Le discours intellectuel de guerre juste aux Etats-Unis

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ST 52 La liberté à l'épreuve de la démocratie. Regards de la théorie
politique
Guillaume Durin, enseignant vacataire en science politique et doctorant du Centre
Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense (Université Jean Moulin
Lyon 3), [email protected]
Axe 3 : Liberté ou sécurité ? Les démocraties en situation d'exception : le cas du terrorisme
Le renouveau du discours intellectuel de guerre juste aux Etats-Unis
Depuis plus d’une cinquantaine d’années, le discours intellectuel de la guerre juste a
régulièrement été utilisé dans le débat académique et stratégique Etats-unien. Les premiers
jalons posés dès la seconde moitié du XXème siècle par Paul Ramsey, John Courtney Murray
et William O’Brien furent suivis des travaux de James Turner Johnson (son premier article sur
la question date de 1971 puis en 1975 vient Ideology, Reason and the Limitation of War), de
ceux de Michael Walzer (Just and Unjust Wars est publié en 1977) puis de George Weigel
(Tranquillitas Ordinis, 1987) et de Jean Bethke Elshtain (Women and War, 1985 et Just War
Theory, 1991). L’ensemble de ces prises de position, cherchant toutes à mobiliser les
catégories de l’ancienne tradition morale, allait être développé face à des événements
politiques majeurs comme la compétition termo-nucléaire, la guerre du Vietnam, la guerre du
Golfe, la guerre de Bosnie, le génocide Rwandais, le conflit du Kosovo, les attaques
terroristes de 2001, puis la riposte contre l’Afghanistan Taliban et l’invasion de l’Irak en
2003, au sein de dialogues et de controverses qu’a fortement amplifié le contexte post 11
septembre. Entre 1970 et 2007, les théoriciens états-uniens de la guerre juste - philosophes,
politologues ou théologiens - ont rassemblé un corpus souvent éloigné des grandes revues
spécialisées en politique internationale, dans lequel ils débattent et évaluent l’opportunité et
les modalités de l’utilisation de la force sur la scène internationale. Ce discours intellectuel de
guerre juste qui s’appuie sur la volonté de promouvoir la justice et les principes éthiques dans
le débat public, cherche à explorer la « réalité morale de la guerre » en surmontant la
dichotomie distinguant bellicisme/irénisme et en ancrant cet effort dans une forme avancée de
« réalisme moral ».
1
L’analyse proposée est focalisée sur le débat intellectuel et s’appuie pour ce faire sur une
perspective issue, tour à tour, de la sociologie interactionniste de la connaissance et des
approches argumentatives qu’ont pu développer aux Etats-Unis un sociologue comme Randall
Collins, aux Pays-Bas le politologue Maarten A. Hajer et en France le philosophe Frédéric
Cossutta. Elle vise à brosser les contours du mouvement de réactualisation du discours
intellectuel de guerre juste initié aux Etats-Unis entre 1970 et 2007 à travers les efforts de
quatre théoriciens principaux, en aboutissant au constat qu’il existe parmi les intellectuels
états-uniens un courant « just-war theorist » ayant multiplié les interactions, les références et
les initiatives croisées permettant de dégager un discours intellectuel commun ; un courant
aux objectifs, influences et propositions certes variés mais dont les principaux participants
partagent un socle argumentatif conjoint et parfois même coordonné.
I. Penser les positionnements intellectuels dans les espaces délibératifs
Comment comprendre le sens du mouvement de la réactualisation contemporaine du discours
de guerre juste dans le débat intellectuel américain ? Les théoriciens de la guerre juste sont
des théoriciens politiques, l’hypothèse théorique qu’enfourche cette communication est que
pour mieux comprendre leurs objectifs et pratiques professionnelles mais aussi les thèses
qu’ils défendent, il s’avère judicieux de mettre en place une approche socio-discursive
conjuguant l’apport de la perspective conflictualiste de Randall Collins jointe au cadre
exploratoire des analyses argumentatives postructuralistes menées par Frank Fischer, Martin
Hajer, Dominique Maigueneau, Ruth Amossy et Frederic Cossutta. Cet attelage, dissemblable
à plus d’un titre, permet cependant d’envisager une sociologie des idées forte d’un dialogisme
densifié.
1. La Sociologie Collinsienne des producteurs de biens abstraits
Le sociologue américain Randall Collins1 publie en 1998 The Sociology of Philosophies – A
Global Theory of Intellectual Change, ouvrage dans lequel il nourrit le projet de mettre en
exergue « la structure sociale du monde intellectuel » [Collins, 1998]. Il part pour ce faire
d’une conception communicationnelle, psycho-sociologique et structuraliste de l’activité
intellectuelle et développe sur cette base une ambitieuse analyse sociologique comparative de
l’histoire philosophique mondiale. Identifiant plusieurs centaines de penseurs « majeurs » et
« mineurs » en fonction de leur empreinte ultérieure et de la durée de leur renommée, Collins
propose une approche originale des dynamiques intellectuelles dont la perspective théorique
axiale se révèle être tant internaliste que conflictualiste. Internaliste en ce qu’elle consacre la
« sphère intellectuelle » comme le cadre déterminant de l’action des acteurs qui la constitue.
Conflictualiste car elle fait des relations d’alliance et de rivalité le cœur des dynamiques
créatives.
Titulaire d’une chaire Dorothy Swaine Thomas à l’Université de Pennsylvanie, Collins y enseigne la sociologie
depuis 1997 après avoir été professeur à l’Université de Virginie (1978-1982) puis à l’Université de Californie
(1985-1997). Il a par ailleurs été l’auteur de Conflict Sociology : Toward an Explanatory Science (1975) de
Three Sociological Traditions (1985), Weberian Sociological Theory (1986) de Interaction Ritual Chains (2004)
et de Violence : A Micro-Sociological Theory (2008).
1
2
Ainsi selon lui, ce sont les réseaux intellectuels et les échanges les structurant qui déterminent
le contenu initial des idées abstraites et orientent par la suite leur développement. Il développe
cette thèse en s’arque-boutant sur une double proposition théorique selon laquelle primo,
« C’est la structure interne [des] réseaux intellectuels qui modèle les idées, par leurs modèles
de liaisons verticales à travers les générations, et leurs alliances et oppositions
horizontales. » [Collins, 1998] ; secundo, « la créativité intellectuelle est un processus
conflictuel » [Collins, 1998]. Le sociologue américain propose ainsi une sociologie
intellectuelle fondamentalement axée sur le milieu et les rapports horizontaux et verticaux
entre les penseurs. Pour lui, si de tels contextes ont coutume de déterminer les dynamiques
intellectuelles, les ensembles plus larges que sont « Les macro-structures économiques et
politiques » opèrent comme d’indéniables socles organisationnels pour les réseaux
intellectuels mais n’ont en principe que des effets indirects sur l’état de la création de sens.
Elles « ne permettent pas d’expliquer grand chose à propos des idées abstraites, car de telles
idées existent seulement là ou il y a un réseau d’intellectuels focalisé sur leurs propres
controverses et accumulant leurs propres train d’équipages conceptuels. » [Collins, 1998].
Les propriétés du champ intellectuel font de cet ensemble une zone marquée par des
antagonismes régulés mais chroniques. Collins décrit les « espaces d’attention » et l’action
intellectuelle comme des « champs de force » [Collins, 1998, p.42] orientés par une très forte
propension à l’entrechoquement conflictualiste. On touche en fait ici au cœur de l’explication
théorique proposée par le sociologue américain. Pour lui, « La vie intellectuelle est marquée
avant tout par le conflit et les désaccords », conflit qu’il conçoit comme sa « source
d’énergie ». Les causes des nombreuses tensions entre penseurs sont multiples mais les trois
raisons principales de cet état de fait sont que (1) les « territoires intellectuels » sont des
espaces limités gouvernés par la « loi des petits nombres » qui pousse à l’exacerbation des
antogonismes2 (2) l’utilisation de « repoussoirs » [Collins, 1998, p.137] possède une vertu
logique en cela qu’elle permet à chacun d’étayer et de développer sa propre pensée et offre un
surcroit d’énergie émotionnelle3 (3) la recherche de « créativité » pousse à l’apparition
d’« une nouvelle combinaison d’idées développées à partir d’idées existantes ou de nouvelles
idées structurées par opposition à de plus anciennes » [Collins, 1998]. Pour toutes ces
raisons, les tensions entre rivaux au sein d’une même génération potentialisent leur créativité
et, à l’épreuve du temps, la transmission du capital intellectuel des penseurs d’une même
lignée entraine l’« intensification » de cette logique. Car le principe directeur se décline au
présent mais également dans le temps et pousse à la constitution de groupes affilés : « La vie
intellectuelle procède par tensions horizontales entre contemporains autant que par
séquences verticales entre les générations. » [Collins, 1998] « En plus de cette organisation
verticale des réseaux sociaux entre les générations, les intellectuels créatifs ont tendance à
appartenir à des groupes d’intellectuels, que cela soit des cercles d’alliés et parfois
également de rivaux et d’opposition. » [Collins, 1998]
Fruits des contraintes du système que compose l’espace d’attention intellectuelle, les rivalités
acquièrent en fait, dans le modèle explicatif collinsien, un statut proprement axiomatique en
se révélant être l’« élément vital du monde intellectuel » [Collins, 1998]. Pour Collins,
l’impact du ferment agonistique est tel qu’il conduit à ce que les positionnements des
« Dès lors qu’il y a créativité intellectuelle, il y a des rivaux ; ceux que l’on appel les grands penseurs
apparaissent, au minimum par pairs de contemporains, et de façon plus typique les différentes positions
reconnaissables sont souvent trois ou plus – mais rarement plus que six. » [Randall Collins, 2002]
3
« Les contacts avec les adversaires sont tout autant émotionnellement intensifiant que ceux noués avec ses
propres alliés, peut-être même plus. C’est la raison pour laquelle les intellectuels semblent être animés par leurs
adversaires ; ils les recherchent, comme des aimants se repoussant à partir de pôles opposés. La partie la plus
intense du monde intellectuel repose sur une structure de groupes adverses, concordant ensemble dans une
super-communauté conflictuelle. » [Randall Collins, 1998]
2
3
penseurs soient « constitués par les oppositions et les tensions entre différentes parties du
réseau qui font émerger les problèmes intellectuels et donc les sujets auxquels on réfléchit. »
[Collins, 1998] Le déterminisme conflictualiste se décline jusqu’au « contenu interne des
philosophies » ; ainsi « La créativité se développe par des oppositions. Des philosophes
d’importance comparable apparaissent au cours d’une même période, leur rivalité étaye leur
notoriété. Les chaînes d’opposition créent le contenu interne des philosophies ; de nouvelles
idées se déploient en niant les points essentiels des positions rivales à propos d’un thème
argumentatif partagé et d’un niveau d’abstraction commun. » [Collins, 1998]
La thèse que Randall Collins a développée a suscité de très nombreuses critiques [voir
notamment Bunge, 1999 & 2000 / Jarvie, 2000 / Camic, 2000] et télescope notamment une
part importante des travaux ayant abordé la question du statut des intellectuels en société et
des théoriciens politiques au sein des humanités et des sciences sociales. La séparation
étanche, arbitrairement élaborée par Randall Collins, entre l’activité intellectuelle et politique,
relègue le rapport au contexte politique à l’analyse de l’action des penseurs mineurs ou
reconvertis. Une telle limitation apparait doublement carencée :
-
Lorsqu’un intellectuel prend publiquement position à propos d’une question politique
au sein du débat public, il peut le faire sur la base des aspirations et paradigmes
scientifiques qu’il a pris coutume de défendre et à l’appui de la crédibilité dont il
dispose. C’est en partie grâce à son statut que son positionnement peut se trouver
diffusé et débattu au sein de l’espace public argumentatif.
