une zone d'étrangeté inexplicable à notre capacité de comprendre.
A bien considérer ce qu'est toute forme de vie et, même, toute chose ou tout être matériel, le
« fond de la forme » est tramé par l'énergie (du Vide) qui, elle, n'est tramée par rien et qui
contient tout d'une manière actualisée ou potentialisée.
L'énergie, c'est la puissance. Une puissance extraordinaire. Celle qui nous fait trembler
lorsque, sous un orage, seul dans une plaine, nous voyons les éclairs zébrer le ciel noir et
mettre en feu les collines. Celle qui surgit d'un volcan à grands jets de laves qui courent vers
la mer en brûlant tout sur son passage. Celle d'un tsunami qui tue, d'un seul coup, trois cents
milles personnes.
Celle d'une infinité de matière, qui permet la déflagration d'une bombe thermonucléaire.
La puissance des chocs des mondes dans les espaces intergalactiques. Celle des « trous noirs »
et des explosions stellaires.
Cette puissance, synonyme d'énergie, nous plonge, immédiatement, dans un imaginaire du
sacré, considéré comme mysterium fascinans et mysterium trememdum, comme le remarquent
les phénoménologues des religions (R.Otto).
A la puissance énergétique, l'être humain ajoute la puissance de ses rêves, tout aussi
destructeurs et créateurs.
Samson peut alors faire tomber les colonnes du temple.
L'énergie est hors du temps et de l'espace
Mais l'énergie n'est pas seulement puissance. Elle est également sans commencement, ni fin.
Elle demeure, au coeur de multiples transformations de formes qui en émanent. Elle est hors
du temps et de l'espace, dans la mesure où elle constitue le temps et l'espace dans son
déploiement, peut-être à la fois en expansion et en rétraction, incessant. En Orient, les textes
anciens parlent volontiers de cycles et d' « éternel retour » avec leurs cortèges imaginaires
d'un âge d'or à un âge sombre (dans lequel nous serions immergés).
Ce que nous appelons Nature est l'énergie dans son entier, l'autre face du Vide, sans
séparation possible.
Nous sommes Cela, comme répond le grand sage non-dualiste Shri Ramana Maharshi (Inde,
mort en 1950) à la question « qui suis-je ? ».
Il a fallu bien des artifices de pensée pour dichotomiser notre être en corps, âme, esprit.
On sait que la philosophie a trouvé son maître-penseur, à ce sujet, avec Baruch Spinoza, le
sage au manteau troué (d'un coup de couteau d'un fanatique « intégriste » de l'époque), simple
polisseur de verres de lunettes. Descartes a instauré la grande coupure entre le corps et
l'esprit ; Spinoza, à la même époque, les a réunis et, surtout, a su voir dans les émotions le
fondement même de la survie et de la culture humaines. D'où ce voyage accompli par un
scientifique pionnier afin de redécouvrir le génie visionnaire de l'Ethique. Car c'est Spinoza
« qui a raison » et qui préfigure le mieux ce que doit être pour le neurologue américain
Antonio R Damasio la neurobiologie moderne de l'émotion, du sentiment et du comportement
social. C'est lui qui fournit ainsi les concepts et les perspectives nécessaires au progrès de
notre connaissance de nous-mêmes.
Spinoza rejette un Dieu personnel et transcendant le monde ; il identifie Dieu à la Nature,
achevant ainsi la philosophie stoïcienne, et considère que le salut de l'homme consiste à se
saisir clairement dans sa relation à cette Nature divine. La sagesse est connaissance et amour
intellectuel du vrai Dieu.
Dieu est conçu comme un être absolument infini, c'est-à-dire une substance constituée par une
infinité d'attributs. En dehors de Dieu, aucune substance ne peut être donnée ni être conçue.
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Chaque attribut exprime une essence éternelle et infinie. Dieu est synonyme de la Nature.
Deus sive natura : « Dieu, ou la Nature » ;
La « substance » représente ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le
concept n'a pas besoin d'une autre chose, duquel il doive être formé.
Après Spinoza, la pensée philosophique, ayant atteint l'apogée du pensable, ne pourra que
redescendre dans les arcanes de la logique systématique constructrice de mondes chimériques.
Hegel sera peut-être, en ce sens, le dernier grand constructeur de système philosophique.
On sait que nombre de philosophes contemporains se sont inspirés de Spinoza (Gilles
Deleuze, Robert Misrahi).
Esquisse d'une interprétation comme élan de l'être
Réfléchir sur ce qui fait sens dans une vie revient à proposer, à soi-même d'abord et aux
autres ensuite, un regard symbolique sur ce qui est.
Il est évident que ce « prêt de sens », non imposable comme aime à le dire Jacques Ardoino,
est toujours une illusion. Mais, les psychanalystes savent bien que l'illusion est nécessaire à la
vie même. Tout être humain – parlètre – suivant Jacques Lacan, évolue dans un monde de
significations qu'il contribue à construire et à reproduire par ses actes de parole. Les sages
vont au delà et se tiennent souvent dans un silence sans fond. Ils parlent quand ils ne peuvent
pas faire autrement, comme une fleur ne peut s'empêcher de donner son parfum.
Les poètes parlent aussi108. Au cœur de leur expérience sensible de la vie, après avoir dépassé
un certain niveau narcissique et aveuglant, leur parole est une pensée qui s'improvise à la
tangente de la Profondeur, c'est à dire du Réel. Par cet effleurement, le poème se colore de
quelque chose liée à l'infini, tandis que la vie du poète devient proprement d'une symbolicité
totalement nouvelle que je nomme « la poétique ».
A la fin d'une vie, j'en arrive, par expérience, à reconnaître la pertinence de vue sur le réel de
quelques sages non-dualistes, anciens comme Laozi, Zhuangzi, Confucius, Mengzi, ou
contemporains comme Krishnamurti, Prajnânpad, Vimala Thakar. Mais, une authentique
figure de sagesse comme Etty Hillesum, bien que se référant aux religions du Livre, me
touche particulièrement , par son sens de l'amour humain qui intègre le pardon, au cœur d'une
existence humaine où le tragique n'est pas absent109 ..
Autour de trois grandes thématiques, leur vision du monde nous éclaire singulièrement, à
partir de trois versants :
La relation au Monde qui s'articule autour de : Voir, accepter.
La relation aux Autres, autour de aimer, agir.
La relation à Soi-même, autour de : Être libre, vivre.
Ces trois types de relations sont interdépendants et forment une totalité dynamique non
séparable.
108 René Barbier, Qu’est-ce qu’un poète ?, in Le journal des chercheurs, http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=483
109 Alain Delaye, 2003, Sagesses concordantes. Quatre maîtres pour notre temps : Etty Hillesum, Vimala
Thakar, Prajnânpad, Krishnamurti, ed. Accarias, L'originel, 2 volumes.
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Chapitre 11
Flash existentiel et moment de retournement
On a vu que l’improvisation était un des points-clé de la nouvelle vision du monde. Elle va de
pair avec le « regard neuf » qui surgit, lors d’un flash existentiel. Et produit un véritable
« moment de retournement » pour le sujet.
1. Le flash existentiel
les petits poissons blancs
Ne dirait-on pas tout à fait
L'esprit de l'eau qui court ?
Konishi Raizan (1654-1712)
Il nous arrive parfois de rencontrer cette « inquiétante étrangeté » dont parle Freud très
existentiellement110. Mais, chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n'est pas de
bonne augure. D'autres personnes plus ouvertes au « sentiment océanique » découvrent
soudainement en elles-mêmes un horizon inimaginable. C'est l'expérience du bodhi de la
sagesse orientale. Un « flash » qui bouleverse une vie. Les expériences vécues de flash
existentiel sont innombrables. Qu'on se souvienne de l'épisode de la madeleine détrempée de
thé de Marcel Proust ou Marcel Proust et de son sentiment de félicité à la vue du léger
déséquilibre provoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour de l'hôtel de
Guermantes lui rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de Saint-Marc à Venise111 .
Il m'est arrivé, comme à beaucoup d'autres, de vivre ces instantanés de connaissance dans le
cours de ma vie. Une fois dans une forêt, au pied d'un arbre dans ma vingtième année ; une
autre fois dans le métro, au milieu de la cohue ; une autre fois à la mort de mon père ou
encore au cours d'un rêve lucide à l'âge mûr. Cette intuition qu'une bribe de l'essentiel nous
est révélée fait partie de l'existence quotidienne, pour peu que l'on sache écouter le moment
exceptionnel sans avoir peur.
Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littérature ou dans la vie mystique.
Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire
nous fait participer à cet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d'exister et « ...
où le présent dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de privation ou de jouissance, de
plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui de notre existence, et que ce sentiment seul
puisse la remplir tout entière ». Plus près de nous, à la fin du siècle dernier, le sage hindou
Ramana Maharshi relate sa première et essentielle expérience spirituelle survenue en 1896 :
« Ainsi donc en ce jour où j'étais assis seul, je me sentais bien. Mais tout à coup me saisit une
peur de mourir sur laquelle il était impossible de se tromper... Le choc de cette peur... me
rendit soudainement « introspectif » ou « introverti »... J'éprouvai toute la force de ma
personnalité et même... le « Je » en moi, à part le corps... J'étais quelque chose de réel, de très
réel, la seule chose réelle en cet état... Depuis ce moment le « Je » ou le « Soi » s'est tenu au
foyer de l'attention par une fascination toute-puissante »112 . On pourrait comparer
110 Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, 1985, Paris, Gallimard
111 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, La pléiade, vol. III, p. 872-873.
112 Cité par Olivier Lacombe, l'expérience du Soi, étude de mystique comparée , (en coll. avec L. Gardet), Paris,
Desclee de Brouwer , 1981, p. 34.
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l'expérience du Maharshi avec celle du psychologue Karlfried Graf Von Dürckheim, telle qu'il
l'exprimait dans un dialogue avec A. C. Bhaktivedanta, Swami Prabhupada, du Centre rural
de Francfort en 1974 :
- « durant la Première Guerre mondiale, lorsque j'étais jeune homme, j'ai passé quatre ans au
front. Je suis l'un des deux officiers de mon régiment à ne pas avoir été blessé. Sur le champ
de bataille, je vis la mort à maintes reprises. J'ai vu des hommes qui se tenaient tout près de
moi être foudroyés, et la force vitale les quitter soudainement. Tout ce qu'il en restait, comme
vous le dites, c'était un corps sans âme. Mais, lorsque la mort était proche et que j'acceptais le
fait que j'allais peut-être mourir, je me rendais compte que mon moi était une chose
totalement étrangère à mon corps... Cette expérience de guerre m'a profondément marqué.
Elle a été le commencement de mon cheminement intérieur ». Je possède dans mes archives
plusieurs cas cliniques de ce genre, d'ailleurs confirmés par de nombreuses et sérieuses
enquêtes en parapsychologie .
La notion de « flash existentiel »
Les moments exceptionnels de vie décrits par certains mystiques, mais que nous avons tous
connus plus ou moins, m'incitent à tenter une théorisation de ce type de vécu que je nomme le
« flash existentiel ».
Je préfère le mot « flash » à celui d' « insight » trop connoté par la psychanalyse freudienne.
Le terme de « peak experience » (expérience des sommets) d'Abraham Maslow me semble
trop statique. Le mot flash renvoie à un éclair photographique qui illumine, en un clin d'oeil,
ce que risquait de rester dans la pénombre, ce qui ne pouvait être vu. Il présente l'intérêt d'être
quotidien, d'appartenir à la vie de chacun d'entre nous. Car il s'agit bien de cela : le « flash
existentiel » nous est donné à tous, à plusieurs moments de notre existence ; il suffit de savoir
le vivre et de le laisser fructifier en nous pour changer le cours de notre vie. On trouve la
notion de « flash » d'abord chez Michaël Balint pour désigner un nouveau type de relation
médecin-malade : c'est le moment où un éclair surgit dans la relation médecin-malade et joue
le rôle d'une reconnaissance de nature interprétative, capable d'opérer un renouveau, souvent
lié au deuil du « défaut fondamental ».
C'est E. Morin qui emploie la notion pour la deuxième fois dans son ouvrage sociologie
(Fayard) en distinguant, en même temps, un balzacisme et un stendhalisme sociologiques :
« Nous croyons en la nécessité d'un balzacisme et d'un stendhalisme sociologiques. Le
balzacisme serait le sens de la description encyclopédique, le stendhalisme serait le sens du
« détail significatif ». A cela doit s'ajouter le sens de l'instantané ou flash » (p. 167).
Il s'agit bien d'un instantané existentiel qui révèle, d'un seul coup, la trame de l'itinérance
d'une vie. Le flash existentiel participe à ce que Paul Watzlawick nomme « l'instant éternel »
en empruntant une image d'écartement d'huile à la philosophie Zen113. En général « notre
esprit ne peut saisir le temps dans un sens parménidien de « total, unique, immuable et sans
fin », sauf en des circonstances très particulières et fugitives, qu'à tort ou à raison on dit
mystiques » . Prenons l'exemple d'Arthur Koestler dans la cellule des condamnés à mort d'une
prison espagnole : « (Il) passa sur moi comme une vague. La vague s'était formée sur
l'émergence d'une phrase articulée, mais qui s'évapora tout de suite, ne laissant dans son
sillage qu'une essence muette, un parfum d'éternité, un frémissement du trait dans le bleu. J'ai
dû rester ainsi plusieurs minutes, en transe, avec une conscience indicible que « cela est
parfait.. . parfait » (.. . ) Puis j'étais sur le dos, flottant à la surface d'un fleuve de paix, sous
des ponts de silence. Il venait de nulle part et ne s'écoulait nulle part. Puis il n'y eut plus de
113 Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Points/Seuil, p. 226
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fleuve et plus de « je ». Le « je » avait cessé d'exister (....) Quand je dis « le « je » avait cessé
d'exister je me réfère à une expérience concrète qui est aussi incommunicable verbalement
que la sensation ressentie à l'écoute d'un concerto pour piano, et pourtant tout aussi réelle seulement beaucoup plus réelle. En fait, sa première marque est le sentiment que cet état est
plus réel que tout autre éprouvé auparavant' » .
En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion de flash existentiel : celle
d'éclairement et celle d'instantanéité.
L'éclairement
Par ce terme je voudrais désigner une prise de conscience spécifique qui peut être comprise
comme un processus d'élucidation ultra-rapide conduisant à un état de lucidité. La lucidité
n'est pas l'explication. Elle ne se réfère aucunement à l'analyse rationnelle des données du
réel. La lucidité n'est pas plus la synthèse d'une multitude de fragments du réel reconstituant
un univers de significations. Elle est autre chose, une sorte d'ouverture sur un autre système
de vision du monde qui remplace, subitement, celui qui nous fondait jusqu'alors.
Elle apparaît comme bouleversante, restructurante. Quelque chose de soi-même se perd d'une
manière définitive, aussitôt remplacée par une autre région de connaissance du monde. En
même temps, on ressent une impression de vérité absolue, comme si notre destinée émergeait
d'un chaos infini pour se donner à voir, l'espace d'une seconde, dans un ordre vital. Une
certitude s'inscrit en moi : ce que je vis en ce moment ne pourra plus jamais être effacé,
seulement dépassé par un autre flash existentiel. Cet instant éternel marque, d'une pierre
blanche, mon cheminement ontologique. J'éprouve alors la conscience d'une vision d'un
mouvement fondamental de l'être, de sa structuration.
La lucidité, c'est la conscience du mouvement lui-même se saisissant dans sa globalité et sa
non-dualité. Instant contemplatif par excellence où l'agir et la réflexion sont suspendus au
profit d'une perception de ce qui est, et se révèle à moi-même, pour moi-même. La lucidité
barre le passage au bruit de fond, au superficiel. Elle engendre l'interrogation tout en suscitant
l'ouverture vers la voie pertinente. Elle est à la fois mémoire et projet fondus sur la vague du
temps instantané. En vérité, elle sort du temps pour s'inscrire dans l'événement absolu, sans
observateur, sans observé, pur fait sans passé ni futur, dans la structure duquel « je » suis moimême totalement inclus.
L'instantanéité
La seconde composante du concept de flash existentiel se révèle comme étant de l'ordre
temporel. Le moment de lucidité est immédiat et sans épaisseur de temps. Tout se passe
comme si la vision intérieure de la vie du sujet était donnée en un laps de temps qui,
cependant, condense une temporalité passée et future d'une durée beaucoup plus longue. De
nombreux témoignages existent prouvant cette instantanéité de la vision sur sa vie passée lors
de situations cruciales pour l'être humain. On raconte que certains sujets en situation
d'extrême détresse revoient leur vie depuis leur enfance en l'espace d'une seconde.
C'est souvent le cas durant les périodes d'agonie dues à une longue maladie ou à un accident.
Ce bouleversement de notre notion occidentale du temps, si linéaire, rationnelle et
progressive, ne va pas sans suggérer d'importantes interrogations philosophiques, d'autant que
de nombreuses autres cultures pensent le temps d'une façon différente. Dans l'Inde védique,
l'attestation d'un Temps indivisible et tout-puissant, au-delà du temps divisible et mesuré,
vient au langage essentiellement par le truchement de l'hymne.
C'est dans la poésie et la tragédie que la Grèce antique présentera une conception d'un temps
lié aux travaux quotidiens où l'ordre temporel et l'ordre moral sont indissolublement liés, dans
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une méfiance de la démesure, l'hubris, et dans l'idée d'un temps conçu comme « un dieu qui
réconforte » au coeur d'une compréhension par la souffrance que chante le choeur dans
Agamemnon d'Eschyle
C'est la conception islamique du temps qui s'oppose tout autant au temps cyclique qu'au temps
linéaire. Conception temporelle telle une « saisie discontinue des instants ponctuels », « voie
lactée d'instants » comme disait Louis Massignon, qui se présente « comme autant de points
de tangence du temps humain et de l'éternité divine » écrit Louis Gardet114 . Ou encore, en
Afrique Noire, chez les Bantou pour lesquels il n'existe pas de substantif théorique pour
indiquer le temps comme dans la culture européo-américaine.
Chez les Bantou, il n'est question que du temps de ceci et cela, du temps propice à ceci et
cela. Comme le souligne Paul Ricoeur « la pensée bantoue offre l'idée d'un temps estampillé
par l'événement » (note 93, p. 33). Mais c'est sans doute dans la tradition de la philosophie
chinoise et dans les arts, la peinture et la poésie qui l'expriment que l'idée d'une « saveur du
temps » est le plus remarquable, à travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée au
rythme de la nature.
