Dialectique ou rhétorique ? pour le débat…
Remarques HC juillet 2006
Préférer la dialectique(*) à la rhétorique(**) suppose que l’on maîtrise ce dont on parle !
Or la rhétorique, paradoxalement, se présente comme l’art de maîtriser le discours, l’art
des orateurs : c’est l’art de persuader, de convaincre autrui d’adhérer à la thèse qu’on
veut faire triompher. C’est un outil certainement utile pour défendre ses idées, ses
convictions, ses opinions… Mais la rhétorique, qui glisse rapidement vers l’affirmation
convaincue mais non démontrée, non mise en débat, l’incantation ou la langue de bois,
est aussi l’arme des populistes, des dictateurs, des démagogues : « La rhétorique, comme
disait Socrate, a cette particularité, par rapport à la dialectique, qu’elle ne peut être
efficace qu’à la condition que le public soit ignorant des faits… »
La dialectique le terme est lié à « dialogue » - elle, s’adresse d’abord à un interlocuteur
à sa raison, à l’argumentation critique -, elle fait place à la réciprocité de droit
d’expression et d’argumentation de celui-ci ; elle est au cœur de ce qui fait un débat :
« Dialoguer, c’est donner ses raisons et accueillir celles d’autrui. »
Elle participe, par la méthode contradictoire, à l’établissement « travaillé » de la réalité
informée et construite… elle établit le rapport aux faits, elle est l’instrument de la
recherche d’une vérité par la conduite d’un processus.
C’est en ce sens que la dialectique - plutôt que la rhétorique - a toute sa place dans la
conduite du débat dans l’esprit et la méthode des centres sociaux.
(*) dialectique : . [PL] du grec « dialektiké » : discuter. Forme de réciprocité ou d’interaction.
En philosophie grecque (Socrate, Platon) : art du dialogue pour accéder à l vérité. Processus d’auto
développement du concept par lequel ce qui est vient à être puis à être dit ou pensé.
En philosophie chez Hegel puis Marx : articulation concrète des multiples aspects de l’histoire.
Méthode d’analyse de la réalité sociale qui met en évidence les contradictions qu’elle présente et
qui permet de saisir leur résolution au cours du développement de l’histoire.
(**) rhétorique : . [PL] du grec « rhétoriké ») : ensemble des procédés et techniques permettant
de s’exprimer correctement et avec éloquence. Affectation d’éloquence : ce n’est que de la
rhétorique ! N.B. Les figures de rhétorique sont les formes et tournures de style qui servent à
illustrer et animer le discours, par ex. : exclamation, interrogation, antithèse, apostrophe… ellipse,
métaphore…
Quelques références philosophiques…
La vérité philosophique ne se laisse pas mettre en formules, à la différence des autres
savoirs ; dans la Lettre VII, Platon définit la philosophie selon l’étymologie, «amour ou
désir de sagesse» et non possession de cette sagesse moins comme quelque chose que
l’on sait que comme «la flamme qui jaillit de l’étincelle, puis croît spontanément» dans
l’âme. La philosophie n’est pas la détention de la vérité, mais la passion infatigable de sa
recherche, qui s’étend peu à peu à toutes les activités et à tous les désirs de l’homme.
1. Du discours au dialogue
A. La rhétorique, la sophistique et la vérité
La rhétorique* est la maîtrise du discours persuasif, qui ne se soucie guère de savoir ce
dont elle parle. Elle rend l’orateur plus convaincant sur un sujet que celui qui connaît à
fond ce sujet, et ferait presque prendre l’âne pour un cheval. En ce sens, la rhétorique se
confond avec la sophistique. Le sophiste prétend à un savoir universel ; expert en l’art de
rendre habile à parler sur tout, il ne rend pas véritablement savant sur tout, mais en
donne l’apparence.
La sophistique, comme la rhétorique, est une flatterie, imitation néfaste d’arts utiles
fondés sur un véritable savoir: législation, justice. La sophistique, comme la rhétorique,
veut, sans souci de justice, montrer par la parole et par l’action le plus d’efficacité dans
les affaires de l’État.