-
Dans le même temps, lorsque son argumentaire concerne une question politique, les
déclarations des différents acteurs concernés, les racines et développements non moins
politiques de cette question mais aussi l’audience face à laquelle l’intellectuel
intervient, orientent le contenu de ses communications.
D’autres que Collins appréhendent le statut d’« intellectuel » sous un angle sensiblement
différent que celui envisagé par le sociologue, en faisant de ce qu’il considère comme relevant
des marges, une situation racine. Ainsi selon Arthur Melzer, « L’intellectuel public, par
contraste, est moins défini par sa fuite hors de la caverne que par son envolée depuis la tour
d’ivoire. Quand bien même il peut s’’enorgueillir de son amour pour les idées et la vérité, il
rejette consciemment l’idéal contemplatif de retraite et de détachement, et s’attache
fondamentalement à « faire la différence », à « prendre position », à « aider la société ». »
[Melzer, 2003] Pour Pierre Bourdieu, « L’intellectuel est un personnage bidimensionnel qui
n’existe et ne subsiste comme tel que si (et seulement si) il est investi d’une autorité
spécifique, conférée par un monde intellectuel autonome (c’est à dire indépendant des
pouvoirs religieux, politiques et économiques) dont il respecte les lois spécifiques, et si (et
seulement si) il engage cette autorité spécifique dans des luttes politiques » [Bourdieu, 1998].
L’historien de la culture et des idées, François Chaubet, élargi le spectre mais conserve cette
même perspective, attachant au « terme d’« intellectuel », non pas seulement […] le sens
étroit d’homme de culture engagé en politique, mais […] un sens beaucoup plus large, celui
de l’homme de culture dont les productions littéraires, artistiques, savantes, mais aussi les
activités politico-intellectuelles, ont un impact sur les façons de représenter, de penser le
monde et de le vivre. » [Chaubet, 2009]. Les deux dimensions (culturelle et politique) sont
donc potentiellement interpénétrées et toute tentative visant à en faire une séparation radicale
s’avère aussi artificielle qu’inutile. Rien n’oblige en fait à défendre une approche réticulaire et
internaliste aussi radicale que celle de Randall Collins, obstinément campée sur le refus des
multiples liens noués entre connaissance (en l’espèce théorie politique et philosophie morale),
discours et société. La prise en considération du contexte et des déterminants discursifs,
4
culturels et politiques en tant que variables interprétatives additionnelles n’évacuent en rien le
fait qu’une part substantielle du contenu et des dynamiques des discours intellectuels puisse
être orientée par les rapports de tension (opposition ou inclusion) entre des penseurs rivaux.
Face à son potentiel exploratoire mais également à ses nombreuses limites et incomplétudes,
il apparait donc indispensable de confronter l’explication de Collins à des modèles
complémentaires tels que celui que propose les approches socio-discursives et analyses
argumentatives, que développent notamment le philosophe Frédéric Cossutta et le politologue
Martin Hajer.
2. L’approche socio-discursive : analyse argumentative du discours philosophique
Muent par l’apport du « Tournant Linguistique » négocié par les « Analyses Critiques » en
sciences sociales, les politologues pratiquant les analyses argumentatives redéfinissent le rôle
du langage dans l’investigation scientifique4 et entendent contrebalancer les excès de du
« néopositivisme » appliqué à l’étude des politiques publiques depuis les années 1960 et 19705
[Fisher, 2007]. Sur cette lancée, les travaux de Frank Fisher, de John Forester, ou de Martin
Hajer sont axés sur une analyse des politiques délibératives croisée avec la prise en
considération des pratiques socio-linguistiques, et s’appuie sur une conception du discours en
tant qu’« ensemble d’idées, de concepts, et de catégories par lesquels un sens est donné à un
phénomène. Les discours formulent certains problèmes ; c'est-à-dire qu’ils distinguent des
aspects d’une situation plutôt que d’autres » [Hajer, 1993]. Mais le « discours, ainsi
considéré, n’est pas synonyme de discussion : un discours correspond à un ensemble de
concepts qui structurent les contributions des participants d’une discussion » [Hajer, 2006]
privilégiant de ce fait la mise en lumière des effets de « cadrage » (fraiming) au sein des
espaces délibératifs et des processus décisionnels.
Le discours offre aux idées le lieu de leur éclosion et de leur rapport au monde. Elles prennent
forme au sein d’argumentaires qui, comme l’indique Philipe Breton, « met[tent] en œuvre un
raisonnement dans une situation de communication » [Breton, 2001]. Les intellectuels font de
la formulation et l’échange d’argumentaires leur activité centrale et ces argumentaires sont
adaptés et susceptibles de varier au gré des contextes et des dialogues dans lesquels ils
s’inscrivent. Cette caractéristique rend indispensable l’analyse des ferments discursifs en vue
de progresser dans la compréhension des propositions intellectuelles6, elle souligne également
l’intérêt de la mise en lumière et en sens des controverses desquelles elles résultent et qu’elles
alimentent.
De façon nettement plus spécifique quoique appuyée sur des postulats similaires, l’analyse
communicationnelle et argumentative du discours philosophique part, avec Dominique
Mainguenau et à sa suite Frédéric Cossutta, de la prise « en considération [du] rapport entre
ce qu’on pourrait appeler une doctrine, un système, une philosophie, et ses lieux ou modes de
« Le langage devient une part de l’analyse de données pour l’investigation, plutôt qu’un simple outil pour
parler d’une réalité extra-linguistique » [Shapiro, 1981].
5
Voir également John S. Dryzek pour qui « L’essence du jugement et de la décision devient non pas
l’application automatique de règles ou d’algorithmes mais un processus de délibération dans lequel pèsent les
croyances, les principes, et l’action conditionnée par de multiples cadres pour l’interprétation et l’évaluation du
monde. » [Dryzek, 2005].
6
Des logiques qui guident l’élaboration des « grands textes » comme de l’ensemble des « dispositifs
socioculturels sous-jacents à la parole intellectuelle (propos oraux, correspondance privée, interventions
publiques dans des cadres, eux aussi, différenciés ».