Pour les Anciens Chinois, comme l'exprime Claude Larre, dans l'ouvrage précité, « avant
qu'on ne puisse parler de Temps, c'était l'Indistinction. Quand, au sein du Chaos initial, il n'y
avait pas encore de Commencement, il n'y avait pas non plus de Temps.Temps et
Commencement commencent en même temps et finissent en même temps : quand un être
disparaît, ce qu'il était retourne à l'Indistinct, il finit et son temps finit avec lui « (p. 49). Mais,
au-dessus du Temps, il y a le Tao sans commencement ni fin, dont tout provient et où tout
retourne. De son côté Marie-Louise Von Franz constate que « la notion de temps aztèque est
fortement contrastée, pour ne pas dire abrupte ; à tel moment, ce sont l'est et les forces
positives qui dominent, à tel autre, le nord et la morosité ; aujourd'hui nous est favorable, mais
on ne sait pas ce que le lendemain nous réserve »115 .
La compréhension actuelle de la complexité de la notion de Temps nous invite à un
relativisme culturel et à une réforme des modes et styles de vie qu'exprime nécessairement
tout rapport au temps. Compte tenu de ce qui précède, il faut prendre très au sérieux
l'existentialité fondamentale de tout instant vécu d'une manière bouleversante. Le flash
existentiel plonge au coeur de cette interrogation sur le Temps par la tangente qu'il crée entre
l'instant et l'éternité, le moment et ce que d'aucuns appelleront le divin.
On trouve chez le fondateur des derviches tourneurs, Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain
de Saint-Louis, l'idée de l' « immédiateté » dans la connaissance mystique. Il s'agit d'une
« intuition de certitude », vision comportant, seule, une certitude subjective absolue, ne
laissant aucune place à une quelconque interprétation. Cette intuition mystique s'ouvre
comme un « aperçu ». Elle est « saisie fulgurante », un « allumage de la connaissance au
moyen d'une image spirituelle qui y flambe », « qui s'avive en flambant dans le subliminal » ;
dans une telle « expérience immédiate », le sentiment du temps est aboli. Cette instantanéité
existentielle s'accompagne d'un sentiment de « présence » trancendantale d'une jouissance
extrême. « Plus profondément encore - écrit Eva Meyerovitch - il (Rûmî) définit la présence
comme « présence à soi-même » - et l'on peut évoquer ici la co-naissance de Claudel, aussi
bien que la définition par Al Hallâj de la Sagesse ésotérique : « La Sagesse (ma'rifat), c'est
l'introduction graduelle de la conscience intime (Sirr) parmi les catégories de la pensée »,
c'est-à-dire, « la présentation du « subconscient » dans le domaine de la réflexion »116 . Plus
encore cette instantanéité perceptive et intuitive révèle soudainement le sens exact possédé
114 Louis Gardet, les cultures et le temps, ouvr. coll.., Paris, Payot/Unesco, 1975, p.23
115 Marie-Louise Von Franz, le temps, le fleuve et la roue, Paris, les éditions du Chêne, 1978, p. 8
116 Cité par Eva Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, Desclee de Brouwer, 1972, p. 109
121
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par chaque catégorie de perception. Il s'agit bien de l'ouverture de l' « oeil intérieur » qui est l'
« oeil du coeur » : devenir tout entier regard par une sorte de transmutation spirituelle qui
conduit à l'unité de la psyché .
Une « inquiétante étrangeté »
Cet état de lucidité correspond souvent à un temps de maturation plus ou moins long et
inconscient. Peu à peu, à travers les multiples aléas de mon existence, les drames, les joies, les
obstacles, les dépassements, une trame de vie se construit, se resserre, dessine ses motifs. De
nouveaux chemins vont être dégagés sans que je m'en aperçoive. Malgré tout, j'en pressens
l'existence intuitivement et je suis souvent mal à l'aise avec le parcours habituel de ma vie.
Quelque chose s'invente en moi et je le sais, mais je ne saurais encore le nommer, ni même en
cerner le moindre contour. Je ne crois plus guère aux rationalisations qui tentaient de me
donner une cohérence ontologique jusqu'à présent. Je fais de plus en plus silence en moi et
autour de moi. On me dit que « je change ». On s'inquiète des bouleversements possibles. On
ne me comprend plus très bien. Parfois on s'éloigne de moi. Par crainte de l'incompréhension,
j'entre dans une phase de secret. Cette transformation intérieure en cours de réalisation
demeure dans mon univers de pensée, de sentiments, de sensations. Parfois je tente l'ouverture
vers l'autre. À sa réponse, je laisse filtrer des éléments de ce tremblement de l'être ou je me
referme totalement. Le « nous » devient plus difficile. J'attends des signes de reconnaissance
d'une même expérience partagée. Ou bien il faudrait savoir vraiment écouter à partir d' autrui
pour me comprendre. Taire son propre narcissisme omniprésent et amphigourique.
Accepter d'être soi-même transformé par ce qui arrive à mon voisin, à mon frère, à mon ami,
à mon conjoint. « Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur
secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s'en approchent. Elle les tue... » (R.
Char) Pour m'ouvrir aux autres, il faudrait qu'ils reconnaissent ce danger que je dois affronter.
Peut-être m'aideraient-ils alors au sein de leur silence accueillant ?
La nuit ferme ses grilles sur les doigts d'un enfant.
Demain est une anguille et hier n'a plus cours.
Qu'importe !
Quand le futur est femme la flamme est toujours mère. !
Comment ferons-nous pour nous rencontrer si tu veux habiter avec moi là où je ne suis plus ?
« Je t'aime » me dis-tu, mais acceptes-tu que les sources qui me parcourent ne mènent nulle
part ?
Apprendre à écouter le silence pour pouvoir reconnaître le secret de mon prochain et se
méfier de la parole envahissante, où s'englue le mystère de chaque être.
Laisser infuser en soi les proverbes Bambara issus de la nuit des temps :
Si le parole construit le village, le silence bâtit le monde. La parole a éparpillé le monde, le
silence le rassemble. Ce que le silence n'a pas pu améliorer, la parole ne l'améliorera pas non
plus. Le secret appartient à celui qui se tait117.
Le silence est un pieu plongé dans l'eau courante. Apprendre que l'eau existe dans ses
miroitements incessants, dans sa fuite perpétuelle. Prendre conscience de son secret, qui est
celui de tout être vivant, le sempiternel changement dans l'éternel instant. Ressentir la vie
électroniquement : « C’est dans le domaine de la vie elle-même que l'électron intervient d'une
manière décisive en sa qualité de constructeur, de rapporteur et de messager. C'est l'électron
qui bâtit les créatures nouvelles à partir de leurs semences, et qui a fait évoluer les espèces
vivantes vers l'homo sapiens. C'est l'électron qui permet aux êtres vivants de naître, de croître,
de se nourrir, de se mouvoir, de penser, de faire usage de leur mémoire, de percevoir le
117 Cités par Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaines, Payot, 1972, p. 182.
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monde extérieur et de réagir à toutes les actions des éléments qui constituent l'univers
terrestre » (Alfred Herremann, ingénieur en physique nucléaire).
Mais où peut-on apprendre à écouter le silence aujourd'hui ? Qui peut nous conduire à la
frontière du secret de l' instant si fugace ? Comment vivre dans un monde qui impose ses
tambours spectaculaires ? Comment reconnaître, sous le rire, l'extrémité de l'être ?
« Les dents ont beau rire Le coeur sait la blessure qu'il porte » écrit Taos Amrouche118.
Aujourd'hui, mon frère, tu as contemplé le feu de la musique. Hier tu avais écouté l'harmonie
des flammes. Demain tu essaieras de comprendre la dureté de l'eau et l'immobilité du vent.
Mais dans l'immédiat tente de pénétrer simplement le regard de l'enfant qui joue, la beauté
noueuse d'une main de travailleur, ou le cri planétaire d'une femme qui accouche. Approcher
le secret de l'autre, c'est être patient avant tout et savoir se dérouter. Être patient, c'est savoir
faire une balade entre deux instants. Mais approcher le secret de l'autre, c'est savoir que, toute
action, toute pensée, tout sentiment, est relié d'une manière fondamentale à quelqu'un, dans
l'inconscience même du phénomène.
Ainsi j'écrivais en février 1984, un petit matin : Aujourd'hui on a coupé les quatre peupliers
qui faisaient ma joie à l'horizon. Le scieur impromptu ne saura-t-il jamais qu'il a détruit le
premier regard émerveillé que je portais sur le monde chaque matin en m'éveillant ?
La lucidité consiste essentiellement à sortir de l'innocence pour trouver la profondeur de la
responsabilité sans recours à tous garants méta-sociaux. Comme l'écrit E. Guillevic « Savoir
nous fait porter/ tout le poids de nos gestes ». Chacune de nos pensées, chacun de nos gestes,
est une flamme reliée : elle réchauffe ou elle tue, suivant le cas. La lucidité nous plonge dans
une autre ignorance trouvée au coeur de l'insondable existence humaine.
L'ignorance est une pierre précieuse que découvrent les mineurs de fond. Mais l'ignorance est
aussi le chapelet du sage. De l'ignorance torrentielle de l'enfant à l'ignorance océanique du
sage, on reconnaît l'espace d'une vie reconquise.
Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étend sa santé chaque jour. René
Char
Tu feras de l'âme qui n'existe pas un homme meilleur qu'elle. René Char
Mais le pire est toujours D'être en dehors de soi Quand la folie N'est plus lucide. Eugène
Guillevic
On peut se rendre compte de cet état d’esprit de l’ouverture au sens de la beauté intrinsèque à
la réalité même – comme ne cesse de l’affirmer Krishnamurti. Ce sens s’affirme dans l’art et
la poésie chinois. François Cheng le montre bien dans ses ouvrages, et notamment dans un
« Cinq méditations sur la beauté »119. Il écrit, accablé également par le mal, dès son enfance,
« Je comprends d’instinct que sans la beauté, la vie ne vaut probablement pas la peine d’être
vécue, et que d’autre part une certaine forme de mal vient justement de l’usage terriblement
perverti de la beauté ». (op. cité, p.20)
On comprendra que reliance, intuition, beauté, improvisation, création sont des concepts
majeurs en éducation. Beaucoup de pédagogie ont insisté sur leur importance. Mais c’est, sans
doute, dans la pédagogie des Écoles Steiner Waldorf qu’ils ont été le plus intégrés.
118 Taos Amrouche, Le grain magique, Paris, Maspero, p. 244, 1982
119 F. Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006, 161 p.
123
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Chapitre 12
Le moment de retournement
Il existe un espace-temps existentiel où une crise intérieure entraîne un sujet vers un
bouleversement de valeurs et de sens de la vie. Ce changement radical n'est pas sans rapport
avec le rapport au savoir et à la connaissance que le sujet entretient avec sa propre culture et
la culture d'insertion dans laquelle il peut être appelé à vivre.
Deux moments de retournement sont à distinguer.
Si par « culture d'origine » on définit celle dans laquelle le sujet a vécu depuis son enfance en
lui empruntant sa langue et ses valeurs et, du même coup, les déterminants expressifs de son
affectivité et de son imaginaire et si, par « culture d'insertion », on définit celle dans laquelle
le sujet vit, à un certain moment plus ou moins long, de son existence, on distinguera :
Le « moment de retournement positif » (mr+) qualifie l'attitude du sujet qui, à partir de sa
culture, décide d'entrer dans une autre culture dominante en général, par le truchement d'un
rapport au savoir qui devient « positif » pour lui. Cela le conduit à accepter d'entrer dans des
valeurs-clés liées à la culture d'insertion, au moins dans un premier temps.
le « moment de retournement négatif » (mr-) qualifie l'attitude d'un sujet qui, au contraire,
rejette l'acceptation des valeurs de la culture dominante et refuse le rapport au savoir qui en
découle. Il peut être dans une situation économique, sociale et culturelle dégradée, voire
exclue et opérer, très tôt, dans son parcours scolaire, un « drop out » qui l'éloigne durablement
d'un savoir diffusé par l'école.
Mais plus exceptionnellement, il peut être l'attitude déterminée d'un sujet d'un haut niveau
universitaire qui opère une remise en cause plus ou moins radicale du système de légitimité
des savoirs occidentaux circonscrits par une vision du monde considérée comme restrictive et
unilatérale. Dans ce cas, la personne souvent bien intégrée à la culture d'insertion, décide de la
quitter pour un « retour aux sources » culturelles et souvent spirituelles.
Comment ce processus de retournement s'opère-t-il ? à quel moment dans une vie ? par quel
biais institutionnel ou non, formel ou informel ? Peut-on en caractériser la nature , Quelles en
sont les conséquences pratiques ?
I.- La notion de « moment éducatif »
Le concept de « moment » fait l'objet depuis une dizaine d'années d'une série de travaux de
Rémi Hess et de ses disciples, dans la ligne de Henri Lefebvre120 .
Comme l'écrit notre collègue Mohamed Daoud 121, « Chez Hegel, trois grands moments
anthropologiques ont été distingués : le domestique, le travail, l'état. Avec Henri Lefebvre, le
découpage hégélien est poussé plus avant ; on trouve chez lui : le moment du repos, le
moment philosophique, le moment du jeu, de l'amour, de la justice, de la poésie. Henri
Lefebvre montre que la création des moments est spécifiquement humaine (... ) S'inscrivant
dans le continuum de la théorie des moments, Remi Hess accepte l'idée que la chance de
l'homme, c'est de se construire dans la diversité, dans la pluralité. Remi Hess peut être grandpère, père, fils, et petit-fils, en même temps. Cela ne l'empêche pas d'être aussi professeur
d'université, jardinier, cuisinier, peintre. À la diversification des moments du sujet correspond
120 Gabriele Weigand en présente une excellente synthèse dans sa préface intitulée » 'sociologie et histoire » au
livre de Rémi Hess (inédit) Henri Lefebvre, une pensée du possible. Théorie des moments et construction de la
personne, à paraître
121 dans le livre d'hommages qu'il a dirigé avec Gabriele Weigand, Quelle éducation pour l'homme total ? Rémi
Hess et la théorie des moments, ed. Dar El Houda, Ain M'lila - Algérie, 428 p., édité en Algérie en 2007
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une diversification progressive des moments au niveau de la civilisation, du fait de la
technicisation croissante de la société moderne : à chaque moment, son temps et son
organisation sociale. La visite d'un centre commercial, en ville ou en banlieue, montre
comment la société tente de répondre au moment du bricolage, du jardin, de la maison, du
repas, de la voiture, de l'art, de la culture, etc. ».
Le moment est conçu comme un espace-temps de vie délimité à chaque fois par des rôles et
des statuts, les événements et les situations, dans une culture donnée. Les moments de vie
d'enchaînent les uns aux autres, se contredisent, s'interpellent ou s'échafaudent, au fil des jours
et des années. Ils expriment dans le vécu la multiplicité de l'identité d'une personne122 .
Rémi Hess, dans la description de son itinéraire professionnel, délimite plusieurs moments : le
moment de l'école, le moment de l'enseignement et le moment pédagogique. Selon M.Daoud,
le moment, défini par Remi Hess, comme un espace-temps limité mais solide, que l'homme
investit d'une signification particulière, ou qu'il fait exister par opposition à d'autres moments,
espaces-temps investis d'autres significations, est le lieu de construction de la personne, par
excellence.
Reprenons ce concept de moment dans une problématique d'approche transversale.
1. Définitions
L’instant, le présent et la durée
L’instant est l’impact temporel de la Profondeur lorsqu’elle se donne à voir dans
l’immanence.
La durée est le tissage imaginaire des instants comme continuum.
Le présent est la conscience humaine de l’instant sur fond résiduel de Profondeur.
Il faut dire que la Profondeur est tout ce qui est, phénomènes et ce qui donna naissance à tout
phénomène.
D’instant en instant, les phénomènes apparaissent, visibles ou invisibles. Mais entre chaque
instant, un espace-temps demeure inconnu. Ce « trou noir » dans la durée relève, néanmoins,
122 Patrick Boumard, Georges Lapassade et Michel Lobrot, Le mythe de l'identité : Apologie de la dissociation,
Paris, Economica Anthropos, 2006, 168 p., préface de Rémi Hess et Gabriele Weigand
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de la Profondeur et constitue, de fait, l’essentiel de ce qui est hors du temps. Sous cet angle, la
durée n’est que la trace infime du déploiement de la Profondeur appréhendé par l’imaginaire
de l’être humain.
Le présent comprend à la fois le sens de l’instant et celui de l’intervalle entre deux instants.
Par le sens de l’instant, le présent existentialise la vie humaine dans l’intensité de la
présentation phénoménologique des faits. Par le sens de l’intervalle inconnu, le présent saisit
le déploiement du « neuf », de l’ « autreté », de l’instituant inscrit dans les phénomènes.
La durée comme tissage des instants, fait l’impasse sur la Profondeur tramée dans l’intervalle
entre deux instants. C’est la raison pour laquelle elle est de l’ordre de l’imaginaire leurrant,
mais sans doute nécessaire pour la réalisation sociale, l’établissement institutionnel, toujours
fondé sur l’établi, l’institué, le durable, l’éternel.
L’être du présent, ce que j’ai nommé le Profond, tente du vivre à la fois dans l’instant, sans
méconnaître l’importance de la durée, et dans l’écart entre deux instants. Il y réussit lorsque
sa capacité à méditer est suffisante. Méditation sans objet, hors du temps et de l’espace, dont
son cerveau a l’aptitude, reconnue aujourd’hui scientifiquement.
Le Profond dans sa présence au monde se distingue nécessairement du superficiel. Il est
reconnu comme étant un « être remarquable » (Oupansky), doté d’une capacité d’amour et de
compassion, d’une intelligence holistique et d’un sens de la relativité radicale de toute
imposition symbolique. De mon point de vue, c’est le philosophe réalisé, à la fois conceptuel
et hors du concept.
Le moment
Pour moi, le « moment » et la « situation » sont au carrefour de plusieurs termes : sur l'axe
temporel (instant et durée), et sur l'axe de l'espace (endroit et lieu)
La « situation » est cette particularité de l'espace-temps en dialogue où le « lieu »
habituellement connoté par l'universel, se trouve soudain défini par l'instant et par les
circonstances qui le déterminent dans l'éphémère, en le caractérisant comme « endroit ». La
« situation » est cet espace-temps du « moment » où la durée et l'instant entrent en dialogue,
pour changer le « lieu « (universel) en « endroit » (singulier) pour une personne ou un groupe
en puissance d'agir.
