UNIVERSITE DE SHERBROOKE En convention avec UNIVERSITE CATHOLIQUE DE L’OUEST PRATIQUES REFLEXIVES ET RAPPORT AU SAVOIR DES ADULTES AU POST SECONDAIRE : DE LA REPRISE D’ETUDES A L’APPRENANCE. par Philippe-Didier GAUTHIER Partie 3 : Synthèse présentée à Madame la Professeure Rachel BELISLE Faculté d’Éducation Dans le cadre des travaux dirigés de l’EDU 913 du Philosophiæ Doctor (Ph.D.) Programme de Doctorat en Éducation 8 janvier 2007, corrections au 29 janvier 2007 © Philippe Gauthier, 2007 2 TABLE DES MATIERES Pratiques réflexives et rapport au savoir des adultes au post secondaire : _______ 1 De la reprise d’études à l’apprenance. ___________________________________ 1 Table des matières ___________________________________________________ 2 INTRODUCTION ___________________________________________________ 3 1. Les dimensions réflexives de l’apprentissage tout au long de la vie : Des institutions AUX personnes ____________________________________________ 4 1.1 Une rupture de paradigme qui demande aux institutions de formation de devenir…réflexives ! _________________________________________________ 4 1.2 Les recherches sur le volet « individuel et social » de l’apprentissage tout au long de la vie ________________________________________________________ 7 1.2.1 Définition de l’apprentissage tout au long de la vie ________________________ 7 1.2.2 De l’apprentissage tout au long de la vie à la réflexivité biographique ________ 8 1.2.3 Limites du cadre d’analyse de l’apprentissage biographique _______________ 9 2. Les adultes en rerpise d’études ______________________________________ 10 2.1 Reprise d’étude : motivations, processus, effets ________________________ 10 2.1.1 Un processus psychologique, cognitif, social : ___________________________ 10 2.1.2 Un processus d’altération des intérêts cognitifs __________________________ 11 3. la reflexivité en formation des adultes ________________________________ 13 3.1 Le praticien réflexif est un praticien chercheur ________________________ 13 3.2 Plusieurs niveaux de réflexivité ? __________________________________ 14 4. Le rapport au savoir _______________________________________________ 16 4.1 Différentes approches du rapport au savoir ___________________________ 16 4.2 Trois axes pour une théorie du rapport au savoir _____________________ 18 4.3 L’apprenance : vouloir, pouvoir et savoir apprendre, tout le temps et partout 20 5. Conclusion : réflexivité et rapport au savoir sont intimement liés. __________ 23 Références bibliographiques __________________________________________ 27 2 3 INTRODUCTION Dans le monde éducatif, comme dans le monde de l’insertion professionnelle, les pratiques et les usages liés au portfolio numérique, appelé aussi ePortfolio, se développent, soit à des fins de facilitation des apprentissages, soit à des fins d’évaluation, voire d’évaluation des compétences, soit encore à des fins de présentation des réalisations de l’apprenant ou du professionnel. Ces pratiques mettent en jeu différents processus cognitifs, conatifs, motivationnels, identitaires, et de gestion des preuves et de publication (Gauthier, 2006). Nous nous intéresserons ici aux travaux récents des chercheurs en éducation, sur quatre axes principaux liés entre eux : - L’apprentissage tout au long de la vie. Les adultes en reprise d’études dans l’enseignement post-secondaire et supérieur ; Les pratiques réflexives dans la formation des adultes ; Le rapport au savoir. La question de départ qui nous intéresse est : Qu’est-ce que des écrits scientifiques récents, dans un contexte où s’impose une perspective d’apprentissage tout au long de la vie, disent au sujet du rapport au savoir et des pratiques réflexives en formation des adultes en reprise d’études (ou faisant un retour aux études) au postsecondaire (niveaux 4, 5 et 6 dans CITÉ 971) ? Dans un premier temps, il nous semble intéressant d’évoquer les recherches sur les processus institutionnels, car ils nous donneront un cadre général et inattendu de la perspective sociétale de l’apprentissage tout au long de la vie. Nous y remarquerons que la question de la réflexivité y est traitée comme une nécessité organisationnelle, et pas seulement individuelle. Puis nous nous intéresserons plus spécifiquement aux recherches effectuées dans cadre particulier de l’apprentissage biographique, que des chercheurs tentent de modéliser en s’appuyant sur le concept de réflexivité. CITÉ 97, Classification internationale type http://www.uis.unesco.org/TEMPLATE/pdf/isced/ISCED_F.pdf http://www.meq.gouv.qc.ca/stat/Bulletin/bulletin_18.pdf. de 1 ; l’éducation. Voir pour le Québec 3 4 1. LES DIMENSIONS REFLEXIVES DE L’APPRENTISSAGE TOUT AU LONG DE LA VIE : DES INSTITUTIONS AUX PERSONNES 1.1 Une rupture de paradigme qui demande aux institutions de formation de devenir…réflexives ! Les sociétés de l’information et de la connaissance fondent leur valeur ajoutée économique sur les produits de l’innovation, technologique principalement. Les nécessités issues des transformations du travail, du rapport au savoir et plus globalement de l’éducation, qui résultent de ces nouveaux piliers de compétitivité (Marchand, 2000), ont été identifiées à tous les niveaux de gouvernance du monde actuel : - - Jacques Delors (1996) propose dans son rapport déposé à l’UNESCO, de nombreuses pistes et recommandations ; L’OCDE (2001) fait également une série de propositions; La commission de la communauté européenne propose en 2000 son Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie ; puis en 2005, un cadre européen des certifications professionnelles pour la formation tout au long de la vie ; puis fin 2006, le Parlement européen adopte le programme d’action pour la période 2007-2013 (comprenant les sous-programmes Comenius, Erasmus, Léonardo da Vinci et Grundtvig) ; Les gouvernements du Québec (2004) ou de France2 repositionnent leurs politiques de formation continue vers des logiques d’apprentissage tout au long de la vie. Devant cette évolution, les chercheurs Alheit et Dausien (2005) montrent, en analysant les travaux de nombreux auteurs, les nécessités de changements des politiques de formation : … Liée aux besoins d’employabilité, de mobilité professionnelle, de développement de compétences, de flexibilité, pour répondre aux enjeux Lois de finances 2006, 2007 pour la formation tout au long de la vie, votées à l’Assemblée Nationale et au Sénat, décembre 2006 pour la dernière. 