Le discours intellectuel de guerre juste aux Etats-Unis

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ST 52 La liberté à l'épreuve de la démocratie. Regards de la théorie
politique
Guillaume Durin, enseignant vacataire en science politique et doctorant du Centre
Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense (Université Jean Moulin
Axe 3 : Liberté ou sécurité ? Les démocraties en situation d'exception : le cas du terrorisme
Le renouveau du discours intellectuel de guerre juste aux Etats-Unis
Depuis plus d’une cinquantaine d’années, le discours intellectuel de la guerre juste a
régulièrement été utilisé dans le débat académique et stratégique Etats-unien. Les premiers
jalons posés dès la seconde moitié du XXème siècle par Paul Ramsey, John Courtney Murray
et William O’Brien furent suivis des travaux de James Turner Johnson (son premier article sur
la question date de 1971 puis en 1975 vient Ideology, Reason and the Limitation of War), de
ceux de Michael Walzer (Just and Unjust Wars est publié en 1977) puis de George Weigel
(Tranquillitas Ordinis, 1987) et de Jean Bethke Elshtain (Women and War, 1985 et Just War
Theory, 1991). L’ensemble de ces prises de position, cherchant toutes à mobiliser les
catégories de l’ancienne tradition morale, allait être développé face à des événements
politiques majeurs comme la compétition termo-nucléaire, la guerre du Vietnam, la guerre du
Golfe, la guerre de Bosnie, le génocide Rwandais, le conflit du Kosovo, les attaques
terroristes de 2001, puis la riposte contre l’Afghanistan Taliban et l’invasion de l’Irak en
2003, au sein de dialogues et de controverses qu’a fortement amplifié le contexte post 11
septembre. Entre 1970 et 2007, les théoriciens états-uniens de la guerre juste - philosophes,
politologues ou théologiens - ont rassemblé un corpus souvent éloigné des grandes revues
spécialisées en politique internationale, dans lequel ils débattent et évaluent l’opportunité et
les modalités de l’utilisation de la force sur la scène internationale. Ce discours intellectuel de
guerre juste qui s’appuie sur la volonté de promouvoir la justice et les principes éthiques dans
le débat public, cherche à explorer la « réalité morale de la guerre » en surmontant la
dichotomie distinguant bellicisme/irénisme et en ancrant cet effort dans une forme avancée de
« réalisme moral ».
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L’analyse proposée est focalisée sur le débat intellectuel et s’appuie pour ce faire sur une
perspective issue, tour à tour, de la sociologie interactionniste de la connaissance et des
approches argumentatives qu’ont pu développer aux Etats-Unis un sociologue comme Randall
Collins, aux Pays-Bas le politologue Maarten A. Hajer et en France le philosophe Frédéric
Cossutta. Elle vise à brosser les contours du mouvement de réactualisation du discours
intellectuel de guerre juste initié aux Etats-Unis entre 1970 et 2007 à travers les efforts de
quatre théoriciens principaux, en aboutissant au constat qu’il existe parmi les intellectuels
états-uniens un courant « just-war theorist » ayant multiplié les interactions, les références et
les initiatives croisées permettant de gager un discours intellectuel commun ; un courant
aux objectifs, influences et propositions certes variés mais dont les principaux participants
partagent un socle argumentatif conjoint et parfois même coordonné.
I. Penser les positionnements intellectuels dans les espaces délibératifs
Comment comprendre le sens du mouvement de la réactualisation contemporaine du discours
de guerre juste dans le débat intellectuel américain ? Les théoriciens de la guerre juste sont
des théoriciens politiques, l’hypothèse théorique qu’enfourche cette communication est que
pour mieux comprendre leurs objectifs et pratiques professionnelles mais aussi les thèses
qu’ils défendent, il s’avère judicieux de mettre en place une approche socio-discursive
conjuguant l’apport de la perspective conflictualiste de Randall Collins jointe au cadre
exploratoire des analyses argumentatives postructuralistes menées par Frank Fischer, Martin
Hajer, Dominique Maigueneau, Ruth Amossy et Frederic Cossutta. Cet attelage, dissemblable
à plus d’un titre, permet cependant d’envisager une sociologie des idées forte d’un dialogisme
densifié.