Ainsi : Le lieu est l'inscription de l'espace en liaison avec la durée. Il se rapporte à la catégorie
de l'universel et du durable.
L' »endroit » est un « lieu » qui perd son caractère d'universel pour devenir « singulier » par
sa relation avec l'instant
Le moment fait l'objet d'une interférence entre l'espace et le temps. Il se réfère au lieu et à la
durée dans la mesure où il n'est pas simplement un événement spontané et instantané, sans
aucune densité temporelle. Le moment s'inscrit bien quelque part, dans un espace qui résiste
au changement. Il se réfère à la situation parce qu'il n'est pas de l'ordre de l'histoire mais de
l'existentiel et du présent. Il est donc toujours concerné par l'instant, par des instants qui se
déroulent en situation.
Le « moment » de la classe, par exemple, se définit par un « endroit » : la classe, dans un
établissement scolaire d'une ville précise (lieu). Une durée : le temps programmatique de
l'enseignement officiel pour la discipline concernée (Français, Histoire, Maths etc) qui se
traduit concrètement par l'« instant » du cours (en fait le cours est une succession d'instants).
Une situation complexe : c'est l'activité du groupe des élèves, et leurs interactions, à chaque
instant, avec ses caractéristiques spécifiques, psychologiques et imaginaires,
sociopsychologiques, institutionnelles, différentes du précédent ou du suivant groupe d'élèves.
Une relation à l'instant dans la mesure où ce groupe particulier d'élèves, comme le professeur
d'ailleurs, vivent quelque chose de spécifique d'instant en instant, au cours de cette situation
scolaire.
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Avec Rémi Hess, je pense que la problématique des « moments » est essentielle dans
l'interprétation en sciences humaines car l'être humain se trouve, toujours, dans son activité,
sa réflexion, sa méditation, au cœur d'un « moment » spécifique et plus généralement d'une
succession de moments qui déterminent souvent sa « dissociation ordinaire ». Mais j'y ajoute,
corrélativement, le concept de « situation », bien proposé par M.Benasayag (2002, (1998))123.
L'éducation, dans ma conception, déborde très largement ses frontières dans l'institution
scolaire et universitaire. Elle est ce processus de construction du sujet, par lui-même avant
tout, mais en relation nécessaire et inéluctable avec les autres et la société, qui le conduit à
donner du sens à sa vie en actes. Comme le remarque Gaston Pineau, elle n'est pas
simplement diurne et institutionnelle. Elle est également « nocturne » et s'élabore dans
l'informel, dans les interstices de la vie réglementée.
2. Rapport au savoir et rapport à la connaissance
On ne dira jamais assez que le « rapport au savoir » n'est qu'une infime partie du processus
qui conduit un sujet à donner du sens au monde. Il faut déjà immédiatement ajouter que le
terme « le savoir » englobe, en fait, les « savoirs » multiples qui animent et parfois
encombrent la conscience de l'individu. On a trop souvent l'habitude de parler du « savoir »
dès qu'il s'agit de savoir livresque et académique. Dans d'autres cas on parlera de « savoirfaire » ou de « savoir-être ». Les écoles de pensée qui s'attachent à ce concept de « rapport au
savoir » (principalement celle de Paris 8, autour de B.Charlot à l'origine, et celle de Nanterre,
autour de Jacky Beillerot jusqu'à sa mort et Claire Blanchard-Laville), prennent la précaution
de signaler l'importance de la vie affective et imaginaire dans la construction de ce rapport au
savoir, en le distinguant dans « rapport de savoir ». Il s'agit d'une élaboration intellectuelle
progressive dans laquelle le social est partie prenante, certes, mais également des dimensions
inconscientes du sujet aux prises avec le destin de ses pulsions.
Ma conception de l'éducation comme médiation-défi entre savoirs pluriels et connaissance
expérientielle de soi, détermine substantiellement la nature du « moment éducatif » (voir
chapitre six de mon cours en ligne sur « questions sur l'éducation » 2005-2007, université
Paris 8, Sciences de l’éducation).
L'être humain n'échappe pas au fait d'avoir à se situer dans un univers de phénomènes allant
de son corps à l'infini. La question du sens est celle de l'établissement d'un lien entre l'homme,
les autres hommes et le monde, par le truchement de valeurs socialement reconnues. Cette
reliance essentielle et conscientisée ouvre les voies de la connaissance de soi à partir de
laquelle nous pouvons commencer une vraie discussion sur le sens de l'éducation. L'éducateur
véritable n'est pas simplement un être de savoir et de savoir-faire, un érudit, une « boîte à
fiches » comme Léon Bloy ironisait à propos de Marcel Mauss. Il est cet être conscient et
lucide qui s'appuie sur la connaissance de soi, expérientiellement assumée, pour accueillir le
savoir des autres, dans leur diversité, au bénéfice du doute, et le faire fructifier
Le sujet qui se veut être éducateur de soi-même, est de ce fait toujours potentiellement un
homme de défi avant d'être un être de médiation. La connaissance qu'il possède de sa réalité
viendra provoquer ce qu' Emmanuel Mounier nommait le « désordre établi ». Cet ordre
fallacieux est suscité par l'esprit sécuritaire du savoir toujours déjà-là et apparemment
indiscutable ; il agit par une sorte d' « effet de noblesse oblige » attribué à l'homme de
pouvoir dont nous parle Pierre Bourdieu.
Le rapport à la connaissance de soi, nécessairement relié à l'expérience méditative, introduit
un « trou noir » dans la région du savoir, en l'empêchant ainsi de devenir totalitaire. C'est la
123 Miguel Benasayag, Le mythe de l'individu, La découverte, poche, pp. 81-140, 2002, (1998)
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« dissidence d'un seul » dont nous parle un psychologue social comme Serge Moscovici124 en
s'appuyant sur Soljenitsyne au temps du Goulag. C'est « l'école de dedans » et la distinction
entre « savoir-gnose » et « savoir-épistémé » que distingue notre collègue Georges Lerbet125.
Le schéma suivant synthétise cette problématique éducative (cours de licence)
Schéma
dans
mon
cours
http://foad.iedparis8.net/claroline/courses/267c/
« questions
sur
l'éducation »
Savoirs académiques, sciences, philosophies occidentales, pensées orientales, sagesses du
monde, s'entrecroisent et s'interpellent pour faire avancer le sujet vers son « vrai lieu », sans
jamais l'atteindre, si tant est que l'éducation est comme la poésie, dont Yves Bonnefoy
proposait l'attirance secrète : « le désir du vrai lieu est le serment de la poésie ».
Ce sujet éducatif toujours en route sur les chemins de la connaissance, vit des moments
intenses dont certains sont de véritables « flashs existentiels ».
3. Retournement et conversion
Dans la succession des moments existentiels, le sujet rencontre parfois un moment
exceptionnel qui bouleverse sa vie d'une façon déterminante. Ce moment opère un
« retournement » de la vision du monde de la personne. Le « retournement » est une autre
façon, radicale, de considérer le sens de la vie. Donnons un exemple à travers l'existence d'un
124 Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris,, PUF, 1979
125 Georges Lerbet., L'école du dedans, Paris, Hachette, 1992
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homme remarquable de notre temps, Pierre Rabhi 126. Pierre Rabhi, de famille paysanne
pauvre du sud algérien, est confié par son père lucide sur les enjeux d'une éducation moderne,
dans son enfance à un couple de Français cultivés. Il entre dans la langue et la culture
françaises et doit apprendre à l'école, que ses ancêtres sont…des Gaulois ! Il vit dans son
cœur l'appartenance à deux cultures antagonistes. Si la modernité a quelque chose de
fascinant, l'école qui lui sert de base, l'ennuie. L'esprit et l'intérêt mercantiles de lui parlent
guère. Il se retrouve ouvrier spécialisé dans une grande usine de la région parisienne en 1958.
Il y observe les mœurs et les manque à être de ses concitoyens, avec une division sociale du
travail qui classe les êtres humains en « haut de gamme » (cadres, lettrés, directeurs) et « bas
de gamme (peu cultivés, ouvriers). Il écrit « Au-delà de l'inégalité ou de la hiérarchie des
rémunérations, qui peut se justifier, je suis choqué par l'iniquité, à savoir la nonreconnaissance de chaque individu en tant que tel, avant le statut social qui lui confère une
valeur monétaire ».(p.4) Pierre Rabhi devient de plus en plus lucide sur ce qu'il vit dans une
telle « modernité » libérale. Un jour, une prise de conscience le fait entrer dans ce
« retournement ». Il décide, avec son épouse, de « retourner à la terre ». Ils achètent un lopin
de terre en Ardèche et commence à développer une agroécologie très productrice, dont il va
faire la théorie de la pratique, plus tard, pour des peuples d'Afrique. Dans sa petite ferme, la
monde agricole et celui des arts et lettres se côtoient et échangent. Sa vision du monde devient
une source de sagesse pour de nombreuses personnes, tant au niveau national qu'international.
Sollicité, un moment, d'entrer en politique, il ne suivra pas, en fin de compte, cette voie trop
hasardeuse. Pierre Rabhi a ainsi vécu un « moment de retournement » qui lui a fait changer sa
vie et rencontrer des êtres et des lieux d'une grande richesse intérieure.
Ce moment de retournement a quelque chose à voir avec la conversion de l'adulte. Souvent,
chez ce dernier, c'est à la suite d'une méditation sur les épreuves de vie qu'elle s'opère.
Parfois, il s'agit d'un événement impromptu, inimaginable, comme le cas d'André.Frossard127,
fils d'un dirigeant communiste, élevé dans l'athéisme le plus complet, qui, dans une petite
chapelle de province, découvre soudain une clarté spirituelle au fond de lui-même sans la
chercher et sans s'y attendre.
J'ai nommé ces moments des « flashs existentiels ». Nous en avons tous vécus, à notre
manière. Mais rarement nous avons la curiosité et peut-être le courage d'en évaluer les
conséquences jusqu'au bout pour notre vie. Car le « moment de retournement » est
intentionnel dans ses prolongements. Le sujet touché décide de changer sa vie, il ne se
contente pas de la rêver ou de critiquer celle qui l'aliénait jusqu'à présent, tout en restant bien
assis en son sein. On peut toujours, effectivement, comme c'est le cas de nombre de nos
intellectuels d'aujourd'hui, critiquer intelligemment le style de vie des Français – ces
« beaufs » encasernés dans leur petit confort bourgeois. Mais que propose-t-on pour en
sortir ? Dany-Robert Dufour tisse une réflexion lucide sur cet état des lieux dans son dernier
livre. Il fustige ceux qui proclament à tout venant, « Ne pensez pas, dépensez ! » au sein du
« Divin marché » avec sa nouvelle religion et ses dix nouveaux commandements128. Mais,
d'une part, cette analyse l'oblige à raboter les angles et à tout ramener dans l'orbite de la Loi
du Marché, même les innovations sociales ou éducatives marginales et, d'autre part, elle
n'ouvre sur aucune perspective pour l'homme d'aujourd'hui, mais l'enfonce un peu plus dans
son marasme intérieur129.
126 voir son entretien dans le n° spécial de Politis, consacré à « vivre autrement », octobre 2007
127 André Frossard, , Dieu existe, je l'ai rencontré , ed Le livre de Paris, 1977
128 Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007
129 Du moins, dans son chapitre 6 (p.163 à 200), traitant du « rapport au savoir », Dany-Robert Dufour part
d'une critique acerbe de Foucault (le premier Foucault), Deleuze et autres philosophes post-modernes qui
seraient à l'origine de tous nos maux de l'éducation et de la dérive de tous les pédagogues actifs qui les suivent de
129
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Le numéro de la revue Politis , au moins, a le mérite de nous faire voir, vraiment, qu'une autre
vie plus humaine, plus solidaire, est possible et déjà réalisée par de nombreux acteurs du jeu
social.
Ce « moment de retournement » peut être caractérisé par un certain nombre de dimensions.
La soudaineté. Même si ce moment survient après une phase de réflexion, il demeure quand
même soudain dans sa détermination. C'est le moment de l'« insght »dans la cure
psychanalytique. Il arrive bien un moment on le sujet décide de ne plus en rester dans un état
antérieur et se comporte en conséquence.
L'imprévu. En fait le sujet ne sait jamais complètement quand il décide vraiment de changer.
Il peut rester longtemps dans l'indécision et, un jour, il en va autrement.
La profondeur. Le changement d'attitude n'est pas superficiel. Il va au fond et bouleverse
toutes les habitudes acquises. La vie habituelle devient fade et doit être déconstruite. Un autre
horizon se dégage et la direction de vie devient évidente.
Le non-retour. La nouvelle vision du sens de la vie est irréversible. Elle peut conduire à des
difficultés, voire à la mort, mais le sujet reste persuadé qu'elle est la bonne voie. Cette
certitude peut le conduire vers un prosélytisme fanatique s'il 'y prend garde.
L'engagement. La nouvelle vision détermine une volonté de réaliser, avec d'autres souvent,
une façon nouvelle d'être au monde. On a parlé naguère des « révolutions minuscules » et d'un
nouveau militantisme. On décrit volontiers aujourd'hui de « nouvelles religiosités » en liaison
avec cet air du temps.
On peut citer l'exemple-type, en référence avec ces dimensions du moment de retournement,
du sage non-dualiste de l'Inde du XXe siècle, Ramana Maharshi (mort en 1950), qui, à l'âge
de 16 ans, fait une expérience spirituelle de mort déterminante qui le conduit à quitter
subitement ses parents et à vivre en ermite pendant de nombreuses années sur la montagne
d'Arounachala dans le sud de l'Inde130.
II. Les deux moments de retournement en éducation
Il y a deux moments de retournement en éducation. Le moment de retournement positif et le
moment de retournement négatif.
Il ne faut pas comprendre les termes « positif » et « négatif » comme « bon » et « mauvais ».
Ces termes se rapportent essentiellement à l'aventure existentielle de chaque sujet, dans sa
singularité. Ils valent pour lui avant tout, au sein d'une culture donnée.
Est « positif » pour un sujet ce que lui permet de donner un peu plus de sens à l'existence, la
sienne et celle des autres avec qui il entre en contact. Est « négatif » ce qui va dans le sens
contraire, encore que, parfois, l'absence de sens ou le « non-sens », ou ce que j'ai appelé « la
trop près, prétenduement incultes ou refusant leur qualité d'intellectuels et incapables de transmettre un sens de
la limite et un amour des grandes oeuvres, aux jeunes farfelus, égoïstement parfaits, dans leurs violences tous
azimuths, de nos sociétés libérales sans dessus-dessous. Evidemment, cette analyse doit tasser et réduire au
maximum la complexité de la réalité pédagogique contemporaine, pour tenir debout. Dany-Robert Dufour en
vient, alors, à des formules à l'emporte-pièce, bien dans la ligne de, justement, ce qu'il dénonce dans la société
d'aujourd'hui où le signe et le simulacre sont déterminants. Que nous propose-t-il pour nous en sortir : un retour à
la Grèce antique et à la « scholè » comme lieu isolé du monde et du bruit. Il semble avoir oublié que la société
du XXIe siècle est très loin de celle du temps de Périclès. Plutôt que d'être dans une vision passéiste et absolue,
la pédagogie active contemporaine cherche beaucoup plus, au delà du « magister » et de la parole ex cathedra du
« maître » digne de savoir, à comprendre la réalité complexe des jeunes et des moins jeunes en voie d'exclusion
culturelle et sociale pour trouver, avec eux, les moyens de reprendre goût au savoir et à reconnaître la valeur non
de La Culture (occidentale) mais des cultures qui portent l'intelligibilité et la sensibilité des êtres humains dans
leur diversité.
130 Eleonore Braitenberg ,s/dir, L'Enseignement de Ramana Maharshi, poche, Albin Michel, 2005
130
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Grande fatigue » soient des éléments favorables au développement d'une personne
singulière131.
2.1 Le moment de retournement positif
Nous trouvons là des moments où le sujet se rend compte de l'intérêt qu'il peut avoir à entrer
dans les valeurs de la culture d'insertion pour acquérir un savoir dont il a, désormais, besoin.
Ce moment ne va pas sans questionnement et sans souffrance. Il comprend toujours un certain
sentiment d'arrachement et de « trahison » de sa propre culture d'origine. Vincent de Gaulejac
a nommé cette blessure « la névrose de classe ». lorsque le sujet n'arrive pas à dépasser un
sentiment de fusion avec ses origines sociales. Sunmi Kim dans sa thèse de doctorat en 2000,
sur les étudiantes asiatiques en France, en a montré toute l'ambivalence132. Toutefois, dans ce
moment de retournement positif, le sujet fait le point et décide en connaissance de cause
d'avoir un rapport au savoir positif pour lui avec la culture dominante.
Parfois l'enjeu est faible et le « savoir » très mince. Ainsi, au sein de l'université ATD Quartmonde, les militants issus du Quart-monde, s'enrichissent et le décident ainsi, des apports
précieux non seulement des épreuves et des dépassements de personnes de leur monde, mais
également de volontaires ou d'intervenants dotés de compétences plus dépendantes de la
culture élaborée (par exemple le droit). Le résultat d'une recherche-action exemplaire à cet
égard, intitulé « le croisement des savoirs », qui réunissait des universitaires, des volontaires
(travailleurs sociaux) et des militants du milieu du Quart-monde, permet de se rendre compte
du moment de retournement positif que peut entraîner un dispositif de formation-recherche
pertinent 133. C'est d'ailleurs en discutant avec l'une de mes doctorantes – Malini Sumputh, qui
travaille avec des publics de bas niveau de qualification dans des dispositifs pédagogiques
innovants, que je lui ai proposé, devant sa perplexité issue de la richesse de ses données de
terrain, ce concept de « moment de retournement » inventé alors sur le champ par intuition
inductive. Cet article ne fait que développer un peu plus cette conceptualisation de départ. Le
temps de formation est souvent un espace transitionnel, au sens Winnicottien, pour les
stagiaires. Il leur permet de faire le point sur leurs manques de savoir et sur leur désir d'un
autre savoir.. Il opère une transitionnalilté entre le savoir (et son manque) chez la personne et
son passage vers la connaissance qui est toujours connaissance expérientielle de soi.
Une des plus beaux exemples de ce moment de retournement positif apparaît régulièrement
durant la formation de formateurs que j'anime depuis plus de vingt-cinq ans à l'université
(DUFA, université Paris 8). Pendant cette formation explicitement existentielle, les stagiaires
redécouvrent un rapport au savoir d'un autre type que celui, trop connu pour ses méfaits, de
leur scolarisation douloureuse. Certains entrent dans une véritable fringale de savoir et lisent
tous les livres proposés, pourtant sans aucun contrôle à la clé. Naguère élèves médiocres ou
étudiants désabusés, ils retrouvent un goût de savoir qui les surprend par sa puissance.