2 4 5 économiques et culturels des sociétés occidentales, à travers des processus formels et institutionnalisés. Les auteurs citent quatre caractéristiques à ce changement de paradigme (John Field, 2000, p.35 et suivantes) qui marque la fin du XX siècle (UNESCO, 1996, OCDE, 1996, Groupe des Huit-1999, Commission Européenne-1995) : La transformation de la signification du travail : « Face aux périodes de transition (de statuts, d’activités, de gestion des risques liés à la flexibilité, (Heinz, 2000)) l’Apprentissage Tout au Long de la Vie s’offre ici précisément comme un instrument de gouvernance innovante des politiques du cours de la vie » ; Les bouleversements intervenus dans la fonction du savoir, au service d’une économie virtuelle, qui exige des procédures flexibles de feedback, des contrôles complexes d’auto-gouvernance, un management permanent de la qualité (Rhamstorf, 1999) ; L’expérience des disfonctionnements croissants des institutions de formation : « L’apprentissage tout au long de la vie demande un changement de paradigme : la question centrale de la pédagogie n’est plus de savoir comment une matière donnée peut-être enseignée, de la façon la plus efficace possible, mais quels environnements d’apprentissage sont les mieux à même de stimuler les processus d’apprentissage par les apprenants eux-mêmes, autrement dit comment l’apprendre peut-être lui-même appris » (Simons, 1992, Smith, 1992). Ce qui demande aux institutions éducatives de se mettre elle-même en apprentissage, un haut degré de réflexivité, d’ouverture (relation avec l’environnement, nouveaux lieux ou environnements d’apprentissages, accroissement de l’autonomie des établissements, ce qui réclame un « nouvel ordre éducatif » (John Field, 2000) ; Les défis adressés aux acteurs sociaux comme individualisation et modernisation réflexive, « l’inflation de l’offre informative et consumériste a spectaculairement accru les possibilités de choix des acteurs sociaux (Giddens, 1990) ; le développement des trajectoires de vie est en conséquence beaucoup moins prévisible que dans les époques antérieures. Bien plus : l’injonction à prendre des décisions toujours nouvelles, à changer continuellement d’orientation est intériorisée de façon de plus en plus nette par les individus eux-mêmes. Cette « modernité réflexive » (Beck et al, 1996) requiert des compétences nouvelles, « flexibles », qui ne peuvent être construites et développées que dans un processus d’apprentissage conduit tout au long de la vie (Field, 2000). Ce qui nécessite une transformation profonde du système de formation. 5 6 Les auteurs analysent longuement que « l’apprentissage tout au long de la vie peut aussi être un processus d’exclusion économique et social (OCDE-1997, Putnam2001), s’il est géré dans une logique de compétitivité à court terme, et qu’une « nouvelle économie de la formation » nécessite une écologie sociale de l’apprentissage (Alheit & Kreitz, 2000) ». L’apprentissage tout au long de la vie conduit, selon les auteurs Alheit et Dausien (2005), la recherche dans les sciences de l’éducation, à un changement de paradigme sur trois niveaux (p.78-79) : -Macro-structurel et sociétal, devant aboutir à de nouveaux équilibres entre les formes du capital économique, culturel et social (Alheit et Kreitz, 2000) ; - Médio-structurel et institutionnel, pour le développement d’une nouvelle réflexivité des organisations (comme organisations apprenantes, lieux de ressources complexes d’apprentissage) (Field, 2000) ; - Micro-structurel, et individuel, pour la perlaboration de l’expérience pour répondre aux exigences sociales et médiatiques de la postmodernité, qui requièrent de nouvelles constructions de sens, individuelles et collectives. Pour ces mêmes auteurs, peu de connaissances permettent d’appréhender le changement de paradigme des institutions de formation. Citons toutefois les recherches de Jacques Denantes (2006) qui démontrent que sur la période 1968 – 2002, les décideurs et chercheurs des universités françaises avaient majoritairement une posture « à l’écart de la formation continue. Dans les sections du CNU, ils pénalisent ceux qui s‘y engagent, parce qu’ils ne produisent pas de recherche… » (Denantes, p.228). On remarquera ici que, selon les auteurs cités, les institutions de formation ellesmêmes sont mises à l’épreuve d’une forme de réflexivité, d’auto gouvernance, au service de leurs propres apprentissages organisationnels. Ainsi, le cadre général d’évolution de la société rendrait nécessaire l’apprentissage tout au long de la vie pour les citoyens, et cette nécessité implique que les institutions de formation changent elle-même de paradigme. Nous voyons ainsi que la question de 6 7 l’apprentissage tout au long de la vie s’inscrit dans un ensemble sur plusieurs niveaux, sociétaux, organisationnels, individuels. 1.2 Les recherches sur le volet « individuel et social » de l’apprentissage tout au long de la vie La question qui nous intéresse ici est : Comment les chercheurs en éducation appréhendent-ils le concept d’apprentissage tout au long de la vie ? Il nous est apparut particulièrement intéressant de rappeler quels sont les piliers conceptuels de l’apprentissage tout au long de la vie d’une part, car ils évoquent la diversité des formes d’apprentissages et de rapport au savoir ; et d’autre part, d’explorer le modèle de la biographie réflexive, car il tente d’expliquer en quoi l’apprentissage tout au long de la vie met en jeu des processus réflexifs sur plusieurs niveaux. 1.2.1 Définition de l’apprentissage tout au long de la vie Les chercheurs allemands Alheit et Dausien (2005) définissent ainsi le concept d’apprentissage tout au long de la vie : …Non pas comme la démarche d’acquisition et d’appropriation progressive de savoirs ou de compétences ciblées, mais un processus hautement organisé de la perlaboration3, de la liaison et de la transformation des processus premiers en une figure biographique d’expériences, c’est-à-dire en quelque sorte d’un « ordre second » des processus d’apprentissage (p.51). Pour les chercheurs, cette démarche d’appropriation comprend, d’après le Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, de la Commission européenne (p.8-9) : a) Les processus d’apprentissage formels qui ont lieu dans les institutions de formation classiques, et qui sont généralement validés par des certifications socialement reconnues. 3 Néologisme, non définit spécifiquement par les auteurs. Concept qui pourrait exister en langue allemande ? 