MOSCOW MATHEMATICAL JOURNAL
Volume 12, Number 3, July–September 2012, Pages 497–514
FINITUDE DE L’EXTENSION DE QENGENDRÉE PAR DES
TRACES DE FROBENIUS, EN CARACTÉRISTIQUE FINIE
PIERRE DELIGNE
dié à la mémoire de I. M. Gelfand
Résumé. Soient Z0un schéma de type fini sur Fqet F0un Ql-faisceau
sur Z0. Nous montrons qu’il existe une extension de type fini EQl
de Qtelle que les facteurs locaux de la fonction Lde F0soient tous à
coefficients dans E. Si Z0est normal connexe et que F0est un système
local l-adique irréductible, dont le déterminant est d’ordre fini, on peut
prendre pour Eune extension finie de Q.
2010 Math. Subj. Class. 14F20, 14G15.
Key words and phrases. l-adic sheaves, Frobenius traces.
0. Introduction
0.0. Fixons les notations suivantes :
Fq: un corps fini à qéléments, de caractéristique p;
F: une clôture algébrique de Fq;
Fqn: l’extension de degré nde Fqdans F;
W(F/Fqn): le sous-groupe Zde Gal(F/Fqn) = b
Zengendré par le Frobenius
géométrique F(l’inverse de x7→ xqn) ;
l: un nombre premier autre que p;
Ql: une clôture algébrique de Ql.
Un objet sur Fqsera affecté d’un indice 0, et la suppression de cet indice indiquera
l’extension du corps de base de FqàF.
Pour un résumé du formalisme des Ql-faisceaux, et de celui des Ql-faisceaux de
Weil, je renvoie à [De2, 1.1.1 et 1.1.10].
Soient ¯
X0une courbe projective lisse et absolument irréductible sur Fq,S0un
ensemble fini de points fermés de ¯
X0et X0:= ¯
X0S0. On notera K0le corps de
fonctions rationnelles sur X0et Al’anneau de ses adèles.
Received June 21, 2011.
c
2012 Independent University of Moscow
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498 P. DELIGNE
0.1. Lafforgue [L] fournit une bijection naturelle entre
(A) Classes d’isomorphie de Ql-faisceaux de Weil lisses irréductibles de rang r
sur X0, et
(B) Représentations automorphes cuspidales πde GL(r, A), non ramifiées en
dehors de S0.
Cette bijection est caractérisée par l’égalité en chaque point fermé x0de X0de
facteurs locaux de fonctions Lattachés aux objets (A) et (B).
Dans (B), la notion de représentation automorphe cuspidale est purement al-
gébrique : on peut prendre comme corps de coefficients n’importe quel corps k
algébriquement clos de caractéristique 0. On prend k=Ql. La topologie de Qlne
joue aucun rôle.
Si Z0est un schéma de type fini sur Fq, l’action sur Fde W(F/Fq)induit une
action de ce groupe de Weil sur Z=Z0FqF. Un Ql-faisceau de Weil F0sur Z0
est un Ql-faisceau Fsur Z, muni d’une action de W(F/Fq)sur (Z, F)relevant son
action sur Z. La notion de Ql-faisceau est définie par passages à la limite à partir de
celle de faisceau étale de Oλ/I-module, pour Oλla clôture intégrale de Zldans une
extension finie EλQlde Ql, et Iune puissance de l’idéal maximal. La topologie
de Qljoue ici un rôle crucial. Une conséquence surprenante de l’équivalence entre
(A) et (B) est que, dans le cas des faisceaux lisses semi-simples sur les courbes, ce
rôle est illusoire.
0.2. On prendra garde que Lafforgue suppose choisi un isomorphisme ι:CQl,
et l’utilise pour comparer plutôt représentations automorphes au sens classique
(corps de coefficients C) et Ql-faisceaux. Si on utilise l’isomorphisme ιpour rem-
placer les représentations automorphes cuspidales à coefficients dans Cpar celles
à valeurs dans Ql, la correspondance obtenue dépend, si rest pair et qune puis-
sance impaire de p, de la racine carrée ι(q)de qdans Ql. Changer qen q
change la correspondance en sa composée avec la torsion (voir 0.3) par le caractère
n7→ (1)n(r1) de W(F/Fq) = Z.