4
5
textualisation » [Maingueneau, 1995]. Hypothèse que Cossutta développe en proposant « au
contraire de [concevoir la philosophie] comme pensée en acte, faite de gestes, de
mouvements, capable de se déposer, de se désinvestir d’elle-même dans des œuvres
stabilisées sur des supports graphiques. »7 [Cossutta, 2004] Il rejoint là une opinion
également formulée par Collins8 mais s’en écarte en menant à son terme le constat discursif,
qu’il juge imbriqué aux contenus des philosophies déployées. Selon Frédéric Cossutta, le
discours philosophique repose sur un « compromis entre des nécessités doctrinales et
communicationnelles » : « Le travail philosophique doit être considéré comme le résultat
d’une négociation entre les conditions requises par la présentation ordonnée et mise en place
de la doctrine et les contraintes plus ou moins contingentes causées, par exemple, par sa
réception – les contingences liées aux hasards de son élaboration ou aux circonstances de la
publication des travaux et des évènements qui y sont connectés. » [Cossutta, 2006] D’après lui
« L’activité philosophique est faite d’une pensée qui se cherche et qui s’apprivoise elle-même
dans le jeu du discours, entre la pure liberté créatrice qui découpe idéalement son objet, et
les compromis formels qu’exige sa destination.[…] Entre la forme qui accomplirait
l’expression la plus rigoureuse et la plus pure de la structure des idéalités philosophiques, et
ce qu’il faudrait prendre en compte pour réfuter les adversaires, initier un disciple, expliquer
ce que l’on veut dire, il faut transiger. » [Cossutta, 1995]. C’est à ce stade que le parti sociodiscursif de Cossutta se conjugue à l’opinion selon laquelle la dimension dialogique est l’une
des dynamiques de la pensée philosophique : « L’activité philosophique comporte une
dimension polémique et dialogique intrinsèque qui la met perpétuellement en conflit avec
elle-même ou avec les institutions discursives concurrentes. Si toutes les doctrines prétendent
unilatéralement à la vérité, leurs prétentions sont limitées par la juxtaposition d’une diversité
de systèmes qui sont en concurrence. Qu’on limite cette dispersion par un principe éclectique
ou synthétique, qu’on la réduise dans une progression historique, ou que l’on se réfère à la
« philosophia perennis » ne change rien. » [Cossutta, 1995] Cette transaction capitale, car
véritablement structurante, implique pour lui que les discours à visée philosophique procèdent
à une « institution » et à une « mise en place » philosophiques. La première s’apparenterait à
« la façon selon laquelle le discours tend à s’auto-institutionnaliser à travers des choix
génériques et des stratégies de positionnements dans le champ social ». La seconde passerait
par la « [construction d’] un univers doctrinal autonome et original, en se localisant au sein
d’une configuration conflictuelle de doctrines ou de conditions historiques qui prétendent tout
à l’exclusivité lorsqu’elles atteignent la vérité. » [Cossutta, 2006] Un effort de
« positionnement » qui « reconfigure le champ doctrinal, idéologique et scientifique
contemporain, en proposant une représentation théorico-polémique ; et met en perspective et
recompose les figures de la tradition dans une histoire de la philosophie créant la possibilité
de propre émergence. » [Cossutta, 2006] Frédéric Cossutta propose un programme de
recherche ayant pour objectif de « desserrer cette compacité expressive et observer comment
sont effectués les montages, les mises en scène par lesquels la doctrine se joue ou se mime
elle-même dans un espace de représentation qui utilise toutes les ressources de l’écriture. »
Ajoutant, « La philosophie est autant dans ses œuvres-monuments que dans les espaces/temps d’où elle émerge
et ou elle s’abime, autant dans le dépôt d’une écriture figée que dans les actes de discours qui l’instaurent ou
dans les actes de lecture qui permettent de se la réapproprier. Il s’agit d’une activité censée s’inscrire dans le
for intérieur mais qui n’est possible que grâce à la médiation du langage et de la communication. » [Cossutta,
2004]
8
Collins écrit ainsi dans les dernières pages de The Sociology of Philosophies que « Le message de ce livre est
que l’esprit n’est pas une substance ou une entité ; la pensée verbale que nous évoquons est une activité de
conversations internes et déclarées. La pensée est toujours liée à un flux de gestes verbaux de corps humain à
corps humain, entre des systèmes nerveux mutuellement focalisés l’un sur l’autre, se réverbérant avec des
rythmes d’attention partagés. Ses symboles représentent des points de vue généraux et abstraits car ils sont des
marquages communicables, des activités de prise de position de tous les membres du réseau. » [Collins, 1998].
7
6
[Cossutta, 1995] Le projet ne peut manquer de passer par une étude des scènes énonciatives
[Maingueneau, 1995], des stratégies argumentatives et une recherche des indexations
doctrinales et des interdiscours [Fairclough, 2004] [Amossy, 2006].
II. Les contributeurs et contributions clés du courant théorique états-unien
Lorsque l’on se penche sur les contributeurs les plus prolifiques du discours intellectuel de la
guerre juste aux Etats-Unis des années 1970 à nos jours, on parvient à distinguer quatre
penseurs principaux : James Turner Johnson, Michael Walzer, Jean Bethke Elshtain et George
Weigel. Au cours de la période allant du milieu des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, tous les
quatre ont publié une kyrielle de travaux, individuels ou collectifs, abordant l’éthique de la
guerre sous l’angle d’une théorie de la guerre juste. Le corpus que composent ces
positionnements concerne une large gamme de supports :
1. Des ouvrages : James T. Johnson est notamment l’auteur d’Ideology, Reason, and the
Limitation of War (1975) suivi de Can Modern War Be Just ? (1984), Just War and the Gulf
War (1991) et Morality and Contemporary Warfare (1999) puis récemment de The War to
Oust Saddam Hussein : Just War and the New Face of Conflict (2005), Walzer a rédigé Just
and Unjust Wars (1977) réédité en 1992, 2000 et 2006 mais aussi de Arguing about War
(2004) et Thinking Politically (2007) recueil de plusieures de ses contributions ; Weigel est
l’auteur de Tranquillitas Ordinis (1987), American Interests, American Purpose (1989) et
Idealism without illusions (1994) ; Elshtain de « Reflections on War and Political Discourse:
Realism, Just War, and Feminism in a Nuclear Age » son premier article sur la question
publié dans Political Theory (1985), elle rédige par la suite Women and War (1987), The Just
War Theory (1991), New Wine In Old Bottles (1998) puis Just War Against Terror – The
Burden of American Power in a Violent World, (1ere éd. 2003, 2ème éd. 2004).
2. Des articles publiés dans des magazines et des revues spécialisées aussi différentes que
Commonweal, The Journal of Military Ethics, International Relations, Dissent, The Journal
of Religious Ethics, Social Philosophy and Policy, Harvard Journal of Law & Public Policy,
The Nation, The Catholic Difference, First Things, The New Republic, Christian Century,
America, The Responsive Community. La liste est trop longue pour être détaillée ici mais elle
inclut au final plusieurs centaines d’occurrences orientées vers la promotion et
l’approfondissement de la tradition éthique.
3. Différents développements ont été proposés par les quatre auteurs et leurs soutiens à
l’occasion de conférences et de séminaires organisés par quelques grandes institutions
universitaires (Princeton, l’Université d’Etat du New Jersey, la Chicago University), des
centres de recherche militaires ou des Think Tanks (le Pew Forum on Religion and Public
Life, l’Institute for American Values, le Stockdale Center for Ethical Leadership de l’US
Naval Academy, l’Ethics and Public Policy Center ou encore le Faith and Reason Institute).
4. Enfin des prises de positions et des lettres ouvertes parues dans la presse quotidienne étatsunienne et européenne (aux Etats-Unis : The Boston Globe, The New York Times, The Wall
Street Journal, The New York Revue of Books, The Record mais aussi en Europe : Le Monde,
The Guardian, Le Soir, Le Temps, le Frankfurter Rundschau ou La Stampa) et/ou publiées en
ligne sur le site internet de l’Institute for American Values.
7
L’étude de ces textes permet de souligner tant les contours de l’espace argumentatif que ce
qui compose le fond commun du discours intellectuel porté par Michael Walzer, Jean
Elshtain, James T. Johnson et George Weigel et ce qui constitue la spécificité des apports et
trajectoires de chacun de ces penseurs.
Michael Walzer est actuellement professeur émérite à l’Institute for Advanced Studies de
l’Université de Princeton, organisme dont il devenu membre en 1980 après avoir enseigné une
quinzaine d’années à Harvard. Il est également rédacteur en chef de la revue progressiste
Dissent et contribue à The New Republic. Ses domaines de recherche privilégiés sont la justice
sociale, le dialogue entre communautarisme et libéralisme [Durin, 2007], la tradition
intellectuelle juive, l’éthique politique et la guerre juste. A ce titre, il cherche à défendre son
usage pratique, ouvert et critique mettant à profit le vocabulaire éthique de la tradition du
bellum justum. Marchant dans les pas d’Irwing Howe, Walzer est partisan du modèle de
redistribution de la démocratie sociale, dénonce les abstractions idéologiques de la « Nouvelle
Gauche » américaine, tout en étant engagé aux cotés des penseurs communautariens, tels que
Charles Taylor, en faveur des politiques de reconnaissance et en défendant son héritage
culturel juif laïque. Walzer participe à la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis et au
mouvement Shalom Akhshav pour la paix au Proche Orient. En 1985, il rédige Exodus and
Revolution, ouvrage au sein duquel il reprend la thèse qui avait été la sienne dans La
Révolution des Saints et fait de l’exode des juifs d’Egypte en Palestine l’un des premiers pas
du radicalisme à travers l’histoire. Walzer se confronte en de nombreuses occasions aux
penseurs de la New Left. Il débat notamment par lettres ouvertes avec l’intellectuel américanopalestinien Edward Saïd avec lequel il a, dès 1986, une série d’échanges extrêmement acerbes
suite à la publication d’Exodus and Revolution (1985). Saïd lui reproche son approche
« simplificat[rice] et an-historique et réduct[rice] » [Saïd, 1986/2000]. Walzer répond,
« Relisant La Question de la Palestine de Saïd, je suis conduit à penser qu’il est son propre
meilleur ennemi : il n’a pas besoin de moi. » [Walzer & Saïd, 1986/2000] Tandis qu’en aout
1984, le philosophe de Princeton croise rapidement le fer avec Noam Chomsky dans The New
York Review of Books au sujet du conflit israélo-arabe et de son ouvrage The Fateful
Triangle : The United States, Israël and the Palestinians (1984). Il fustige sur la durée
l’aveuglement anti-impérialiste et l’inconséquence relativiste des « leftistes » partisans de
« l’excuse du terrorisme » et redouble à partir d’octobre 2001 [Walzer, 1988, 2001, 2002a &
2003a], tout en dénonçant en parallèle l’hypocrisie de l’administration Bush et des penseurs
néoconservateurs unilatéralistes qui selon « une vieille tendance américaine […] confond[ent]
guerre juste et croisade » [Walzer 2002b, 2003b, 2004, 2005]. Professeur de théologie
politique à l’Université de Chicago et à Georgetown, ancienne vice-présidente de
l’Association Américaine de Science Politique, ancienne directrice de programme de
l’influent Pew Forum et actuellement chairman de l’Institute for American Values et membre
du National Endowment for Democracy9, Jean Betkhe Elshtain cultive un positionnement
intellectuel très contrasté. Elle s’applique en effet à conjuguer un discours féministe insistant
sur les valeurs de la maternité et du mariage (caractéristiques pour lesquelles elle est estimée
« conservatrice » par bon nombre de féministes plus « progressistes »), à la promotion du
« réalisme moral » chrétien marqué par une affiliation « augustinienne » revendiquée qui lui
fait valoriser la « protection de l’innocent » et fustiger l’illégitimité des régimes politiques
Jean B. Elshtain dispose d’une forte capacité organisationnelle et d’un entregent particulièrement étendus dans
des milieux comme le monde académique, la recherche privée, le champ religieux ou la sphère politique (du
centre gauche à la droite conservatrice). Ces liens vont lui permettre de s’exprimer dans des publications et face
à des auditoires très divers, mais aussi de compter des alliés issus de différents domaines académiques et
courants culturels. Elle fut l’une des principales initiatrices et contributrices à la lettre de février 2002 (voir
infra).
