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Intercongrès RT 6 AFS 11 et 12 janvier 2011
De la protection du statut à l'incitation à l'activité: instabilité des représentations
des politiques de l'emploi en France
Fabrice Colomb (ATER à l'université d'Évry)
Ne pas citer sans autorisation
1. La construction continue d'une catégorie officielle
Les sciences sociales ont principalement défini et analyles politiques de l'emploi
comme une fonction permettant de réduire le chômage et de réguler le marché du travail. Si
l'étude de cette catégorie à partir de cette propriété a montré tout son intérêt, on peut aussi
proposer d'en comprendre une autre facette. En effet, au-delà de la propriété "fonction", on
peut penser que concevoir et utiliser des "politiques de l'emploi" est une manière pour une
série d'individus d'organiser leur expérience quotidienne. Il s'agit alors de concentrer l'analyse
non pas sur les instruments et leurs mécanismes mais sur les schèmes cognitifs qui sous-
tendent l'action des individus au contact des politiques de l'emploi.
Nous proposons d'étudier spécifiquement les acteurs qui participent au processus de
décision menant à la production des politiques de l'emploi: quelles sont les représentations
subjectives qui définissent la catégorie, à quel moment assiste-t-on à une nouvelle définition
de ces politiques, de quelle manière ces représentations singulières se mélangent-elles pour
produire un système de représentations orientant la politique publique, une fraction du
"référentiel" (Jobert et Muller, 1987)? Il s'agit en effet d'analyser une partie référentiel, celle
qui donne lieu à une nouvelle vision du monde, celle qui mobilise des représentations
inédites. Chaque nouvelle définition des politiques de l'emploi vient en effet se greffer aux
anciennes ajoutant des représentations originales aux anciennes. A leur arrivé dans le secteur,
les acteurs en charge des politiques de l'emploi ne font pas table rase du passé mais ajoutent
leurs visions du monde à celles qui les ont précédé. Nous étudions cette activité d'innovation.
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Il s'agit d'identifier et de comprendre les catégories quotidiennes des acteurs qui ont
façonné des catégories officielles
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et qui ont donné lieu à une nouvelle définition des
politiques de l'emploi : de quelle manière certains acteurs ont organisé leur expérience pour
produire des catégories originales devant codifier le réel? En effet, les valeurs, normes et
images subjectives qui fondent la création d'institutions ou de programmes sont pensées
comme devant encadrer les comportements individuels. Il s'agit, par exemple, de produire des
institutions qui règlent les statuts des personnes. La mise en place d'incitations à l'embauche
par le biais d'une baisse des cotisations employeurs était censée orienter le comportement des
chefs d'entreprise. Ou encore, l'instauration des préretraites dans les années 1960 défendait
une image particulière de la vieillesse au travail.
Si la sociologie s'est intéressée aux politiques de l'emploi, elle n'a pas axé son regard
sur la production continue de cette catégorie
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. Une question en termes de construction sociale
des politiques de l'emploi n'a pas fait l'objet d'une investigation systématique
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. Nous
proposons d'examiner ce processus de production d'une nouvelle définition de la réalité au
travers de deux études de cas: l'émergence de la catégorie et la création de la Prime pour
l'emploi (PPE). Avant de présenter nos résultats, nous pouvons commencer par indiquer notre
périmètre et notre méthode d'enquête.
2. Une démarche inductive au plus prés de l'"élite décisionnaire de l'emploi"
Cette problématique appelle à préciser notre espace d'investigation en situant à la fois le
niveau d'analyse mais aussi les discours et acteurs qui participent à la décision.
2.1 "les discours qui comptent" dans la production de la catégorie
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Nous nous inscrivons dans la distinction de Didier Demazière et Claude Dubar entre les catégories officielles,
naturelles et théoriques (1997, 79-82). Les premières sont les codifications administratives et normatives. Les
deuxièmes sont celles du langage ordinaire, du quotidien des individus étudiés. Les troisièmes sont les schèmes
construits par le chercheur.