A la correspondance utilisée par Lafforgue nous préférons sa tordue par le carac-
tère n7→ (q)n(r1) de W(F/Fq). Cette correspondance rationalisée fournit une
bijection entre (A) et (B) indépendante de ι.
0.3. Tant pour les objets (A) que pour les objets (B) la torsion par un caractère
χ:W(F/Fq) = ZQlest définie, et ces torsions se correspondent.
L’ensemble des caractères χde W(F/Fq)est en bijection naturelle avec l’en-
semble des classes d’isomorphie de Ql-faisceau de Weil de rang un L0sur Spec(Fq),
et pour les objets (A) la torsion est donnée par le produit tensoriel avec l’image
inverse, par X0Spec(Fq), d’un tel faisceau.
Soit v:AZl’homomorphisme tel que kxk=qv(x). Il se factorise par le
groupe des classes d’idèles K
0\A. Dans (B), si πest une représentation automorphe
cuspidale de GL(r, A), vue comme contenue dans l’espace des fonctions localement
constantes sur GL(r, K0)\GL(r, A), la tordue πχ de πpar χest l’espace des
fonctions f(x)χ(v(det x)) pour fdans π.
Nous dirons parfois « torsion par b» pour « torsion par le caractère χde Ztel
que χ(1) = b».
L’EXTENSION DE QENGENDRÉE PAR DES TRACES DE FROBENIUS 499
0.4. Les Ql-faisceaux forment une sous-catégorie abélienne pleine de la catégo-
rie abélienne des Ql-faisceaux de Weil. Sur Spec(Fq), la classe d’isomorphie d’un
Ql-faisceau de Weil de rang un L0est déterminée par un caractère χ:W(F/Fq) =
ZQl, et pour que L0soit un Ql-faisceau il faut et il suffit que χse prolonge
en un caractère continu de Gal(F/Fq) = b
Z, i.e. que χ(1) soit une unité l-adique.
C’est ce qui oblige dans 0.1 (A) à utiliser les Ql-faisceaux de Weil. Si on voulait
dans (A) se limiter aux Ql-faisceaux, il faudrait dans (B) se limiter aux représen-
tations automorphes cuspidales πdont le caractère central ωπse prolonge en un
caractère continu du complété profini du groupe des classes d’idèles. Ceci détruirait
le caractère purement algébrique de (B).
Les théorèmes suivants permettent de passer des Ql-faisceaux aux Ql-faisceaux
de Weil.
(a) Soient Z0une variété connexe normale de type fini sur Fq, et F0un Ql-
faisceau de Weil lisse irréductible de rang rsur Z0. Alors, F0est un Ql-faisceau si
et seulement si det(F0) := VrF0en est un [De2, 1.3.14].
(b) Soit L0un Ql-faisceau de Weil lisse de rang un sur Z0. Définition : L0est
d’ordre fini s’il existe N > 0tel que LN
0soit isomorphe au faisceau constant Ql.
Il existe toujours N > 0tel que LN
0soit l’image inverse d’un faisceau de Weil sur
Spec(Fq)[De2, 1.3.4 (i)]. Le groupe (pour ) des classes d’isomorphie de faisceaux
de Weil de rang un sur Spec(Fq)est divisible. Tout L0est donc le produit tensoriel
d’un L
0, d’ordre fini, et de l’image inverse d’un faisceau de Weil L′′
0sur Spec(Fq).
Pour que L0soit un Ql-faisceau, il faut et suffit que L′′
0en soit un.
(c) Tout F0comme en (a) est donc déduit par torsion d’un Ql-faisceau F
0tel
que det(F
0)soit d’ordre fini, et F0un Ql-faisceau si et seulement si la torsion est
le produit tensoriel avec l’image inverse d’un Ql-faisceau de rang un sur Spec(Fq).
Dans [L], Lafforgue énonce la correspondance entre (A) et (B) en se limitant dans
(A) aux Ql-faisceaux lisses irréductibles dont le déterminant est d’ordre fini, et en
imposant dans (B) une restriction correspondante aux représentations automorphes.
Ce qui précède montre qu’il n’y perd rien.