7 8 b) Les processus d’apprentissage non formels qui se déroulent habituellement en dehors des établissements de formation institutionnalisés, sur le lieu de travail, dans les organismes et les associations, au sein d’activités sociales, dans la poursuite d’intérêts sportifs ou artistiques. c) Les processus d’apprentissage informels, qui ne sont pas entrepris intentionnellement et qui accompagnent incidemment la vie quotidienne. d) La dimension du « lifewide learning4 », éducation embrassant tous les aspects de la vie, met l’accent sur la complémentarité entre apprentissages formels, non formels, informels. 1.2.2 De l’apprentissage tout au long de la vie à la réflexivité biographique Alheit et Dausien (2000) définissent la biographicité comme : La capacité (autopoiétique, p.77) du sujet à perlaborer l’expérience vécue (formelle, non-formelle ou informelle, en tant que contextes d’apprentissages), incluant la possibilité d’élaboration de nouvelles structures d’expériences culturelles et sociales, et à se donner une cohérence personnelle, une identité, à attribuer un sens à l’histoire de sa vie. Quatre volets sont utilisés pour conceptualiser l’apprentissage biographique, « c’est-à-dire les processus et les cadres de représentations dans lesquels les individus interprètent leurs expériences et produisent leur propre sens biographique » : (a) L’apprentissage curriculaire (Schulze, 1993) constitue une armature pour les apprentissages formels ; (b) Les nouvelles voies de formation (politiques de formation des années 70 à 90) ont créé de nouveaux modèles de parcours biographiques. Ces nouvelles voies sont confrontées aux temporalités propres de la vie, qui fait apparaître (chez les adultes notamment) des besoins de réflexivité autour de ses déficits de formation, de ses aspirations de formation, de ses reconstructions, de (re) mise en projet de la vie personnelle ; (c) La formation comme processus biographique, ou l’apprentissage (formel, non formel et informel) et toujours lié au contexte d’une 4 Il ne semble pas exister encore de traduction française ou francophone de ce terme. On pourrait proposer « Apprentissage intégré dans la vie » ? Philippe Carré le traduite par : « Apprentissage tout au large de la vie ». Jacques Delors propose la traduction de « Apprentissage au travers de la vie ». 8 9 biographie concrète. L’individu peut mobiliser une réserve de savoirs biographiques, issue d’apprentissage implicite, qui constitue un savoir pré-reflexif, qui s’est également développé dans un contexte social (apprentissage expérientiel, environnements d’apprentissages). Mais l’apprentissage auto-directif « est un modèle de l’apprenant autonome qui à la maîtrise réflexive et stratégique de son propre processus de formation, mais qui ne prend pas en compte la stratification complexe de la réflexivité biographique5. Les processus de formation biographique ont leur propre principe de détermination, ils rendent possibles des expériences inattendues et des transformations surprenantes6… » (d) La biographicité des expériences sociales est aussi la capacité à développer ses capacités de communication, de relations sociales, … et fait de la formation un lieu de gestion individuelle de l’identité mais aussi de processus collectifs et de rapports sociaux. 1.2.3 Limites du cadre d’analyse de l’apprentissage biographique L’apprentissage biographique a retenu notre attention, car : - - il reprend l’idée de combinaison des quatre processus d’apprentissages (formel, informels, non formels et …transverses) il appelle un processus réflexif d’un « ordre second » issu de processus « pré-réflexifs », et qui prend en compte la « stratification complexe de la réflexivité biographique » il suggère des processus de construction identitaire On remarquera que les auteurs opèrent un glissement du concept d’apprentissage tout au long de la vie, vers le concept d’apprentissage biographique. Mais quelle tension existerait-il entre ces deux concepts ? Dépassant le cadre social de l’apprentissage curriculaire formel, mais sans pouvoir s’affirmer comme une véritable théorie (Alheit & Dausien, 2005, p.79) l’apprentissage biographique se rapproche ainsi du cadre conceptuel de l’auto direction des apprentissages (Carré, 1992), tout en proposant de le dépasser, en le caractérisant d’une réflexivité biographique, et de processus identitaires et sociaux. Cette remarque mériterait un approfondissement : Cette critique de l’auto-directivité s’appuie plus sur la formation (et ses lieux institutionnalisés) que sur le contrôle (au sens de Philippe CARRE, 1992), que les auteurs assimilent à du « pilotage automatique ». Cette perception des auteurs ne tient pas compte des espaces négociation qui sont inhérents aux lieux de formation « ouverts » (Jezegou, 2001), dans lesquels les apprentissages biographiques joueraient également un rôle déterminant. 5 6 Cette remarque évoque le concept d’agentivité, Bandura, 2000). 9 10 Enfin, comme le suggère les auteurs Alheit et Dausien, les questions liées aux adultes en formation sont prégnantes. Nous allons nous intéresser maintenant aux recherches portant sur les motivations des adultes en reprises d’études. 2. LES ADULTES EN RERPISE D’ETUDES Que nous apprennent les recherches sur le retour aux études (Québec) ou la reprise d’étude (France, Europe francophone) ? Nous nous sommes intéressés aux adultes reprenant leurs études après au moins deux ans d’interruptions d’un cursus post-secondaire ou universitaire. 2.1 Reprise d’étude : motivations, processus, effets 2.1.1 Un processus psychologique, cognitif, social : Guindon (1995) a mené au Québec une étude approfondie de huit années, sur la reprise d’étude. Cette étude montre que les motivations des adultes en reprise d’études sont émancipatoire ou pratiques (au sens des définitions d’Habermas, voir ci-dessous). Cependant, le chercheur n’a pas spécifié dans son ouvrage le modèle conceptuel sur lequel il s’appuie. Il n’évoque pas les questions d’évolution du rapport au savoir ou de processus réflexifs, mais les rend perceptibles dans son enquête, menée au Québec auprès de plusieurs dizaines d’adultes en reprise d’études universitaires ou professionnelles dans le postsecondaire. Le chercheur met surtout en évidence un processus de cinq phases, qui aboutit à un besoin de repositionnement socioprofessionnel : - - Phase 1 : la période précédant le retour aux études : « À l’origine de la décision de retour aux études, on retrouve un questionnement d’ordre professionnel (Bilan de carrière, évaluation des ambitions, analyse des qualités professionnelles). » Phase 2 : le premier trimestre des études : la transition est vécue de façon difficile mais sans rupture par les retours aux études à temps partiel, avec le manque de temps comme source de stress. Il est vécu de façon très difficile par les