Plusieurs s'achemineront d'ailleurs vers un Master après la réussite à leur diplôme. Ils en
seront des étudiants que tous les enseignants reconnaissent comme brillants.
Plus récemment, dans notre licence en ligne de Sciences de l'éducation, dans le cadre de
l'Institut d'Enseignement à Distance de l'université Paris 8, les évaluations ont largement
révélé l'importance de ce « moment de retournement positif » par rapport au savoir
131R.Barbier, la Grande Fatigue. Le journal des chercheurs, Page web http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=842
132 Sunmi Kim, Jeunes femmes asiatiques en France. Conglit de valeurs ou métissage culturel, préface de
Jacques Ardoino, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2008, 222 p.
133 René Barbier, Enseigner les savoirs de la grande pauvreté. In Le journal des chercheurs, page web ,
http://barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=291
131
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académique, chez des adultes naguère revêches à son égard. Le dispositif pédagogique
d'implication mis en place joue, dans ce cas, un rôle déterminant dans ce « retournement » des
étudiants salariés d'un certain âge134.
C'est assurément une joie pour un pédagogue de voir surgir chez son étudiant, ce « moment de
retournement positif ». même si ce moment l'entraîne sur des chemins très différents de ceux
empruntés par lui-même. Il vit alors pleinement la réussite éducative dont les maîtres
bouddhistes disent toujours qu'elle est la mort symbolique de l'enseignant pour l'étudiant en
question désireux de suivre sa propre voie.
2.2. Le moment de retournement négatif
Pas de retournement positif sans retournement négatif. Ce dernier n'est pas à considérer
comme une mauvaise part, même dans le cas de l'exclusion scolaire. Le « drop out »
(déperdition scolaire), la fuite hors de l'école si habituelle de nos jours, est l'expression directe
de ce moment de retournement négatif, notamment dans les pays du sud et dans
l'enseignement primaire135. En France, l'instruction étant obligatoire jusqu'à 16 ans, le drop
out se joue beaucoup plus en fin de parcours scolaire ou à l'université. L'élève ou l'étudiant
prend conscience que ce qu'on lui offre sur les bancs de l' »école ou de la faculté, l'ennuie
singulièrement et, de plus, de lui fournit aucun débouché sérieux pour gagner sa vie.
Comme l'écrit Louise Bourdages en 2001, à propos de l'enseignement supérieur en ligne au
Québec, « De nombreux établissements d'enseignement universitaires s'intéressent, depuis les
trente dernières années environ, au phénomène de l'abandon aux études supérieures. Les
abandons croissants représentent pour eux des défis considérables, autant sur le plan de la
gestion que sur celui de la pédagogie et de l'encadrement des étudiants. Du point de vue des
étudiants, les effets ne sont pas moindres. S'inscrire à des études, puis les abandonner, peut
avoir des répercussions sur toutes les sphères de leur vie . La question de l'abandon est encore
plus cruciale pour les établissements de formation à distance dont la survie dépend d'une
clientèle plus ou moins palpable qui ne leur est attachée que par un contrat formel, et où le
sentiment d'appartenanceet l'« intégration à l'institution » demeurent un défi »136.
Certes, les statistiques montrent, au moins pour les diplômes les plus élevés, que cette
représentation est relativement fausse. Mais, dans le vécu de ces élèves, souvent originaires de
classes sociales défavorisées, « l'école, c'est Alcatraz ! ». Le plus révoltés la désertent, quitte à
aller, de temps en temps, la narguer à l'entrée de l'établissement.
Dans ce moment de retournement négatif, ce sont les valeurs de l'école républicaine qui sont
mises en question, souvent pour leur hypocrisie entre les faits et l'idéal, dans la réalité du
quotidien. On sait bien que contrairement à l'idéologie libérale, c'est toujours le plus riche qui
gagne, le plus mondain qui échappe à la sanction, Alors assez des discours scolaires bardés
d'érudition incompréhensible qui présente la vie comme un bonheur pour tous, sans
exception. Le jeune constate que son père ouvrier peine à gagner en un mois ce que lui,
éventuellement, par un léger trafic délictueux dans les banlieues, peut gagner en quelques
jours. Sur ce point, les valeurs « humanistes » de l'école ne font pas le poids. Il suffit au jeune
de savoir lire les journaux pour constater que les responsables de EADS ont fraudé pour
s'enrichir aux dépens de la collectivité et qu'ils passeront, vraisemblablement, au travers des
134 Sunmi Kim, Christian Verrier, s/dir, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université. Implication et
pédagogie, Belgique, De Boeck-Université, 2009
135 UNESCO, Occasions perdues. Quand l'école faillit à sa mission, l'abandon et le redoublement dans
l'enseignement primaire, 1998. http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001139/113958f.pdf
136 Louise Bourdages, « La persistance aux études universitaires à distance », Journal of distance éducation,
2001. Page web http://cade.athabascau.ca/vol16.2/bourdages-delmotte.html
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sanctions judiciaires conséquentes. Ils savent aussi qu'il n'en va pas de même pour la mère de
famille nombreuse qui, dans un supermarché, vole un peu de viande pour ses enfants. Dans
une société libérale du carnage, les jeunes du « drop out » vont jouer le jeu de la débrouille et,
souvent, de la délinquance.
Ce retournement négatif a de quoi inquiéter les pédagogues lucides, si jamais l'éducation les
intéressent encore un peu, même si les plus « anarchistes » y trouvent des raisons d'espérer de
la « révolte » des scolarisés »137. Mais, comme je le disais au début de cet article, les
intellectuels préfèrent souvent analyser la faillite du système plutôt que de proposer des
solutions concrètes et réalistes. On connaît les anathèmes portés contre Philippe Meirieu par
les Finkielkraut, Brighelli et consorts. Jamais le questionnement sur le « drop out » n'aboutit à
une invention d'un autre dispositif plus approprié pour ces jeunes en rupture de ban, sauf
exceptions marginales.
Un autre moment de retournement négatif, plus questionnant encore, apparaît de plus en plus
aujourd'hui. Il s'agit de celui qui développe un refus ou une fuite de l'école ou, plutôt de
l'université, voire d'emplois de haute qualification, parce que les valeurs de notre société de
consommation dirigée ne font plus sens. C'est, paradoxalement, au cours d'un parcours de
savoir de haut niveau que des sujets décident d'en finir avec la course aux diplômes et à la
carrière.
J'ai connu plusieurs de mes étudiants dans ce cas. Je me souviens d'une étudiante en maîtrise
très intéressée par la philosophie hindoue, envoyée par mes collègues de Toulouse, qui a
commencé sa recherche avec moi. Mais en approfondissant sa problématique, elle s'est
aperçue que ce n'était pas les études qui lui donneraient du sens mais sa pratique du yoga. Elle
a abandonné son cursus.
Une autre, après un DEA très apprécié, en cheminant en profondeur dans la vision du monde
de Krishnamurti, a préféré arrêter son doctorat et poursuivre sa quête de sens ailleurs qu'à
l'université.
J'ai également été frappé par le retournement négatif à l'égard du savoir académique a priori,
de l'une de mes étudiantes en DEA qui, à l'issue d'une recherche très sérieuse sur la pensée
chinoise, a préféré quitter pour plusieurs années les études universitaires et aller s'immerger
dans la culture chinoise pour vivre complètement ce qu'elle avait découvert.
Dernièrement, l'une de mes doctorantes responsable de service à l'UNESCO a préféré
démissionner de son poste, pourtant très rémunérateur, parce que le sens manquait dans cette
organisation internationale dominée aujourd'hui par la politique américaine de lutte contre le
terrorisme au détriment d'une véritable réflexion sur l'éducation à la paix. Elle était sans doute
trop engagée dans une philosophie de la vie proche d'Auroville et de Sri Aurobindo.
Mais c'est peut-être le cas d'une autre de mes doctorantes, d'origine hindoue, très engagée
dans son doctorat en direction des innovations pédagogiques pour les intouchables, qui m'a le
plus interrogé. Elle a décidé d'arrêter ses études et de partir avec son mari français et ses
enfants pour créer une communauté de vie dans l'Inde du nord. Cette communauté doit
rassembler des personnes d'origine asiatique, ayant eu une bonne culture occidentale, mais
désireuses de retrouver le sens des valeurs propres à leurs traditions. Dans ce désir de « vivre
autrement » que le mode de vie imposé par la société libérale avancée, le moment de
retournement négatif n'est en rien « négatif » pour les personnes intéressées et, peut-être, pour
notre société si tant est que nous acceptions d'être interpellés par ce type d'innovation sociale.
Ainsi le moment de retournement négatif, sous cet angle, nous permet de réfléchir sur nos
modes de vie, sur nos valeurs diffusées dans nos savoirs légitimes à l'université et dans nos
grandes écoles. Il s'ouvre sur une autre façon d'exister et, paradoxalement, il nous conduit,
137 voir « éducation libertaire » page web : http://fra.anarchopedia.org/Éducation_libertaire
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peut-être, à proposer des voies originales en pédagogie pour réanimer le « moment de
retournement positif » des élèves en perdition.
134
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Chapitre 13
Le rêve, l’archétype et la Profondeur
Jung, dans sa théorie psychologique, parle de « grands rêves » qui mettent en oeuvre des
archétypes. J’ai toujours pensé que cette approche est vraiment pertinente pour en avoir fait
maintes fois l’expérience personnelle.
Certes, je n’ai pas analysé mes rêves comme mon ami Patrick Paul, qui en a comptabilisé des
centaines pour constituer une théorie de l’imaginaire. Mais quelques uns d emes rêves m’ont
très largement donné à penser et ont modifié durablement ma vision du monde.
L’archétype représente pour moi, chez l’être humain, la matrice des mythes et des symboles
issue de la Profondeur. Lorsque dans un rêve (souvent « lucide »), nous imaginons suivant
l’ordre intime de l’archétype, nous savons que nous avons affaire avec un « grand rêve »
parce que nous en gardons la trace au réveil et que, surtout, son influence modifie
profondément notre attitude quotidienne et notre regard sur le monde.
Certains grands rêves sont très proches de dynamiques inconscientes au sens freudien du
terme. D’autres, beaucoup plus en rapport avec l’inconnu de la Profondeur.
Prenons le cas de rêves représentant ces deux types de rêves.
1. - la jeune fille et l’anaconda
Produis ce que la connaissance veut garder
secret, la connaissance au cent passages.
René Char
( à la santé du serpent )
L'approche transversale, par sa multiréférentialité générale, ouverte à la diversité des
sciences anthropo-sociales, à l'interrogation philosophique et au retentissement poétique, est
une voie appropriée de compréhension des phénomènes oniriques qu'on se refuse à réduire à
des schèmes explicatifs unidimensionnels.
Comme beaucoup d'analystes qui n'ont pas hésité à décrire et faire parler leur rêve (je pense à
Freud, bien sûr, mais encore plus à C.G. Jung), c'est un de mes rêves, déjà ancien, que je
tenterai d’approcher ici.
Les images du rêve.
La scène se passe en Amérique du Sud, plus précisément au Brésil. Je suis suspendu au
dessus d'un ravin au fond duquel coule un rivière. Je suis accompagné d'autres personnes,
dont une femme qui paraît être la mère de ma fille. Nous sommes dans une sorte de cabine de
téléphérique qui monte vers le sommet d'une montagne. En scrutant le précipice, j'aperçois
dans l'ombre un énorme serpent qui se meut lentement en déroulant un à un des anneaux
multicolores. Il mesure au moins 20 mètres de long. Je trouve qu'il semble bien dangereux, en
particulier si nous devions tomber dans la rivière. J'en parle autour de moi et on me dit que le
cas c'est déjà produit plusieurs fois et que les personnes ont été dévorées par le monstre. Je
135
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demande alors pourquoi les autorités ne l'ont pas encore tué . On me répond qu'il ne saurait
en être question car le serpent, un immense Anaconda, est le dieu vénéré des habitants de ce
pays.
A ce moment, nous ne sommes plus dans la cabine et tout à coup je réalise que nous sommes
tout près du reptile. Ma fille, âgée alors de 14 ans, d'origine indienne par sa mère, s'est
approchée du serpent sans que je m'en aperçoive. Je crie qu'elle s'éloigne très vite dès que je
m'en rends compte. Je l'appelle, je suis pris de panique. Ma fille ne semble pas avoir la
moindre peur. Elle continue à avancer sans m'entendre. Tout à coup le monstre l'enroule
dans ses circonvolutions mouvantes et elle disparaît dans ses noeuds. Je me précipite et
prenant un couteau recourbé au passage et j'attaque le reptile à la tête. Je lui donne des
coups de couteau comme si je taillais un crayon. Je constate que sa gueule béante porte une
sorte de dard noir et venimeux et que je risque ma vie. Peu à peu je lui coupe la tête mais
apparemment cela ne l'empêche pas de continuer à vivre. Je me réveille alors.
Je pense immédiatement à ce rêve comme d'un « grand rêve », celui qui charrie des « images
primordiales » liées aux archétypes, en même temps que des fantasmes archaïques et des
états concrets d'existence.
La scène se déroule au Brésil. J'associe en pensant que j'ai plusieurs étudiants sud-américains,
en particulier brésiliens, depuis que mon livre sur la recherche-action dans l'institution
éducative a été traduit en portugais au Brésil justement138. Ma traductrice, Estela dos Santos,
une sociologue universitaire de Rio de Janeiro, m'a écrit qu'il « marchait » très bien là-bas. Un
des étudiants de mon atelier de D.E.A. de cette année est professeur de sociologie à Rio. Il est
venu, en particulier pour travailler avec moi. J'ai pu constater qu'il était très intéressé par
l'ouverture mytho-poétique dans laquelle j'oriente mes travaux de recherche-action depuis
la parution de mon livre en 1977. Il me propose d'organiser un séjour pour moi au Brésil, avec
des conférences dans plusieurs universités (que je réaliserai en 1992). Je lui ait dit « pourquoi
pas ? » Comme d'habitude, je ne fais aucune démarche active pour aller ailleurs, dans d'autres
pays. Je prends ce qui vient, dans le cours des choses, comme diraient les anciens Chinois.
Je crois que mon rêve sur ce plan manifeste, malgré tout, un certain désir de voir cette
possibilité se réaliser. Ma fille vient d'avoir ses 14 ans au mois de mai 1988. Elle est métissée
puisque sa mère - dont je suis séparée depuis quelques années - est d'origine indienne ( de
l'Inde), mais née à l'île de la Réunion.
Ma fille n'est pas encore nubile, bien que ses formes commencent modestement à pointer. Sa
mère et moi nous avons toujours parlé très ouvertement et directement des « choses de la
vie » avec elle.
Il me semble que la problématique oedipienne est en jeu, en partie, dans ce rêve. Ma fille
avance en âge. Elle est à la frontière de sa féminité. Je viens de faire ce rêve alors que nous
étions encore il y a deux jours ensemble à la montagne (d'où le téléphérique que nous avons
effectivement pris une fois). Dans le centre où nous logions des activités étaient prévues pour
les adolescents, notamment une discothèque qui fonctionnait tous les soirs et le « flirt » était
un élément attrayant pour les jeunes gens et jeunes filles présents à cet endroit. Ma fille n'y
participait pas encore, préférant rester avec son amie un peu plus jeune qu'elle. Mais je la sens
intéressée, à l'écoute des « problèmes » amoureux des jeunes. Elle aime bien les films
d'amour. Consciemment je souhaite qu'elle réalise au mieux son passage vers la femme et
qu'elle découvre les joies de la sensualité et du plaisir sexuel. Je crois avoir eu une parole libre
avec elle depuis longtemps. Ne m'a-t-elle pas accompagné dans mes pérégrinations
communautaires dès l'âge de cinq ans ? Je trouve qu'elle est une belle jeune fille et qu'elle fera
138 René Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977 ; A Pesquisaaçao na instituiçaoeducativa, Rio de Janeiro, Brésil, 1985, 280 p.
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sans doute, le bonheur de plus d'un garçon dans quelque temps. Pourtant mon rêve montre
mon ambivalence par rapport à cette liberté . Ma fille n'a pas peur devant le serpent. Elle est
curieuse. Elle n'hésite pas à s'approcher. Elle disparaît sans appeler au secours. Cette scène de
mon rêve me rassure sur son équilibre psychique face à ce problème. Inconsciemment je ne la
sens pas, pour et par elle-même, en danger. Pourtant, de toute évidence ce serpent phallique
avait quelque chose de « venimeux », de dangereux. Ma fille a « fait corps » avec ce serpent,
cet « autre extérieur » pour lequel elle peut fusionner et se lier.
Selon la mythologie grecque, Zeus détermina la région de Delphes comme le nombril et le
centre du monde. Ce lieu était sous la coupe d'un serpent monstrueux, fils de Gaïa, la déesse
Terre, symbole de la démesure des forces naturelles et doué de pouvoirs prophétiques.
Apollon, fils de Zeus et de Létô (la Nuit), dieu du soleil et de la lumière, était chargé par son
père de purifier et d'harmoniser la nature, la cité et l'homme. Il lui fallait pour cela détruire le
monstre qui représentait les forces telluriques. Il tua la « bête énorme et géante » comme dit
l'hymne homérique, avec son arc. Elle rendit l'esprit en exhalant un souffle ensanglanté .
Alors Apollon dit fièrement : « Maintenant pourris ici sur la terre nourricière des hommes ».
Le soleil la fit pourrir en ce lieu même. Depuis on l'appelle Pythô (pourri) et on donne au
Seigneur le nom de Pythien, parce que c'est là que l'ardeur pénétrante du soleil fit pourrir le
monstre. L'oracle ne vient plus désormais de l'antre de la terre, mais d'Apollon, par pythie
interposée (une vierge, porte-parole du dieu). Le python enterré dans « « l'omphalos » (pierre
conique indiquant le Centre), a servi à enraciner la matrice du ciel et de la terre, à partir de
laquelle s'organisent la complémentarité , l'ordre et la maîtrise du monde. Mais où règne
Apollon, dieu de l'ordre, règne aussi Dionysos, dieu de l'anarchie, du désir et des plaisirs
sexuels, de la fécondation et de la création. Par le vin et la transe, il fait oublier la souffrance
et porte à la lumière ce qui a été caché . Il est le dieu de l'unité et de la pérennité (confusion de
l'animal, de l'humain et du divin).
