Introduction à la pensée de Michael WALZER

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Introduction à la pensée de Michael WALZER
par Simon WUHL nov 2016
Présentation
Théoricien de la société, philosophe politique, historien des idées et anthropologue, professeur
émérite à l’université de Princeton, Michael Walzer (né en 1935) aborde les domaines de la
politique, de la justice sociale, de la critique sociale, du pluralisme culturel ou de la question
éthique au sein des conflits armés.
Figure emblématique de la gauche intellectuelle américaine, il codirige la revue, Dissent
(Controverse), où s’expriment les principaux débats politiques et sociaux qui traversent la société
américaine.
Bien qu’une grande partie de son œuvre ne soit pas centrée sur la thématique du judaïsme,
l’ensemble de ses réflexions est irrigué explicitement par des références à la pensée, l’histoire et
l’expérience du peuple juif à toutes les périodes : bibliques, médiévales, émancipées et
contemporaines.
Et, depuis une quinzaine d’années, Michael Walzer s’est investi dans un projet individuel et
collectif de réévaluation de la tradition juive en appliquant les méthodes de distance critique des
sciences humaines, avec la thématique politique comme fil conducteur.
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Les deux universalismes
Est-il possible de surmonter l’opposition ruineuse entre ceux qui, animés par la seule référence
universaliste, prétendent formuler des théories valables pour toute communauté humaine, quelle
que soit son histoire, sa tradition et sa culture spécifique ; et ceux, attentifs au particulier
uniquement, qui privilégient un ancrage dans chaque communauté observée ?
Les universalistes se voient taxés, au mieux, de s’en tenir à des théories abstraites, au pire, de
mépris vis-à-vis des autres cultures. Les particularistes sont fustigés pour leurs positions dites
« relativistes », voire conservatrices, supposées accorder une valeur équivalente à tout système
social.
Dans Les deux universalismes, Michael Walzer propose une troisième voie en puisant, au départ,
dans la lecture de la Bible hébraïque.
Il existe, soutient-il, non pas un mais deux universalismes :
- Le premier, dominant dans la conscience occidentale, prétend façonner l’ensemble des
communautés humaines autour d’une seule conception de la vie bonne, de l’excellence
éthique, de la société juste ou du bon régime politique. Cet universalisme centralisateur,
est qualifié d’universalisme de surplomb.
- Le second, occulté par le premier, qui s’inspire des expériences singulières, se présente
comme un universalisme de réitération, décentralisé, où chaque société progresse en
suivant son propre chemin, notamment en adaptant des expériences de libération ou
d’émancipation d’un autre peuple en fonction de ses caractéristiques sociales spécifiques.
La source de ces deux universalismes est inscrite dans la Bible hébraïque.
L’universalisme de surplomb impose une vision monolithique avec « un seul Dieu, une seule loi, une
seule justice, une seule conception exacte de la vie bonne, de la société bonne ou du bon régime,
un salut, un messie, […] pour toute l’humanité. »
L’Alliance conclue avec Dieu au Sinaï, le système moral et légal qui en est résulté avec la Torah, sont
les fondements de l’histoire des Juifs, bien sûr, mais concernent l’ensemble du genre humain.
Le prophète Isaïe, par exemple, rapporte les paroles suivantes de Dieu adressées au peuple
d’Israël : « J’ai fait de toi l’alliance du peuple, la lumière des nations… » (Is 42,6)
L’universalisme, de réitération, s’exprime au sein du récit biblique avant l’exil à Babylone vers le vie
siècle av. J-C. Ainsi, dans le livre du prophète Amos, Dieu ne s’adresse plus au seul peuple d’Israël :
« Enfants d’Israël, vous êtes à moi, mais les enfants des Ethiopiens ne m’appartiennent-ils pas aussi ?