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En effet, elle a analysé les politiques en direction des travailleurs vieillissants (Guillemard, 1986), des
chômeurs de longue durée (Demazière, 1992b) et des jeunes (Lima, 2004), s'est interrogée sur le rapport entre
droits de l'homme et politiques de l'emploi (Bec, 2007), a étudié la mise en œuvre des "Emplois jeunes" (Astier,
2007), s'est intéressée aux "bonnes raisons" qui incitent à la mobilisation de certains instruments (Gérard, 2004)
ou a produit des comparaisons internationales (Barbier et Gautié, 1998). Elle s'est également saisie des
questionnements corollaires autour de ce que pouvaient signifier les catégories "emploi", "chômage" et
"chômeur" (Schnapper, 1979), (Naville, 1970a), (Schnapper, 1989), (Demazière, 2003), (Lallement, 2001),
(Topalov, 1994). La spécificité de ces questions a même conduit à un appel "pour une sociologie de l'emploi" au
tournant des années 1990 (Maruani et Nicole, 1987), (Maruani et Reynaud, 1993).
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Les politiques de l'emploi locales élaborées au niveau départemental ou régional ne sont
pas l'objet de notre investigation. Nous avons centré notre regard sur la production de la
catégorie au niveau central. Cette activité conduit à une multiplicité de discours et d'acteurs.
Des sommets de l'emploi réunissant représentants professionnels, femmes et hommes
politiques et hauts fonctionnaires des directions ministérielles à la succession de rapports sur
les manières de réduire le chômage écrit par des experts du marché du travail et des chargés
de mission du Commissariat général au Plan (CGP), ce sont autant de discours susceptibles de
participer aux processus de décision. Or force est de constater que certains discours comptent
plus que d'autres. Si bien qu'au travers d'une démarche inductive faisant des allers-retours
entre les matériaux et la littérature scientifique, nous avons identifié, ce que nous appelons
"les discours qui comptent". Ce sont les discours qui produisent une nouvelle définition de la
catégorie, ceux qui participent aux processus de décision.
Nous comprenons en effet la décision non pas comme un moment figé, avec des
références spatio-temporelles dont il suffirait de repérer les coordonnées
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, mais comme une
dynamique sociale impliquant une multiplicité d'espaces et d'acteurs en interaction. L'enquête
historique empêche l'observation du cours de l'action et fait reposer l'identification des
discours décisifs sur les sources orales ou écrites. Cet écueil irrémédiable est maitrisé par le
croisement des matériaux et l'approche inductive. Un contact avec le terrain gagé
d'hypothèses prédictives et formelles laisse ouvert les rôles potentiels de différents acteurs
dans la décision. De plus, la multiplication des sources permet de contrôler "l'impureté des
matériaux" (Schwartz, 1993, 266). En croisant les archives ministérielles, les entretiens et les
documents administratifs, nous avons pu recomposer assez précisément les différents discours
et acteurs qui ont participé à la définition des "politiques de l'emploi".
Nous avons ainsi observé que les discours qui comptent dans la production des
politiques de l'emploi au niveau central se situaient entre 1960 et 2000 au sein de quelques
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Cette investigation est l'objet de notre thèse de doctorat "Genèse et transformations des politiques de l'emploi
en France. Une histoire des représentations chez l'élite décisionnaire de l'emploi".
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Sur le "décisionnisme" et la fascination décisionnelle, cf. (Mény et Thoenig, 1989)
.
4
espaces politico-administratifs bien définis: nous les comprenons comme des "scènes"
5
relativement fermées qui exprime un discours propre. Cet espace a un double rôle. D'une part,
il filtre les discours extérieurs en laissant passer ou en fermant l'accès à la discussion et aux
débats. Il s'agit alors d'une activité de sélection des discours qui émanent de différents espaces
de réflexion et de propositions: débats scientifiques, controverses idéologiques, faits divers
illustratifs sont autant de discours susceptibles d'être au moins partiellement pris en compte
par les scènes de la décision. D'autre part, cet espace produit un discours autonome fruit des
discours extérieurs et de sa propre interprétation. Cette activité de traduction et de négociation
se comprend au travers de l'analyse de la situation d'interaction entre les acteurs décisfs. Cette
activité produit en définitive une définition fragile et temporaire de la catégorie. Dans le cas
des politiques de l'emploi, nous avons identifié un nombre limité de scènes de la décision: les
cabinets du Premier ministre et du ministre du travail, des commissions interministérielles ad
hoc, la Direction de la prévision du ministère de l'économie, la Délégation à l'emploi et de
manière secondaire la commission de la main-d'œuvre puis de l'emploi du CGP et
l'Assemblée nationale. C'est par tâtonnements que nous avons repéré ces lieux de nouvelles
définitions: sans surprise nous constatons que les cabinets sont systématiquement impliqués
dans le processus de décision durant ces quarante ans.