Les pensées qui me viennent à propos de la dangerosité de l'animal, vont des drames
multiples qu'engendre nécessairement toute relation amoureuse, surtout à l'adolescence, aux
nouveaux dangers que représente le S.I.D.A. aujourd'hui. Est-ce un hasard si, justement, la
veille j'avais entendu à la radio que les autorités bavaroises mettaient en garde leurs
ressortissants, d'une manière paranoïaque, devant le « french kiss », le baiser profond ? Par
ailleurs j'ai connaissance dans mon entourage de cas douloureux concernant des adolescents
soumis à cette épreuve. Je connais fort bien le problème du S.I.D.A. depuis son origine car la
« symbolique du sang » est un de mes thèmes de recherche depuis plus de dix années.
Une fois de plus je me rends compte de l'histoire sociale des rêves. Ces derniers sont toujours
plus ou moins pris au piège des fantasmes et de l'imaginaire social de l'époque et de la société
considérées. Ils se développent sur une toile de fond qui reste éminemment politique et
culturelle. Ainsi l'anthropologue Dorothy Eggan, qui a travaillé longtemps sur la culture des
indiens Hopi, décrit dans leurs rêves, la dominante d'un serpent d'eau qui représente l'autorité
dans leur mythologie. Les enfants hopi élevés dans ces mythes rêvent donc de serpents et leur
interprétation doit être référée à leur culture, en premier lieu, avant d'être fondée sur une
symbolique des organes génitaux masculins à la manière freudienne. Des études sur les
Zoulous, les villageois du Rajasthan , les Noirs de Sao Paulo, les étudiants de Tokyo et du
Kentucky, ont confirmé l'hypothèse d'une signification sociale des rêves. Ces études
suggèrent que les rêves sont modelés de deux façons par la société à laquelle appartient le
rêveur.
En premier lieu, les symboles du rêve peuvent avoir une signification particulière à l'intérieur
d'une culture donnée comme c'est le cas du Serpent d'Eau dans la culture hopi. Il ne s'agit
donc pas toujours d'une réactualisation d'un « archétype » jungien venu d'un « inconscient
collectif » si le rêveur connaît le mythe.
137
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En second lieu, on peut soutenir que le contenu latent du rêve est en partie modelé par la
culture du rêveur dont les tensions spécifiques, les conflits, les anxiétés, varient d'une société
à une autre. Ainsi les Américains rêvent davantage que les Japonais qu'ils arrivent en retard à
des rendez-vous ou qu'ils sont embarrassés d'être vus nus. Par contre les Japonais rêvent plus
que les Américains d'être attaqués. Dans les rêves, on doit voir s'exprimer, au niveau du
contenu latent, ce qui est de l'ordre d'une répression culturelle et pouvoir en faire l'Histoire139.
Il se peut également que ma crainte du passage de ma fille vers cet autre monde des femmes,
soit l'expression d'un sentiment refoulé de « perte ». Ma fille est en train de m'échapper. Elle
va vers le large d'elle-même, vers son horizon sexué et maternel, vers l'Autre qui ne sera pas
moi. Le serpent l'a « engloutie » dans ses anneaux sans qu'elle appelle à l'aide. J'ai eu peur,
mais pas elle.
Et me revient en mémoire le tendre poème de René Char intitulé compagnie de l'écolière
dont j'ai médité plus d'une fois les retombées psychologiques et existentielles140.
Je sais bien que les chemins marchent
Plus vite que les écoliers
Attelés à leur cartable
Roulant dans la glu des fumées
où l'automne perd le souffle
Jamais douce à vos sujets
Est-ce vous que j'ai vu sourire
Ma fille ma fille je tremble
N'aviez-vous donc pas méfiance
De ce vagabond étranger
Quand il enleva sa casquette
Pour vous demander son chemin
Vous n'avez pas paru surprise
Vous vous êtes abordés
Comme coquelicot et blé
Ma fille ma fille je tremble...
Mais je suis également par identification, une partie de ma fille. Elle représente pour moi
inconsciemment, à la fois la partie féminine de ma personnalité et l' « Enfant qui joue le Jeu
du Monde » comme dit Heraclite (fragment 52).
Sous l'angle mythique, le serpent est vraiment une figure archétypale de la connaissance des
profondeurs de l'être. Il est « un des symboles les plus importants de l’imagination humaine
(...) Le serpent est le triple symbole de la transformation temporelle, de la fécondité, et enfin
de la pérennité ancestrale » (Gilbert Durand)141. Peut-être représente-t-il le symbole même de
ce « Pli de l'être et de l'étant » dont parle Heidegger. En tout cas le serpent paraît être, de tous
les animaux, celui dont la symbolique est la plus riche. Une étude sur ce thème montrera ainsi
le serpent comme symbole :
139 Paul Burke, « l'histoire sociale des rêves », Annales, mars-avril 1972, A.Colin, pp.329-342
140 René Char, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, p.98, 1983
141 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, pp.363-364
138
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• chtonien,
• de connaissance et de sagesse,
• du mal,
• de fertilité , de renaissance, d'immortalité ,
• funéraire,
• ancêtre mythique,
• des serpents des sources et des eaux,
• de la lune,
• de protection,
• sexuel,
• de guérison (caducée),
• de divers symbolismes du serpent
sans compter tous les symbolismes du dragon et de celui de tel ou tel être mi-humain, miserpent142.
Quant à l'image de ma fille, il s'agit vraiment de cette partie de moi-même qui représente le
pôle anima.
Pôle de la nuit, de la courbe, de l'épaisseur, des frondaisons, de l'eau courante, du plus
profond, du plus obscur , du plus terrien.
Pôle du silence, du seuil, de la faille, de la blessure.
Pôle de l'enlisement, de la totalité close, de l'étouffement, de l'indifférenciation, de l'indistinct.
Pôle du secret, du mystère, du volcanique, de la force crocheteuse des profondeurs.
Pôle de la sensualité diffuse, de l'orgasme au long cours, du cri qui pénètre tout.
Pôle de la fusion, du don intégral de soi, de l'espérance pour rien, de l'extase et de la transe.
Je n'ai commencé à reconnaître, vraiment et consciemment, ce pôle anima que vers l’âge de
35 ans. Sans doute n'était-il pas encore complètement intégré à l’époque du rêve, en équilibre
avec le pôle animus plus aérien, plus ensoleillé, plus jupiterien. Sans doute fallait-il encore
quelques secousses existentielles particulièrement tragiques ? Le sera-t-il un jour d'ailleurs ?
Notre culture n'est-elle pas exclusivement celle de Prométhée, laissant dans l'ombre
Epiméthée, son double essentiel comme aimait à le rappeler I. Illich à la fin de son ouvrage
sur la société sans école143 ? Sans entrer dans une étude approfondie d'Anima et Animus,
comme l'ont tentée Emma Jung et James Hillman144, n'oublions pas que tout processus
d'individuation réussie passe par l'articulation de ces deux pôles de la psyché, dans une sorte
de conjonctio oppositorum.
L'anima représente la composante féminine de l'homme mais aussi l'image qu'il porte en lui
de la femme en général, autrement dit, elle représente l'archétype féminin qui s'exprime, en
particulier dans le mythe de la femme-cygne. Vivre son anima consiste à s'ouvrir et à être de
plus en plus disponible à ce qui vient, sans chercher immédiatement des armes pour se
défendre. Anima symbolise la réceptivité à ce qu'il y a de plus mystérieux dans la vie. Dans
mon rêve, ma fille (mon anima) se présente « désarmée » devant l'Anaconda, le Serpent-Dieu.
Elle se livre sans angoisse et « disparaît » en son sein. A noter que le serpent de l'avale pas. Il
la capte dans sa mouvance reptilienne, dans son monde aquatique, dans sa nuit d'étoiles de
mer.
« L’anima étant la partie féminine de l'homme, elle possède justement cette réceptivité et
cette liberté vis-à -vis de l'irrationnel ; pour cette raison elle est considérée comme
142 Philippe Seringe, les symboles dans l'art, dans les religions et dans la vie de tous les jours, Suisse, Genève,
éd. Helios, 1985, pp.71-111
143 Ivan Illich, La société sans école, Paris, Seuil, 1971
144 Emma Jung, J. Hillman, Anima et Animus, Paris, Seghers, l'esprit Jungien, 1981
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l'intermédiaire entre l'inconscient et le conscient. Ce comportement féminin joue un rôle
important chez l'homme créateur »145.
Depuis longtemps je sais que « l'anima représente la relation à la source de vie se trouvant
dans l'inconscient »(Jung, Hillman, p.39). E. Jung note l'importance relative du serpent dans
beaucoup de mythes et de contes, avec une connotation d'anima (p.51). La figure la plus
impressionnante de la littérature moderne qui montre l'anima élémentaire possédant en
même temps les caractéristiques d'un serpent et celles d'un fauve est l'Antinéa du roman de
Pierre Benoit, l'Atlantide. Elle possède la beauté de Vénus, l'intelligence du serpent et la
cruauté d'un animal féroce. Elle exerce une puissante fascination sur tous les hommes de son
entourage qui sont tous anéantis par leur amour et transformés en statues placées dans un
mausolée approprié . Antinéa est l'anima destructrice, partie négative de l'archétype féminin.
C'est pourquoi « L'homme doit se confronter à son anima personnelle, sa propre féminité et
celle-ci doit l'accompagner et le compléter mais elle ne doit pas le dominer »146. Dans ce cas,
nous rejoignons les dangers d'une pulsion fusionnelle archaïque bien dégagés par l'approche
freudienne dans son éclairage de « l'inquiétante fraternité originaire » comme dit Blaise
Ollivier147. Peut-être perçoit-on là, l'ultime danger d'absorption, de confusion ontologique
pour l'individu déstructuré. Ainsi Monsieur Voisin, le héros de Gros Câlin, roman d'Emile
Ajar (1974), employé d'administration, célibataire, élève chez lui un serpent python de deux
mètres vingt, dénommé Gros Câlin. Un serpent « très attachant » et très « liant » qui réalise,
par là même, la possibilité d'une identification-fusion et d'un attachement-liant dans cette
« forteresse vide » que constitue le moi défaillant de Voisin, comme le pense Pierre Tap148.
L'Anaconda divin et le « dieu inconscient ».
Ce rêve me parle d'une inclination présente chez moi depuis mon enfance rêveuse dans une
famille ouvrière très anti-cléricale et plutôt anarchisante. Je n'ai jamais vraiment pu
m'exprimer sur cette tendance dans ma famille. Je sentais beaucoup trop d'hostilité, souvent
justifiée sociologiquement, envers une classe sacerdotale alliée de la classe sociale dominante.
De même que Jung n'osait pas raconter ses rêves de mort-passage à Freud, de crainte de le
voir immédiatement entrer dans une interprétation péremptoire et obsessionnelle149, je ne
pouvais parler de mes premières interrogations métaphysiques à mes parents, sachant à quel
point ils étaient hostiles à toute ouverture sur ce plan150.
Je n'ai reçu aucune éducation religieuse et je ne suis pas baptisé à ce jour, comme le sont la
plupart des gens de ma génération. Pourtant, à la suite d'une lecture de Pascal pendant mon
adolescence, j'ai commencé à me former aux diverses spiritualités humaines, sans exclusive.
Je reconnais, pour ma part, le bien-fondé de la position théorique, fortement argumentée, de
Mircea Eliade qui affirme que le sens du sacré n'est pas une étape de l'évolution de la
conscience mais une structure fondamentale de celle-ci. Faut-il parler d'un dieu inconscient
145 E. Jung, op.cit.p.25
146 E. Jung, op.cit, p.61
147 B. Ollivier, L’inquiétante fraternité originaire, cahiers de Plougrescant, scop avel-nevez, 1976
148 Pierre Tap, le corps et la personne, in Regards sur la personne, ouvr.coll., Université de Toulouse-LeMirail, 1986, pp 47-50
149 Carl Gustav Jung, L’homme et ses symboles, Paris, R.Laffont, 1964, pp.56-58
150 Je n’affirmerai jamais assez que la dimension noétique de l’existence est à reconnaître absolument dans
toute éducation authentique. A.S.Neill ne s’y dérobait point. Il consacre un chapitre entier à ce sujet dans son
livre Libres enfants de Summerhill (p.225 sq). En 1991, Le Monde de l’éducation sortait une étude au titre un
peu racoleur, sur le thème « faut-il enseigner dieu ? » où il apparaissait en clair que l’opinion publique était
préparée à voir les enfants se former dans ce domaine. Les numéros suivants nuancèrent l’affirmation.
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comme le propose le psychanalyste Victor Frankl151 ou de cet humanum et d’un état monachal
fondamental dont le moine serait l’archétype comme Raimon Panikkar152 ?
On sait que pour Sören Kiergegaard « L'homme est une synthèse d'infini et de fini, de
temporel et d'éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse »153. L'homme intérieur
poursuit une évolution spirituelle qui est un appel de l'être dont les textes sacrés font état:
« L'Eternel m'a appelé dès ma naissance » (Isaïe,XLIX,1),
« Je t'ai appelé avant que tu me connusses »(Isaïe,XLV,4),
« Yahwé m'a appelé dès le sein de ma mère: il a prononcé mon nom »(Jérémie,I,5).
De même que selon le poète l'homme doit trouver son vrai lieu, il a également à trouver son
vrai nom, son nom secret qui n'est pas son nom patronymique. D'aucuns peuvent penser que
« trouver son vrai nom » consiste à découvrir celui de son désir et à l'assumer. La vérité de
l'être devient celle de cette réalisation, ou de son assomption. Je partage ce point de vue à
condition de signifier par le terme « désir » désigne un mystère qui ne saurait être réduit à un
univers simplement libidinal-sexuel. Il s'agit du Désir d'individuation, d'autorisation
spirituelle, de réalisation du Soi, dans les épreuves de la vie. Je le nomme « autorisation
noétique ». Il s'agit là d'un pari (au sens pascalien) car personne ne pourra jamais prouver
scientifiquement la vérité d'une présence essentielle du Soi ou, au contraire, de son absence.
Je fais pourtant l'hypothèse que parier sur sa présence et sur sa possible assomption est
psychothérapeutiquement et ontologiquement bénéfique pour la personne-en-devenir.
Le poète, en particulier, est attentif à cet appel : « Ce que tu cherches, cela est proche et vient
déjà à ta rencontre » écrit Hölderlin, même si, comme dit G. Bachelard : « dans l'homme tout
est chemin perdu ».
Cet appel se réalise dans une conversion qui est un véritable bouleversement de l'être, parfois
fulgurant, parfois progressif et imperceptible. « Ce retournement des racines provoque une
nouvelle alimentation intérieure et extérieure et une nouvelle vision de l'existence; il modifie
les rapports avec autrui. Le « converti » va peu à peu saisir ce qui convient à son être
nouveau. Sa bouche retirée du terreux happe une nourriture subtile. Tout est inversé, le haut
apparaît désormais le bas et la droite la gauche » (Marie-Madeleine Davy)154. Cette
conversion intime reste le plus souvent secrète et singulière, dépourvue de clé pour autrui si
ce n'est la clé du sourire.
Le Serpent, sur ce plan d'individuation, est un symbole exemplaire : « Le Serpent symbolise le
Chaos, l'amorphe, le non-manifesté. Le décapiter équivaut à un acte de création, au passage
du virtuel et de l'amorphe au formel. On se rappelle que c'est du corps du monstre marin
primordial, Tiémat, que le dieu Marduk a faconné le monde » affirme Mircea Eliade155.
Il existe d'innombrables variantes rituelles de l'engloutissement par un monstre, comme le
note encore M. Eliade dans un autre texte156. Cet engloutissement dans un monstre marin
symbolise la mort d'une part, mais également la ré-intégration d'un état pré-formel,
embryonnaire : « Autrement dit, nous avons affaire à un double symbolisme : celui de la mort,
c'est-à-dire de la fin d'une existence temporelle, et par conséquent, de la fin du Temps - et le
symbolisme du retour à la modalité germinale, qui précède toute forme et aussi toute
existence temporelle. » (M. Eliade, op.cit. p.273).
151 Victor Frankl, Le dieu inconscient, Paris, Le Centurion, 1975
152 Raimon Panikkar, L’éloge du simple. Le moine comme archétype universel, Paris, Albin Michel, 1995
153 Sören Kiergegaard, Traité du Désespoir , Paris, 1939, p.62
154 Marie-Madeleine Davy, l'homme intérieur et ses métamorphoses , Paris, Epi, 1974, p.22
155 M. Eliade, le sacré et le profane, Paris, Gallimard, idées/NRF,1965,p.50
156 M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, idées/Gallimard, 1972,p.269
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Le Serpent est dans l’eau, au fond d'un ravin . L'eau est elle-même éminemment symbolique.
Les anciens Grecs croyaient que toutes les eaux sortaient des profondeurs de la terre où
circulaient les grands fleuves souterrains l'Achéron et le Cocyte, et où se trouvait aussi le
Styx. Le maître de ces eaux était Hadès, dieu souverain du monde d'en bas où toutes les
sources prenaient naissance. De ce monde souterrain et sacré dépendaient les mariages, les
guérisons et les « renouvellements de vie ». Le noir Styx pourtant était le pays des morts.
Boire son eau entraînait la mort, mais pouvait aussi rendre immortel si on la buvait certains
jours. L'eau est en relation avec les états nocturnes de l'âme, l'image de l'inconscient collectif.
En Egypte pharaonique, l'eau du Nil, « c'est l'eau originelle venue de Noun, le père de
l'Univers et père des dieux eux-mêmes. Noun étant le réceptacle de l'eau créatrice de toutes
choses, l'eau portée en procession, qui est aussi le feu, symbolise l'inconscient collectif, dans
lequel le côté « eau » représente la matrice des images et des intuitions symboliques et le côté
« feu » la qualité émotionnelle » (Marie-Louise Von Franz)157.
L'enfant merveilleux et l'enfant divin.
Cette enfant qui va d'un pas tranquille vers l'anaconda réveille en moi des figures archétypales
: celles de l'enfant divin et celle plus psychanalytique de l « 'enfant merveilleux » (S.Leclaire).
Rappelons, avec Ch. Kerenyi, dans son étude sur l'enfant divin à travers les mythes, que
« l'enfant divin qui se sent chez soi dans la solitude de l'élément originel, le prototype de
l'orphelin prodigieux se présente dans toute la plénitude de sa signification quand le théâtre
de son épiphanie est l'eau » (Jung/Kerenyi)158.