1. La Sociologie Collinsienne des producteurs de biens abstraits
Le sociologue américain Randall Collins
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publie en 1998 The Sociology of Philosophies A
Global Theory of Intellectual Change, ouvrage dans lequel il nourrit le projet de mettre en
exergue « la structure sociale du monde intellectuel » [Collins, 1998]. Il part pour ce faire
d’une conception communicationnelle, psycho-sociologique et structuraliste de l’activité
intellectuelle et développe sur cette base une ambitieuse analyse sociologique comparative de
l’histoire philosophique mondiale. Identifiant plusieurs centaines de penseurs « majeurs » et
« mineurs » en fonction de leur empreinte ultérieure et de la durée de leur renommée, Collins
propose une approche originale des dynamiques intellectuelles dont la perspective théorique
axiale se révèle être tant internaliste que conflictualiste. Internaliste en ce qu’elle consacre la
« sphère intellectuelle » comme le cadre déterminant de l’action des acteurs qui la constitue.
Conflictualiste car elle fait des relations d’alliance et de rivalité le cœur des dynamiques
créatives.
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Titulaire d’une chaire Dorothy Swaine Thomas à l’Université de Pennsylvanie, Collins y enseigne la sociologie
depuis 1997 après avoir été professeur à l’Université de Virginie (1978-1982) puis à l’Université de Californie
(1985-1997). Il a par ailleurs été l’auteur de Conflict Sociology : Toward an Explanatory Science (1975) de
Three Sociological Traditions (1985), Weberian Sociological Theory (1986) de Interaction Ritual Chains (2004)
et de Violence : A Micro-Sociological Theory (2008).
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Ainsi selon lui, ce sont les réseaux intellectuels et les échanges les structurant qui déterminent
le contenu initial des idées abstraites et orientent par la suite leur développement. Il développe
cette thèse en s’arque-boutant sur une double proposition théorique selon laquelle primo,
« C’est la structure interne [des] réseaux intellectuels qui modèle les idées, par leurs modèles
de liaisons verticales à travers les générations, et leurs alliances et oppositions
horizontales. » [Collins, 1998] ; secundo, « la créativité intellectuelle est un processus
conflictuel » [Collins, 1998]. Le sociologue américain propose ainsi une sociologie
intellectuelle fondamentalement axée sur le milieu et les rapports horizontaux et verticaux
entre les penseurs. Pour lui, si de tels contextes ont coutume de déterminer les dynamiques
intellectuelles, les ensembles plus larges que sont « Les macro-structures économiques et
politiques » opèrent comme d’indéniables socles organisationnels pour les réseaux
intellectuels mais n’ont en principe que des effets indirects sur l’état de la création de sens.
Elles « ne permettent pas d’expliquer grand chose à propos des idées abstraites, car de telles
idées existent seulement là ou il y a un réseau d’intellectuels focalisé sur leurs propres
controverses et accumulant leurs propres train d’équipages conceptuels. » [Collins, 1998].
Les propriétés du champ intellectuel font de cet ensemble une zone marquée par des
antagonismes régulés mais chroniques. Collins décrit les « espaces d’attention » et l’action
intellectuelle comme des « champs de force » [Collins, 1998, p.42] orientés par une très forte
propension à l’entrechoquement conflictualiste. On touche en fait ici au cœur de l’explication
théorique proposée par le sociologue américain. Pour lui, « La vie intellectuelle est marquée
avant tout par le conflit et les désaccords », conflit qu’il conçoit comme sa « source
d’énergie ». Les causes des nombreuses tensions entre penseurs sont multiples mais les trois
raisons principales de cet état de fait sont que (1) les « territoires intellectuels » sont des
espaces limités gouvernés par la « loi des petits nombres » qui pousse à l’exacerbation des
antogonismes
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(2) l’utilisation de « repoussoirs » [Collins, 1998, p.137] possède une vertu
logique en cela qu’elle permet à chacun d’étayer et de développer sa propre pensée et offre un
surcroit d’énergie émotionnelle
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(3) la recherche de « créativité » pousse à l’apparition
d’« une nouvelle combinaison d’idées développées à partir d’idées existantes ou de nouvelles
idées structurées par opposition à de plus anciennes » [Collins, 1998]. Pour toutes ces
raisons, les tensions entre rivaux au sein d’une même génération potentialisent leur créativité
et, à l’épreuve du temps, la transmission du capital intellectuel des penseurs d’une même
lignée entraine l’« intensification » de cette logique. Car le principe directeur se cline au
présent mais également dans le temps et pousse à la constitution de groupes affilés : « La vie