temps pleins : compétition, changement de repères sociaux, soumission à l’évaluation, sentiment de recul, 10 11 - - - regrets, sentiment d’infériorité intellectuelle, angoisses. Le rapport à l’évaluation exacerbe le caractère socialement insoutenable de la perspective d’un échec. Phase 3 : la Mi-Programme : C’est l’inverse. Les personnes en études à temps plein sont plus détendues, alors que les personnes à temps partiel se questionnent sérieusement sur leur engagement, et sur leur capacité à aller jusqu’au bout, avec le soutien de leurs proches. Phase 4 : le dernier trimestre du programme : Vécu avec sérénité par les personnes à temps plein, sachant que l’objectif sera bientôt atteint, malgré la charge de travail. Pour les temps partiels : c’est le contraire : on veut en finir, et vite. Phase 5 : la période suivant les études : Sur le plan personnel : tous insistent sur la nécessité de réapprendre à se reposer. Sur le plan professionnel, la réussite aux études augmente les ambitions, la confiance en soi et le sentiment de légitimité, et aussi le besoin de reconnaissance. La description de ce processus montre que les différentes perceptions des adultes en reprise d’étude subissent de fortes évolutions, mais sans évoquer explicitement les questions du rapport au savoir. A l’inverse de l’étude ci-dessous, qui s’y intéresse directement. 2.1.2 Un processus d’altération des intérêts cognitifs Jouy (1997) s’appuie sur le modèle d’analyse d’Habermas (1997) pour identifier l’altération des intérêts cognitifs (technique, pratiques, émancipatoires), tout au long du processus de formation d’adultes en reprises d’études à l’Université de Bordeaux, dans une licence professionnelle. Selon Habermas, ces trois intérêts correspondent aux trois dimensions de l’activité sociale : le travail, l’interaction, le pouvoir ; et selon Mezirow, à trois domaines génériques de l’éducation et de la formation : a) Le premier, l’intérêt technique, correspond au travail, à la nécessité de contrôler notre environnement (savoir positif, nomologique7, empiricoanalytique). b) Le second, l’intérêt pratique, est lié à l’interaction et au rapport communicationnel, fondement du lien civil qui définit les normes sociales, les 7 Ce terme reste à définir 11 12 attentes réciproques, et s’intéresse aux conditions favorables à la communication et à l’intersubjectivité. c) Le troisième, l’intérêt émancipatoire, est lié aux relations de dépendances. Ce troisième intérêt serait, selon Habermas, une dérivation potentielle du précédent, et lié à une condition d’activité de réflexion et de critique sur la pratique. La question posée par l’auteure serait de comprendre ici sous quelles conditions l’Université permet la dynamisation de l’intérêt émancipatoire, pour des adultes en reprise d’études ? L’hypothèse est faite que « c’est le type de rapport au savoir propre à la formation universitaire, et la rencontre de l’autre qu’il autorise, par la discussion et l’argumentation, qui favorise cette décentration progressive de l’intérêt proprement utilitaire (technique) vers l’intérêt émancipatoire » (p.142). Dans la recherche menée par l’auteure, les intérêts cognitifs initiaux des apprenants seraient techniques, puis évolueraient vers un intérêt cognitif pratique ( « le plaisir d’apprendre », p.143) et enfin un intérêt cognitif émancipatoire, vers la fin du processus ( « issu d’un processus de « selbstreflexion », c’est à dire « une auto réflexion médiatisée par le langage, dans une nécessaire intersubjectivité », p.144). L’auteure souligne ici le rôle d’un processus de formation orienté sur « un sujet autonome, pour lequel on favorise l’auto réflexion et la distanciation critique ». Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette évolution graduelle des intérêts cognitifs aboutit à une reconstruction identitaire et sociale (concept évoquée aussi par Alheit & Dausien), en s’appuyant sur un processus réflexif : le modèle d’Habermas8 fait référence à un processus de réflexivité croissante chez l’adulte en reprise d’étude. Cette expression de « réflexivité croissante » est-elle à rapprocher de celle de « stratification complexe de la réflexivité biographique » (Alheit & Dausien) ? C’est à la question de la réflexivité à laquelle nous nous intéressons maintenant. 8 Il nous semble nécessaire ici de mener une recherche complémentaire sur les travaux d’Habermas. 12 13 3. LA REFLEXIVITE EN FORMATION DES ADULTES 3.1 Le praticien réflexif est un praticien chercheur Il nous semble nécessaire de situer ici notre réflexion par rapport aux travaux de Shön, qui à mener ces principales recherches dans un contexte de professionnalisation des métiers, dans les années 70, en Amérique du Nord. Shön (1985) présente la réflexivité des professionnels comme un « processus de réflexion en cours d’action et sur l’action » (p.76) : …En même temps qu’il s’efforce d’en tirer un certain sens, il réfléchit aussi sur les évidences implicites dans ses actions, évidences qu’il se remémore, qu’il critique, restructure, et incorpore dans ses actions ultérieures. …C’est tout ce processus de réflexion en cours d’action et sur l’action (…) qui permet aux praticiens de bien tirer leur épingle du jeu dans des situations d’incertitude, d’instabilité , de singularité, et de conflit de valeur. Schön met en évidence un phénomène de conversation réflexive entre le praticien et la situation, définissant ainsi la figure du « praticien-chercheur » (p.97) : Quand quelqu’un réfléchit sur l’action, il devient un chercheur dans un contexte de pratique. Il ne dépend pas des catégories découlant d’une théorie et d’une technique préétablie, mais il édifie une nouvelle théorie du cas particulier. Sa recherche ne se limite pas à une délibération sur des moyens qui dépendent d’un accord préalable sur les fins. Il ne maintient aucune séparation entre la fin et les moyens, mais définit plutôt ceux-ci, de façon interactive, à mesure qu’il structure une situation problématique. Il ne sépare pas la réflexion de l’action, il ne ratiocine pas pour prendre une décision qu’il lui faudra plus tard convertir en action. Puisque son expérimentation est une forme d’action, sa mise en pratique est inhérente à sa recherche. Ainsi, la réflexion en cours d’action et sur l’action peut continuer de se faire même dans des situations d’incertitude ou de singularité, parce que cette réflexion n’obéit pas aux contraintes des dichotomies de la science appliquée. L’auteur met aussi en évidence quatre composantes des processus de conversation réflexive : 13 14 - Les langages, répertoires utilisés pour décrire une réalité et mener des expériences sont maîtrisées par le chercheur ; Les systèmes d’appréciation, d’évaluation sont utilisés dans la formulation des problèmes ; Les théories « parapluie » servent à donner un sens aux phénomènes ; L’encadrement des rôles et des tâches sert à délimiter l’engagement institutionnel. Ces quatre composantes présentent un cadre d’analyse pour une épistémologie de la pratique professionnelle. Dans le « Tournant réflexif », Shön (1996) évoque la notion de « méta-histoire », structure de contrôle explicite ou implicite sur laquelle s’appuie la réflexion. Mais cette idée, si elle n’est pas finalisée par l’auteur, laisse apparaître que la réflexivité met en jeu des processus sur plusieurs niveaux. C’est précisément ce qui nous intéresse. 