9
8
oppressifs. Ses travaux sont marqués par un très ferme rejet des argumentaires relativistes,
mais aussi une réelle méfiance vis-à-vis des constructions juridiques supranationales, du
discours de la « Realpolitik », et de la doxa des politologues académiques10. Diplômé de
l’Université de Princeton en 1968, James Turner Johnson est depuis 1969 professeur de
religion et membre associé du département de science politique de la Rutgers State University
of New Jersey. Il fut l’un des fondateurs du Journal of Military Ethics devenu, depuis 2001,
l’une des plates-formes scientifiques les plus dynamiques pour la réflexion éthico-politique
menée par les réactualisateurs de la tradition de guerre juste. Cornaqué à ses débuts par le
théologien Paul Ramsey, il a repris l’apport et les connexions des auteurs de la première
vague de réactualisateurs de la « tradition de guerre juste ». Ses travaux développent le lien
entre le bellum justum et le droit international moderne11, interrogent et comparent les
traditions éthico-religieuses musulmanes et chrétiennes. Ils brocardent enfin avec force les
discours de ceux que Johnson qualifie de « pacifistes fonctionnalistes » et les conceptions
« erronées » du bellum justum mettant l’accent sur les critères prudentiels au dépend de
l’effort « déontologiste » qu’il juge nettement plus fidèle à l’esprit de la tradition éthique. Une
dimension sur laquelle il insiste et fait un usage aussi stratégique que constant : « La doctrine
de guerre juste ne flotte pas librement, pour que d’aucun puisse lui donner n’importe quel
contenu estimé approprié, et ce dans n’importe quel contexte » écrit-il, ajoutant
« Comprendre son sens signifie se confronter avec la tradition dont elle provient et entrer
dans un dialogue avec la conception classique de la pensée de la guerre juste au sein de la
tradition. » [Johnson, 2005] Il partage cette position avec George Weigel qui lui aussi cible et
éreinte en priorité les thèses irénistes d’auteurs comme Stanley Hauerwas, Paul J. Griffiths ou
Gerard Powers [Royal, Ratliff, Bacevitch, Christiansen, Powers, Weigel & Pavlischek 2001]
[Weigel & Griffiths, 2005] [Weigel, 2007]. Ancien résident au Woodrow Wilson Internal
Center for Scholars, George Weigel fut le fondateur de la James Madison Foundation (19861989) et Président de l’Ethics and Public Policy Center (1989-1996) ; think tank dont il est
actuellement Distinguished Senior Fellow. Catholique fervent, biographe du pape Jean Paul II
et proche de la tendance néoconservatrice, Wiegel participe à l’American Enterprise Institute,
au Project for New American Century et au Discovery Institute.
En de multiples occasions, ces quatre théoriciens ont croisé leurs trajectoires et conjuguées
leurs apports. Ces liens prennent la forme d’une série de chaines de référence et de
positionnements souvent divergents mais régulièrement adossés et parfois même conjoints.
Ces proximités sont allées jusqu’à la signature en 2002 de trois lettres communes appliquant
le discours de la guerre juste au contexte post-11 septembre et plus précisément à
l’intervention américaine en Afghanistan.
Dans Women and War elle indique par exemple que « les prétentions scientifiques du ‘réalisme rationaliste’
éclipsent les forces de la tradition classique, dont l’attention portée à l’insolubilité des événements et une
reconnaissance sur le fait que les relations entre et parmi les Etats sont nécessairement aliénées, plus ou moins
brouillées » puis que « Le discours RI professionnalisé, qu’il se présente sous la forme d’une doctrine
stratégique abstraite se vantant lui-même d’être un réalisme qu’on aurait actualisé, ou comme beaucoup
d’alternatives qui emmèneraient « par delà le réalisme », est l’un des plus douteux, parmi de nombreuses
sciences douteuses, qui véhicule la prétention à la vérité masquant les jeux de pouvoir contenus dans le discours
et dans les pratiques qu’il légitimise. » [Elshtain, 1987].
11
Dans « Searching for Common Ground : Ethical Traditions at the Interface with International Law », après
s’etre efforcé de situer l’ensemble de la tradition éthique, James Turner Johnson précise ce qu’il présente comme
son fil conducteur « Ma propre contribution dans cette reprise de lien avec la tradition éthique historique de la
guerre juste, dans des livres, des articles, et des chapitres publiés depuis 1971 jusqu’à aujourd’hui s’est
concentrée sur l’établissement d’une conversation entre l’éthique de la guerre juste et le droit des conflits armés
en droit international, et sur les implications contemporaines de la tradition éthique pour l’utilisation de la force
armée. » [Johnson, 2006].
10
9
De 1990 à 2007, Walzer, Weigel, Elshtain et Johnson ont participé à différentes publications
communes. C’est le cas The American Search for Peace (publié en 1991) réunissant George
Weigel, John Langan, James Turner Johnson et William O’Brien autour du constat de
l’ancrage de la tradition éthique dans la culture stratégique états-unienne et de son intérêt pour
penser le nouveau contexte international [Weigel & Langan, 1991]. Just War Theory de Jean
B. Elshtain parait en 1991 et rassemble les contributions de Paul Ramsey, William O’Brien,
James T. Johnson et Michael Walzer12 ; rapprochement qui s’accentue avec But Was It Just ?
(1992) tentative d’évaluation croisée de la légitimité de l’opération Desert Storm par O’Brien,
Elshtain, Walzer et Weigel. Entre temps, James Turner Johnson et George Weigel rédigent
ensemble Just War and the Gulf War (1991). En 1999, l’EPPC de George Weigel publie
Close Calls au sein duquel James Turner Johnson défend la légitimité du projet états-unien de
défense anti-missiles et une réévaluation du critère de la « Juste Cause ». Il faut cependant
attendre 2002 pour qu’advienne l’engagement conjoint le plus net. La fin de la Guerre Froide
et surtout les attentats terroristes du 11 septembre 2001, puis les interventions américaines en
Afghanistan et en Irak vont en effet nettement intensifier la fréquence et augmenter l’audience
du discours intellectuel de guerre juste. En février 2002, à l’initiative de Jean B. Elshtain et de
David Blankenhorn, président fondateur de l’Institute for American Values (Think Tank
newyorkais jusqu’alors dédié aux questions sociétales et à la promotion d’institutions comme
le mariage et la famille), une soixantaine d’intellectuels américains choisit de signer un appel
conjoint à la réactualisation des « principes de la guerre juste » prenant la forme d’une lettre
ouverte intitulée « What we are fighting for » [IAV, 2002] publiée dans différents quotidiens
de presse en Europe et au Moyen Orient et justifiant l’intervention américaine contre
l’Afghanistan Taliban [Durin, 2005]. L’initiative généra un échange avec des répondants
allemands et saoudiens et s’accompagna de trois textes complémentaires fruits de ces
échanges, puis plus tard la mise en place d’une structure de discussion à visée transculturelle
(le Malta Forum) mais l’ensemble ne fut que très peu relayé aux Etats-Unis. En outre, cette
« coalition discursive »13 ne résista pas aux dissensions qui firent suite au discours
présidentiel de West Point en juin 2002, de la publication en septembre de la Stratégie de
Sécurité Nationale, et plus généralement au débat noué autour de l’attaque américaine contre
l’Irak Baasiste. Walzer, Elshtain, Johnson et Weigel mais aussi d’autres signataires comme
William Galston, Max Stackhouse, Michael Novak ou Robert Royal développèrent alors des
positionnements divergents mais toujours fondés sur un substrat commun et une même
volonté de promotion de la théorie éthique.
III. La « grammaire morale » du discours intellectuel de guerre juste aux Etats-Unis
Bien qu’il soit souvent marqué par d’importantes nuances, des accentuations et des mises en
pratique différenciées, une part substantielle du discours intellectuel de guerre juste s’avère
commune à Walzer, Weigel, Elshtain et Johnson. Dans la préface de l’édition de 1977 de Just
L’ouvrage reprend « The Just War According to St Augustine » de Paul Ramsey et « The Challenge of War :
A Christian Realist Perspective » de William V. O’Brien. Il inclue également « Threats, Values, and Defence »
de James Turner Johnson [James Turner Johnson, 1986] et « Against Realism » de Michael Walzer [Walzer,
1977/1999].
13
Selon le sens que lui confère Martin Hajer : « (1) analyse l’action stratégique dans le contexte de discours
socio-historiques et de pratiques institutionnelles spécifiques et fournit les outils conceptuels pour analyser les
controverses sur des questions individuelles dans leur contexte politique ; (2) [elle] porte l’explication par delà
la simple référence aux intérêts, analysant comme les intérêts sont joués dans le contexte de discours et de
pratiques organisationnelles spécifiques ; (3) et [elle] illumine la façon dont des acteurs et pratiques
organisationnelles différentes aident à reproduire ou combattre des biais donnés sans orchestrer ou coordonner
nécessairement leurs actions ou sans partager nécessairement des valeurs profondes. » [Hajer, 2006].
