La libre circulation en perspective historique - HEC Lausanne

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Article paru sous un titre légèrement différent dans Le Temps du 13 septembre 2005
LA LIBRE CIRCULATION EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
Jean-Christian Lambelet1
Entre la fin de la guerre et 1963-64, la libre circulation de la main-d’œuvre existait déjà en
Suisse. A l’époque, tout ressortissant d’un pays proche obtenait en effet, quasi automatiquement, un permis de séjour B s’il était au bénéfice d’un contrat de travail. Il n’avait cependant
pas le droit de faire venir sa famille. Comme la grande crise attendue pour l’après-guerre ne
s’était pas produite et que, dès 1950, les années de prospérité se suivaient sans interruption ou
presque, ce système de libre circulation déboucha sur une immigration de plus en plus importante. L’appel des hauts salaires suisses s’étendit progressivement de l’Italie du Nord au reste
de la Péninsule, puis aux pays ibériques.
C’est à partir d’environ 1960 que cette libre circulation commença à faire problème – et cela
pour deux groupes de raisons, les unes économiques et les autres plus « sociologiques ». Sur
le premier point, l’économie commençait en effet à montrer des signes de surchauffe et la
stabilité des prix faisait place à une certaine inflation. Était-ce dû à une immigration toujours
plus massive ?
Certains économistes, comme Jürg Niehans, répondaient affirmativement, faisant valoir que
l’afflux de travailleurs étrangers provoquait un gonflement de la demande globale, surtout en
matière de logement et d’équipements collectifs. D’autres, dont le soussigné, reconnaissaient
la possibilité d’effets induits sur la demande, mais arguaient que la main-d’œuvre étrangère
contribuait aussi à accroître l’offre globale. Ils soulignaient encore que les travailleurs immigrés se logeaient modestement et qu’une fraction importante de leurs revenus n’était pas dépensée en Suisse, mais transférée dans les pays d’origine. De même, l’effet sur les équipements collectifs (écoles, hôpitaux, hospices, etc.) était sûrement faible, les travailleurs immigrés étant le plus souvent des adultes non accompagnés de leurs familles. Plus généralement,
une offre élastique de main-d’œuvre ne pouvait manquer d’exercer un effet modérateur sur le
niveau moyen des salaires.
Cette discussion se situait avant tout au plan macroéconomique et elle se prêtait bien à une
simulation économétrique, la première de ce type pour l’économie suisse. La conclusion était
claire : les effets sur l’offre globale l’emportaient largement sur ceux du côté de la demande
et, en l’absence d’immigration, surchauffe et inflation auraient été encore plus fortes.
L’origine de l’une et de l’autre était à chercher du côté monétaire, le système des taux de
change fixes de Bretton-Woods ayant entraîné, via la balance des paiements, un gonflement
de la masse monétaire.
C’était cependant au plan « sociologique » plus qu’économique que les travailleurs étrangers
faisaient de plus en plus problème. Beaucoup, en Suisse alémanique avant tout, voyaient en
effet d’un mauvais œil tous ces Méridionaux voyants et bruyants qui venaient troubler la sérénité helvétique. Ce fut principalement pour cette raison qu’un système de contingentement
des permis de travail fut mis en place en 1963-64 – et c’en était fait de la libre circulation de
la main-d’œuvre. A l’époque déjà, il était clair que ce nouveau système était mauvais. Les
permis de travail étaient en effet attribués selon des critères administratifs et politiques, c’està-dire économiquement non optimaux. Périodiquement, des économistes proposaient bien
1
/ Professeur honoraire d’économie, DEEP/HEC, Université de Lausanne.
2
d’adopter un système plus rationnel de mise aux enchères des permis, mais personne ne les
écoutait dans le monde politique, comme c’est souvent le cas.
En rétrospective, ce qui peut étonner dans les discussions de l’époque, c’est l’absence de la
perspective microéconomique : la libre circulation est-elle une bonne chose (qui augmente le
bien-être économique) et, si oui, pour qui ? Cette perspective fit surface vers la fin des années
1980, dans le contexte d’une libre circulation avec les pays de l’UE. Une étude de l’époque
analysait la question à fond ; passée presque inaperçue, elle reste pleinement valable aujourd’hui.2 Soient deux pays de développement inégal dont les marchés de travail sont mis en
communication. Les salaires tendront donc à s’égaliser ; des « mesures d’accompagnement »
peuvent freiner le processus, mais non pas l’empêcher à terme. Une analyse de statique comparative tout à fait classique montre qu’il en résultera un revenu réel plus élevé pour
l’ensemble des deux économies. Mais tout le monde ne sera pas gagnant : en particulier, le
type de main-d’œuvre relativement rare dans le pays riche (la main-d’œuvre peu qualifiée
dans le cas de la Suisse) verra ses revenus réels baisser. En théorie, cette baisse pourrait être
compensée par des transferts aux perdants. Mais est-ce réaliste, vu que, dans le cas précis,
l’UE aurait dû verser des compensations à la Suisse ?…
Cette analyse classique semble donc aller dans le sens de certains des opposants à la libre circulation et il est curieux qu’elle n’ait pas figuré dans le débat actuel. Comme l’étude le montrait, elle ignorait cependant les effets dynamisants de la libre circulation. En tenant compte de
ces effets, le résultat final est qu’à terme tout le monde est gagnant. En rétrospective, imaginons qu’au lendemain de la guerre la Suisse se soit entièrement fermée à l’immigration. Combien d’entreprises, surtout des PME, fondées par des immigrants n’auraient alors pas vu le
jour et la Suisse se serait privée de nombre d’acteurs économiques parmi les plus dynamiques,
des acteurs dont la plupart se sont d’ailleurs bien intégrés à la société suisse. Nul doute, donc,
qu’il s’en serait suivi un grave déficit de prospérité. Alors, pourquoi en irait-il autrement avec
les pays de l’Est qui sont l’espoir d’une nouvelle Europe ? Quelquefois, l’histoire peut nous
éclairer.
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2
/ Jean-Paul Theler, « Population étrangère en suisse et libre circulation des personnes en Europe », Institut Créa,
DEEP/HEC/UNIL, Analyses & Prévisions, septembre 1990.
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