Ainsi l'enfant divin que rencontre Mârkendaya, l'ermite éternellement jeune, dans le récit se
trouvant dans le Mârkandeyasamasyâparvan du Mahâbhârata, c'est le dieu de Tout, Nârâyana
« celui qui a les eaux pour lieu de séjour » (p.65). Cet enfant divin est sorti d'un oeuf qui s'est
formé dans les eaux de l'origine et du premier début, dans le Néant. Il repose sur le dos de
monstres marins et vogue dans le calice de fleurs aquatiques : « c'est l'enfant originel dans la
solitude originelle de l'élément originel » (p.69).
Thalès le premier philosophe grec faisait tout venir de l'eau, comme Homère qui qualifiait
l'Okéanos tantôt de « source originelle des dieux », tantôt de « source originelle du Tout ».
Dans la tradition hindoue, l'enfant originel qui reçoit le nom du dieu Vishnu, est en même
temps poisson, embryon et corps maternel.
La mythologie grecque connaît un poisson identique, qui est en même temps porteur d'enfants
et de jeunes gens et représente l'aspect transformé d'un enfant divin. Les Grecs le nomment
« l'animal-utérus ». Cet être vivant très vénéré est le dauphin, la bête sacrée d'Apollon.
L'enfant - Eros - le chevauche une fleur dans les cheveux. Gageons qu'un film fort prisé il y a
quelques années : « le Grand Bleu », qui relate l'attirance quasi religieuse d'un homme depuis
son enfance pour la mer et les dauphins, présente une connotation mythique de ce type, sans
doute inconsciente chez la plupart de ses admirateurs.
Sous cet angle, la petite fille de mon rêve est une enfant divine qui va faire corps, faire « un »,
avec le Serpent d'eau, symbole d'une Totalité mouvante et chtonienne, parfois dangereuse en
tant qu'âme de l'instinct. L'enfant de mon rêve s' abandonne au monstre. Or, comme l'écrit
encore Kerenyi, « l' « enfant » signifie quelque chose qui grandit à l'indépendance. Il ne peut
devenir sans se détacher de l'origine : l'abandon est donc condition nécessaire et non
seulement syndrome » (p.128). Ce qui devrait provoquer chez elle une panique
incommensurable, comme dans la nuit des tribus du Mount Eglon, l'être de l'obscurité Ayik,
157 Marie-Louise von Franz, Les rêves et la mort, Paris, Fayard, 1985, p.167
158 Carl Gustav Jung, Charles Kérényi, L’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1980 (pbp), p.64
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le « faiseur de peur » se glissant sous la forme de serpents géants, n'engendre aucune angoisse
chez ma fille.
L'Imaginaire Social a repris et accentué la puissance quasi magique de l'enfant dans une
amplification idéalisante, notamment après la deuxième moitié du XIX° siècle, comme le
montre l'analyse de la littérature pour enfant de cette période. Dans son grand livre Marie-José
Chombart de Lauwe en retrace les traits typologiques : enfant authentique, non socialisé, au
corps simple ; enfant présent, libre, vrai et exigeant ; enfant capable de communiquer
directement avec les êtres et les choses ; enfant secret, apparemment indifférent159. Par le
regard, le sourire, la main, le sommeil, la voix, l'enfant idéalisé manifeste sa particularité
existentielle. « L'enfant, c'est l'homme authentique, l'humanité à son origine perçue comme
plus belle, plus vraie que la société actuelle telle que l'ont faite les adultes » (p.48)
Il est significatif que le thème de l’ « enfant symbole d'un Paradis antérieur » ne varie
quasiment pas de 1850 à nos jours, à travers la littérature analysée. Tout se passe comme si à
l'origine, il y eut une première vie humaine : un être pur, simple, vrai, non encore déformé par
la société, inculte et sauvage, innocent parce qu'inconscient du bien, du mal, ignorant des
préjugés et des lois, doué d'autres dons, ouvert à un autre monde. L'enfant reste le seul être
proche de cette image originelle et c'est la raison pour laquelle il ne peut grandir. Il reste
enfant éternel (le Petit Prince), il meurt ou il subit une mutation douloureuse. « Dans le
langage du mythe, la première forme d'une chose est généralement la plus significative, et
elle explique sa nature. Le personnage de l'enfant donne l'espoir de récupérer, de recréer les
origines. Porteur de puissance, comme tout personnage mythique, et de valeurs qui ont fait
jadis le bonheur de l'humanité première, ou autrefois de chaque homme, on en fait un guide,
une voie, afin de tenter de recouvrer ces valeurs »160.
Par ailleurs l'enfant idéalisé est un enfant qui est attiré par le monde étrange, lointain,
« autre ». Il est l'aventurier par excellence qui attend quelque chose mais sans vraiment savoir
quoi. Il est l'enfant enlevé, l'enfant ravi (au deux sens du terme). L'enfant est, d'autre part,
l'enfant confiant : « un enfant qui dort dans les bras d'un adulte, donne une image de
confiance absolue, d'abandon total ». Cette confiance va de pair avec un besoin de s'affirmer
de s'affranchir du poids des exigences de l'adulte. Dans la dialectique mythique, l'enfant
authentique est l'anti-adulte emprisonné dans son rôle social ou familial, sa classe, ses
normes, ses peurs, ses mesquineries : « l'enfant ne s'est pas limité, il n'a pas choisi, le monde
lui apparaît donc dans toutes ses dimensions, sans oeillères. Il est hors du temps. De plus,
parfaitement naturel, il n'y a chez lui que pureté... ». L'enfance paraît l'état où l'angoisse et la
contrainte n'ont pas de prise. Sa façon d'exister échappe à la conscience du temps et à celle
des règles. Comme le petit Jean (Giono), l'enfant n'a pas peur du serpent, mais, au contraire,
semble le comprendre : « Je voyais monter derrière sa peau sa colère, sa peur, sa curiosité, et
peut-être un peu de cette tendresse que - je l'ai su plus tard - tous les serpents ont pour les
hommes »(...) « La vieille hostilité des hommes et du serpent semble se transformer et
s'inverser dans la pensée poétique et mythique sur l'enfance »161. Ainsi également l'enfant
symbolique, le Petit Prince de Saint-Exupéry, dialogue avec le serpent, signe de mort, et
comprend son langage.
Mais l'enfant de mon rêve est aussi une « jeune fille » puisqu'il s'agit de ma fille âgée de 14
ans. Une jeune fille à « initier ».
159 Marie-José Chombart de Lauwe, Un monde autre : l'enfance, de ses représentations à son mythe, Paris,
Payot, 1971, pp 35-42. Sur ce thème, voir aussi Bernard Charlot, La mystification pédagogique. Réalités sociales
et processus idéologiques dans la théorie de l’éducation, Paris, Payot, 1977
160 M-J. Chombart De Lauwe, op.cit., p.57
161 M-J. Chombart De Lauwe, op.cit., pp.191, 239, 269
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A la réflexion, mon rêve a grandement à voir avec les divers mythes qui tournent autour des
rites de puberté dans les multiples cultures humaines. Mircea Eliade a admirablement montré
que, sur ce point, les rites féminins et masculins de puberté appartiennent à deux sphères
autonomes et quasiment en tension dialectique. Les initiations des jeunes filles sont
commandées par un mystère qui leur est naturel, l'apparition de la menstruation, avec tout ce
que cela implique dans l'univers de la pensée primitive : purification périodique, fécondité,
puissance curative, force magique,etc. : « il s'agit, en somme, de prendre conscience d'une
manière « naturelle » et d'assumer le mode d'être qui en résulte, le mode d'être de la femme
adulte. L'initiation ne comporte pas, comme chez les garçons, la révélation d'un Etre divin,
d'un objet sacré (le « bull-roarer ») et d'un mythe d'origine ; bref, la révélation d'un
évènement qui s'est passé « in illo tempore » qui fait partie intégrante de l'histoire sacrée de
la tribu, et, par là même, appartient à la « culture » et non plus au monde
naturel...L'initiation constitue pour les garçons, l'introduction dans un monde qui n'est plus
« immédiat » : le monde de l'esprit et de la culture » 162.
Dans ces mythes et rites d'initation pubertaire, la figure archétypale du Serpent intervient
souvent163. Le mythe d'initiation des aborigènes australiens, repris de l'anthropologue R. M.
Berndt par M. Eliade, me semble intéressant à noter dans le cadre d'une signification
mythique de mon rêve : Dans le Temps du Rêve, deux soeurs, Wauwalak, dont l'aînée venait
d'accoucher, sont parties vers le Nord. Ces deux Soeurs sont en réalité des Mères. Le nom du
culte, Kunapipi, se traduit par « Mère » ou « Vieille Femme ». Après un long voyage, elles se
sont arrêtées auprès d'un puits, se sont fait une hutte, ont allumé le feu et ont essayé de cuire
quelques animaux. Mais les animaux s'enfuyaient du feu et allaient se jeter dans le puits. Car,
expliquent maintenant les aborigènes, les animaux savaient qu'une des Soeurs, impure à cause
de ses couches récentes, ne devait pas s'approcher du puits où se trouvait le Grand Serpent
Julunggui.
En effet, attiré par l'odeur du sang, Julunggui sortit de son repaire souterrain, se dressa
menaçant - ce qui provoqua les nuages et les éclairs - et s'approcha de la hutte. La soeur
puinée essaya de l'éloigner en dansant, et ces danses sont réactualisées durant le cérémonial
Kunapipi. Finalement, le Serpent enveloppa de salive la hutte où se trouvaient les deux
Soeurs et l'enfant, et l'engloutit, se dressant ensuite tout droit, la tête vers le Ciel. Peu de
temps après il vomit les deux Soeurs et l'enfant. Mordus par des fourmis blanches, ils
revinrent à la vie - mais Julunggui les engloutit de nouveau, et cette fois pour de bon.164.
Ce mythe, alliée avec celui de la Korè indonésienne déjà cité, éclaire mon rêve d'une façon
prémonitoire : mon inconscient ne m'annonce-t-il pas que ma fille va, dans les jours
prochains, devenir une « jeune fille » ? et que je me retrouverai aux prises avec les problèmes
de cet âge dont, comme le montre ma réaction dans le rêve, je me passerais bien. D'autant que
je sais à quel point la présence paternelle pour la fille est d'une importance capitale,
récemment reconnue165.
La jeune fille divine
La Jeune fille divine est une autre forme de l'archétype. étudiée par Charles Kerenyi. Sous la
forme d'Aphrodite Anadyomède qu'évoque le tableau célèbre de Botticelli, elle apparaît
162 M. Eliade, Naissances mystiques, Essai sur quelques types d'initiation, Paris, Gallimard, 1959, p.102-103
163 M. Eliade, op.cit., par exemple p.82, pp 105-110, p.168, p.208
164 M. Eliade, op.cit., p.105-106
165 W.S. Appleton, Pères et filles, le complexe d'Electre, Belgique, Marabout, 1983, mais aussi Georges Mauco,
La paternité, Paris, éditions universitaires, 1971 et Bernard This Le Père: acte de naissance ,Paris, Seuil, 1980
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comme venant de la haute mer, portée par les vents, sortant d'un coquillage : jeune fille
originelle.
Dans son état virginal elle est la Korè chez les Grecs. Perséphone appelée la Korè ou Pais par
excellence cueillait des fleurs au parfum captivant quand elle fut enlevée par le maître du
royaume de la mort. Au bord d'un autre monde, elle est enlevée pour « une autre vie » et le
ravisseur, le roi des enfers, représente le fiancé ou l'époux terrestre dans une vision réductrice
et allégorique.
En sens contraire elle est vénérée comme reine des morts : « la perte de la virginité et le
passage de la frontière de l'Hadès sont des allégories équivalentes : l'un peut être mis à la
place de l'autre, et vice versa »166.
Dans un autre mythe de jeune fille divine, une Korè indonésienne, Rabié, que ses parents ne
voulaient pas donner en mariage à Touwalé, l'homme-soleil, et qu'ils avaient remplacée sur la
couche nuptiale par un porc tué, il est dit que la jeune fille sortit du village et posa le pied sur
une racine d'un arbre. Celle-ci s'enfonça lentement dans la terre entraînant Rabié avec elle.
Malgré tous les efforts qu'elle fit, elle ne put sortir de terre et s'enfonça toujours plus bas sans
que les villageois puissent la secourir:
« C'est Touwalé qui est venu me prendre » dit-elle à sa mère, « égorgez un porc et célébrez
une fête, car je meurs maintenant. Quand dans trois jours il fera nuit, regardez tous vers le
ciel, et là je vous apparaîtrai sous forme de lumière... »
Les parents firent ce qui était demandé par la jeune fille et le troisième jour regardèrent le ciel.
C'est alors que pour la première fois la pleine lune se leva à l'Orient167.
Je pense à ce mythe à propos de la jeune fille de mon rêve, les anneaux du serpent évoquant
pour moi les racines de l'arbre en question et l'engloutissement étant semblables. Nous
sommes d'ailleurs là en présence également d'un autre mythe, celui du Dieu-lieur et du
symbolisme des noeuds, étudié par M. Eliade168.
Qui donc sera le Touwalé potentiel de ma fille ? et est-ce que quelque chose en moi résiste
inconsciemment à la « donner » au prétendant malgré ma conscience claire d'une attitude
libertaire ? Et le mythologème du rapt de la Korè dans les mystères d'Eleusis, avec son rituel
dansé rappelant la danse du labyrinthe, a-t-il à voir avec l'ondulation captivante de mon
Serpent onirique ? Pour C. G. Jung la Korè « correspond, dans la psychologie, à ces types que
j'ai désignés d'une part par les noms de « Soi » ou « personnalité sur-ordonnée, et d'autre
part par Anima » et Jung de préciser « Fréquemment la figure de Korè, comme aussi celle de
la mère, glisse dans le règne animal ; ses représentants les plus fréquents sont le chat, parfois
le serpent ou l'ours, ou bien un monstre infernal, c'est-à-dire un être dans le genre du
crocodile, de la salamandre ou d'un saurien. La candeur de la jeune fille l'expose à tous les
dangers possibles, par exemple à être dévorée par des monstres ou être immolée rituellement
comme une bête de sacrifice »169 .
Contrairement au mythe de la Korè indonésienne, ma jeune fille n'appelle personne, ni sa
mère, ni son père, ni d'autres gens. Elle paraît tranquille et sans angoisse devant son destin.
Serait-elle la représentation de mon « anima » suffisamment intégrée à l'animus pour être
devenue « sophia » porteuse de la sagesse du Soi ?
166 C.G. Jung, Ch. Kérényi, op. cit., p.154
167 C.G. Jung, Ch. Kérényi, op.cit., p.184
168 M. Eliade, Images et symboles , op.cit, pp 120-163
169 C.G. Jung, Ch. Kérényi, op.cit., pp.215 et 218
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Une autre ouverture interprétative moins glorieuse, plus modeste et plus réaliste viserait à
considérer mon rêve sous l'angle de « l'enfant merveilleux » au sens de la psychanalyse
freudienne avec Serge Leclaire170.
L'enfant ne représente-t-il pas pour les parents un sempiternel vecteur de leur désir
inconscient ? Tout ce qui leur manque, et leur manquera à jamais, la béance qui, au coeur de
leur être fortifie sans cesse leur désir de complétude, demande, exige une réalisation, même
tardive, du fait de leur progéniture. L'enfant merveilleux ou l'enfant catastrophe peut-il
échapper à cette imposition fantasmatique ? Connaîtra-t-il un jour son propre désir sous
l'avalanche des images parentales ? Et cette revendication personnifiante n'engendrera-t-elle
pas une cassure affective presqu'insupportable pour l'enfant comme pour les parents ? l'
« enfant authentique » dont j'ai parlé dans la foulée de M-J. Chombart De Lauwe n'est-il pas
un « enfant merveilleux » pris au piège de l'imaginaire social d'une époque et d'une société
considérée , c'est-à-dire également inscrit dans l'imaginaire des parents ? Aujourd'hui on nous
parle volontiers des « enfants divins ». Que de films à grand spectacle à ce sujet ! Les
magazines de grande diffusion font facilement leur gros titre avec lui. Que nous les nommions
des « tulkus » tibétains - ces enfants prétendument être des ré-incarnations de maîtres
spirituels récemment décédés - ou que nous les appelions « Thérèse » (de Lisieux) ou
« Bernadette » (Soubirous) dans des films récents.
Voire même, d'une façon plus existentielle, plus laïcisée, mais non moins porteur « d'autre
chose », que nous dressions le portrait d' « un enfant de Calabre » destiné mystérieusement à
la course à pieds comme dans le film de Commencini, l' « enfant divin » est toujours présent
dans les figures variées de l' enfant merveilleux.
L'enfant de mon rêve n'est-il dans ce cas que la figure idéalisée de ce désir du Tout-Autre
omnipotent, complet, sans faille, transparent, qui m'habiterait et viendrait prendre possession
de l'image de ma fille ? Le rêve m'indiquerait-il que j'exige inconsciemment de ma fille
qu'elle réalise un désir de totalité sans totalisation, d'enfermement matriciel et étoilé, dont je
ne suis pourtant pas capable dans ma vie consciente et lucide ? Suis-je pris dans les rets d'un
défaut fondamental (Michael Balint) dont je n'arrive pas à faire le deuil et dont ma fille risque
de faire les frais ? N'est-elle que la projection rêvée d'un idéal du moi emberlificoté avec ce
désir d'éternité dont parle Fernand Alquié171 ? La question reste ouverte même si je dois
avouer, après réflexion tranquille, que je n'y crois pas trop. Je penche plutôt vers le concept de
« surenfance » développée par G. Bachelard qui reste, à bien des égards, mon maître de
sagesse, comme pour beaucoup de poètes.
Pour lui l'enfance se déroule en deux temps et sur deux plans. Nous vivons tout d'abord notre
enfance réelle, celle que notre entourage nous impose et dont nous parvenons imparfaitement
à nous souvenir sur un plan surtout anecdotique. C'est une enfance, en général, coupée du
cosmos, non reliée, du fait de l'éducation. C'est plus tard, dans le troisième âge que l'enfance
revient pour prendre conscience d'elle-même comme accueillante au monde et directement
plongée dans les matières élémentaires qui nous environnent et nous constituent.
Cette surenfance est une conquête de la joie et de la souffrance. Bachelard cite à ce propos
Victor-Emile Michelet méditant l'oeuvre de Villiers De L'Isle-Adam : « Hélas ! il faut
avancer en âge pour conquérir la jeunesse, pour la délivrer des entraves, pour vivre selon
son élan initial. »172.
