1 Entretien skhole – Avril 2010 A - 01

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Entretien skhole – Avril 2010
A - 01 - Bernard Stiegler
Je partage cette analyse, évidemment. J'aurais beaucoup à dire, sur ce sujet là. Pour moi
c'est le cœur du sujet.
Je voudrais préciser, d'abord, ce qu'on appelle "l'école", ce qu'on appelle "scolaire", et
"enseignement". Bien sûr - vous vous appelez "Skhole.fr" -, je rapporte la question du
"scolaire" à la skhole, et je rapporte la question de la skhole au débat entre sophistes et
philosophes.
Pour moi, ce que nous appelons "l'éducation", les établissements d'enseignement, pas
seulement l'école mais le collège, le lycée, l'université, tout le dispositif de construction et
d'enseignement des savoirs, se configure avec la philosophie. Il y a une histoire préphilosophique de tout ça, l'histoire du grammatistès, l'équivalent de l'instituteur, celui qui
plus exactement grammatise les esprits ; mais pour moi on n'est pas encore dans la skhole
à proprement parler. Ca mériterait des discussions, mais en tout cas le projet scolaire au
sens large, incluant l'université donc, l'école au grand sens du terme, telle qu'elle se
conçoit je crois depuis les grecs jusqu'à nos jours en passant par Luther, Condorcet, et
tant d'autres, c'est quelque chose qui a à faire avec la transmission, - disons, pour parler
un peu massivement : - du rationnel. D'une expérience de la raison, d'une construction de
la raison, qui se définit dans une lutte philosophique contre la sophistique et donc contre
un certain usage de l'écriture. C'est là où je voulais en venir : l'école n'est pas simplement
le lieu de l'accès au savoir de l'écriture, l'école c'est le lieu de l'accès à ce que j'appellerai
une thérapeutique de l'écriture. Car les modèles scolaires qui sont construits par les
disciplines (les grandes disciplines comme l'enseignement des lettres au sens large, au
sens où l'on enseigne le français dans les écoles, les collèges, les lycées, et bien entendu
les éléments d'arithmétique et de géométrie puis les mathématiques, et puis ensuite les
disciplines jusqu'à la philosophie - les sciences humaines, l'économie, etc...), tout cela
s'élabore sur la base de cette lutte que la philosophie va mener contre un mésusage de
l'écriture. Autrement dit, je crois qu'on peut dire que la matrice de notre dispositif qui
s'est aujourd'hui mondialisé, c'est l'Académie de Platon. On peut en discuter, on peut
objecter, nuancer, contredire, mais je pense que grosso modo c'est comme ça que ça
fonctionne, sur la base d'une définition de ce qu'on appelle le rationnel.
Là évidemment il faut rappeler la question posée aussi bien dans le Phèdre que dans le
Protagoras de Platon, qui est celle du caractère toxique de l'écriture, de ce que Platon
après Socrate appelle le pharmakon, en rapport auquel il met en évidence surtout le
caractère empoisonnant, même s'il admet, enfin... même si le dialogue pose, que l'écriture
est un remède à une finitude de la mémoire, ce sur quoi il insiste le plus c'est
essentiellement sur son caractère empoisonnant. Il y a une raison à cela, qu'il faut
toujours rappeler : on est dans le contexte de la Grèce socratique, donc de la Grèce de
Sophocle, c'est à dire dans un contexte de guerre civile, en tout cas de conflits politiques
qui peuvent tourner parfois à la grande violence. On est dans une société qui va mal, qui
est malade, et la philosophie nait dans cet âge maladif de la société athénienne qui est à la
fois son acmé - d'une certaine manière c'est le sommet du développement de la Grèce
athénienne -, mais en même temps, comme toujours, quand on est au sommet les gros
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problèmes arrivent : c'est la peste dont parle Oedipe, etc...