12
10
and Unjust Wars Michael Walzer reconnait d’ailleurs la proximité qui peut exister entre les
différents utilisateurs des catégories morales du discours de guerre juste et indique que
« L’univers moral de la guerre n’est pas partagé parce que nous parvenons aux mêmes
conclusions sur ceux dont le combat est juste et ceux dont le combat ne l’est pas, mais parce
que nous reconnaissons que nous rencontrons les mêmes difficultés pour parvenir à nos
conclusions, parce que nous traitons des mêmes problèmes, parce que nous parlons le même
langage. Il n’est pas facile de sortir de ce cercle, et seule la méchanceté ou la simplicité
d’esprit incite à en sortir. » [Walzer, 1977/1999] En fait, différentes caractéristiques
argumentatives composent le socle commun aux quatre théoriciens de la guerre juste. Il passe
par (1) le souci fondamental d’aménagement d’une théorie éthico-politique de la justice
politique et de protection de l’innocent, (2) une méthode d’investigation casuistique et le
choix de proposer une morale de l’action, (3) une utilisation polémique des perspectives
réalistes, internationalistes-libérales et pacifistes, (4) un canevas de six à huit critères
organisant l’évaluation déontologiste et conséquentialiste de l’usage de la force armée.
1. Conjuguer Ethique et Politique en vue de la poursuite du bien commun
Michael Walzer n’a de cesse de souligner la « réalité morale de la guerre », « réalité » qu’il
définit comme « toutes ces expériences que décrit le langage de la morale ou au cours
desquelles son usage se révèle indispensable » [Walzer, 1977/1999] car la guerre est un
combat entre « agents humains » qui en sont donc les « participants » et qui en deviennent
« responsables ». Pour le philosophe de Princeton « Les guerres ne commencent jamais toutes
seules. Elles peuvent « éclater », comme un feu accidentel, dans des circonstances difficiles à
analyser qui rendent l’attribution des responsabilités apparemment impossible. Mais, dans la
plupart des cas, il s’agit plus d’un incendie criminel que d’un accident : la guerre a ses
agents humains, comme elle a ses victimes humaines. » [Walzer, 1977/1999] D’où son
ambition : faire passer au discours politique qui précède ou accompagne l’usage de la force, le
crible de l’évaluation éthique. Jean Bethke Elshtain insiste de façon similaire sur le fait que
« La politique et l’éthique sont et ont toujours été des activités mutuellement constituées. »
Elle accentue néanmoins l’enjeu en soutenant que « Ceux qui les ont totalement séparés ont
dévasté des villages, des villes, des pays et des continents » [Elshtain, 1998]. Pour
l’universitaire de Chicago, « […] si l’on crée un mur de séparation entre l’éthique et la
politique, on abouti à un « Machiavélisme amoral » qui corrompt sur la durée la politique
démocratique. La démocratie repose fortement sur la confiance et la légitimité. Si les gens
doutent de chaque mot que prononce un dirigeant et en sont arrivés à penser que « on ne peut
croire sa parole » (car il est un homme disposant d’un « faible sens moral » qui a démontré
que l’on ne peut pas se fier à lui), dès lors il « ne peut pas réellement faire son travail » »
[Elshtain, 2000] Sous sa plume, la tradition de la guerre juste présente précisément l’avantage
de « repose[r] sur une façon de penser qui refuse de séparer la politique de l’éthique »
[Elshtain, 2003a]. La revendication moraliste se situe au cœur du combat que mènent Elshtain
et Walzer lorsqu’ils attaquent le relativiste éthique des positionnements d’auteurs comme
Noam Chomsky, Edward Saïd, Howard Zinn ou Robert Fisk [Walzer 2002a & 2006] qui pour
leur part s’en prennent à l’inconséquence de leur critérologie et la sélectivité de leurs
indignations [Saïd, 2002] [Chomsky, 2003, 2004 & 2006]. Les charges ad hominem de Saïd
ciblent d’ailleurs sans nuance l’« universitaire féministe conservatrice, Jean Bethke Elshtain,
[empruntant] ses arguments sur la guerre « juste » à Michael Walzer, prétendu socialiste
allié au lobby pro-israélien des Etats-Unis et dont le rôle consiste à justifier tout ce que fait
Israël par des principes vaguement de gauche. » De fait, l’ethos et les arguments walzériens
sont l’une des pierres de touche du discours de Jean Elshtain. Elle s’appuie, en effet, très
souvent sur sa posture ou ses écrits au sein de ses différents argumentaires relatifs à
11
l’évaluation morale du terrorisme14. Les deux auteurs appartiennent à des comités éditoriaux
conjoints (The New Republic, International Relations, Dissent), ont partagés plusieurs
publications communes (dont Just Theory 1990, But Was It Just ? 1990, Toward a Global
Civil Society 1997, Schools of Thought 2001, Liberty and Power 2004) et ont déployé de
multiples chaines de références. Ils entretiennent en définitive une très grande proximité et
une véritable amitié intellectuelle. Elshtain est également proche d’autres penseurs libéraux
dont William Galston. En 2006, Jean Bethke Elshtain, Amitai Etzioni, William Galston,
James Turner Johnson et John Kelsay contribuent à un ouvrage collectif intitulé Universalism
vs. Relativism, Moral Judgments in a Changing, Pluralistic, and Threatening World [Don
Browning, 2006], occasion pour eux de préciser leur engagement contre le relativisme qu’ils
estiment désormais ambiant15. James Turner Johnson insiste lui aussi, de longue date, sur « la
relation intégrale de l’éthique à la politique » que contiendrait l’ancienne tradition éthique en
inscrivant ce lien dans la perspective tracée par Paul Ramsey [Johnson, 1998] dont il fût
l’élève, tandis que George Weigel soutient « La pensée de la guerre juste [...] est une méthode
de raisonnement moral au sein d’une conception plus large d’exercice du pouvoir à la fois
responsable et fondé moralement. » [Weigel, 2007].
2. Une théorie politique « casuistique » marquée par la volonté de proposer une morale de
l’action
Le travail casuistique est revendiqué à la fois par Walzer, Weigel, Elshtain et Johnson. La
théorie walzérienne est ancrée dans une morale pratique et un effort casuistique que l’auteur
assume pleinement et ce depuis le tout début de sa réflexion sur la moralité de l’utilisation de
la force16. Sous sa plume, la guerre du Vietnam fut en effet « une occasion de pratiquer la
casuistique nécessaire pour en déterminer l’exacte position. Depuis qu’elle a été brillamment
condamnée par Pascal, la casuistique a mauvaise presse chez les philosophe de la morale :
elle passe d’ordinaire pour un discours permissif, qui relativise les règles morales plus qu’il
ne les applique. Toutefois, au vu des cas empruntés à la guerre du Vietnam, nous étions plus
enclins à refuser la permission qu’à l’accorder, en répétant encore et toujours que ce qui
avait été fait n’aurait pas du l’être. » [Walzer, 2002c] Pour Walzer cette méthode entraine le
dialogue public du moraliste et du stratège, engage en outre à l’inspection critique du discours
de guerre juste tenu par les décideurs politiques [Walzer, 2002c] mais repose également d’une
façon plus générale sur la possibilité d’utilisations de la force qui puissent être pleinement
légitimes. On retrouve l’insistance casuistique chez James Turner Johnson ou chez George
Weigel pour qui, ainsi qu’il l’écrit avec emphase en 1991 puis en 1994, « la moralité doit être
descendue des pinacles élevés de la théorie et du principe jusqu’aux plaines de la lutte et du
14
Ainsi, dans Just War Against Terror Elshtain indique : « Michael Walzer à la conviction que la gauche est
hantée par une idéologique passéiste issue de la théorie marxiste de l’impérialisme et « des doctrines Tiersmondistes des années 1960 et 1970 », et ceci aide à évaluer des arguments aussi sauvages que ceux que je viens
d’examiner. L’une des conséquences est [et à ce stade Jean Elshtain cite directement Michael Walzer dans Can
there be a Decent Left ?] « l’incapacité pour les gens de gauche de reconnaitre ou de savoir quelle est la
puissance de la religion dans le monde moderne. Lorsque les écrivains situés à gauche indiquent que la « cause
racine » de la terreur est l’inégalité globale ou la pauvreté humaine, cette assertion est en réalité marquée par
le déni du fait que la religion compte réellement. » » [Elshtain, 2003/2004].
15
L’initiative est d’ailleurs directement suivie par un débat organisé le 16 novembre de la même année par
William Galston et la Brookings Institution autour des « vérités morales dans le monde d’aujourd’hui : trouver
un socle commun pour la gouvernance ».
16
« Puisque j’ai choisi d’étudier des jugements et des justifications réels, je me tournerai régulièrement vers des
cas historiques » [Walzer, 1977/1999].
12
combat » [Weigel, 1991] précisant que « la relation pratique entre l’intérêt national et les
buts nationaux est définie, à la fois pour l’analyste moral et l’homme politique, par la
casuistique : à travers l’art moral d’appliquer des principes à la politique mondiale par les
moyens de la vertu médiatrice de la prudence. La prudence ne garantie pas nécessairement
une politique sage. Elle réduit le danger d’une politique stupide basée sur les confusions
moralistiques ou réal-politiciennes. » [Weigel, 1994] Enfin, Jean Elshtain fait de la méthode
d’investigation morale conjointement revendiquée par les quatre théoriciens l’« explication de
la puissance persistante de la tradition de guerre juste » qui parle ainsi « le langage de la
raison pratique ». Pour elle, « La « théorie » de la guerre juste n’est pas philosophiquement
abstraite de sa construction. La tradition morale de laquelle provient la guerre juste est
appelée casuistique, une tradition qui a indument une mauvaise réputation. La casuistique
implique de raisonner sur des cas en utilisant des normes ou principes fondamentaux. »
[Elshtain, 1991]
3. L’ambition de construire une perspective intermédiaire entre l’a-moralisme du discours
real-politiste et le pacifisme, considérés comme incapables de tenir à la fois compte de la
violence des antagonismes persistants sur la scène internationale et de la nécessité morale
de tenter de la juguler.
Reprenant la pratique qui était devenue celle de leurs principaux prédécesseurs états-uniens
[Murray, 1959 / Ramsey, 1961 / O’Brien, 1969], les quatre théoriciens ont l’habitude
d’appuyer leurs argumentaires sur les propositions de pacifistes et réalistes présentées sous
une forme extrêmement simplifiée en dénonçant l’impasse de ces positionnements rivaux et
en démontrant l’avantage d’une position médiane de fait nettement plus étoffée et complexe.