Rien, pour autant, ne remplace une enfance heureuse, comme ce fut le cas, vraisemblablement
pour Bachelard. Fritz Perls qui n’a pas eu la même chance, reste marqué par un traumatisme
d’enfance malheureuse toute sa vie, malgré son imagination psychothérapeutique. Cette
170 Serge Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975
171 Fernand Alquié, Le désir d’éternité, Paris, PUF, 1976, 8¯éd.
172 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, Paris, PUF, p.47
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conquête ne pourra jamais remplacer la vraie jeunesse, mais elle nous fait voir la vie avec un
véritable troisième oeil que seuls quelques sages, ou quelques poètes, savent mettre en
relation avec l'Ouvert. Grâce à « la poético-analyse » nous rêvons en images et réinventons
ainsi notre enfance. Il s'agit d'une rêverie et non d'un rêve non maîtrisable : « alors que le
rêveur de rêve nocturne est une ombre qui a perdu son moi, le rêveur de rêverie qui est un
peu philosophe, peut, au centre de son moi rêveur, formuler un cogito. Autrement dit, la
rêverie est une activité dans laquelle une ligne de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie
est présent à sa rêverie »173.
Bachelard ignorait sans doute que les maîtres de sagesse sont capables de diriger leurs rêves
nocturnes (rêves lucides) et même que certains pensent qu'un être pleinement réalisé,
totalement unifié, ne rêve plus (c'était l'attitude de Krishnamurti ). Sans jouer à « faire
l'enfant » je suivrais Georges Jean lorsqu'il écrit que « la subtile dialectique Bachelardienne
« pour retrouver l'enfance » apparaît en quelque sorte comme une méthode par laquelle
l'homme pourra éviter le « meurtre » de l'enfant qu'il fut »174.
Alors les archétypes revivent parce qu'ils sont l'enfance même ; le feu, l'eau, la lumière font
partie des rêveries de l'enfance : « Dans nos rêveries vers l'enfance, tous les archétypes qui
lient l'homme au monde, qui donnent un accord poétique de l'homme et de l'univers, tous ces
archétypes sont, en quelque manière, revivifiés » ( Bachelard)175. Les poètes sont, sans cesse,
touchés et inspirés par ces thèmes176 .
En vérité, il faut bien l'avouer, passer un été avec Bachelard (et avec Jean Lescure qui a écrit
ce livre remarquable)177, nous relie au centre de nous-mêmes car si le sage est le futur du
poète, le poète est l'enfance du sage. Une enfance retrouvée, réinventée plutôt, dans le
jaillissement des images primordiales où se dessine l'expressivité mythique de l'humanité.
Dans la luminosité Bachelardienne, mon rêve prend une coloration fruitée et s'ouvre, à mes
yeux, sur un avenir de lavandes.
173 G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF,1965, p.129
174 Georges Jean, Bachelard, l'enfance et la pédagogie, Paris, scarabée, CEMEA,1983, p.44
175 G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, op.cit., p.107
176 Jean-Hugues Malineau, Le feu, la terre, l'eau et l'air, Paris, Casterman, 1977
177 Jean Lescure, Un été avec Bachelard, éd.Luneau Ascot, Paris, 1983
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Retentissement poétique
Il est des jeunes filles
qui rôdent près des lacs,
Sans prendre garde aux êtres
Qui prolongent la vase.
Elles se défont aux rives,
Penchées comme des saules,
Et lissent leurs cheveux clairs
Au dessus des eaux noires.
Elles plongent dans les reflets,
Elles échangent leurs joies,
A mi-chemin du ciel
Et de la mer étale.
Elles versent leurs saisons
Au lisse de l'instant.
Leur rire est une amande
Dans la crypte du jour.
Elles cueillent sous les roseaux
La félure de l'eau vive
Pour faire danser leurs rêves.
Quelque chose a bougé au creux des profondeurs.
C'est à minuit sonnant
Qu'elles ont le corps soumis.
Leur ventre est une église
Que la Chose renifle.
Les arbres sont aux aguets.
Les oiseaux dans leur nid.
La Chose qui allait prendre
S'arrête et s'interroge.
2. Un autre grand rêve : l’Univers
Dans un autre de mes « grands rêves », je dors dans une chambre quelque part dans un pays
inconnu. Tout à coup j’entends du bruit et je vois, sur le pas de la port qui s’est entrouverte,
une immense forme noire qui ressemble à s’y méprendre à un personnage de la Guerre des
étoiles, un film à la mode à ce moment. Dans mon rêve, je sais immédiatement qu’il s’agit de
la mort. Mon rêve est « lucide », c’est à dire que je peux le diriger volontairement tout en
rêvant. Une peur panique me prend et je tente de me réfugier dans un coin de la chambre
plongée dans la pénombre. Je me fais tout petit mais je sais, en même temps, que tout cela n’a
pas de sens et qu’il me faut absolument affronter la mort.
Je m’arme de courage et, après un temps, je saute à la gorge de la forme obscure, cet immense
Chevalier noir,
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Au moment même où je l’atteins, je me retrouvai tout à coup au milieu des étoiles du ciel,
dans une nuit bleutée, avec le sentiment d'être l'espace même, l'Univers tout entier, au plus
juste d'une joie sans pareille.
J'écris alors l’un de mes poèmes les plus « mystiques » à partir de ce rêve.
Univers,
Roulement presque nu à l'intérieur de soi.
Petite bête de lumière.
Tempête de seconde en seconde.
Univers,
D'abord une étendue d'eau et de nuitée.
Echo venu d'un coquillage
qui ne dira jamais son nom.
Profondeur du printemps.
Silence de l'hiver.
Univers,
Un jour je m'habillai de toi-même
derrière l'Homme noir démantelé.
Beauté en chaque région.
Bonté en toute chose.
Immensité de la quiétude posée là
sur un seul point.
Vieillesse et Jeunesse à jamais réunies
sous la vague.
Univers,
Presque une bulle d'air à la surface
de l'Ailleurs.
Changements et chaos, mouvances et stabilités
dérisoires.
Tout est Rien.
Les siècles passent comme des éponges.
Le feu se nourrit de l'eau.
La terre n'est qu'une branche de l'air.
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Univers,
Inutile de te parler.
Tu es la porte derrière chaque mot,
l'imperceptible frontière, le vol d'un papillon.
Univers
dans une poignée de mains
quand vient la longue douleur de ne plus rien savoir.
Quand le dernier être aimé a disparu dans tes sillons.
Quand la solitude arrache le bleu des images.
Univers impensé et pourtant perçu
comme une trappe dans le futur.
A mi-chemin de toute trace.
Derrière le bruit.
Au coeur de l'élan.
Univers
pareil à l'enfant qui danse
au son d'un pipeau.
Univers,
Confiance
dans ce qui nous arrive.
Je suis toi à même le jour.
Tant d'ombres font des pirouettes
dans l'espace d'une vision.
Je pars à l'aventure avec en guise d'oranges
le mot amour et l'Invisible.
J’ai le sentiment que ce rêve m’a permis de ressentir en quoi je peux être un être de la
Profondeur, un Profond. Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un rêve, mais il a transformé ma
vision du monde. Il m’a donné une confiance radicale dans la vie et une joie durable,
imperceptible, toujours présente malgré les vicissitudes de l’existence. Il représente pour moi
un vérité ontologique, le socle d’une foi qui relève d’une spiritualité laïque.
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Chapitre 14
Le renouveau de la pédagogie
Rudolf Steiner (1861-1925) est certainement l’un des plus prestigieux et prolixes pédagogues
du carrefour du XXe siècle. Son oeuvre est considérable et est encore loin d’être pleinement
exploitée. Il est à l’origine d’un nombre très important d’écoles à travers le monde, qui
véhiculent son système philosophique et éducatif. Autrichien d’origine, il faut toute sa vie un
homme de dialogue entre les sciences de la matière et celles de l’esprit, avec la fondation de
l’anthroposophie178.
1. La pédagogie Steiner, l’intuition et la reliance.
Je suis frappé de constater à quel point les deux concepts dégagés dans mon exposé vont dans
le sens de cette pédagogie.
Commençons par la synthèse de sa conception de l’homme, fortement soutenue par une
tripartition intégrative fondamentale du penser, du sentir, et du vouloir. Pour Steiner, le
corporel consiste dans un processus neurosensoriel, circulatoire et métabolique. Le psychique
s’anime en permanence selon un mode duel de sympathie et d’antipathie, avec un juste
équilibre entre les deux. Le spirituel également doté de la tripartition, active la vie éveillée, le
sommeil et le rêve, (cf. R.Steiner, Vers un renouveau de la pédagogie par la science de
l’esprit179)
Contre le séparatisme antivie
Tout ce qui visera à un séparatisme dans la compréhension de la vie humaine, et qu’il
considère comme une vue trop matérialiste conduisant à une méconnaissance de la matérialité
elle-même, est mis en doute. Ainsi de cette dichotomie, à son époque, entre les nerfs moteurs
et les nerfs sensitifs180. Il développe avant la lettre, une vision de la complexité de l’organisme
humain pris dans le cosmos. N’écrit-il pas, à propos de l’être humain, cet « être merveilleux
qui rassemble en lui toutes les lois de l’univers, et qui à son tour renferme en lui un univers,
un petit univers au sein du grand univers »181. Certes, sa vision reste nécessairement
circonscrite aux données scientifiques de son époque, qu’il connaît d’ailleurs fort bien, mais
elle manifeste une intuition très juste de ce en quoi, aujourd’hui, les apports les plus récents
178 F.Favre, « Fondateur de l'Anthroposophie, l'autrichien R. Steiner (1861-1925) fut sa vie durant, l'homme du
dialogue entre sciences de la Matière et sciences de l'Esprit. «Homme de conscience» et «homme de science»
(…), il est le premier, à notre connaissance, à avoir tenté de donner un fondement rationnel à une authentique
«science de l'esprit fondée sur «l'élargissement de la conscience» (ou encore «connaissance élargie») et conçue
comme un «prolongement des sciences de la nature». «Par anthroposophie, écrit R. Steiner, j'entends une
exploration scientifique du monde spirituel qui met en évidence les limites d'une simple connaissance de la
nature ainsi que celles de la mystique ordinaire et qui, avant d'entreprendre de pénétrer dans le monde
suprasensible, commence par développer dans l'âme connaissante les forces non encore agissantes dans la
conscience ordinaire et dans la science ordinaire, par lesquelles une telle pénétration est rendue possible» ,
DEA en Sciences de l’éducation, Rudolf Steiner et l'anthroposophie : un chemin vers une «philo-théosophie» de
l'éducation, 114 p., université Paris 8.
179 R.Steiner, Vers un renouveau de la pédagogie par la science de l’esprit, Paris, Ed.Triades, 2001, p.53
180 R.Steiner, op. cité p.48
181 R.Steiner, op.cité, p.33
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des neurosciences, nous renseignent sur la conjonction nécessaire entre l’affectif et le
rationnel.
1.1 - Une pensée fondamentale de l’intuition et de la reliance
Rudolf Steiner n’a de cesse de demander à ses éducateurs de se relier à leurs composantes
essentielles (leurs corps physique, éthérique, astral), comme à leur relation aux enfants, ou
aux institutions sociales. Sans s’arrêter, il insiste pour que chacun se trouve inclus dans un
vaste mouvement de totalité en acte dans lequel toute séparation doit être réexaminée pour
limiter les effets d’abstraction dont elle est porteuse.
Que ce soient en mathématiques, en art, dessin, poésie ou musique, en lecture, en écriture, en
anthropologie générale – qu’il considère d’une façon très moderne dès les premières années
du XXe siècle – R.Steiner donne une âme à la pédagogie de ce que je pourrais nommer, avec
Jacques Maritain, l’ « homme intégral ». C’est une pédagogie vraiment transversale, qui ne
néglige ni la culture, ni le corps, ni les sentiments, ni l’imagination active et qui procède par
étapes, en fonction de l’évolution de l’enfant : avant 7 ans, de 7 à 12-14 ans, après 14-15 ans.
Sans doute son christianisme christique, sa centration sur la personne de l’enfant en rapport
avec d’abord l’imitation puis sur une autorité morale, avant de pouvoir entrer dans un
processus de réelle autonomisation, son sens de la singularité, lui fait voir avec beaucoup
d’esprit critique le matérialisme historique des bolcheviques de la récente union soviétique (il
parle dans les années 1920). Mais s’est-il vraiment trompé dans ses mises en garde, parfois
assez virulentes, lorsque l’on considère l’histoire, au début de ce XXIe siècle ? Cornelius
Castoriadis, en politologue et en psychanalyste, a lui aussi, montré que le marxisme devait
être repensé d’une manière critique182, sans pour autant le rejeter complètement, surtout
aujourd’hui où la mondialisation bat son plein, sous le règne des inégalités sociales et
économiques et d’une pensée unique centrée sur le libéralisme.
Revenons, d’une façon plus précise, sur quelques points, en liaison avec nos concepts.
Sur l’intuition
Dans son ouvrage Vers un renouveau de la pédagogie (op cité), Rudolf Steiner nous offre
l’occasion de réfléchir à son importance chez lui.
Il parle ainsi « d’intuition instinctive » explicitement.
« Pour celui qui sait comment l’élément psycho-spirituel oeuvre en l’homme jusqu’à la 14e,
15e année, qui sait percevoir cela directement, par une intuition instinctive, chez les élèves de
l’école primaire, cette observation se transforme en vie immédiate »183.
Ailleurs, en parlant de la composition du corps humain en eau (plus de 70%, on le sait,
Steiner parle de 80%), Rudolf Steiner fait ce commentaire « intuitif » très pertinent, à propos
du processus de représentation.
« Pourquoi le processus de représentation, par exemple, devrait-il n’être qu’en rapport – ce
qui n’est en effet pas le cas – avec certaines vibrations ou processus analogues, au niveau des
cordons nerveux ? Pourquoi ne serait-il pas en rapport avec les vibrations qui se produisent au
sein des constituants fluides de l’homme ? »184. Il a largement développé le caractère essentiel
de l’eau dans le corps. Pour lui, « l’homme est une colonne de liquide »185. Depuis les
recherches controversées – il est vrai – de Jacques Benveniste sur la « mémoire de l’eau » et –
182 C.Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975
183 183 R.Steiner, p31
184 R.Steiner, op.cité, p.64
185 R.Steiner, op.cité, p.63
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surtout – les étranges découvertes du Japonais Masaru Emoto sur la cristallisation de l’eau en
fonction de l’influence positive ou négative qu’elle reçoit (son, et même pensée)186, on peut,
en effet, s’interroger.
R. Steiner est, sans aucun doute, un intuitif créateur. Preuve en est de cette intuition d’une
relation entre l’apparition de la dentition à deux moments d’existence de l’enfant et la relation
cognitive, symbolique et affective au monde, des sujets.
Autres preuves, ses intuitions concernant l’apprentissage de la lecture à partir du dessin chez
le petit enfant, le sens de la musique, et surtout le sens du mouvement corporel intégré à la vie
intellectuelle et affective dans ce qu’il nomme l’eurythmie, cette gymnastique qui a de l’âme,
comme il le pense.
Sa considération très attentive au sommeil, au rêve et à la vie éveillée comme totalité
inhérente à l’être humain lui fait imaginer la « force du sommeil » et la pédagogie qui en
découle.
De même, l’insistance sur la nécessaire faculté de méditation, de silence intérieur, de reliance
avec soi, les autres, le monde, y compris spirituel, lui permet de proposer « les paroles du
matin » avant toute activité cognitive, dans un but de recentrement de la personne des éduqués
comme des éducateurs.
Cette faculté intuitive débouche chez lui sur un sens aigu de la reliance
Sur la reliance
Sur ce point, Rudolf Steiner est explicite, bien qu’il n’emploie pas, évidemment, le mot même
de reliance. Il dit exactement, page 86 de son livre, « Et ce qui importe, c’est que l’on prenne
l’habitude de se relier à chaque instant au spirituel ».
J’ai trouvé près d’une quinzaine de pages, dans son ouvrage (op.cité) qui traite, à mon avis, de
ce concept, en liaison avec celui de totalité et – a contrario – de séparation d’option
matérialiste selon lui187.
Rudolf Steiner situe toujours l’homme dans un contexte de totalité.
« L’homme est un petit monde, l’homme est microcosme. Et en vérité, tout état maladif
provient de ce que l’homme se coupe des grandes lois du tout universel. On pourrait illustrer
cela par une image en disant : Si je prends mon doigt et que je l’arrache de mon organisme, il
n’est plus un doigt ; il se dessèche, il n’a de légitimité interne qu’en rapport avec l’ensemble
de l’organisme »188.
Pour Steiner, l’être humain change de jour en jour, avec une importance accordée à la
dentition. « Si l’on envisage vraiment l’homme dans sa totalité, on s’aperçoit alors que sa vie
psychique tout entière se déroule autrement avant et après le changement de dentition »189.
Reliance interne, en particulier, entre les différents organes et fonctions de l'être humain. « De
façon tout aussi directe que la vie de la représentation est rattachée à la vie neurosensorielle,
la vie affective de l’homme est rattachée à son système rythmique. La vie du sentiment en tant
que vie psychique, accompagne à la fois la respiration, la circulation sanguines, la circulation
de la lymphe, et est rattachée de façon tout aussi directe à ce système que l’est le système de
la représentation au système nerveux »190.
Sur le plan pédagogique, Rudolf traduit cette reliance par la nécessité d’une relation
interpersonnelle enseignant-enseigné. On peut philosopher là-dessus autant que l’on veut,
186 M.Emoto, voir le site Web http://www.hado.net/index2.html, 2006
187 Voir : pages 25, 31, 35, 41, 46, 48, 86, 156, 169, 174, 175, 177, 250, 290, 254, 306, 331, 349)
188 R.Steiner, op.cit., p.331
189 R.Steiner, op.cit., p.25-26
190 (R.Steiner, op.cit., p.41
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« toute philosophie qui ne reconnaît pas le rôle déterminant de la relation personnelle dans la
formation de la volonté et du sentiment péchera contre la vie »191. Sur le plan cognitif, il
précise encore : « il reste possible que le rappel de notre enfance nous soit une source
stimulante de vie, dans la mesure toutefois où la possibilité nous a été donnée de nous relier
au monde par quelque moyen que ce soit. L’enfant doit pouvoir se relier au monde justement
par le fait de recevoir de façon juste ce qui fait le contenu de l’enseignement de l’histoire
naturelle »192.