intellectuelle procède par tensions horizontales entre contemporains autant que par
séquences verticales entre les générations. » [Collins, 1998] « En plus de cette organisation
verticale des réseaux sociaux entre les générations, les intellectuels créatifs ont tendance à
appartenir à des groupes d’intellectuels, que cela soit des cercles d’alliés et parfois
également de rivaux et d’opposition. » [Collins, 1998]
Fruits des contraintes du système que compose l’espace d’attention intellectuelle, les rivalités
acquièrent en fait, dans le modèle explicatif collinsien, un statut proprement axiomatique en
se révélant être l’« élément vital du monde intellectuel » [Collins, 1998]. Pour Collins,
l’impact du ferment agonistique est tel qu’il conduit à ce que les positionnements des
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« Dès lors qu’il y a créativité intellectuelle, il y a des rivaux ; ceux que l’on appel les grands penseurs
apparaissent, au minimum par pairs de contemporains, et de façon plus typique les différentes positions
reconnaissables sont souvent trois ou plus mais rarement plus que six. » [Randall Collins, 2002]
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« Les contacts avec les adversaires sont tout autant émotionnellement intensifiant que ceux noués avec ses
propres alliés, peut-être même plus. C’est la raison pour laquelle les intellectuels semblent être animés par leurs
adversaires ; ils les recherchent, comme des aimants se repoussant à partir de pôles opposés. La partie la plus
intense du monde intellectuel repose sur une structure de groupes adverses, concordant ensemble dans une
super-communauté conflictuelle. » [Randall Collins, 1998]
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penseurs soient « constitués par les oppositions et les tensions entre différentes parties du
réseau qui font émerger les problèmes intellectuels et donc les sujets auxquels on réfléchit. »
[Collins, 1998] Le déterminisme conflictualiste se décline jusqu’au « contenu interne des
philosophies » ; ainsi « La créativité se développe par des oppositions. Des philosophes
d’importance comparable apparaissent au cours d’une même période, leur rivalité étaye leur
notoriété. Les chaînes d’opposition créent le contenu interne des philosophies ; de nouvelles
idées se déploient en niant les points essentiels des positions rivales à propos d’un thème
argumentatif partagé et d’un niveau d’abstraction commun. » [Collins, 1998]
La thèse que Randall Collins a développée a suscité de très nombreuses critiques [voir
notamment Bunge, 1999 & 2000 / Jarvie, 2000 / Camic, 2000] et télescope notamment une
part importante des travaux ayant abordé la question du statut des intellectuels en société et
des théoriciens politiques au sein des humanités et des sciences sociales. La séparation
étanche, arbitrairement élaborée par Randall Collins, entre l’activité intellectuelle et politique,
relègue le rapport au contexte politique à l’analyse de l’action des penseurs mineurs ou
reconvertis. Une telle limitation apparait doublement carencée :
- Lorsqu’un intellectuel prend publiquement position à propos d’une question politique
au sein du débat public, il peut le faire sur la base des aspirations et paradigmes
scientifiques qu’il a pris coutume de défendre et à l’appui de la crédibilidont il
dispose. C’est en partie grâce à son statut que son positionnement peut se trouver
diffusé et débattu au sein de l’espace public argumentatif.
- Dans le même temps, lorsque son argumentaire concerne une question politique, les
déclarations des différents acteurs concernés, les racines et développements non moins
politiques de cette question mais aussi l’audience face à laquelle l’intellectuel
intervient, orientent le contenu de ses communications.
D’autres que Collins appréhendent le statut d’« intellectuel » sous un angle sensiblement
différent que celui envisagé par le sociologue, en faisant de ce qu’il considère comme relevant
des marges, une situation racine. Ainsi selon Arthur Melzer, « L’intellectuel public, par
contraste, est moins défini par sa fuite hors de la caverne que par son envolée depuis la tour
d’ivoire. Quand bien même il peut s’’enorgueillir de son amour pour les idées et la vérité, il
rejette consciemment l’idéal contemplatif de retraite et de détachement, et s’attache
fondamentalement à « faire la différence », à « prendre position », à « aider la société ». »
[Melzer, 2003] Pour Pierre Bourdieu, « L’intellectuel est un personnage bidimensionnel qui
n’existe et ne subsiste comme tel que si (et seulement si) il est investi d’une autorité
spécifique, conférée par un monde intellectuel autonome (c’est à dire indépendant des
pouvoirs religieux, politiques et économiques) dont il respecte les lois spécifiques, et si (et
seulement si) il engage cette autorité spécifique dans des luttes politiques » [Bourdieu, 1998].