L’usage de ces « contre-discours » sous la forme d’archétypes intellectuels est aussi
systématique que structurant et assumé. A en croire Jean Elshtain : « Les pacifistes
condamnent entièrement tout recours à la force, qu’il soit administré par un mousquet ou par
une bombe nucléaire, donc débattre de la justification d’un recours à la force est sans intérêt.
Les realpoliticiens durs coupent les considérations éthiques des choix stratégiques et
invalident donc eux aussi le débat » [Elshtain, 2004]17. Walzer dénigre l’objectivité du
discours « réaliste ». Certes, il lui semble permettre de mettre le doigt sur la difficulté que
représente « l’expérience commune du différend moral – pénible, constant, exaspérant et sans
fin. Toutefois [écrit-il] en dépit de tout son réalisme, il est incapable de s’attacher à la réalité
de cette expérience ou d’en expliquer la nature. » [Walzer, 1977/1999] James Turner Johnson
défend lui aussi le « troisième choix » celui de la tradition de la guerre juste, qui disposerait
du double avantage de ne pas confondre la fin et les moyens du maintien de la paix et de tenir
compte des réalités internationales : « l’approche de la guerre juste vis à vis de la question de
la guerre, de la paix et des préparatifs militaires comble le fossé entre réalisme et idéalisme,
incorporant des éléments des deux [courants] et les confrontant tout en échappant à leurs
extrêmes. » [Johnson, 1998] Il souligne enfin que « La pensée de la guerre juste […] n’est
pas une imposition de principes idéaux désengagés des dures réalités de la politique
internationale. C’est plutôt une tradition de pensée qui pousse les considérations réalistes et
les principes éthiques idéaux à la confrontation en tant qu’éléments nécessaires pour
considérer la nature adéquate et le rôle de la force dans l’art de gouverner. » [Johnson,
1998] Reprenant ainsi certains des postulats sur lesquels se sont fondés des auteurs comme
Jean Elshtain n’ignore pas la simplification à laquelle elle procède lorsqu’elle attaque l’optique réaliste en la
déliant de l’éthique conséquentialiste développée notamment par Hans Morgenthau, ce qui ne l’empêche pas
d’en faire l’une de ses dynamiques argumentatives primordiales : « Mon utilisation du « réaliste » en tant que
contraste vis à vis du « penseur de la guerre juste » simplifie sans aucun doute à l’extrême le réalisme à des fins
analytiques et polémiques. » concède-t-elle rapidement en 1992 [Elshtain, 1992].
17
13
Hans Morgenthau, Robert Tucker, Kenneth Waltz, Henri Kissinger ou John Mearsheimer, les
théoriciens de la guerre juste font chorus pour considérer que la vie politique internationale
est marquée par l’absence d’une autorité suprême, la persistance d’entrechoquements violents,
le caractère structurant des pouvoirs souverains étatiques. Elshtain, Johnson, Walzer et
Weigel décèlent cependant l’existence d’une poignée de principes moraux universels qui font
que l’action politique humaine ne puisse trouver son seul principe directeur dans l’invocation
de l’intérêt national ou de la volonté du souverain. Le respect de la souveraineté de chaque
unité politique ne peut, par exemple, permettre d’endurer ou de laisser commettre une
agression et des massacres de masse ; de tels comportements - faisant perdre toute légitimité
au fauteur de troubles - ont pour effet de suspendre pour tous la double obligation de s’en
tenir à un comportement pacifique et à ses affaires propres, en justifiant le cas échéant le
déclenchement de la guerre. Dans cette perspective nous dit Jean B. Elshtain « la guerre peut
aider à remettre en ordre une injustice massive ou à restaurer un ordre juste là ou il y a un
désordre, même dans le cas de désordres qui prennent parfois le nom de « paix » [car en
effet] certaines versions de la « paix » violent les normes de la justice et le font de façon
tellement énorme. Dans le but de conserver la paix, les hommes d’état acceptent parfois de
terribles injustices. » [Elshtain, 2004] Aussi considère-t-elle qu’« une force organisée,
combattant à l’appui de règles d’engagement visant à minimiser les pertes civiles, peut aider
à créer les conditions de sécurité qui permettent la paix civile – tranquillitas ordinis – de
fleurir » [Elshtain, 2004]. C’est également vers « la paix de la tranquillitas ordinis » c’est à
dire « La politique justement ordonnée en vérité, charité, liberté et justice, et orientée vers la
poursuite du bien commun » [Weigel, 1987] que George Weigel souhaite que l’action
politique puisse tendre. James Turner Johnson juge de façon similaire que la force peut être
un outil au service de l’ordre, de la justice et de la paix : « le problème fondamental, tel que
[la tradition de guerre juste] l’a bien compris, est que les sociétés justes doivent parfois
employer la force pour se protéger elles-mêmes, leurs citoyens, et les idéaux de justice
desquels ces sociétés dépendent, tout autant que l’ensemble de la structure des relations
internationales dans laquelle les sociétés justes coexistent, contre le mal et la menace du mal
dirigés contre elles. » [Johnson, 2005a] Selon cette perspective, « La responsabilité de servir
l’ordre, la justice, et la paix n’est pas en contradiction avec l’utilisation de la force au nom
de la société ; la force est plutôt un outil que les sociétés doivent parfois utiliser pour réaliser
ces biens d’ordre de justice et de paix. » [Johnson, 2005a] Dans le même temps et parce
qu’elle repose sur l’usage d’une violence ravageuse, la guerre - quelles que puissent être ses
motivations - doit, pour les théoriciens de la guerre juste, obéir à certaines limites. Des limites
qu’impliquent ses objectifs et que condensent une somme des critères évaluatifs concernant le
sort des non-combattants (civils ou prisonniers), la stricte adaptation des moyens aux buts et
le devoir de modération dans l’étendue des destructions occasionnées. Depuis le début des
années 1980, Johnson et Weigel combattent l’un et l’autre les errements des « pacifistes
fonctionnalistes » (chez les intellectuels chrétiens libéraux mais aussi chez ce qu’ils
considèrent être une « majorité de leaders religieux ») à qui ils reprochent la perte des repères
de la tradition authentique lorsque ces derniers soutiennent que la tradition de guerre juste
repose sur une « présomption contre la guerre ». De 2001 à 2007, la controverse que Johnson
et Weigel alimentent, enfle dans les pages de revues catholiques et protestantes américaines
comme The Catholic Difference, America, Pacem ou First Things [Johnson, 2002, 2005a &
2005b / Weigel, 2002 & 2003] dans un contexte qui voit se multiplier les appels à la paix en
provenance des Eglises américaines [Gregory, 2002]. Weigel et Johnson cherchent tout du
long à dissocier la « tradition » et ce qui serait la « doctrine catholique » de guerre juste, avec
pour ambition principale de minorer chez l’auditoire le poids du discours tenu par des seules
autorités ecclésiales. L’entreprise argumentative traduit et s’accompagne d’une intense
mobilisation des ethos autour de la légitimité à parler pour la communauté des théoriciens de
14
la guerre juste. Durant l’été 2003, George Weigel attaque dans les pages de la revue
néoconservatrice Commentary le « pacifisme fonctionnaliste » des églises catholiques et
protestantes, l’immoralité de la « gauche internationale » ayant organisé et financé les
manifestations de février/mars choisissant les uns comme les autres d’identifier la paix à l’
« odieuse option [de] laisser en place un régime fasciste agressif pour qu’il continue de
torturer ses citoyens et de menacer ses voisins ». Il vante alors la vision « classiquement
augustinienne » développée par Jean Elshtain dans Just War Against Terror [Weigel, 2003b].
En 2005, Weigel prend cette fois la défense de James Turner Johnson contre les attaques
formulées par Paul Griffiths à l’encontre de l’un de ses précédents articles : « Je doute plutôt
que James Turner Johnson, en tant qu’universitaire et que vétéran de guerre [n’ait pas lui
aussi] aucun problème à considérer qu’il est préférable qu’il n’y ait plus de guerre du tout »
[Weigel&Griffiths, 2005]. Puis plus loin, « J’espère que le Professeur Griffiths me permettra
l’observation selon laquelle cela ne fait réellement pas avancer le débat en cours de suggérer
que James Turner Johnson répand de la fumée lorsqu’il explique comment l’article de James
Childress [théologien auteur d’un texte que Johnson considère comme ayant lourdement
impacté sur le positionnement iréniste contemporain de l’Eglise Catholique américaine] sur
les devoirs primordiaux et la tradition de la guerre juste débute le trope de la ‘présomption
contre la guerre’ » [Weigel, 2005].
4. Le foisonnement des critères évaluatifs
La série de critères que développent et utilisent les théoriciens états-uniens de la guerre juste
est articulée en deux catégories cumulatives : ad bellum / in bello auxquelles a été ajouté plus
récemment celle du post bellum. Dans leurs propositions on retrouve les trois critères
thomistes de la Juste Cause, de l’Autorité Légitime et de l’Intention Droite, et ceux du Dernier
Recours, des Chances Raisonnables de Succès, de la Proportionnalité et de la Discrimination.
Pourtant, au gré des dilemmes moraux auxquels ils se confrontent et du « succès » rhétorique
de ces catégories, Johnson, Weigel, Elshtain et Walzer insistent de conserve sur le fait que
« la guerre juste ne peut pas simplement consister en une liste à cocher » [Elshtain, 2003b]
Le message apparait tour à tour dirigé contre les appropriations concurrentes des critiques,
notamment lorsque ces derniers jugent que l’absence de proportionnalité ou les manques de
discrimination des guerres modernes délégitiment les interventions extérieures des nations
occidentales (message qu’envoie Michael Walzer à une contradictrice comme Laurie Calhoun
au sujet de son évaluation politico-morale de la guerre du Kosovo en 1999 [Calhoun, 2000 &
2001]) ou qu’une appréhension extensive des critères du dernier recours et des chances
raisonnables de succès fait obstacle à l’usage de la force comme mode de règlement des
crises politiques (attaque formulée par Jean Elshtain contre l’argumentaire développé par
Jimmy Carter dans un op-ed que publie le New York Times le 9 mars 2003, jugeant le projet
d’invasion américaine de l’Irak contraire aux critères de la guerre juste [Carter, 2003]).