0.5. Notations. Soient F0un Ql-faisceau de Weil sur Z0de type fini sur Fq,x0
un point fermé de Z0et deg(x0) := [k(x0) : Fq]son degré. Le choix de ¯xdans Z
au-dessus de x0définit un plongement de k(x0)dans k(¯x) = F. Le groupe de Weil
W(F/k(x0)) est engendré par le Frobenius géométrique Fx0. Il est d’indice deg(x0)
dans W(F/Fq), fixe ¯xet agit sur la fibre F¯xde F0en le point géométrique ¯x. En
particulier, Fx0agit sur F¯x. Le facteur local en x0de la fonction Lde F0est
det(1 Fx0tdeg(x0),F¯x)1.(0.5.1)
Il ne dépend pas de ¯x, seulement de x0.
Soient n>1et xun Fqn-point de Z0:xZ0(Fqn). Le point xest un Fq-
morphisme Spec(Fqn)Z0. Soient x0le point fermé de Z0qui en est l’image, et
¯xle point géométrique Spec(F)Spec(Fqn)x
Z0. On notera Fxle générateur
« Frobenius géométrique » de W(F/Fqn). On a W(F/Fqn)W(F/k(x0)), et
Fx=Fn/deg(x0)
x0.(0.5.2)
500 P. DELIGNE
On dira « action de Fx(resp. Fx0) sur F0» pour « action de Fx(resp. Fx0) sur
F¯x». Avec cet abus de language, le facteur local (0.5.1) s’écrit
det(1 Fx0tdeg(x0),F0)1.
Il nous sera commode de considérer, plutôt que ces facteurs locaux, les traces
Tr(Fx,F0)pour xdans un Z0(Fqn). L’identité entre séries formelles
log det(1 ft, V ) = P
n>1
Tr(fn, V )tn
n,
pour fun endomorphisme de V, montre que ces traces pour xau-dessus de x0et
le facteur local en x0se déterminent l’un l’autre.
Lafforgue [L] VII 6 prouve le théorème suivant, dans lequel (ii) et (iii) résultent
de l’équivalence entre (A) et (B) de 0.1.
Théorème 0.6 (Lafforgue).Soient X0/Fqcomme en 0.0, et F0un Ql-faisceau de
Weil lisse irréductible de rang rsur X0, dont le déterminant det(F0)est d’ordre
fini.
(i) En tout point fermé x0de X0, les valeurs propres de Fx0agissant sur F0sont
des nombres de Weil de poids 0, i.e. sont des nombres algébriques de valeur absolue
un en toute place ne divisant pas p. En particulier, F0est pur de poids 0.
(ii) Il existe une extension finie EQlde Qtelle que pour tout point fermé x0
de X0, le polynôme det(1 Fx0t, F0)soit à coefficients dans E.
(iii) Pour Ecomme en (ii), pour tout nombre premier l6=pet pour tout plon-
gement σde Edans Ql, il existe un Ql-faisceau de Weil lisse F
0sur X0, tel qu’en
tout point fermé x0de X0on ait
det(1 Fx0t, F
0) = σdet(1 Fx0t, F0).
L’extension Eminimale est le corps de définition de la représentation automorphe
πcorrespondant à F0, vue au choix comme classe d’isomorphie de représentation de
GL(r, A)ou comme sous-espace de l’espace des fonctions sur GL(r, K0)\GL(r, A).
Il faut ici utiliser la correspondance rationalisée de 0.2.
0.7. Soient Z0un schéma connexe normal de type fini sur Fqet F0un Ql-faisceau
de Weil lisse irréductible sur Z0, dont le déterminant est d’ordre fini. Lafforgue [L,
VII 7] montre, en se réduisant au cas des courbes par un argument de sections
planes, que l’assertion (i) de 0.6reste vraie pour F0. Prendre garde que la référence
à Hartshorne que Lafforgue donne pour l’irréductibilité de la restriction de F0a une
courbe X0section plane de Z0n’est pas adéquate : Hartshorne suppose Z0projec-
tive. Nous expliquerons en 1.5–1.9 comment corriger l’argument, en remplaçant la
référence à Hartshorne par une référence à Jouanolou [J].
