L’OSTEORADIONECROSE MANDIBULAIRE W. EL WADI*, G. PAYEMENT**, D. CANTALOUBE*** INTRODUCTION L’ostéoradionécrose ou ostéite post-radique, est une complication redoutable de la radiothérapie des cancers cervico-maxillo-faciaux. Cette maladie iatrogène pose des problèmes, non pas de diagnostic mais de prise en charge des patients irradiés d’où l’intérêt d’un traitement préventif. le but final est en effet non seulement de guérir le malade de sa pathologie cancéreuse mais aussi de limiter autant que possible les séquelles de la thérapeutique instituée afin d’améliorer la qualité de vie des patients à moyen et long terme (3). L’odontologiste tient une place à part entière au sein de l’équipe pluridisciplinaire et par la rigueur de la préparation bucco-dentaire permettra de réduire la fréquence d’apparition de cette grave complication. A propos d’un cas clinique, nous nous proposons de faire une mise au point concernant la clinique, la physiopathologie de cette affection et de rappeler les moyens de sa prévention. CAS CLINIQUE Une jeune femme de 22 ans nous est adressée en 1991 pour soins dentaires après avoir subi en 1989 une radiothérapie pour tumeur maligne du cavum à la dose de 46 Grays par 2 champs latéraux et 24 Grays centrés sur le cavum, fractionnées en 23 séances, étalées sur 34 jours. Elle n’a bénéficié d’aucune mise en état de la cavité buccale avant de débuter cette radiothérapie. Sur le plan général la patiente présente un amaigr issement et des douleurs importantes mal soulagées par la prise des antalgiques usuels. L’examen exobuccal met en évidence une asymétrie faciale et une fistule latéro cervicale gauche productive (fig. 1). L’existence d’une constriction permanente des mâchoires rend l’examen endobuccal difficile. Ce dernier révèle une hyposialie et des dents réduites à l’état de racines (fig. 2). L’ examen radiologique réalisé lors de la consultation initiale comporte un orthopantomogramme ainsi * Service d’Odontologie chirurgicale - Faculté de Médecine Dentaire Rabat ** Service de Chirurgie Plastique, Chirurgie Maxillo-faciale et de Stomatologie HIA DESGENETTES - Lyon *** Service de Chirurgie Plastique, Chirurgie Maxillo-faciale et de Stomatologie HIA PERCY - Paris qu’un cliché occlusal qui montre une image d’ostéolyse avec fracture de l’angle mandibulaire gauche et un aspect «grignoté» de l’os au niveau de l’angle controlatéral. Deux hypothèses diagnostics sont alors avancées : soit une deuxième localisation d’un cancer des voies aéro-digestives supérieures, soit plus probablement compte tenu de l’aspect clinique, radiologique et de l’anamnèse, la survenue d’une ostéoradionécrose 2 ans après l’irradiation. La patiente est adressée au service de chirurgie maxillo-faciale pour prise en charge, diagnostic et thérapeutique. DISCUSSION Cette observation nous permet de rappeler cer tains aspects de cette pathologie iatrogène, malheureusement encore trop fréquente, qui grève les résultats fonctionnels de la radiothérapie des cancers des voies aérodigestives supérieures. D’autre part elle nous permet d’attirer l’attention sur la nécessaire prévention qui passe par une remise en état bucco-dentaire, préalable à toute radiothérapie de la région. 1. Aspects cliniques de l’ostéoradionécrose. Sur le plan clinique on décrit deux tableaux typiques. L’ o s t é o radionécrose précoce ou ostéor a d i o n é c r o s e vraie survenant dans les semaines ou les mois suivants l’irradiation est rare et le plus souvent imputable à une faute technique à type de surdosage dans le protocole théra p e u t i q u e. Elle fait suite à une r a d i o é p i thélite et une radiomucite, et s’accompagne de phénomènes douloureux non atténuables par les antalgi-ques usuels. La dénudation osseuse s’installe à con-tours irréguliers et à fond grisâtre laissant apparaître un os blanc jaunâtre de consistance plus ou moins dure (4, 6). L’ostéoradionécrose tardive ou ostéite post-radique est plus fréquente. En moyenne 2 ans après l’irradiation à la suite d’un traumatisme (extraction dentaire, prothèse défectueuse, etc...) provoquant une effraction muqueuse, un processus ostéitique se déclenche. Ce processus infectieux chronique souvent lui aussi hyperalgique, s’accompagne de phénomènes inflammatoires et infectieux au niveau des tissus pér imandibulaires à Odonto-Stomatologie Tropicale L’ostéoradionécrose… type de cellulite. Ils majorent la constriction permanente des mâchoires aggravant les difficultés d’alimentation, l’ensemble aboutissant inexorablement à une altération de l’état général (3, 6). crose car la résorption osseuse n’est pas nécessairement irrév e r s i bl e. Les agents responsables de la destruction osseuse sont classés selon DAMBRAIN en 3 groupes : de nature cellulaire par l’action des ostéoclastes et des ostéocytes