(1) L’Autorité Légitime visée peut inclure une population asservie, un Etat ou mieux un
groupe d’Etats sans qu’une quelconque primauté ne soit pour autant reconnue à
l’Organisation des Nations Unies. Ainsi, lorsque la lettre de février 2002 explore le critère de
l’autorité légitime elle souligne le fait qu’« Une guerre juste ne peut être menée que par une
autorité légitime responsable de l’ordre public. La violence gratuite, opportuniste ou
individualiste n’est jamais moralement acceptable » en précisant que « l’exigence de
l’autorité légitime dans la théorie de la guerre juste n’invalide pas moralement le recours aux
armes pour ceux qui résistent à l’oppression en cherchant à renverser l’autorité légitime » et
reléguant l’Organisation à un rôle subalterne « rien ne prouve qu’une instance internationale
comme l’ONU soit la mieux inspirée pour décider quand, et dans quelles conditions, un
15
recours aux armes est justifié, sans oublier que l’effort engagé pour faire appliquer ses
décisions compromettrait inévitablement sa mission première […] qui est humanitaire »
[Institute for American Values, 2002]. Walzer, Johnson, Elshtain ou Weigel partagent en
réalité une profonde défiance vis-à-vis des renoncements et des errements passés de
l’Organisation des Nations Unies, une institution qu’ils jugent aujourd’hui encore trop
souvent incapable de répondre à ses buts primordiaux en organisant par exemple une
protection efficace des populations opprimées. Dans Tranquillitas Ordinis Weigel affirme en
effet que « Les Nations Unies ont échoué à résoudre le défi de leur charte. Elles n’ont pas
emmené l’humanité hors d’atteinte de la guerre. Dans certains cas elles ont généré plus,
plutôt que moins, de guerre. […] Une critique réaliste des efforts passés pour organiser la
paix de communauté politique du monde est un point de départ indispensable pour retrouver
et développer la pensée catholique américaine sur la guerre et la paix, la sécurité et la
liberté. » [Weigel, 1987] Walzer considère lui aussi que « Le régime global n’a pas réussi à
empêcher les guerres civiles, les interventions militaires, la répression sauvage des
adversaires politiques, les massacres et « nettoyages ethniques » visant des peuplades
minoritaires » [Walzer, 2004]. James Turner Johnson va sans doute encore plus loin et
soutient qu’« Aucun appareillage n’est bon de façon inhérente, et tous doivent être
continuellement testés face aux buts d’une bonne politique. » [Johnson, 1999/2001]. Pour lui
l’organisation internationale n’a que peu de chances de passer ce « test » dès lors que « Les
Etats viables possèdent ce que les Nations Unies n’ont pas : une autorité compétente pour
formuler les politiques et prendre des décisions concernant l’utilisation juste de la force, pour
exercer un commandement à l’égard d’une telle force et pour évaluer leurs responsabilités
relatives à des conflits en cours même quand ils ne sont eux-mêmes pas partie à ces conflits. »
[Johnson, 1999/2001] Jean Elshtain complète cette unanimité en jugeant que « Contrairement
aux arguments de ceux qui insistent sur le fait que seule la sécurité collective par le biais de
l’Organisation des Nations Unies remplit le critère de la légitimité à la lumière de la nature
internationalisée des droits de l’Homme et du droit des conflits armés, les Etats
individuellement, qu’ils soient seul ou de concert, peuvent aussi assez légitimement protéger
l’innocent d’un péril ou punir les agresseurs. » [Elshtain, 1991/1992]. D’ailleurs, durant
l’année 2005, elle s’engagera sur ce point dans une profonde polémique avec Anthony Burke
dans les pages de la revue Ethics & International Affairs. La passe d’armes débute par la
dénonciation par Burke de l’interventionnisme belliciste de certains promoteurs des droits
humains fondamentaux (au sein desquels il situe Jean Elshtain, Michael Ignatieff, Lee
Feinstein, Anne Marie Slaughter et William Shawcross) et se polarise autour de la place des
normes et institutions internationales sur la scène internationale [Burke, 2005] [Elshtain,
2005b]. Jean Elshtain lui oppose notamment la centralité des Etats en tant que réceptacles de
valeurs morales partagées, l’impossibilité d’éliminer intégralement les guerres et injustices, et
de ce fait l’intérêt de viser, parfois l’un par l’autre, à leur limitation. L’échange donne lieu, en
2007, à un nouvel article de l’universitaire de Chicago, dans lequel Burke n’est plus que l’un
des « néo-kantiens », « nouveaux utopistes », dont elle fustige les fausses idoles (Nations
Unies et Tribunaux Internationaux), les distinctions artificielles et les projets éthérées en
revendiquant, cette fois fortement, la spécificité de son ancrage intellectuel « augustinien »
autour de ce qu’elle considère être la « reconnaissance de l’imperfection humaine, de la
finitude, et de la propension humaine à pécher […] barrières à tous les genres d’utopismes »
mais « n’interdisant pas de rechercher un ordre juste entre les hommes » [Elshtain, 2007b].
(2) La Juste Cause : les théoriciens de la guerre juste ont coutume de se retrouver autour de
la dénonciation des guerres de prédation et d’agression, des guerres conduites pour des motifs
religieux, idéologiques ou commerciaux. Selon Michael Walzer « si je prétends que je me
bats pour une juste cause, il me faut aussi prétendre que j’ai été attaqué […] , ou menacé de
16
l’être, ou encore que je viens au secours de la victime d’une agression commise par un
autre » [Walzer, 1977/1999] Michael Walzer pour qui par ailleurs « L’intervention
humanitaire se justifie quand elle est une riposte (avec des chances raisonnables de succès) à
des actes qui « choquent la conscience morale de l’humanité ». » [Walzer, 1977/1999] En
pareilles circonstances, l’action procède même d’un devoir moral, « Tout Etat capable
d’arrêter un massacre a, au minimum, le droit d’essayer de le faire. » écrit-il dès 1977
[Walzer, 1977/1999], ainsi « des Etats peuvent être envahis et des guerres entreprises
légitimement pour assister des mouvements sécessionnistes (dès lors que ces mouvements ont
fait la démonstration de leur représentativité), pour contrebalancer les interventions
antérieures d’autres puissances, pour sauver des populations menacées de massacre. »
[Walzer, 1977/1999] George Weigel, Elshtain ou Johnson affirment s’en tenir au cadre de la
doctrine classique selon laquelle « la « juste cause » signifie la réponse à une agression sur le
point d’être commise, la récupération de quelque chose qui a été indument pris ou la punition
du mal » une idée de « punition du mal » que Weigel affirme retrouver à l’heure actuelle
derrière « les appels à « l’intervention humanitaire » pour prévenir et faire cesser les
génocides » [Weigel, 2003]. Même écho chez James T. Johnson, « Actuellement dans le
monde tel qu’il est, il peut en fait exister des valeurs ou des causes qui ne peuvent être
défendues que par l’utilisation de moyens militaires. Il s’agit d’un principe reconnu en ce qui
concerne le droit de légitime défense contre une utilisation agressive de la force maintenu par
le droit international, tout autant que dans les argumentaires en faveur d’une intervention
militaire visant à protéger les droits humains et à fournir une aide humanitaire aux victimes
de conflits. » [Johnson, 1999/2001] Pour l’historien, l’exercice évaluatif à vocation à se muer
en commandement moral : « Confrontés [à ces causes] isolément ou toutes ensembles, il est
de la responsabilité du gouvernement juste d’y répondre ; le faire est son obligation morale.
Le gouvernement que ne le fait pas ne fait simplement pas, en termes moraux, son devoir. »
[Johnson, 2005a]
(3) L’Intention droite : du fait de la difficulté exprimée par ses principaux signataires en vue
de mettre au jour les intentions réelles des décideurs politiques et l’utopisme que
représenterait la croyance en la pureté intégrale de leurs motifs [Walzer, 1977/1999], la lettre
de février 2002 ne mentionne pas le critère de l’intention droite. Même s’ils lui accordent une
importance s’avérant variable, les écrits individuels des quatre théoriciens de la guerre juste
ne font cependant pas l’économie de l’ancienne recta intentio. Ce jalon correspond ainsi pour
Johnson à la nécessité de rappeler que « la soif de dominer, la soif de puissance, la soif de
revanche cruelle » sont étrangères à toute « justice restaurative » [Johnson, 2001]. Tandis que
Jean B. Elshtain estime qu’une guerre moralement justifiée doit s’inscrire dès son initiation
dans une « éthique de la responsabilité » qui implique de faire en sorte de mettre un terme à
une profonde injustice voir de punir ceux qui peuvent en être les coupables mais proscrit toute
démesure dans la mise en œuvre de l’application des sanctions (« le discours de la guerre
juste proscrit la paix punitive » écrit-elle durant l’année 2001) et commande durant les
combats l’application des principes de discrimination et de proportionnalité [Elshtain, 2002].