0.8. Soient F0et Z0comme en 0.7. Utilisant une méthode développée par Wie-
send [W] et le théorème de Lafforgue, Drinfeld [Dr] a montré, sous l’hypothèse
additionnelle que Z0est lisse, que si F0vérifie l’assertion (ii) du théorème alors F0
vérifie aussi (iii).
Notre but est de montrer que tout F0comme en 0.7 vérifie (ii).
L’EXTENSION DE QENGENDRÉE PAR DES TRACES DE FROBENIUS 501
0.9. Passons en revue les sections du présent article. Dans la section 1, on consi-
dère les Ql-faisceaux de Weil lisses semi-simples sur Z0normal absolument irréduc-
tible de type fini sur Fq. On montre comment les décrire en terme de Ql-faisceaux
lisses sur des schémas Z0FqFqa, de déterminant d’ordre fini, et dont l’image inverse
sur Z=Z0FqFest irréductible. La décomposition (1.4.1) obtenue traduit 0.3,
joint à des résultats bien connus sur la relation entre représentations irréductibles
d’un groupe Get d’une extension de Zpar G.
Dans la section 2, on considère un Ql-faisceau de Weil lisse F0sur une courbe
X0lisse et absolument irréductible sur Fq. Pour simplifier, on suppose X0affine.
La « complexité » de X0sera mesurée par l’entier b1(X) := dim H1
c(X, Ql). On
suppose F0algébrique, i.e. que les traces Tr(Fx,F0), pour xdans un X0(Fqn), sont
des nombres algébriques. D’après 0.6 (ii) appliqué à des tordus de sous-quotients
irréductibles de F0, on sait que ces traces engendrent une extension finie Ede Q
dans Ql. Notre but est d’expliciter un entier N, dépendant d’une « complexité »
de (X, F), tel que Esoit engendré par les Tr(Fx,F0)pour xdans un X0(Fqn)
avec n6N. Posons log+
q(a) = sup(0,logq(a)). Si Fest à ramification modérée, on
obtient Nde la forme
O(log+
q(b1(X))) + O(1) (0.9.1)
où les constantes implicites dans Odépendent du rang de F0. Pour F0quelconque,
il faut remplacer b1(X)par b1(X) + PsSαs(F), où αs(F)mesure la sauvagerie de
la ramification de Fen s.
Une autre façon de mesurer la sauvagerie de F, beaucoup moins économe mais
qui sera commode dans la section 3, est en terme d’un revêtement étale connexe
Xde Xsur lequel l’image inverse de Fest à ramification modérée. On obtiendra
un autre N, de la forme
O(log+
q(b1(X)) + O(1).(0.9.2)
Ici aussi, les constantes implicites dans Odépendent du rang de F0.
Les preuves font un usage essentiel de 0.6 (iii), pour ramener le problème posé au
suivant. Pour F0and G0des faisceaux de Weil lisses semi-simples sur X0, trouver
Ntel que si
Tr(Fx,F0) = Tr(Fx,G0)
pour tout xdans un X(Fqn)avec n6N, alors F0et G0sont isomorphes.
0.10. Le théorème principal est prouvé dans la section 3. Après quelques dévis-
sages, on est amené à traiter le cas F0est un Ql-faisceau lisse sur un schéma Z0
qui est lisse et absolument irréductible sur Fq, et où F0est algébrique (algébraïcité
des traces des Frobenius). Il s’agit de montrer que l’extension de Qengendrée par
les traces des Frobenius est une extension finie. On le fait en montrant qu’il existe
un entier Ntel que pour tout entier n > N et tout point xZ0(Fqn), la trace
Tr(Fx,F0)est contenue dans l’extension de Qengendrée par les Tr(Fx,F0)avec
xdans un Z0(Fqn)et n< n. Pour le prouver, on fait passer par xune courbe
X0telle que (X0,F0|X0)ne soit pas trop complexe, et on applique à cette courbe
les résultats de la section 2. Plus précisément, on construit une courbe affine lisse
X0, un point ˜xX0(Fqn)et un Fq-morphisme ϕ:X0Z0qui envoie ˜xsur x. La
construction ne garantit pas que la courbe X0soit connexe. Remplaçons-la par sa
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