L’historien de la culture et des idées, François Chaubet, élargi le spectre mais conserve cette
même perspective, attachant au « terme d’« intellectuel », non pas seulement […] le sens
étroit d’homme de culture engagé en politique, mais […] un sens beaucoup plus large, celui
de l’homme de culture dont les productions littéraires, artistiques, savantes, mais aussi les
activités politico-intellectuelles, ont un impact sur les façons de représenter, de penser le
monde et de le vivre. » [Chaubet, 2009]. Les deux dimensions (culturelle et politique) sont
donc potentiellement interpénétrées et toute tentative visant à en faire une séparation radicale
s’avère aussi artificielle qu’inutile. Rien n’oblige en fait à défendre une approche réticulaire et
internaliste aussi radicale que celle de Randall Collins, obstinément campée sur le refus des
multiples liens noués entre connaissance (en l’espèce théorie politique et philosophie morale),
discours et société. La prise en considération du contexte et des déterminants discursifs,
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culturels et politiques en tant que variables interprétatives additionnelles n’évacuent en rien le
fait qu’une part substantielle du contenu et des dynamiques des discours intellectuels puisse
être orientée par les rapports de tension (opposition ou inclusion) entre des penseurs rivaux.
Face à son potentiel exploratoire mais également à ses nombreuses limites et incomplétudes,
il apparait donc indispensable de confronter l’explication de Collins à des modèles
complémentaires tels que celui que propose les approches socio-discursives et analyses
argumentatives, que développent notamment le philosophe Frédéric Cossutta et le politologue
Martin Hajer.
2. L’approche socio-discursive : analyse argumentative du discours philosophique
Muent par l’apport du « Tournant Linguistique » négocié par les « Analyses Critiques » en
sciences sociales, les politologues pratiquant les analyses argumentatives redéfinissent le rôle
du langage dans l’investigation scientifique
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et entendent contrebalancer les excès de du
« néopositivisme » appliqué à l’étude des politiques publiques depuis les années 1960 et 1970
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[Fisher, 2007]. Sur cette lancée, les travaux de Frank Fisher, de John Forester, ou de Martin
Hajer sont axés sur une analyse des politiques délibératives croisée avec la prise en
considération des pratiques socio-linguistiques, et s’appuie sur une conception du discours en
tant qu’« ensemble d’idées, de concepts, et de catégories par lesquels un sens est donné à un
phénomène. Les discours formulent certains problèmes ; c'est-à-dire qu’ils distinguent des
aspects d’une situation plutôt que d’autres » [Hajer, 1993]. Mais le « discours, ainsi
considéré, n’est pas synonyme de discussion : un discours correspond à un ensemble de
concepts qui structurent les contributions des participants d’une discussion » [Hajer, 2006]
privilégiant de ce fait la mise en lumière des effets de « cadrage » (fraiming) au sein des
espaces délibératifs et des processus décisionnels.
Le discours offre aux idées le lieu de leur éclosion et de leur rapport au monde. Elles prennent
forme au sein d’argumentaires qui, comme l’indique Philipe Breton, « met[tent] en œuvre un
raisonnement dans une situation de communication » [Breton, 2001]. Les intellectuels font de
la formulation et l’échange d’argumentaires leur activité centrale et ces argumentaires sont
adaptés et susceptibles de varier au gré des contextes et des dialogues dans lesquels ils
s’inscrivent. Cette caractéristique rend indispensable l’analyse des ferments discursifs en vue
de progresser dans la compréhension des propositions intellectuelles
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, elle souligne également
l’intérêt de la mise en lumière et en sens des controverses desquelles elles résultent et qu’elles
alimentent.
De façon nettement plus spécifique quoique appuyée sur des postulats similaires, l’analyse
communicationnelle et argumentative du discours philosophique part, avec Dominique
Mainguenau et à sa suite Frédéric Cossutta, de la prise « en considération [du] rapport entre
ce qu’on pourrait appeler une doctrine, un système, une philosophie, et ses lieux ou modes de
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« Le langage devient une part de l’analyse de données pour l’investigation, plutôt qu’un simple outil pour
parler d’une réalité extra-linguistique » [Shapiro, 1981].
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Voir également John S. Dryzek pour qui « L’essence du jugement et de la décision devient non pas
l’application automatique de règles ou d’algorithmes mais un processus de délibération dans lequel pèsent les
croyances, les principes, et l’action conditionnée par de multiples cadres pour l’interprétation et l’évaluation du
monde. » [Dryzek, 2005].
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Des logiques qui guident l’élaboration des « grands textes » comme de l’ensemble des « dispositifs
socioculturels sous-jacents à la parole intellectuelle (propos oraux, correspondance privée, interventions
publiques dans des cadres, eux aussi, différenciés ».
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