3.2 Plusieurs niveaux de réflexivité ? La chercheuse Heyraud-Lemaître est aussi une professionnelle de la formation des cadres hospitaliers dans un centre de formation continue à Rennes. Dans sa thèse de doctorat liant « auto-formation et pratique réflexive », Heyraud-Lemaître (2002) propose, en s’inspirant de Piaget (1974), de Shön (1994) et d’autres auteurs, de distinguer : - - L’action (la mise en œuvre de l’action n’est pas subordonnée à un acte de la conscience réfléchie : mise en œuvre de savoirs tacites) ; La pratique réflexive, qui implique deux types de réflexions étroitement liés (en référence à l’épistémologie de l’agir professionnel) p.109) : o L’acte réfléchi, (la pratique réflexive ne porte pas sur la pensée, mais sur l’action et en cours d’action : penser à ce que l’on fait tout en le faisant : une réflexion extemporanée difficile à objectiver) ; o L’acte réfléchissant (prise de conscience postérieure à l’action des caractéristiques de cette action et de l’acteur, une réflexion sur l’action, un exercice conscient d’un pouvoir de reprise) ; L’apprentissage réflexif (hypothèse qu’un sujet apprenant s’auto-formant est à la fois sujet et objet de la situation d’apprentissage). Par rapport à cette proposition d’échelle de classement, « l’apprentissage biographique » présenté plus haut par Alheit et Dausien (2005) ne serait-il pas encore un autre niveau de la réflexivité ? En effet, ces auteurs évoquent également 14 15 un « processus réflexif d’un « ordre second » » et sa stratification complexe. D’autre part, si le modèle d’analyse issue de l’échelle de Lucie Guglielmino (1977) ne semble pas généralisable, Heyraud-Lemaître elle-même conclue sa recherche par : D’une pratique de type réflexif sur l’activité et le soi agissant émerge une auto direction des apprentissages qui est direction, fondation et formation de soi, dans et hors des murs institutionnels. L’engagement dans ce processus de conscientisation semble irrévocable, quelle que soit l’activité, la pratique sera réflexive, rétro-agissante sur les relations intra et intersubjectives.(…) Le développement de l’auto formation est partenarial (…) Les praticiens réflexifs de l’apprentissage demandent des outils conceptuels à des fins de réflexion sur l’activité d’apprendre. Si elle met également en évidence une dimension biographique et existentielle de la réflexivité, la chercheuse Hachicha (2001) s’est inspirée de 6 courants de la pensée réflexive, dans une thèse de doctorat sur le même type de public - une trentaine de cadres professionnels et en activité de la fonction médicale et hospitalière-, à Montréal et à Tunis. Hachicha étudie les pratiques réflexives en formation continue. Les six courants de la pensée réflexive retenus : - Praxéologie : la logique individuelle de l’action (Daval) ; Science-Action : la réflexion en cours d’action (Shön) ; Science action et praxéologie : le modèle de connaissance par l’action (Saint-Arnaud) ; Apprentissage expérientiel : le rôle premier de l’expérience (Kolb) ; Socio-cognitivisme : la double boucle des savoirs en usages (Malglaive) ; Socio-existentialisme : intériorisation – extériorisation (Honoré) ; Elle met ensuite à l’épreuve un modèle de formation continue à la pratique réflexive (FCPR) dont voici la version révisée après expérimentation (5 soussystèmes et 9 dimensions) : 1- Praxéologique - La mise en question de la pratique, de la poesis et de la praxis L’accompagnement du changement 2- Cognitif - Maîtrise et développement d’outils et de structures cognitifs 15 16 - Induction de savoirs praxéologiques pratiques et formalisation de savoirs 3 - Andragogique - Articulation et dynamique pratique-théorie-formation -recherche 4 - Socio-existentiel - Construction de l’identité socio-professionnelle et recherche de sens Formation en collectifs de travail et apprentissage en groupe 5 - Politique - Articulation de la FCPR (Formation Continue à la Pratique Réflexive) au projet de l’hôpital Pilotage de la mise en œuvre et du suivi Ces cinq sous- systèmes et leurs dimensions pourraient être rapprochés des quatre types de processus d’apprentissage tout au long de la vie (formels, informels, non formels et « transverses »), dont à nouveau les processus cognitifs et identitaires, présent également dans le modèle d’Habermas. Ces différentes recherches nous mèneraient au constat que la réflexivité est une notion, à la fois multi - niveaux en termes de processus, et complexe dans la différenciation de ces processus (modèle FCPR). L’une de ses dimensions – cognitive – concerne notamment le « rapport au savoir ». 4. LE RAPPORT AU SAVOIR 4.1 Différentes approches du rapport au savoir Cette exploration des recherches (récentes) sur le rapport au savoir vise à comprendre ses liens avec les recherches sur la réflexivité, mis dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie. Ainsi, Laterasse (2002), chercheuse en sciences de l’éducation, répond à une commande publique qui vise à comprendre, en milieu universitaire français, l’évolution du rapport au savoir des étudiants. Elle nous propose tout d’abord une rétrospective des définitions, toutes provisoires, du rapport au savoir : 16 17 - Définition ESCOL et CREF en 1992 : « Le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir (Charlot, Bautier, Rochex, 1992, 39). - Définition Beillerot en 1996 : le rapport au savoir n’est pas tant un attribut qu’un processus qui n’est analysable que dans la relation entre la situation donnée et ce que le sujet produit. - Définition Hatchuel : 1999 : le rapport au savoir est le rapport du sujet à ce qui représente pour lui le savoir réel. - Définition de Charlot en 1999 : « le rapport au savoir est l’ensemble organisé de relations qu’un sujet humain (donc singulier et social) entretient avec tout ce qui relève de l’apprendre et du savoir : objet, contenu de pensée, activité, relation interpersonnelle, lieu, personne, situation, occasion, etc., liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir ». Cette définition contient les trois approches de l’équipe ESCOL : le rapport identitaire au savoir, le rapport épistemique au savoir, le rapport social au savoir. Les remarques de l’auteure soulignent des facteurs dialectiques, identitaires, sociaux, médiateurs et identitaires du rapport au savoir : La notion de rapport au savoir est foncièrement antiréductionniste. Elle insiste sur la pluralité des déterminants et des dimensions de l’apprendre ainsi que sur la nécessaire dialectique entre l’acquisition du savoir et l’activité du sujet. Elle fait de l’engagement de l’acte d’apprendre l’axe identitaire d’un sujet en perpétuelle construction où les conflits occupent une place déterminante parce qu’il le pousse à savoir. Les théories de référence des deux équipes (Wallon et Vygotski pour Escol, les théories psychanalytique pour le CREF) garantissent de ne pas réduire l’acte d’apprendre à des processus cognitifs isolés de l’ensemble des processus socio personnels. Ces prises de positions théoriques, même si elles divergent en des points importants, ont en commun de situer l’acte d’apprendre au cœur du processus de personnalisation (Subjectivation) (…) qui rend le sujet actif (…). La notion de rapport au savoir présente en outre l’intérêt de lier le savoir et le sujet. Cela fait valoir le savoir dans son objectivation et sa dimension sociale, mais aussi la part que prend le sujet à l’inscrire comme savoir. En effet, le savoir transmis est social dans son élaboration et sa production, comme dans son exercice. En tant que tel il est externe au sujet et il le dépasse (..). Les savoirs constitués ne peuvent être ignorés de l’apprenant. (…) La prise en compte de cette face objectivable du savoir ne doit pas dissimuler que le savoir n’acquière 17 18 réalité et efficacité que s’il est saisi par un sujet pour lequel il prend sens. Le rapport au savoir apparaît donc comme un concept médiateur et intégrateur, indiquant la façon dont un sujet est affecté par le savoir qui lui est transmis et la façon dont ce sujet le signifie et s’y rapporte (p.42). Dans cette remarque de l’auteur nous notons la « pluralité des déterminants et des dimensions de l’apprendre », « l’engagement de l’acte d’apprendre est l’axe identitaire d’un sujet en perpétuelle construction », le rapport au savoir « concept médiateur et intégrateur ». Nous pourrions peut-être, à ce stade, proposer l’hypothèse que le rapport au savoir serait une caractéristique de « posture9 réflexive », c'est-à-dire une façon d’engager des processus réflexifs en fonction de sa « tension10 » identitaire au savoir, de sa « tension » épistémique au savoir, de sa « tension » sociale au savoir ? 4.2 Trois axes pour une théorie du rapport au savoir Reprenons ici une définition plus récente du rapport au savoir proposé par Charlot (2002) : « Le rapport au savoir est le rapport au monde, à l’autre et à soi d’un sujet confronté à la nécessité d’apprendre ; il est l’ensemble organisé des relations que ce sujet entretient avec tout ce qui relève de l’apprendre et du savoir. » Charlot structure les éléments pour une théorie du rapport au savoir autour de trois axes : 9 Posture : façon de ce positionner, de prendre une positon spécifique par rapport à quelque chose, ou à d’autres personnes. 10 Le mot « rapport » serait ici explicité par sa signification mathématique, c'est-à-dire une mise en tension (référence à la dernière définition de Charlot) de l’individu par rapport à des composantes identitaire (je suis un savant ou un ignorant, donc j’aime encore plus apprendre….), épistémique (j’aime cette science, donc je lis toutes les revues sur ce sujet…), sociale (mes collègues me reconnaissent expert de ces savoirs là, j’adore me valoriser en donnant des conférences sur ce sujet…). On pourrait aussi utiliser l’image d’une molécule que l’on dilue dans un liquide, et dont les atomes se mettent « en tension » avec ceux du liquide pour rester en suspension par exemple. 18 19 L’axe épistémique : Trois types de rapports épistémiques au savoir : - Le rapport de type processus d’apprentissage d’objectivation dénomination, passage de l’identification d’un savoir virtuel à acquérir, à son appropriation réelle, (constitution d’un univers de savoirs objets, le sujet épistémique est un sujet cognitif) ; - Le rapport de type processus d’apprentissage pratique, imbrication du je dans la situation, passage d’une pratique non maîtrisée à une pratique maîtrisée (le produit n’est pas séparable de l’activité : par exemple : savoir nager, le sujet épistémique est un sujet actif) ; - Le rapport de type processus d’apprentissage relationnel, passage d’une relation non maîtrisée à une relation maîtrisée (à soi, à l’autre, aux autres, au monde) ce processus serait de distanciation – régulation. Le sujet épistémique est un sujet relationnel et affectif. L’axe identitaire : Types de rapports identitaires au savoir : le rapport de type construction de soi vers l’image de soi le rapport de type construction d’une relation à l’autre le rapport de type construction d’une relation au monde L’axe social, couplé et transverse aux deux précédents Charlot qualifie les rapports épistémiques au savoir comme une « position réflexive », ce qui tendrait à valider notre hypothèse précédente. Mais ne peut-on pas étendre cette prise de position réflexive aux rapports identitaires et aux rapports sociaux au savoir ? Ces travaux de Charlot nous semblent intéressants, car ils confirment, comme Alheit & Dausien, Jouy, Habermas, Heyraud-Lemaître, Hachicha, Laterasse nous laissent l’entendre, que la réflexivité est une notion complexe et multi niveau, qu’elle est déclinable sur différentes échelles ou axes en formation continue des adultes, et enfin que le rapport au savoir en constitue un composante, appelant des processus cognitifs, identitaires et sociaux. Bien que la théorie du rapport au savoir de Charlot reste incomplète, on pourrait ici proposer de situer le rapport au savoir comme une composante déterminante 19 20 des processus réflexifs cognitifs, et fortement liée aux processus identitaires et sociaux de la réflexivité. Cette piste est-elle ré-exploitée par Carré (2005) autour du concept d’auto direction des apprentissages, puis d’apprenance ? 