C'est compliqué de soutenir ce point de vue, parce qu'en même temps la philosophie dès
son premier moment (et là évidemment on pense à ce que Derrida a pu dire à ce sujet
dans La pharmacie de Platon), la philosophie est dans la dénégation du rapport constitutif
de l'écriture. La thèse que je soutiens (et je crois qu'on peut dire que Derrida la soutenait
aussi, même s'il ne l'a jamais formulée comme ça), c'est que l'Académie va être une
machine à écrire, une machine à produire de l'écriture (Léon Robin le disait en 1929 dans
son Platon), mais une écriture que j'appelle thérapeutique, une écriture qui va faire un
usage du pharmakon véritablement thérapeutique - ce n'est pas pour rien que Platon parle
de médecine de l'âme, ce n'est pas pour rien que Socrate, à la fin du Phédon, alors qu'il a
déjà avalé la cigüe, dit "va sacrifier un coq à Asclépios de ma part" (c'est le Dieu de la
médecine).
La thèse que je soutiens par rapport à ça, c'est que les disciplines scolaires au sens large,
au sens classique, sont toutes des thérapeutiques de l'écriture. De près ou de loin. D'abord
parce qu'elles sont constituées par un rapport d'enseignement qui n'est pas simplement un
rapport d'initiation - je dis "pas simplement" parce que je crois qu'il y a toujours un
rapport d'initiation aussi, il n'y a jamais seulement de l'enseignement, mais la base c'est
l'enseignement. L'enseignement c'est du profane, ce qui fait qu'on a à faire à de
l'enseignement c'est que c'est public, c'est à dire profane - car c'est synonyme, profane et
public, ce qu'on oublie souvent -, et ce qui rend possible ce caractère profane (Jean-Pierre
Vernant l'a développé très longuement et très brillamment), c'est l'écriture. L'écriture est
la condition de cette transmission publique, publique c'est à dire à tous les citoyens qui
sont isonomes, égaux devant la loi c'est à dire devant le savoir - en droit, pas en fait mais
en droit -. publique c'est à dire aussi ouverte au débat public, tout comme la loi est
ouverte à toute jurisprudence que voudrait inscrire en débat n'importe qui, par exemple
Hésiode allant trouver le juge pour lui dire "je suis désolé mais la loi ça ne va pas", etc... ça, c'est la Cité. Ce modèle matriciel de la possibilité de contester la loi, qui est rendu
possible exclusivement par l'écriture (là aussi, cela renvoie à Vernant, cela renvoie à
Détienne, à beaucoup d'autres), c'est le modèle de toutes les disciplines de transmission.
Toutes ces thérapeutiques que sont les disciplines (l'histoire depuis Thucydide, la
géométrie depuis Thalès, la physique depuis Aristote, Galilée, etc...), supposent un
instrument intellectuel, une technique ou une technologie de l'esprit, qui constitue le fond
commun de compétence et l'espace public de débat, à l'intérieur desquels la rationalité est
possible et en dehors desquels il n'y a pas de rationalité possible.
Maintenant, ayant dit tout cela, j'ajouterai un point encore : n'est objet d'enseignement
que ce qui produit de la cumulativité, que ce qui est inscrit dans l'histoire de la discipline.
Y compris dans les arts, par exemple : il y a une cumulativité de l'histoire de l'art, une
cumulativité des pratiques musicales, des pratiques artistiques. C'est absolument
essentiel. Et cette cumulativité, qui est une transmission intergénérationelle, donc dans
une histoire des savoirs - l'école est d'abord une instruction dans l'histoire, dans
l'historicité même des savoirs, une historicité critique -, n'est pas possible sans écriture.