ce qui représente une notion nouvelle et de nature chimique par l’action de la salive et du pus. La radiologie standard et les examens tomodensitométriques permettent de suspecter le diagnostic et de surveiller l’évolution du phénomène ostéitique. Les clichés montrent au début un flou des contours osseux, l’existence de zones de densité osseuse variable pouvant t raduire une ostéolyse, l’existence de séquestres osseux ou une néoostéogénèse. Les signes débutent le plus souvent au niveau de la région alvéolaire zone du traumatisme initial et se développe en direction du bord basilaire de la mandibule d’une part, de la branche montante et de la partie horizontale d’autre part. Quelque soit la forme clinique l’évolution se fait inéluctablement à plus ou moins long terme vers des fractures de la mandibule comme le montre la radiographie occlusale de notre patiente (fig. 3). La résorption ostéoclastique Par rapport au tissu osseux normal, le tissu osseux irradié se trouve privé de ses cellules souches détruites par l’action des rayonnements ionisants. Il en résulte une ostéoporose progressive, qui ressemble au phénomène observé au niveau du tissu osseux chez un patient immobilisé de façon prolongée. Cependant cet état n’est pas irrév e r s i ble et après recolonisation conjonctivo-vasculaire de la zone irradiée par des cellules souches venues des régions externes au champ d’irradiation il peut y avoir une néo-ostéogénèse. En cas d’infection, la résorption ostéoclastique est stimulée et la néo-ostéogenèse ne compense plus la perte osseuse. La lyse per i o s t é o c y t a i r e. C’est le mécanisme de résorption pathognomonique de l’ostéite post-radique mis en évidence par DAMBRAIN. Plusieurs études ont montré que des ostéocytes mis en relation avec le milieu extérieur ou contaminés par des toxines microbiennes peuvent être responsables d’une ostéolyse. L’évolution de l’ostéoradionécrose peut se faire de 2 manières. Elle peut-être favo ra bl e, l’état général du patient reste conservé, le trismus est souvent absent et l ’ é volution se fait vers l’élimination spontanée du séquestre suivie de la guérison muqueuse. L’évolution défavo ra ble se fait vers une nécrose extensive avec complication infectieuse, trismus, fistulisations traînantes, douleurs invalidantes et des fractures osseu-ses dont la consolidation reste hypothétique. Ces complications vont gêner l’alimentation du malade ce qui va aggraver son état général et se traduire à terme par un état de cachexie responsable du décès du patient. Les résorptions chimiques Il s’agit d’une déminéralisation du tissu osseux survenant en l’absence d’activité ostéoclastique et ostéocytaire. Ce phénomène est dû à l’action dissolvante de la salive. La mandibule doit donc rester dans un équilibre précaire au sein de son étui muco-périosté et toute rupture de cet équilibre peut déclencher le processus osteitique. 2. Aspects physiopathologiques de l’ostéoradionécrose Les radiations ionisantes sont responsables de lésions immédiates par mort cellulaire et lésions tardives en rapport avec des troubles de la vascularisation à type d’endartérite oblitérante. Ces lésions ont des conséquences variables selon les différents types tissulaires. Au niveau des parties molles diverses mécanismes viennent potentialiser ou participer à l’aggravation de la s y m p t o m a t o l o g i e. La muqueuse peut être siège d’énanthéme, de mucite, parfois de nécrose découvrant l’os fragilisé. La peau à la suite d’une epithéleite exsudative peut être fragilisée et inflammatoire. L’atteinte des muscles masticateurs réalise des myosites rétractiles responsables de la constriction permanente des mâchoires qui rend difficile l’hygiène bucco-dentaire et favorise ainsi l’apparition de lésions dentaires, portes d’entrée de l’ostéite post-radique. Le tissu cellulaire soumis à l’action des rayonnements ionisants peut présenter des lésions infectieuses extensives et chroniques à l’origine de cellulites péri-maxillaires. L’atteinte Au niveau de l’os l’hypocellularité contemporaine de l’irradiation associée à l’hypovascularisation secondaire aux lésions vasculaires post-radiques provoquent une hypoxie et une diminution de la n utrition des tissus pouvant aboutir à la nécrose. C’est la théorie des 3H de MARX (1983). (3,8). Plus récemment, DAMBRAIN (1991) (5) a montré que c’est l’infection associée à l’ischémie qui représentent les deux éléments les plus importants dans le déclenchement de l’ostéoradioné27 Odonto-Stomatologie Tropicale L’ostéoradionécrose… des glandes salivaires se traduit initialement par une hypersalivation secondaire à la radiomucite qui laisse place à une hyposialie se traduisant par une sécheresse buccale, une diminution du PH, conditions optimales pour le développement des caries