4.3 L’apprenance : vouloir, pouvoir et savoir apprendre, tout le temps et partout Reprenant les problématiques de la société cognitive, Carré « observe un durcissement des problématiques et le passage d’une vision humaniste et socioculturelle de l’éducation à une vision utilitaire et socio-économique de la formation : et un passage obligé du droit à la formation au devoir de compétence (p.61) ». Pour présenter l’apprenance comme un « chaînon manquant », Carré « annonce (…) une culture de l’apprendre, une anthropologie de l’apprentissage, avec en particulier une conscience intelligente de soi-même dans sa singulière situation (p.84) » : L’apprenance devient une attitude, une posture, une disposition (Carré, p.103, 108), que Pineau interprète comme « l’émergence des économies socio-éducatives postmodernes ». Cette analyse met en évidence la figure de l’autodidacte (Bezille, 2003) non plus comme figure désuète, héroïque, ridicule même, mais comme la figure d’un sujet « auteur de ses vies ». Le nouveau paradigme se manifeste par le passage à une vision constructiviste de l’appropriation des savoirs, ou de l’autonomie, par opposition à un ancien paradigme transmissif ou de l’instruction (Carré, Moisan, Poisson, 1997 : Albero, 2000, Cedefop, 2002). Définition de la notion d’apprenance : « un ensemble durable de dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expériencielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite » (p.108). Carré propose d’ordonner ces dispositions sur trois piliers : 20 21 - le cognitif, qui comprend surtout les pré-requis préalables à de nouveaux apprentissages ; - l’affectif, qui concerne le rapport émotionnel à l’apprentissage (souffrance et plaisir d’apprendre) ; - le conatif, qui comprend surtout les motivations à l’apprentissage. Carré nous propose aussi une autre lecture du rapport au savoir, issue des travaux complémentaires11 de Beillerot et Charlot : (Beillerot, 1996) définit le rapport au savoir comme « un processus par lequel un sujet, à partir de savoirs acquis, produit de nouveaux savoirs singuliers lui permettant de penser, de transformer et de sentir le monde naturel et social ». Charlot (1997) le définit comme « relation de sens et donc de valeur, entre un individu ou un groupe et les processus ou produits du savoir ». Carré retient dans le rapprochement de ces deux définitions le concept de proactivité, c’est-à-dire : « le rapport au savoir est la combinatoire singulière tressée des trois dimensions cognitives, affectives et conatives, qui forment la texture de la vie psychique » (Carré, 2005, p.111). Nous présentons ici de façon assez détaillée comment Carré conçoit cette « combinatoire singulière tressée des trois dimensions cognitives, affectives et conatives » car il reprend et complète les propositions de Charlot (pour les axes identitaires et sociaux) et de Latérasse (notion d’engagement dans l’acte d’apprendre), et situent cette proposition dans le cadre de l’apprentissage tout au long de la vie et des processus de formation. Carré souligne l’une des caractéristiques des pratiques d’apprenance, l’agentivivité (Capacité d’un acteur intentionnel de sélectionner, d’élaborer et de réguler sa propre activité pour atteindre certains résultats (Bandura, 1999)). L’agentivité s’appuie sur le modèle de la réciprocité causale triadique (P-C-E, voir ci-après) et démontrerait pour partie la « corrélation modérée » entre les trois 11 Cette complémentarité, mentionnée par Carré, pourrait être contestée par les auteurs concernés, Charlot et Beillerot. 21 22 dimensions de l’apprenance qu’il décline à l’aide des modèles de Bandura (sociocognitif) et de le Boterf (ingénierie des compétences) en : - - - facteurs intentionnels personnels (P) : le vouloir apprendre. (Carré,2001) décrit à partir de son étude, les dix motifs d’engagement en formation, (en prenant en compte les facteurs intrinsèques et extrinsèques, croisés avec les facteurs liés à l’apprentissage et à la participation) : épistémique, socio affectifs, hédoniques, économiques, prescrits, dérivatifs, identitaires, vocationnels, opératoires personnels et opératoires professionnels. Carré s’appuie sur les travaux de Nuttin (directionnalité et auto développement) et de Bandura (auto efficacité), de Decy et Ryan (l’autodétermination) et identifie 6 processus motivationnels liés à l’apprentissage des adultes. facteurs comportementaux (C) : le savoir apprendre (Bandura 1995) « … une finalité majeure de l’éducation nouvelle devrait être d’équiper les étudiants en instruments intellectuels, en croyance d’efficacité et en intérêts intrinsèques afin qu’ils s’éduquent par euxmêmes tout au long de la vie ». Carré reprend l’histoire de l’apprentissage autodirigé (autoformation, self-directed learning, (selon Knowles (1975) : l’apprentissage autodirigé est un processus dans lequel les individus prennent l’initiative, avec ou sans aide, pour faire le diagnostic de leurs besoins, formuler leurs objectifs d’apprentissages, identifier les ressources humaines et matérielles pour apprendre, choisir et mettre en œuvre les stratégies d’apprentissage appropriées, et évaluer les résultats des apprentissages réalisés) soulignant les choix, l’initiative, la pro activité et la responsabilité de la formation, la comparant à l’agentivité de Bandura (2003). Celle-ci recouvre des processus conatifs et métacognitifs : autodétermination, autorégulation, auto efficacité. Carré attribue deux dimensions psychopédagogique à l’apprentissage autodirigé : la volonté d’apprendre d’une part, savoir apprendre d’autre part. Carré étudie ensuite la seconde, comme compétences métacognitives (ou méthodologiques); passant en revue l’éducabilité cognitive, les APP (Ateliers de pédagogie personnalisée). Carré identifie 5 séries de compétences à apprendre (compétences cognitives, compétences métacognitives, compétences de gestion pédagogique, compétences sociales et relationnelles, compétences de navigation et de traitement de l’information). Puis il décrit l’autorégulation des apprentissages chez Zimmerman (2002), les formes triadiques de l’autorégulation. facteurs environnementaux (E) : le pouvoir apprendre. Questionnant une éducation tout au large de la vie (lifewide learning) ; des auteurs (Gehin et Méhaut, 1988) montrent que les pratiques de formation dépassent largement les formations déclarées, autour de l’apprentissage organisationnel, des Tic. Carré détermine 7 situations d’apprenance formative en fonction du formalisme (formel, non 22 23 formel, informel), ouvert ou fermé, dirigé ou non dirigée par guidance interne ou externe. Il souligne qu’ainsi les territoires de l’apprenance sont divers : le travail, la cité, l’éducation, et défend ainsi l’idée émergente d’une écologie de l’apprenance, autour de quatre pistes de travail : i. la création d’environnement facilitateurs d’apprentissage ii. la propagation c’une culture de l’apprenance dans toute l’organisation iii. le renforcement de la dimension auto et co-formatrice des collectifs de travail iv. le déclenchement de processus de valorisation de ces apprentissages, insuffisamment reconnus. Peut-on en conclure que l’apprenance, ainsi modélisée, présente une autre définition du rapport au savoir ? Des éléments pour une autre théorie du rapport au savoir ? L’intérêt des travaux du modèle décrit par Carré est de montrer le caractère multidimensionnel du rapport au savoir, et ses nombreuses caractéristiques, ainsi qu’un éventail des types de processus réflexifs mis en jeu dans l’apprenance (autorégulation, autodétermination, …). 