Cette historicité, qui est indispensable au renouvellement des savoirs, à la recherche - une
thèse n'est pas possible, n'est pas imaginable, sans faire un état de l'art, une histoire du
savoir à partir d'où l'on parle -, cette historicité est ce qui va constituer ce que j'appelle
des circuits de transindividuation. Là j'emploie une terminologie qui vient du concept de
"transindividuel" de Gilbert Simondon. Je considère que les concepts de Simondon sont
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absolument essentiels pour penser ces problèmes, les concepts d'individuation psychique
et d'individuation collective ; dans le langage de Simondon, on dira qu'une communauté
de savoir est une modalité très particulière d'individuation collective. Ce que par exemple
Husserl appelle le "nous des géomètres" dans La crise des sciences européennes, c'est
une modalité d'individuation collective, soumise à des règles d'individuation qui sont des
règles de non-contradiction, de cumulativité, et d'héritage de toute l'axiomatique de toute
la géométrie quand on est en géométrie, de la géographie quand on est en géographie car il a des axiomes en géographie, comme il a des axiomes en littérature. Des axiomes
qui peuvent être cachés, mais dans tous les cas il y a des fonds théoriques qui légitiment
le fait que ce sont des disciplines qui s'enseignent, et pas simplement des intuitions
personnelles et individuelles. Et cela forme ce que j'appelle des circuits de
transindividuation. Si j'y insiste, c'est parce que mon interprétation du conflit entre les
philosophes et les sophistes, et entre Socrate et la sophistique, ou plutôt entre Platon et la
sophistique - plutôt que Socrate qui est peut être beaucoup moins en conflit que Platon
veut nous le faire croire, avec les sophistes -, c'est que Platon accuse l'écriture entre les
mains des sophistes de faire des court-circuits dans la transindividuation. Qu'est-ce que
cela veut dire? Platon dit que ce qui fonde le savoir authentique c'est une anamnèse, et
l'anamnèse c'est l'équivalent de la pensée par soi-même : on ne peut penser que ce qu'on a
pensé soi-même et par soi-même ; on ne peut rien recevoir de l'extérieur en termes de
savoir. C'est pour ça que Socrate est la matrice de tout enseignant, car c'est un
maïeuticien. Tout prof est un maïeuticien : il fait sortir de l'âme, - disons avec le vieux
mot de la philosophie - de l'enseigné, ce qu'il lui enseigne, autrement dit il ne l'enseigne
pas, il le conduit à s'enseigner à lui même, mais en l'introduisant - la matrice c'est
l'interrogation de Ménon, de l'esclave -, en le faisant accoucher du savoir, donc à le faire
réaccéder à ce que Husserl appellerait les « intuitions originaires » du savoir, tout en le
faisant passer par l'expérience de la cumulativité et de l'héritage des savoirs, et c'est ce
que Platon appelle une anamnèse. Mais cette anamnèse se constitue dans un rapport aux
hypomnèses, et c'est là que Husserl entre en rupture, à mon avis, avec Platon ; Husserl
dit : pour que cette anamnèse soit possible, il faut que je dispose d'un instrument (si je
puis dire) maïeutique, que je vais appliquer à moi-même ; ce n'est plus simplement
Socrate qui est le maïeuticien, c'est l'écriture elle-même qui est une maïeutique.
Cela ayant été dit, quel est l'importance d'une telle façon de poser les problèmes dans
notre contexte contemporain? Je partage avec vous la conviction que dans ce contexte
contemporain, nous sommes en train de vivre une transformation, pour ne pas dire une
révolution, des hypomnemata. Ce que Foucault décrivait comme étant l'instrument
maïeutique épistolaire, c'est ce que les grecs appelaient un hypomnematon, c'est à dire un
support de mémoire artificiel, dont l'écriture est celui qui domine tous les autres - mais
les hypomnemata il y en a de toutes sortes. Lorsque Max Weber montre que l'imprimerie
va permettre le développement de techniques comptables - qui vont d'ailleurs faire
apparaitre le concept de ratio, au sens où il domine à l'époque de Descartes, et où par
ailleurs il va devenir un concept de base de la comptabilité (les ratios ce sont les
algorithmes des calculs de comptables) - , lorsque Max Weber explique que ce qui va
rendre possible le proto-capitalisme finalement ce sont ces hypomnemata - d'ailleurs
hypomnematon cela veut déjà dire "livre de comptes" chez les grecs, mais cette fois-ci
qui sont imprimés avec des formulaires et qui vont permettre une comptabilité plus
rationnelle induite par la généralisation de l'écriture (à partir de Luther tout le monde
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accède à la lecture et à l'écriture et l'imprimerie amène finalement l'engendrement d'un
nouveau processus d'individuation psychique et collective qui passe aussi par l'industrie,
par le commerce, etc... ) -, c'est une nouvelle forme d'hypomnematon.