post-radiques. supprimer toutes les dents, situées dans les champs d’irradiation ou, siège d’une infection ou pouvant en entraîner une. En cas de doute ou de patient difficile à s u rveiller il faut avoir recours à des av u l s i o n s complètes avant irradia-tion. Ces extractions doivent être les moins traumati-santes possibles car plus la c i c a t risation est rapide plus l’irradiation pourra commencer tôt. La cicatrisation complète est obtenue en sept à dix jours, cependant par sécurité il est habituel de n’entreprendre la r a d i o - t h é rapie qu’au terme de la troisième semaine. Enfin l’organe dentaire subit l’action directe de l’irradiation qui se manifeste histologiquement par une dégénérescence pulpaire aboutissant à une calcification. L’odontonécrose se traduit classiquement par une carie du collet évoluant vers des fractures cervicales avec changement de teinte allant du jaune au noir. Cependant l’aspect classique type dent d’ébène devient rare en raison de la modification des modalités radiothérapiques. Au stade ultime l’émail se fissure et se craquelle pouvant laisser des pans tranchants susceptibles de blesser le malade. La prévention secondaire passe par une hygiène bucco-dentaire stricte avec des brossages dentaires fluorés, idéalement complétés par l’utilisation après chaque repas d’un hydropulseur pour extraire les particules alimentaires restantes dans les espaces interdentaires. La fluoration par topiques fluorés a modifié la conception classique d’extraction systématique des dents situées dans les champs d’irradiation et a conduit à moduler ces extractions en fonction de l’état buccodentaire initial, de la psychologie et de l’état de réceptivité du patient aux complications éventuelles. Des empreintes sont prises et des gouttières porte-gel fluoré personnalisées sont réalisées (1,9). Elles devront être portées enduites de gel durant 5 minutes par jour toute la vie. Le contact du fluor au niveau de l’émail dentaire provoque la formation d’une nouvelle couche de cristaux de fluoroapatite tous les 3 mois afin de surveiller l’apparition de caries post-radiques ou de lésions p a r o d o n t a l e s. Cette surveillance est capitale pour s’assurer de l’assiduité de la prophylaxie fluorée. 3. La prévention Les mécanismes physiopathologiques exposés expliquent que l’odontologiste a un rôle majeur à jouer dans la prévention de l’ostéoradionécrose chez tout sujet soumis à une irradiation des structures maxillo-faciales. Les mesures de prévention ne doivent pas être ponctuelles mais doivent débuter avant même l’irradiation (prévention primaire) et s’étaler tout au long de la vie du malade (prévention secondaire), nécessitant une parfaite compréhension du sujet lui même et une information précise de tout le personnel soignant pouvant être amené à s’occuper du malade. La prévention primaire vise tout d’abord à lutter contre l’intoxication alcoolo-tabagique. CONCLUSION La difficulté du traitement médical ou chirurgical de l’ostéite post-radique justifie pleinement le rôle de l’odontologiste dans la prise en charge primaire et secondaire de ces patients. Dans notre pratique quotidienne le problème demeure entier étant donné le coût de la mise en état préalable de la cavité buccale, de la confection des gouttières sans parler du gel fluoré d’usage quotidien pour toute la vie dont le prix atteint des chiffres dépassant les possibilités matérielles de nos patients. L’alcoolisme est incriminé avec le tabac dans l’apparition des lésions malignes des voies aérodigestives s u p é ri e u r e s, dans 9 cas sur 110 et la poursuite de cette intoxication chez des malades irradiés augmente signi-ficativement le risque d’ostéoradionécrose (2). La mise en état bucco-dentaire est au centre du problème. Tout patient devant recevoir une irradiation pour une tumeur des voies aérodigestives supérieures doit subir un exa-men odontologique ou stomatologique clinique et r a d i o - l o g i q u e. Le but de cet examen est de 28 Odonto-Stomatologie Tropicale L’ostéoradionécrose… RÉSUMÉ L’ostéoradionécrose est une complication redoutable de la radiothérapie des cancers cer vico-maxillofaciaux. La difficulté du traitement de cette maladie iatrogène justifie pleinement le rôle de l’odontologiste dans la prise en charge primaire et secondaire des patients irradiés. A propos d’un cas clinique d’ostéoradionécrose mandibulaire, les auteurs proposent de faire une mise au point concernant la clinique, la physiopathologie de cette affection et de rappeler les moyens de sa prévention. Mots clés : Ostéoradionécrose - radiothérapie - prévention BIBLIOGRAPHIE 1. B. BOROWSKI. Soins bucco-dentaires du malade cancéreux. Masson et Cie, edit. Paris, 1986, P. 39-43. 2. B. BOROWSKI, J.P. MARGAINAUD. 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