1.2 – Une pensée d’avant-garde
Un écologiste avant la lettre
On ne s’étonnera pas que Rudolf Steiner soit un écologiste avant la lettre, et même un
écologiste de l’écologie profonde (deep ecology), de ce qu’on appellera plus tard l’hypothèse
Gaïa193. Pour lui « la contemplation d’un arbre se confond avec la contemplation de la terre.
On pénètre dans le vivant »194. On croirait entendre Krishnamurti parlant de la nature.
Analogies avec Krishnamurti
On est surpris par les analogies entre la vision de Rudolf Steiner et Krishnamurti, qu’il n’a
connu que dans son moment de vie sous le contrôle de la société théosophique, puisque
Steiner est décédé en 1925. C’est à cette l’époque que – justement – Krishnamurti, après avoir
perdu son frère Nitya, commençait à prendre des distances avec ce Mouvement qui l’avait mis
sous sa coupe (voir René Barbier, cours en ligne de licence en sciences de l’éducation)195.
Ainsi de l’insistance de Rudolf Steiner pour une dimension fondamentale de l’expérience
humaine. Regarder le monde d’un oeil toujours neuf et savoir improviser (p.87, 114) d’instant
en instant, en s’appropriant les données, intellectuelles ou sensorielles, d’une manière
personnelle (p.85, 190, 281, op.cité).
2. Les trois pédagogies
Deux pédagogies se déchirent habituellement en éducation : la pédagogie de l'enracinement et
la pédagogie du surgissement. La pédagogie transversale envisage la perspective d'un
dépassement d'un conflit qui ne cesse d'alimenter les jeux et les enjeux de la société du
spectacle, pour mieux obscurcir la complexité du fait éducatif. Nous avons longuement et
âprement débattus de ce conflit avec l'équipe de recherche Paideia de l'université Paris 8. Un
colloque épistolaire est encore en cours sur le WEB.
1. La pédagogie traditionnelle de l'enracinement
191 191 R.Steiner, op.cit., p.136
192 R.Steiner, op.cit., p.169
193 193 Comme semble le faire penser la page 174 de l’op.cité
194 194 R.Steiner, op.cit., p.178
195 René Barbier, cours en ligne de licence en sciences de l’éducation, université Paris 8, 2002-2006,
http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/KenligneP8/Kindex.html
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La pédagogie d'enracinement retrouve le lien entre l'éducation et la transmission du savoir.
Elle soulève la question de l'engendrement et de la culture cultivée et proclame volontiers les
bienfaits du cours magistral et l'inutilité de l'implication. Elle ne veut rien savoir de la
mentalité contemporaine des jeunes et demeure sur des positions classiques du rapport au
savoir. Elle n'est pas sans intérêt par son insistance sur la valeur cognitive de l'enseignement,
sur la question de la mémoire historique des œuvres majeures de l'Humanité, sur l'importance
de savoir s'exprimer en fonction de la culture légitime et de la pensée héritée.
Malheureusement, elle implique un élitisme évident du fait que seuls ceux qui n'ont pas des
handicaps socioculturels trop marqués, peuvent entrer et profiter de ce type de pédagogie. Elle
ne peut comprendre l'évolution socio-historique de la culture quotidienne qui la déconcerte et
qu'elle méprise. Dans ses aspects les plus draconiens, c'est la pédagogie de la formation des
érudits, des grands spécialistes des objets minuscules de connaissance qui animent les
cénacles où l'on accède par tout un jeu de rituels académiques. Dans sa dimension la plus
autoritaire, elle insiste sur : Le savoir considéré comme un absolu indiscutable dans la
transmission d'un héritage culturel L'autorité du maître qui ne peut être remise en question
que dans la mesure où ce maître est dépassé par un nouveau maître reconnu par ses pairs. La
négation du temps et des questions posées par la quotidienneté La négation du travail en
équipe dans la formation au profit de la parole magistrale du maître. La négation du travail de
recherche dans la formation. Le formé étant considéré comme un être inachevé sans
connaissance véritable pour aller vers une recherche digne de ce nom. La négation de
l'importance de la relation humaine avec ses variables affectives et imaginaires, qui doit se
plier à l'exigence de travail sur le savoir.
2. La pédagogie révolutionnaire du surgissement
La pédagogie de surgissement réagit contre les dérives de la première lorsque ses thuriféraires
proclament l'impossibilité de tout changement. Le surgissement est le propre de toute vie en
acte. La pédagogie qui suit le processus du vivant ne peut qu'inventer sans cesse ses propres
méthodes en fonction d'une pertinence toujours inachevée avec la réalité. Elle s'origine dans
une tout autre philosophie de la vie. Celle-ci n'est plus le stable, l'institué, le déjà-là légitimé.
La vie surgit comme neuve à chaque instant. Elle dérange l'ordre établi et crée de nouveaux
liens, de nouveaux rapports humains. Elle manifeste une capacité radicale d'imagination
propre à l'être humain. Elle conteste toute forme de vie instituée et fonde la dynamique
instituante. La pédagogie du surgissement relève d'une philosophie du processus, du
« procès » du cours du monde comme dirait la pensée chinoise. Elle cherche à « réguler » la
transmission de connaissance au cœur même du bouleversement permanent de la vie
complexe. Sensible à la relation humaine, elle relativise le savoir savant par l'actualisation de
son sens pour les générations actuelles. Pour examiner le pôle très praxéologique de cette
pédagogie de la relation, voici ce qu'il implique, à mon avis : Développer la formation plutôt
que l'instruction. Etre en relation plutôt que brandir le savoir. Écouter plutôt que parler. Échanger plutôt qu'imposer. Agir ensemble plutôt qu'expliquer tout seul. Se situer dans un
contexte plutôt que se distancer et prétendre être séparé. Inventer plutôt que reproduire. Se
faire plaisir plutôt que souffrir. Accepter l'incertitude plutôt que conforter le déjà-connu. S'inscrire dans l'histoire événementielle plutôt que se considérer dans l'histoire de longue
durée. Reconnaître la complexité plutôt que s'illusionner sur l'homogène. Proposer des
limites plutôt qu'imposer des règles. Développer la confiance en soi plutôt que miser sur la
comparaison et la stigmatisation par la notation. Valoriser le processus plutôt que contrôler le
résultat. Etre dans une logique d'accompagnement plutôt que dans une logique de direction.
On peut dire que la pédagogie du surgissement conteste point par point tout ce que la
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pédagogie de l'enracinement vise à établir chez ses thuriféraires extrémistes. C'est-à-dire, la
nécessité du cours magistral, la mise en doute du travail d'équipe, la notation chiffrée, la
comparaison stigmatisante, la discipline militarisée et le contrôle pointilleux, l'évaluation
sommative sans lien avec l'évaluation formative, l'absence d'esprit de recherche, l'exclusion
de l'imagination active, la sélection élitiste
3. La pédagogie de médiation-défi dite transversale
La pédagogie transversale promeut le paradoxe éducatif en acceptant les deux voies sans en
exclure aucune, mais en les acceptant dans une perspective dynamique de dépassement. Elle
les met en perspective l'une par l'autre. Elle contribue alors à renouveler l'éducation en n'ayant
pas peur d'envisager une véritable spiritualité laïque débarrassée des vieilles idoles, des
tendances à la maîtrise et respectueuse de chaque personne.
C'est la pédagogie qui a ma préférence : pédagogie de la médiation et du défi, pédagogie du
paradoxe, pédagogie réaliste par excellence. Elle est liée à l'écoute sensible et à l'approche
transversale des situations humaines. Elle conjugue à la fois l'enracinement et le surgissement
dans une infinie variation de formes possibles. Elle s'intéresse aussi bien à la rationalité qu'à
l'affectivité, au réel qu'à l'imaginaire et au symbolique. Elle tient compte des situations vécues
concrètement et à la temporalité localisée. Elle s'ouvre sur l'improvisation mythopoétique de
la vie éducative et accentue l'esprit de recherche chez l'élève et l'étudiant.
C'est une pédagogie de l'enracinement
L'enracinement est fondement et connaissance de l'engendrement. En tant que tel, tout
éducateur se doit de la reconnaître comme élément clé de sa pratique. Etre enraciné signifie
que nous sommes nés quelque part, dans un temps déterminé et de parents porteurs de valeurs
et d'imaginaire. A la limite et en remontant le temps, nous sommes façonnés par l'Origine,
c'est la raison pour laquelle nous sommes toujours sensibles aux grands mythes qui n'arrêtent
pas de « réciter » notre destin. Connaître l'Histoire, sous cet angle, c'est un peu mieux nous
connaître dans notre présent. Connaître les différents systèmes symboliques qui donnent et
ont donné du sens à l'ensemble des citoyens, semble être une nécessité de l'être humain
cultivé. Par le champ symbolique, nous existons dans la durée, du passé à l'avenir.
L'enracinement nous permet de penser le futur. Êtres de culture, nous sommes enracinés dans
la culture multiforme de l'humanité. Le savoir qui en découle est pluriel, occidental et
d'ailleurs. Les disciplines scientifiques, littéraires, philosophiques, artistiques, spirituelles qui
tentent de le formuler sont en interaction permanente. L'approche est multiréférentielle. La
discipline s'ouvre sur la transdisciplinarité telle qu'elle est proposée par un certain nombre de
savants à l'heure actuelle (dans le cadre du Centre de Recherche Internationale de Recherche
et d'Études Transdisciplinaires - CIRET, France). Notre quête de la liberté exige de nous de
savoir d'où nous venons, comment nous avons été produits, quels sont nos conditionnements
majeurs et nos expériences positives et négatives. « L'honneur de l'école », suivant le livre
d'André de Peretti (de Perreti, 2000), c'est cela : ne jamais jeter le bébé avec l'eau du bain
mais, également, ne jamais se laver dans la même eau « touffée » de nos résidus.
C'est une pédagogie du surgissement
Le surgissement est une composante majeure du processus. Le Big Bang d'il y a 15 milliards
d'années est surgissement d'énergie dense au sein d'un univers sans temps ni espace,
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impossible à connaître ou à imaginer. La naissance d'un être humain est un big-bang
existentiel. Ensuite, tout ce que les yeux contemplent – si vraiment ils savent contempler –
c'est-à-dire passer de l'intention à l'attention, ressemblent à des surgissements de vie
instantanée. La pédagogie transversale dans son écoute sensible est attentive à ce qui advient,
ce qui émerge, ce qui dérange. Elle est du côté de la « dissidence d'un seul » suivant la
formulation de Serge Moscovici, (Moscovici, 1979) Elle est poétique puisque toute poésie
bouscule l'ordre habituel du langage.
C'est une pédagogie paradoxale
La pédagogie transversale maintient les deux types de pédagogie précédente dans un lien
indissociable. Plus exactement il s'agit d'une interaction proche des poissons tête-bêche de la
symbolique du yin et du yang. Quand le pédagogue transversal actualise le surgissement, il
potentialise l'enracinement, mais, en même temps, il n'est jamais si près du surgissement qu'il
porte l'enracinement à son acmé, et réciproquement. Si la pédagogie de l'enracinement
soutient très fortement le pôle du savoir (des savoirs) et la pédagogie du surgissement, le pôle
de la connaissance de soi dans la dialogique du sens de l'éducation, ces deux pédagogies,
malgré tout, sont toujours en filigrane dans chacun des deux pôles. Pour se connaître, nous
devons pouvoir suivre le processus événementiel de notre vie, mais, en même temps, nous
devons pouvoir interpréter les différents éléments qui influencent le cours de notre existence à
partir de savoirs théoriques pertinents. Plus largement la pédagogie transversale met en œuvre
une éducation plurielle propre à notre temps. Loin d'être une pédagogie impossible à réaliser,
elle est peut-être la seule pédagogie réaliste adaptée à la pédagogie des enfants, des adultes et
à l'éducation en générale.
C'est une pédagogie écologique
L'écologie est la science de notre temps. Elle nous permet de comprendre les systèmes vivants
dans leurs interactions incessantes et nécessaires avec leurs environnements. La vision
écologique du monde apparaît comme une ouverture essentielle pour la survie de l'humanité
(Goldsmith, 2002). La pédagogie inspirée par l'écologie vise à nous montrer « le Chemin »
qui accompagne le processus de la vie dans sa totalité. C'est une pédagogie de la joie,
qualitative et affective, subjective, axiologique, adaptative, compréhensive à l'égard du Tout,
non compétitive, solidaire et coopérative, créative, au carrefour du savoir, du savoir-faire et
du savoir-être. Elle ne refuse pas le Progrès mais insiste sur la bonne distance critique à son
égard, en fonction de valeurs humaines qui dépassent son caractère idéologique.
4. Éducation du sujet et pédagogie transversale
Revenons au fond de la thématique d'une journée d'étude de mon université qui s'ouvrait sur
« Éduquer, c'est convertir une personne en sujet » et organisée par une équipe doctorale de
mon département d'enseignement (Païdeia) Je veux développer ici un paradoxe. D'ordinaire
on parle d'éducation au futur, (ou on regrette un ancien régime mythique), en pensant en
terme de projet de société par la formation et l'instruction de nouveaux élèves et étudiants,
dans une visée de citoyenneté. Cette perspective est liée à une planification de l'éducation qui
inscrit le pouvoir d'État dans les faits économiques pour des années à venir. Malgré les aléas
plus que jamais évidents et la quasi impossibilité de prévoir vraiment la demande future
d'éducation en fonction des besoins contradictoires de l'économie, liés à l'évolution des
technologies et l'émergence imprévisible des aspirations personnelles, les pouvoirs publics,
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relayés par les médias, s'ingénient à parler de « futur de l'éducation »(Barbier)196. Cet ordre de
légitimation s'accompagne évidemment d'un échec de la prophétie. Tôt ou tard, la société
s'aperçoit de l'inadéquation entre les besoins de l'économie et la réalité de la formation
dispensée. L'école est alors accusée de tous les maux de l'incivilité sociale régnante. Il faut en
finir avec cet impérialisme de la quantophrénie (obsession de la mesure quantifiée)
économique, même si personne ne peut récuser les données chiffrées pour penser
l'organisation scolaire et universitaire. L'éducation authentique n'a rien à voir avec une
planification quelconque. Voire, elle n'est pas, fondamentalement, liée à un projet social et
politique. Elle n'est pas, pour autant, inscrite dans une quelconque scholè, en dehors du
monde et du bruit. L'éducation, qui déborde le scolaire de toutes parts, est un événement
personnel, directement en rapport avec une expérience de l'être en devenir et de l'être
ensemble. Elle engage la totalité de la personne dans ses « intelligences multiples » (Howard
Gardner, 1996) dans son « intelligence émotionnelle » (David Goleman, 1997). Elle se joue
toujours dans l'instant de la présence situationnelle à l'objet de connaissance et à
l'environnement. Même si elle dure, nécessairement, elle se tisse d'instant en instant,
accompagnée par une symbolique personnelle qui se démarque de la symbolique instituée des
grandes figures d'imposition ancestrales. Si les philosophes parlent du sujet « soumis », il ne
peut s'agir que d'un individu qui a perdu le sens de son propre soleil et que recouvre l'ombre
gardienne de la société. Mais, nous disent-ils, existe-t-il d'autres sujets que celui-là même ?
Leur vision est tragique, presque fataliste. Ne sont-ils pas loin de penser à être les seuls à
pouvoir mettre le sujet au monde de la conscience, comme on l'a fait remarquer, un jour, à
Pierre Bourdieu ?
Éducation du présent
L'éducation n'est pas au futur mais au présent. Elle est la surprise même et l'avènement d'un
regard neuf dans notre rapport au monde, aux autres et à soi-même. Le monde postmoderne
de Jean François Lyotard ou celui d'ultracontemporain de Marcel Gauchet, ou le sujet
autoréférencé de Dany-Robert Dufour, avec la ruine accentuée des grandes figures du
symbolique (politique, religion, art, science) n'instaure-t-il pas les prémisses d'un renouveau
de l'éducation, malgré l'apparente situation anomique dans laquelle les « républicains de
l'école » se désespèrent ? Derrière leur désespérance tonitruante, appuyée par les
interprétations des philosophies tragiques, certains pédagogues peuvent apercevoir, dans les
faits, d'autres perspectives plus pertinentes. L'éducation est un processus sans cesse actualisé
d'articulation conflictuelle et souvent paradoxale entre une instance de savoir et de savoirfaire (la culture légitime) et une instance d'expérientialité personnelle visant à la connaissance
de soi. Du côté de la culture légitime, revendiquée par les tenants des options républicaines de
l'école, on ne peut plus admettre aujourd'hui l'omnipotence d'un savoir traditionnel
intouchable et « tabou », sans refuser pour autant le bien-fondé d'un héritage culturel qui
donne les clés de notre identité nationale et singulière. La question n'est plus aujourd'hui
« faut-il conserver coûte que coûte le latin et le grec dans les collèges ? » mais plutôt qui
décide de les maintenir, nécessairement au détriment d'autres savoirs et savoir-faire requis par
la civilisation moderne (langues étrangères, nouvelle technologie de l'information et de la
communication, initiation à la pensée complexe et transdisciplinaire, méthodes de travail en
équipe, apprendre à apprendre, par exemple). Le savoir imposé devient problématique et objet
de luttes entre les groupes sociaux qui se positionnent différemment dans la postmodernité.
Du côté de la connaissance de soi, la chute de l'idéal du moi, souvent retraduit névrotiquement
196 Barbier René, Le formateur d'adultes comme homme à venir, sur le site de CRISE (http://www.barbierrd.nom.fr/formateur.html)
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en moi idéal, tissé par les institutions majestueuses de naguère comme la Religion, le Progrès,
la Science etc, reconduit le sujet de raison vers une implication différente du rapport à soi.
Certains pensent que les dés sont jetés, voire pipés, et que nous allons vers le règne d'une
nouvelle barbarie : folie et démocratie seraient en synergie comme le pense Dany-Robert
Dufour (Dufour, 1996). On entend fortement leur voix dans les rangs des « républicains de
l'éducation ». D'autres refusent d'être simplement des philosophes idéalistes, mais tentent
d'inscrire leur projet citoyen dans des réalisations concrètes et découvrent dans les faits
souvent méconnus des médias, des innovations institutionnelles et éducatives personnalisées
qui fomentent les pouvoirs de l'instituant. Ces travailleurs lucides de l'espoir se nomment
pédagogues. Pour eux l'aphorisme de René Char : « À chaque effondrement des preuves, le
poète répond par une salve d'avenir ».
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