Au début du XXI° siècle quelque chose de fondamental se produit à cet égard, c'est la
généralisation des réseaux numériques - en fait ça commence en 1993 avec le web. Ces
technologies nouvelles d'hypomnemata qui étaient apparues au cours du XIXème siècle
d'abord de manière embryonnaire, vont devenir au cours du XX° la scène dominante de
l'industrie - on ne peut pas penser l'industrie du XX° siècle sans penser à ces nouvelles
formes d'hypomnemata. Mais elles restent réservées, pas toutes mais presque, à des
professionnels - que ce soient des professionnels des industries culturelles, des
professionnels de l'informatique, des télécommunications... - , bref elles restent inscrites
dans une division industrielle du travail qui les rend totalement inaccessibles aux
consommateurs, c'est à dire à vous et moi. Eh bien au début du XXI° siècle ça change. Il
y a eu une migration des savoirs hypomnésiques, des compétences d'hypomnemata
extrêmement spécialisées qui dominaient le XX° siècle, vers un public qui va des enfants
de 5 ans aux personnes très âgées qui auraient besoin de consulter... ceci ou cela.
Tout ceci met l'éducation nationale, les structures scolaires etc..., devant une situation
nouvelle extrêmement désagréable, extrêmement problématique, et en même temps
pleine de ressources et de promesses : il y a aujourd'hui des savoirs techniques, sauvages
aussi, on pourrait dire, non rationnalisés, non théorisés, non peaufinés, non policés par
une institution qui serait capable de les intégrer, qui se développent dans la population pas seulement dans les jeunes générations mais beaucoup dans les jeunes générations -, et
qui créent une situation tout à fait problématique pour les enseignants, en particulier dans
les collèges et dans les lycées. Ces savoirs, ce sont des savoirs qui sont promus à toute
vitesse par le marketing, qui sont transférés avec une grande rapidité. Est-ce que ce sont
des savoirs au sens où l'on parlerait de savoir dans les écoles et les universités peut être
pas, ce sont des savoirs empiriques, mais ce sont des savoirs techniques ça c'est certain.
Et ces savoirs, si je puis dire, ont pénétré la société à une vitesse foudroyante, et l'école
est clairement en retard sur ces savoirs là.
Ce sont des savoirs hypomnésiques, ce sont de nouvelles formes d'hypomnemata. Je
pense que ces nouvelles formes d'hypomnemata qui se sont développées et qui jouent un
rôle extrêmement important dans la construction des savoirs, dans le domaine de la
recherche, qui sont mobilisées aussi bien en anthropologie, en archéologie, qu'en
physique, en biologie etc.. - que Bachelard avait théorisés déjà dans la physique depuis
longtemps -, aujourd'hui se sont développés dans la société d'une manière
pharmacologique au sens classique, c'est à dire qu'ils ont produit ce que j'appelle des
court-circuits dans la transindividuation, des processus de destruction des savoirs, parce
que c'est le marketing qui en pilote la socialisation, et donc il faut impérativement
aujourd'hui que les structures scolaires au sens large reprennent un rôle thérapeutique par
rapport à tout ça, mais en intégrant ces techniques dans la base même de la formation du
corps enseignant lui même, et non seulement du corps enseignant mais à l'intérieur même
des structures de recherche, c'est à dire au plus haut niveau. Que ça commence non pas
seulement en montant de la maternelle vers le Collège de France - selon l'expression bien
connue -, mais qu'en montant de la maternelle au Collège de France ça doit descendre du
Collège de France à la maternelle. C'est un processus où il faut prendre une décision
résolue de rupture, et prendre des risques.
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