1.2 Une enquête au sein d'un groupe d'acteurs: l'élite décisionnaire de l'emploi
Cette activité de sélection et de production d'un discours propre est le fruit d'acteurs
bien spécifiques situés au sein de ces scènes. Nous avons appelé ce groupe d'acteurs "l'élite
décisionnaire de l'emploi". Il s'agissait de caractériser un groupe afin de délimiter précisément
les contours de notre enquête. L'identification des discours qui comptent dans la construction
des politiques de l'emploi conduit à repérer les acteurs impliqués dans le processus de
décision, ceux dont les positions et la parole façonnent les orientations. Cette perspective
s'accorde avec notre marche inductive: il ne s'agit pas d'étudier les acteurs qui ont une
influence potentielle mais bien de saisir les individus qui ont une influence réelle sur le cours
de l'action
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(Dahl, 1958, 465). Le terme "élite" porte à controverses en sciences sociales tant
son sens est équivoque (Busino, 1988 ; 1992 ; Coenen-Huther, 2004). L'usage du singulier ou
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Ces scènes sont à la fois des espaces de discussion et de débats (les forums) mais aussi de décision (les arènes).
Comme l'explique B. Jobert, la césure stricte entre ces deux espaces est le plus souvent irréaliste (Jobert, 2004,
47)
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Nous identifions donc les membres de l'élite par une approche décisionnelle: il s'agit d'étudier l'événement et de
repérer les acteurs qui influent sur la décision.
5
du pluriel indique ainsi le parti pris théorique et méthodologie de la recherche
7
. "Élite" revient
à parler d'une classe dirigeante "capable d'imposer le consensus à la classe dominée"
(Boudon et Bourricaud, 1982, 226). Cet emploi laisse entendre qu'au-delà des diversités
apparentes existent des convergences d'intérêts, de parcours et de visions du monde. "Élites"
met en avant la diversité des groupes dirigeants. Cette perspective insiste sur la diversité des
représentations et des positions défendues. Nous nous inscrivons dans cette dernière approche
bien que nous employons le terme au singulier. En effet, nous ne préjugeons pas de
l'interprétation par les acteurs ordinaires des représentations de l'élite cisionnaire. De plus,
l'enquête nous montre une diversité des profils professionnels et des définitions de la réalité
qui ne permet pas de parler d'un groupe homogène. Si bien que l'emploi du singulier se
justifie par la participation d'une série d'individus à un même processus de décision, à une
même activité sociale de définition de la réalité.
Nous comprenons llite décisionnaire de l'emploi à partir de deux caractéristiques. Elle
est tout d'abord hétérogène: les parcours professionnels et les cursus universitaire sont le plus
souvent divers. C'est davantage vers la fin des années 1990 que l'on observe une
homogénéisation des profils professionnels. Ensuite, le statut de membre de l'élite est
temporaire et ponctuel. Le contact avec le terrain nous montre qu'être un acteur décisif dans
les années 1980 ne garantit pas une reproduction du statut dans les années 1990. L'enquête
montre aussi l'espace limité d'influence des membres de l'élite. Ainsi, par exemple de Martine
Aubry, qui fait partie de l'élite décisionnaire à la fin des années 1980 mais qui, au tournant des
années 2000, est marginalisée à propos de la PPE. Cette situation ne l'empêche pas d'être à la
manœuvre dans la création des emplois-jeunes ou de la réduction du temps de travail. Notre
compréhension d'élite est ainsi souple et liée à notre problématique: il s'agit de qualifier un
groupe qui est à l'origine d'une nouvelle définition de la catégorie "politiques de l'emploi" et
qui participe au processus de décision.
Cette élite se regroupe essentiellement au sein des ministères. C'est par l'analyse de leur
discours que nous pouvons comprendre la production continue de la catégorie "politiques de
l'emploi". Ces discours sont à chaque fois uniques: les rapports, les notes ministérielles, les
récits des témoins disent à chaque fois un monde particulier qui donne à voir une pluralité de
définitions personnelles des politiques de l'emploi. L'aller-retour entre les matériaux et les
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Cf. la notice "Élite(s)" dans (Boudon et Bourricaud, 1982).
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