centrées restent sous le modèle étroit de la récognition (gnosies et praxies, « c’est un cube », « c’est un crayon
»...), et que la biologie du cerveau s’aligne ici sur les mêmes postulats que la logique la plus têtue. Les opinions
sont des formes prégnantes, comme les bulles de savon suivant la Gestalt, eu égard à des milieux, des intérêts,
des croyances et des obstacles. H semble alors difficile de traiter la philosophie, l’art et même la science comme
des « objets mentaux », simples assemblages de neurones dans le cerveau objectivé, puisque le modèle dérisoire
de la récognition cantonne ceux-ci dans la doxa. Si les objets mentaux de la philosophie, de l’art et de la science
(c’est-à-dire les idées vitales) avaient un lieu, ce serait au plus profond des fentes synaptiques, dans les hiatus,
les intervalles et les entre-temps d’un cerveau inobjectivable, là où pénétrer pour les chercher serait créer. Ce
serait un peu comme dans le réglage d’un écran de télé dont les intensités feraient surgir ce qui échappe au
pouvoir de définition objectif9. C’est dire que la pensée, même sous la forme qu’elle prend activement dans la
science, ne dépend pas d’un cerveau fait de connexions et d’intégrations organiques ^suivant la phénoménologie,
elle dépendrait de rapports de l’homme avec le monde - avec lesquels le cerveau concorde nécessairement parce
qu’il est prélevé sur eux, comme les excitations le sont sur le monde et les réactions sur l’homme, y compris
dans leurs incertitudes et leurs défaillances. « L’homme pense et non le cerveau » ; mais cette remontée de la
phénoménologie qui dépasse le cerveau vers un Etre dans le monde, sous une double critique du mécanisme et
du dynamisme, ne nous fait guère sortir de la sphère des opinions, elle nous mène seulement à une Urdoxa posée
comme opinion originaire ou sens des sens10.
Le tournant ne serait-il pas ailleurs, là où le cerveau est « sujet », devient sujet ? C’est le cerveau qui pense et
non l’homme, l’homme étant seulement une cristallisation cérébrale. On parlera du cerveau comme Cézanne du
paysage : l’homme absent, mais tout entier dans le cerveau... La philosophie, l’art, la science ne sont pas les
objets mentaux d’un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous lesquels le cerveau devient sujet, Pensée-
cerveau, les trois plans, les radeaux sur lesquels il plonge dans le chaos et l’affronte. Quels sont les caractères de
ce cerveau qui ne se définit plus par des connexions et intégrations secondaires ? Ce n’est pas un cerveau
derrière le cerveau, mais d’abord un état de survol sans distance, à ras de terre, auto-survol auquel n’échappe
aucun gouffre, aucun pli ni hiatus. C’est une « forme vraie », primaire, comme la définissait Ruyer : non pas une
Gestalt ni une forme perçue, mais une forme en soi qui ne renvoie à aucun point de vue extérieur, pas plus que la
rétine ou l’aire striée du cortex ne renvoie à une autre, une forme consistante absolue qui se survole
indépendamment de toute dimension supplémentaire, qui ne fait donc appel à aucune transcendance, qui n’a
qu’un seul côté quel que soit le nombre de ses dimensions, qui reste co-présente à toute ses déterminations sans
proximité ou éloignement, les parcourt à vitesse infinie, sans vitesse-limite, et qui en fait autant de variations
inséparables auxquelles elle confère une équipotentialité sans confusion11. Nous avons vu que tel était le statut
du concept comme événement pur ou réalité du virtuel. Et sans doute les concepts ne se réduisent pas à un seul et
même cerveau, puisque c’est chacun d’eux qui constitue un « domaine de survol », et les passages d’un concept
à un autre restent irréductibles tant qu’un nouveau concept n’en rend pas nécessaire à son tour la co-présence ou
l’équipotentialité des déterminations. On ne dira pas davantage que tout concept est un cerveau. Mais le cerveau,
sous ce premier aspect de forme absolue, apparaît bien comme la faculté des concepts, c’est-à-dire comme la
faculté de leur création, en même temps qu’il tire le plan d’immanence sur lequel les concepts se placent, se
déplacent, changent d’ordre et de rapports, se renouvellent et ne cessent de se créer. Le cerveau est l’esprit
même. C’est en même temps que le cerveau devient sujet, ou plutôt «superjet» suivant le mot de Whitehead, que
le concept devient l’objet comme créé, l’événement ou la création même, et la philosophie, le plan d’immanence
qui porte les concepts et que trace le cerveau. Aussi les mouvements cérébraux engendrent-ils des personnages
conceptuels.
C’est le cerveau qui dit Je, mais Je est un autre. Ce n’est pas le même cerveau que celui des connexions et
intégrations secondes, bien qu’il n’y ait pas de transcendance. Et ce Je n’est pas seulement le « je conçois » du
cerveau comme philosophie, c’est aussi le « je sens » du cerveau comme art. La sensation n’est pas moins
cerveau que le concept. Si l’on considère les connexions nerveuses excitation-réaction et les intégrations
cérébrales perception-action, on ne se demandera pas à quel moment du chemin ni à quel niveau apparaît la
sensation, car elle est supposée et se tient en retrait. Le retrait n’est pas le contraire du survol, mais un corrélat.
La sensation, c’est l’excitation même, non pas en tant qu’elle se prolonge de proche en proche et passe dans la
réaction, mais en tant qu’elle se conserve ou conserve ses vibrations. La sensation contracte les vibrations de
l’excitant sur une surface nerveuse ou dans un volume cérébral : la précédente n’a pas encore disparu quand la
suivante apparaît. C’est sa manière de répondre au chaos. La sensation vibre elle-même parce qu’elle contracte
des vibrations. Elle se conserve elle-même parce qu’elle conserve des vibrations : elle est Monument. Elle
résonne parce qu’elle fait résonner ses harmoniques. La sensation, c’est la vibration contractée, devenue qualité,
variété. C’est pourquoi le cerveau-sujet ici est dit âme ou force, puisque seule l’âme conserve en contractant ce
que la matière dissipe, ou rayonne, fait avancer, réfléchit, réfracte ou convertit. Aussi cherchons-nous en vain la
sensation tant que nous en restons à des réactions et aux excitations qu’elles prolongent, à des actions et aux
perceptions qu’elles réfléchissent : c’est que l’âme (ou plutôt la force), comme disait Leibniz, ne fait rien ou
n’agit pas, mais est seulement présente, elle conserve ; la contraction n’est pas une action, mais une passion pure,