B. Le dialogue
Réfuter, ce n’est pas avoir raison contre quelqu’un d’autre, c’est se prévenir soi-même de
l’erreur. On ne triomphe pas de l’interlocuteur, on avance avec lui. Il ne faut prendre
garde qu’au propos lui-même, pas à une lutte entre prétendus adversaires. Dialoguer,
c’est «donner ses raisons et accueillir celles d’autrui».
Ainsi, il faut se mettre d’accord au début de l’entretien sur ce dont on parle, puis garder
en vue cette définition. L’accord de l’interlocuteur est à chaque étape indispensable pour
avancer.
Même la pensée solitaire dialogue avec elle-même: toute recherche de la vérité est un
dialogue.
2. La recherche de la vérité
A. Ignorance, opinion, science
L’âme qui se trouve dans l’ignorance erre. Errer, cependant, n’est pas faire erreur;
ignorer, ce n’est pas se tromper. Seule l’ignorance qui s’ignore elle-même, celle de qui
croit savoir, entraîne l’erreur et cause les maux de l’âme. S’en délivrer, c’est apprendre à
connaître sa propre ignorance: «Savoir qu’on ne sait rien.»
L’action se contente d’opinions vraies pour se guider efficacement. L’opinion vraie,
intermédiaire entre ignorance et savoir, n’est pas savoir: elle nous fait ressembler à des
aveugles qui suivent leur droit chemin. Nous faisons bien sans savoir pourquoi: les opinions
correctes demeurent néanmoins instables tant qu’on ne les a pas liées et fixées par le
raisonnement, c’est-à-dire changées en savoir. Savoir, c’est connaître la vraie raison pour
laquelle les choses sont ce qu’elles sont.
Par ordre croissant vers la perfection, Platon place l’imagination ou perception sensible, la
croyance vraie, le raisonnement hypothétique et enfin la science. Les deux premières sont
opinions, les deux dernières savoir, dont le plus haut degré est la science, qu’atteint la
dialectique*.
B. La dialectique
La dialectique est un art poussé de l’examen des raisons par le dialogue. S’appliquant aux
fondements de toute science, elle est une science première et universelle. Elle nous délie
de l’ignorance, puis de l’opinion, pour nous donner la science, nous faisant passer de
l’ombre à la lumière sur ce qu’est chaque chose en elle-même.
Le dialecticien connaît chaque chose, parce qu’il sait ce qui lui est nécessaire pour être
elle-même. Son savoir d’une chose ne repose donc plus sur une définition postulée, comme
en mathématique: sa connaissance ne présuppose aucun acquis préalable; elle est
inconditionnelle. Sa méthode est donc anhypothétique (sans hypothèse, sans présupposé),
et son savoir absolu.
Le dialecticien aperçoit en même temps ce que les choses d’une même espèce ont en
commun et ce qui distingue les espèces entre elles. La dialectique consiste en un double
mouvement de rassemblement et de division de l’essence des choses. Manipulant les
notions des choses, la dialectique est ainsi la science des idées.
Un exemple pour illustrer de débat « Dialectique ou rhétorique » dans la
géopolitique actuelle
Voir Libération 21/07/2006, Rebonds - par Percy KEMP :
L'inversion des discours. L'opposition entre rhétorique occidentale et dialectique orientale est
au coeur du conflit entre Israël et le Hezbollah, par Percy KEMP - écrivain. Dernier ouvrage paru :
Et le coucou, dans l'arbre, se rit de l'époux, Albin Michel.
Quelle que soit l'issue du bras de fer qui s'est engagé en ce mois de juillet entre Israël et le
Hezbollah libanais, il apparaît d'ores et déjà que quelque chose a changé qui devrait nous
affecter sur la durée.