5. Conclusion : réflexivité et rapport au savoir sont intimement liés. La question générale qui nous préoccupe est : Qu’est-ce que des écrits scientifiques récents, dans un contexte où s’impose une perspective d’apprentissage tout au long de la vie, disent au sujet du rapport au savoir et des pratiques réflexives en formation des adultes en reprise d’études, au post-secondaire ? En réponse à cette question, nous pouvons répondre par : a) Les recherches récentes en éducation des adultes, et dans la perspective de l’apprentissage tout au long de la vie, ont cherché à mettre en évidence des caractéristiques de plus en plus complexes de la réflexivité, et du rapport au savoir (complexification des approches) ; 23 24 b) Pour l’axe de la réflexivité, nous pourrions prolonger la proposition de Heyraud-Lemaître et proposer l’hypothèse, que l’adulte en reprise d’étude et en apprentissage tout au long de la vie est un sujet (du simple au complexe): - - - qui agit (sujet acteur de et dans sa vie) ; qui réfléchit sur l’action, en cours d’action (figure du praticien chercheur, en référence à Shön ; apprentissage en simple boucle) ; qui re-inscrit cette réflexion dans différentes perspectives de situations de travail, institutionnelles, identitaires, sociales, sociétales, de rapport au savoir et sur des échelles de temps (tout au long de la vie) sur lesquelles aucune recherche n’a jamais été menée (figure du professionnel réfléchi, et en auto-formation, en référence à Hachicha, Heyrault, Charlot ; apprentissage en double boucle) ; qui développerait progressivement une « compétence d’apprentissage biographique », (figure du citoyen réfléchit en auto-gouvernance biographique, en référence à Alheit et Dausien ; apprentissage en triple boucle) ; qui maîtriserait finalement son apprenance (figure du citoyen pro-actif, pleinement conscient de la culture de l’apprendre, anthropologue de la singularité de ses propres apprentissages, en référence à Carré, Field ; apprentissage en triples boucles croisées et multiples, ou en sphère de conscience) ? c) Pour l’axe du rapport au savoir, nous pourrions prolonger la proposition de Charlot et proposer l’hypothèse, que le rapport au savoir serait une prise de position (ou de posture) réflexive, dans laquelle l’adulte en reprise d’étude et en apprentissage tout au long de la vie est un sujet (du simple au complexe): - Qui développe un rapport épistémique au savoir à partir de trois processus d’apprentissage réflexifs (Charlot), ou un phénomène d’altération des intérêts cognitifs (Habermas), ou d’un ensemble de processus cognitifs (savoirs apprendre, les 5 compétences à apprendre, Carré, Bandura, Zimmerman…) - Qui développent un rapport identitaire au savoir à partir de trois processus de construction identitaire (Charlot) ou de six processus motivationnels (le vouloir apprendre, Carré, Decy & Ryan, Nuttin…) - Qui développent un rapport social au savoir à partir d’un processus relationnel (Charlot), ou de la biographicité des expériences sociales 24 25 (Alheit & Dausien), ou des sept situations d’apprenance relatives à l’écologie de l’apprenance (le pouvoir apprendre, Carré, Gehin & Méhaut). Nous tentons de schématiser cette proposition qui met en tension relative la notion de réflexivité, croisée avec la notion de rapport au savoir, dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie. Complexe Perspective d’apprentissage tout au long de la vie Apprenance (Carré, Bandura, Nuttin, Deci & Ryan, …) Apprentissage biographique Réflexivité (Alheit & Dausien) Rapport au savoir (Charlot) Apprentissage réflexif (Heyraud) Altération des intérêts cognitifs (Habermas) Acte réfléchissant (Shön) Réflexion sur l’action, en cours d’action (Shön) Action simple Rapport au savoir Complexe Si les différents auteurs établissent un lien plus ou moins explicite entre rapport au savoir et réflexivité, ce schéma suppose jusqu’à cinq boucles réflexives, ou cinq niveaux de complexité de la réflexivité, qu’il faut considérer avec prudence : - La proximité conceptuelle entre l’apprentissage biographique et l’apprenance n’est pas établie, car les auteurs ne se référencent pas mutuellement à partir de leurs derniers travaux (2005 dans les deux cas) ; 25 26 - La combinatoire entre les facteurs personnels, comportementaux, environnementaux, les facteurs dominants, catalyseurs ou inhibiteurs, dans l’apprenance, ne sont pas établis dans les travaux de Carré ; - Si l’on considère que le rapport au savoir est une des postures caractéristique de la réflexivité, quelle place donner aux processus identitaires, sociaux ... ? Nous concluons donc que les recherches récentes proposent des éléments théoriques mettant en lien réflexivité et rapport au savoir, dans le cadre de la reprise d’étude et dans la perspective de l’apprentissage tout au long de la vie. Cependant ces liens semblent d’autant plus diffus que les facteurs qu’ils mettent en jeux deviennent plus nombreux, et qu’ils font eux-mêmes appel à d’autres théories (comme l’agentivité, l’auto-régulation, l’identité, etc…). Cette complexité exponentielle nécessitera de cibler la suite de l’étude. 26 27 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Alheit, P., et Dausien, B. (2005). Processus de formation et apprentissage tout au long de la vie : Travail biographique, construction de soi et formation. in L' Orientation Scolaire Et Professionnelle, 34(1), 57-83. Carré, P. (2005). L'apprenance : Vers un nouveau rapport au savoir. Paris: Dunod. Charlot, B. (1997, 2002). Du rapport au savoir : Éléments pour une théorie. Paris: Anthropos. Delors, J. (dir.) (1996). 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Traduit par Jacques Heynemand et Dolorès Gagnon. Collection formation des maîtres. Les éditions Logiques, Bibliothèque National du QUEBEC, Montréal. 28