Généralement moins développée que la juste cause ou l’autorité légitime, l’intention droite
réapparait sous l’épineuse question du « double effet ». Michael Walzer en fait, par exemple,
un repère moral aidant à se positionner face au dilemme d’une injustice commise en vue de la
satisfaction d’un objectif pouvant lui être moralement supérieur. Selon lui, « Il est permis
d’accomplir un acte susceptible d’avoir des conséquences néfastes (tuer, par exemple, des
non-combattants) pourvu que soient remplies les quatre conditions suivantes : L’acte est bon
en soi, ou du moins indifférent […] L’effet direct est moralement acceptable […] L’intention
de celui qui agit est bonne, c’est à dire qu’elle ne vise que des effets acceptables […] Le bon
effet qui en résulte est suffisamment bon pour compenser l’acceptation de l’effet mauvais »
17
[Walzer, 1977/1999]. En pratique, les décideurs doivent s’efforcer de limiter les dommages
collatéraux sans chercher à prémunir les combattants qu’ils commandent de la riposte des
forces adverses : « Je soutiens que le double effet n’est défendable qu’à la condition que les
deux résultats soient le produit d’une double intention : premièrement celle d’agir « bien » ;
deuxièmement, celle de réduire, autant que possible, le mal prévisible […] l’intention de celui
qui agit est bonne, c’est à dire qu’il vise au plus près de l’effet acceptable ; l’effet mauvais
n’est pas l’un des buts qu’il se propose, pas plus qu’il n’est un moyen de parvenir à ses fins ;
et conscient du mal qu’implique la situation, l’acteur cherche à le réduire au minimum tout
en acceptant pour lui-même le prix à payer » [Walzer, 1977/1999].
(4) Le Dernier recours et (5) Les chances raisonnables de succès : face aux souffrances et
aux périls qu’elle ne peut manquer d’occasionner « une guerre », annonce Elshtain suivie par
Weigel, Walzer et Johnson, « doit être un dernier recours après que d’autres possibilités pour
réparer ou défendre les valeurs en jeu aient été explorées » [Elshtain, 1987/1995] Dans cet
esprit, l’usage légitime de la force est considéré par les théoriciens états-uniens comme devant
faire l’objet de préalables ayant pour but de solutionner le trouble sans que ne parlent les
armes ; des préalables qui peuvent passer par toutes formes d’ambassades, de négociations, ou
de pressions en principe non militaires mais que Walzer, par exemple, ouvre à des « actes de
guerre contenue » tels que des mesures de blocus ou de rétorsion armées. Le but est que le
déferlement belliqueux demeure « un dernier recours, pas une première option. La raison de
cela ne repose pas uniquement sur une considération prudentielle, même si la prudence est
préférable que l’insouciance en pareil cas » [Elshtain, 1998] [Elshtain, 2001]. Intention que
Michael Walzer confirme en précisant : « il est évident que toutes les mesures qui font
l’économie de la guerre sont préférables à la guerre elle-même chaque fois qu’elles donnent
l’espoir d’une efficacité plus ou moins semblable » [Walzer, 1977/1999]. Passé l’unanimisme
exprimé autour de l’importance des préalables diplomatiques Johnson, Weigel ou Elshtain se
distinguent de Walzer en jugeant que « correctement entendu, le dernier recours est le
recours à la force armée entrepris après délibération plutôt que comme une réaction
immédiate. Le critère du dernier recours n’oblige pas un gouvernement de tout tenter en
pratique mais plutôt d’explorer d’autres options avant de conclure qu’aucune ne semble
appropriée ou viable à la lumière de la nature de la menace » [Elshtain, 2003/2004]. Walzer
s’appuie au contraire sur les actes de « guerre contenue » pour faire en sorte que la décision
d’entrée en guerre puisse être le plus longtemps possible différée. Entremêlant le critère du
dernier recours avec l’évaluation des chances raisonnables de succès, la lettre de février 2002
insiste sur le fait qu’« On ne peut pas légitimement faire la guerre lorsque le danger est
minime, douteux, de conséquence incertaine ou peut-être vaincu par la négociation, l’appel à
la raison, la médiation d’une tierce partie ou d’autres moyens non violents » [IAV, 2002].
Selon Johnson, la notion touche à l’évaluation de la probabilité pour le belligérant de parvenir
au but qu’il s’est initialement fixé [Johnson, 2005a] tandis que Jean Elshtain indique qu’il faut
« Etre certain avant que vous n’interveniez, même pour une juste cause, que vous avez une
chance raisonnable de succès. Ne pas faire irruption et faire empirer une situation déjà
critique. » [Elshtain, 2001] Le critère entraîne en définitive l’ouverture d’une interrogation
spécifique passant par la mise en balance de la souffrance escomptée des victimes dites
collatérales de la guerre et des victimes des crimes commis avant qu’elle ne soit décidée mais
suscite une fois encore des dissensions parmi les théoriciens. James T. Johnson insiste en
définitive sur l’idée selon laquelle la prise en compte des critères déontologiques doit
surmonter celle des jalons prudentiels et se distingue à cet égard de Walzer à qui il reproche
de manquer le cœur de la tradition en faisant primer des critères d’importance secondaire. Une
erreur d’appréciation qu’il juge néanmoins « plausible », à la différence du procès en incurie
18
qu’il formule dans le même temps contre Jimmy Carter ou les évêques catholiques américains
[Johnson, 2005a].
(6 et 7) La Proportionnalité et la Discrimination : les quatre théoriciens de la guerre juste
rangent ces deux critères parmi « les deux impératifs clés » [Elshtain, 2003/2004] du jus in
bello. Selon Michael Walzer « Les guerres justes sont des guerres limitées, menées
conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant que faire se peut, l’usage
de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non-combattantes » [Walzer,
1977/1999] Le philosophe est d’ailleurs fortement critique vis à vis du finalisme marquant
selon lui tant les théories de la raison d’Etat que celles de la guerre sainte et indique que « La
théorie qui distingue les combattants des non-combattants ne distingue pas les noncombattants alliés des non-combattants ennemis, en tout cas pas en ce qui concerne leur
meurtre possible. » [Walzer, 1977/1999] A l’inverse, la confusion entre les dirigeants et
combattants ennemis qu’il est permis de combattre et les citoyens de l’Etat qu’ils représentent
« […] équivaut à assimiler des hommes et des femmes ordinaires à leur gouvernement,
comme si l’ensemble faisait une totalité, ce qui revient à les juger d’une façon totalitaire. »
[Walzer, 1977/1999] Jean Elshtain défend à la fois la possibilité de dommages collatéraux et
l’indispensable prise de risque de la part des forces d’intervention en cherchant à conjuguer
les multiples implications de l’impératif solidariste qu’elle s’est efforcée de faire sien : « La
proportionnalité se réfère au besoin d’utiliser le niveau de force adapté à la nature de la
menace » précise-t-elle. « La discrimination se réfère au besoin de faire la différence entre les
combattants et les non combattants. Les non combattants ont été historiquement les femmes,
les enfants, les vieillards et les infirmes, toutes les personnes non armées qui vaquent à leur
vie quotidienne, et les prisonniers de guerre qui par définition ont été désarmés. » [Elshtain,
2003/2004]18. Dès lors, les victimes civiles ne peuvent être qu’involontaires, la force armée ne
doit pas les avoir intentionnellement prises pour cible. Cette précision n’est elle même pas
assortie d’indication quand au nombre d’« accidents » tolérables au titre de la théorie de la
guerre juste. En 2005, elle précise dans un article publié dans le New York Sun « Que des
innocents – des non combattants – puissent voir leur vie mise en péril dans toute guerre est
une évidence. Mais nous jugeons une armée sur ses efforts afin de minimiser de telles
victimes. Il s’agit d’un thème central de la tradition occidentale de la guerre juste, qui a
intégré la philosophie opérationnelle de l’armée américaine. Les deux thèmes clés de ce que
l’on nomme la partie in bello de l’enseignement de la guerre juste sont la discrimination et la
proportionnalité. » [Elshtain, 2005a] La lettre de février rappelle, elle aussi, le caractère
névralgique de la protection des innocents dont découlerait à la fois la juste cause de la guerre
contre l’Afghanistan taliban et l’immunité des non-combattants durant tout conflit armé.
Ainsi, « Une guerre juste ne peut être menée que contre des combattants. En d’autres termes,
tuer des civils par esprit de vengeance, ou même pour dissuader d’éventuels agresseurs
partisans de leur cause, est une faute morale. » Mais, suivant la pratique des quatre auteurs
états-uniens, le texte édité par l’Institute for American Values, hypothèque en partie
l’application des principes de proportionnalité et de discrimination en ouvrant sur
l’éventualité du « double effet » : « Bien que dans certaines circonstances et dans un cadre
donné, on puisse justifier moralement des actions militaires risquant d’entraîner la mort non
intentionnelle mais prévisible de non-combattants. Il n’est pas moralement acceptable de
prendre la mort de non-combattants comme objectif opérationnel d’une action militaire.»
[IAV, 2002] Les commandements du jus in bello ouvrent, dans la pratique quasi-quotidienne
du jugement moral des auteurs, sur un océan de tergiversations et de controverses jalonné
d’informations factuelles établissant le nombre de victimes civiles suite à une série
18
Voir également Women and War, ouvrage dans lequel Jean B. Elshtain précise la nécessité de « distinguer
entre les combattants et les non-combattants » [Elshtain, 1987/1995].
19
d’opérations militaires, la stratégie décidée, les ordres donnés et les types d’armements
utilisés.
Au final, le discours de guerre juste que déploient James Turner Johnson, Jean Bethke
Elshtain, Michael Walzer ou George Weigel s’avère dialoguiste en de très nombreux points et
occasions, et ce sont des affiliations et des tensions qui le traversent que procède une partie
essentielle de la signification de ses différentes propositions intellectuelles. Les intellectuels
situés au cœur de ces débats cherchent à promouvoir une façon de penser la guerre et la paix,
et par suite un mode d’action sur la scène du monde face à des interprétations et des choix
antagonistes. Ils analysent et interprètent les grands bouleversements stratégiques
contemporains tout comme ils sélectionnent, incorporent, contestent ou rejettent les discours
déployés par le reste des acteurs du débat public et des « just-war thinkers », depuis un espace
de dialogue dont les conditions de possibilité et les limites externes sont régulièrement
renégociées. Les aspects interactionnels et discursifs des positionnements et des luttes menés
par chaque théoricien de la guerre juste sont fondamentaux. Ils confirment l’intérêt d’une
exploration philosophique et socio-discursive des théories politiques.
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