Ce n'est pas tant qu'on a pu voir pour la première fois des Arabes tenir tête à l'armée
israélienne, suggérant qu'un certain changement serait intervenu dans l'équilibre usuel des
forces. C'est plutôt sur le plan épistémologique qu'un véritable changement est en train de
s'opérer, et son évidence m'est apparue alors que je regardais les prestations télévisées
des deux principaux protagonistes, le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, et le
secrétaire général du Hezbollah, le cheikh Hassan Nasrallah.
Ce lundi 17 juillet à la télé, j'ai en effet vu un homme au menton glabre et portant
costume et cravate (un homme qui me ressemble, en quelque sorte), perdre ses nerfs
devant la Knesset, lancer des anathèmes à la volée, menacer ses ennemis d'une guerre à
outrance, user de tous les artifices de la rhétorique, et en appeler aux instincts les plus
primaires de ses électeurs. La veille, j'avais vu son adversaire, un barbu enturbanné (un
homme qui ne me ressemble donc guère), user d'un langage savamment dosé, jongler avec
des mots bien pesés sans jamais le ton hausser, appeler les choses par leur nom, manier la
dialectique comme s'il venait à l'instant de refermer le Gorgias de Platon, et conseiller à
ses ennemis de faire taire leurs émotions pour n'écouter que leur seule raison. D'un mot,
j'ai vu un dirigeant israélien se comporter comme on imaginerait qu'un raïs arabe pourrait
se comporter en pareille circonstance, et un chef de milice arabe se conduire comme un
dirigeant occidental devrait se conduire, quelles que soient les circonstances. Peu après,
et toujours à la télé (quoiqu'ils ne pensaient pas y être), j'ai vu le président des Etats-Unis
et le Premier ministre du Royaume-Uni échanger, à propos du Liban, des propos d'une
vulgarité telle que je frissonne à l'idée que ces deux apprentis sorciers président à nos
destinées.
C'est dire que le glissement, de la dialectique vers la rhétorique, que j'évoque ici ne
concerne pas le seul Etat d'Israël : il touche l'Occident dans sa totalité. Or, comme disait
Socrate, la rhétorique a cette particularité, par rapport à la dialectique, qu'elle ne peut
être efficace qu'à condition que le public soit ignorant des faits. La rhétorique, les
dictateurs et potentats arabes en usent jour après jour pour se maintenir au pouvoir. Et
ne voilà-t-il pas que nos propres dirigeants leur emboîtent le pas. Car c'est la rhétorique
qui a permis au président Bush d'asseoir son pouvoir en envahissant l'Afghanistan dans la
foulée des attentats du 11 septembre 2001, laissant les citoyens américains dans
l'ignorance des rapports incestueux entretenus jusqu'en 1990 par leur gouvernement avec
Ben Laden et les islamistes afghans. C'est la rhétorique qui a permis l'invasion et
l'occupation de l'Irak par les Anglo-Américains pour cause de péril mondial imminent, le
public étant laissé dans l'ignorance de la paucité du programme irakien des armes de
destruction massive. C'est la rhétorique qui permet de même à nos dirigeants de
transformer aujourd'hui nos sociétés libérales en sociétés sécuritaires sous prétexte de
combattre un terrorisme qu'ils savent pertinemment ne pas pouvoir - ni même vouloir -
éradiquer. Inversement, c'est la rhétorique que l'ancien gouvernement espagnol de centre
droit avait tenté d'utiliser à son profit suite aux attentats islamistes de Madrid (rhétorique
qui voulait que ces attentats-là aient été perpétrés par ETA), avant que l'opinion publique
espagnole ne déjouât ses plans parce qu'elle n'était plus dans l'ignorance des faits. C'est
aussi la rhétorique qui attire à présent Israël dans l'engrenage libanais. Car, de deux choses
l'une : ou bien le gouvernement israélien était parfaitement conscient des capacités
considérables de rétorsion du Hezbollah et a sciemment laissé ses citoyens dans l'ignorance
des faits, ou bien il ignorait presque tout du Hezbollah et il s'est fourvoyé au Liban,
pensant que ce serait une promenade de santé. Dans les deux cas, il y a césure : césure
entre gouvernants et gouvernés d'une part, césure entre l'appareil d'Etat et la réalité de
l'autre.
