droit avait tenté d'utiliser à son profit suite aux attentats islamistes de Madrid (rhétorique
qui voulait que ces attentats-là aient été perpétrés par ETA), avant que l'opinion publique
espagnole ne déjouât ses plans parce qu'elle n'était plus dans l'ignorance des faits. C'est
aussi la rhétorique qui attire à présent Israël dans l'engrenage libanais. Car, de deux choses
l'une : ou bien le gouvernement israélien était parfaitement conscient des capacités
considérables de rétorsion du Hezbollah et a sciemment laissé ses citoyens dans l'ignorance
des faits, ou bien il ignorait presque tout du Hezbollah et il s'est fourvoyé au Liban,
pensant que ce serait une promenade de santé. Dans les deux cas, il y a césure : césure
entre gouvernants et gouvernés d'une part, césure entre l'appareil d'Etat et la réalité de
l'autre.
C'est là qu'on se rend compte que, pour utiles qu'elles soient sur le plan oratoire, des
notions rhétoriques telles que «terroristes» et «axe du mal» sont spécieuses sur le plan
épistémologique et néfastes sur le plan opérationnel. Or, étonnamment, de tels effets de
rhétorique, qui enflamment les esprits et engourdissent les cerveaux, attisent les passions
et endorment les consciences, on en trouve peu ou prou dans le discours du secrétaire
général du Hezbollah depuis le début de ce conflit. Nasrallah dit ce qu'il fait et fait ce qu'il
dit, sans imprécations ni chichis, sans triomphalisme ni apitoiement sur soi. Dialectique,
son discours s'adresse avant tout à la raison de son interlocuteur. Certes, il ne s'agit sans
doute là que d'un stratagème politique qui ferait du cheikh Nasrallah l'équivalent oriental
de notre Ulysse aux mille ruses. Et certes, pour être en quelque sorte raisonnable,
Nasrallah n'en demeure pas moins impitoyable. Impitoyable, et inexcusable aussi, puisqu'il
choisit de répondre à une injustice par une autre injustice. Cela étant, son attitude a au
moins cela qu'elle se fonde, tout mollah qu'il soit, sur une recherche rigoureuse de la
vérité et un exposé rationnel des faits.
Quoi qu'il nous en coûte, il nous faut donc concéder que l'exigence de vérité, qui avait été
au fondement de notre civilisation depuis Copernic et Galilée, est en train de changer de
côté. Et la question se pose de savoir pourquoi. La réponse à cette question réside
probablement dans le triomphalisme et la suffisance dans lesquels nous nous complaisons
depuis notre victoire sur le bloc soviétique. Car seuls les faibles ressentent le besoin réel
de coller à la vérité - vérité dont ils ont besoin afin d'agir au mieux de leurs intérêts -,
alors que les forts estiment pouvoir s'en remettre à leur seule puissance, et à leur bonne
étoile.
La question se pose aussi de savoir pourquoi nous tournons le dos à la rigueur dialectique,
qui était notre marque de fabrique, pour nous laisser séduire par les effets rhétoriques.
La réponse à cette question-là est sans doute à chercher dans le glissement intervenu dans
nos démocraties libérales, lesquelles, ayant vaincu les démocraties populaires, se muent à
présent en démocraties populistes où la dialectique n'a plus sa place. Dans une démocratie
populiste, où un lien direct s'établit entre le leader et la masse qui court-circuite les
élites, où la sécurité est la panacée et la peur le meilleur des fonds de commerce, c'est la
rhétorique qui est la discipline reine. Et la rhétorique, on le sait, finit toujours par faire
le lit de la démagogie.
Alors que nous nous retrouvons, en Occident, en danger de démagogie, c'est
paradoxalement en Orient qu'il nous faut peut-être aller chercher les prémices d'un
discours qui serait véritablement dialectique. A croire qu'au moment même où nous nous
détournons de notre héritage hellénique ce serait à des descendants asiatiques des Troyens
qu'échoirait la mission de nous rappeler qu'il fut un temps où la rigueur socratique
comptait pour nous.
Il y a de cela un quart de siècle, Michel Foucault en offusquait plus d'un en faisant
l'apologie de la révolution islamique iranienne. Les bien-pensants, toutes tendances
confondues, ne se privèrent alors pas de tirer sur lui à boulets rouges et en toute bonne
conscience. J'avoue ne pas avoir le centième du savoir et du talent de Foucault, et je suis
loin d'avoir sa notoriété. J'ose espérer que mes détracteurs s'en rappelleront. Lorsqu'ils
m'enverront leur volée de coups, je prie qu'ils le fassent équitablement : au prorata.