C'est là qu'on se rend compte que, pour utiles qu'elles soient sur le plan oratoire, des
notions rhétoriques telles que «terroristes» et «axe du mal» sont spécieuses sur le plan
épistémologique et néfastes sur le plan opérationnel. Or, étonnamment, de tels effets de
rhétorique, qui enflamment les esprits et engourdissent les cerveaux, attisent les passions
et endorment les consciences, on en trouve peu ou prou dans le discours du secrétaire
général du Hezbollah depuis le début de ce conflit. Nasrallah dit ce qu'il fait et fait ce qu'il
dit, sans imprécations ni chichis, sans triomphalisme ni apitoiement sur soi. Dialectique,
son discours s'adresse avant tout à la raison de son interlocuteur. Certes, il ne s'agit sans
doute là que d'un stratagème politique qui ferait du cheikh Nasrallah l'équivalent oriental
de notre Ulysse aux mille ruses. Et certes, pour être en quelque sorte raisonnable,
Nasrallah n'en demeure pas moins impitoyable. Impitoyable, et inexcusable aussi, puisqu'il
choisit de répondre à une injustice par une autre injustice. Cela étant, son attitude a au
moins cela qu'elle se fonde, tout mollah qu'il soit, sur une recherche rigoureuse de la
vérité et un exposé rationnel des faits.
Quoi qu'il nous en coûte, il nous faut donc concéder que l'exigence de vérité, qui avait été
au fondement de notre civilisation depuis Copernic et Galilée, est en train de changer de
côté. Et la question se pose de savoir pourquoi. La réponse à cette question réside
probablement dans le triomphalisme et la suffisance dans lesquels nous nous complaisons
depuis notre victoire sur le bloc soviétique. Car seuls les faibles ressentent le besoin réel
de coller à la vérité - vérité dont ils ont besoin afin d'agir au mieux de leurs intérêts -,
alors que les forts estiment pouvoir s'en remettre à leur seule puissance, et à leur bonne
étoile.
La question se pose aussi de savoir pourquoi nous tournons le dos à la rigueur dialectique,
qui était notre marque de fabrique, pour nous laisser séduire par les effets rhétoriques.
La réponse à cette question-là est sans doute à chercher dans le glissement intervenu dans
nos démocraties libérales, lesquelles, ayant vaincu les démocraties populaires, se muent à
présent en démocraties populistes où la dialectique n'a plus sa place. Dans une démocratie
populiste, où un lien direct s'établit entre le leader et la masse qui court-circuite les
élites, où la sécurité est la panacée et la peur le meilleur des fonds de commerce, c'est la
rhétorique qui est la discipline reine. Et la rhétorique, on le sait, finit toujours par faire
le lit de la démagogie.
Alors que nous nous retrouvons, en Occident, en danger de démagogie, c'est
paradoxalement en Orient qu'il nous faut peut-être aller chercher les prémices d'un
discours qui serait véritablement dialectique. A croire qu'au moment même où nous nous
détournons de notre héritage hellénique ce serait à des descendants asiatiques des Troyens
qu'échoirait la mission de nous rappeler qu'il fut un temps où la rigueur socratique
comptait pour nous.
Il y a de cela un quart de siècle, Michel Foucault en offusquait plus d'un en faisant
l'apologie de la révolution islamique iranienne. Les bien-pensants, toutes tendances
confondues, ne se privèrent alors pas de tirer sur lui à boulets rouges et en toute bonne
conscience. J'avoue ne pas avoir le centième du savoir et du talent de Foucault, et je suis
loin d'avoir sa notoriété. J'ose espérer que mes détracteurs s'en rappelleront. Lorsqu'ils
m'enverront leur volée de coups, je prie qu'ils le fassent équitablement : au prorata.
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