J’ai tiré Israël de l’Egypte. Mais n’ai-je pas tiré aussi les Philistins de Cappadoce et les Syriens de
Cyrène ? » (Am 9,7)
Dans cette deuxième optique, présentée comme la véritable doctrine alternative du peuple juif
aux temps bibliques, la réitération exprime l’idée que la libération, l’Exode, est une aventure
susceptible de se répéter (se réitérer) pour chaque peuple opprimé, mais en s’adaptant à chaque
contexte singulier. L’ universel, c’est le rejet de l’oppression.
Pour Walzer, il existe un lien entre l’universalisme de surplomb et l’idée du triomphe.
Or, d’après le récit biblique, la période triomphante d’Israël n’a duré que trois siècles, entre l’arrivée
en « Terre Promise », à la suite de Josué au xiiie siècle av. J-C, et la fin du règne du roi Salomon au xe.
C’est désormais avec l’expansion du christianisme et des nations chrétiennes, puis sécularisées,
que l’universalisme de surplomb a prospéré. Et cela, sous forme de l’exportation d’une mission
universelle et même de « l’impérialisme des nations qui se sont appelées chrétiennes ».
Lorsque le judaïsme devient une religion en exil, il est réprimé au sein des nations chrétiennes. Le
deuxième universalisme, de réitération, devient alors la doctrine alternative qui s’impose au sein du
judaïsme.
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Dans le même esprit, Emmanuel Levinas (1906-1995) oppose l’universalisme juif, qui diffuse son
expérience par une démarche de « rayonnement » à la démarche d’« englobement » de
l’universalisme chrétien, à prétention totalisante.
On retrouve le même type d’opposition entre les universalismes chez Benny Lévy et, plus
récemment, chez Jean-Claude Milner (L’universel en éclats, Verdier, 2014), tous deux opposant un
universalisme intensif, attaché au judaïsme et basé sur l’exemplarité, à un universalisme extensif,
de source chrétienne, qui procède par diffusion et ralliement par le haut. Enfin, Etienne Balibar, qui
s’interroge également sur la pluralité des conceptions de l’universel, fait référence à l’article de
Walzer.
Les principes divergents de la critique sociale
Il existe deux modalités d’exercice de la critique sociale, étape préalable à la définition d’une
orientation politique :
-
La première s’inscrit dans le cadre de l’universalisme de surplomb. Elle consiste à déconnecter
la réflexion par rapport à la société critiquée et à donner une portée générale à ses résultats,
applicables à toute société en tous temps et en tous lieux : c’est une critique par invention de
principes à prétention universelle.
Le marxisme, la doctrine utilitariste (maximiser les satisfactions pour le maximum d’individus ou les
principes de justice de John Rawls (impératif de progression socio-économique limitée aux plus
défavorisés de la société) en sont des exemples.
-
La seconde a les caractéristiques de l’universalisme de réitération. La critique demeure
étroitement connectée au monde social concerné. Elle s’adresse au plus grand nombre et, dans
cette optique, s’inscrit dans le cadre de l’histoire, de la tradition et de la culture d’une société
donnée.
C’est une critique par interprétation des principes moraux que la société s’est elle-même donnée.
Cette voie critique est attentive aux attentes - latentes ou nouvelles. Elle peut parfaitement intégrer
des critiques ou des expériences externes, à condition de les resituer et les interpréter en fonction
de la tradition culturelle de cette société particulière.
Les fondements bibliques de la critique par interprétation
Dans son livre de référence sur le Judaïsme antique, Max Weber évoque les prophéties bibliques
comme les premiers pamphlets politiques, observation élargie par Walzer qui présente les
prophètes comme les inventeurs de la pratique critique de la société.
Le prophète Amos est le plus emblématique sur la critique des comportements, des puissants et
dans le domaine de la justice sociale.
Au viiie siècle av. J-C, selon le récit biblique, les règnes monarchiques d’un peuple d’Israël affaibli,
divisé en deux États, la Judée au sud, Israël au Nord, donnent lieu à un accroissement considérable
des inégalités. Les découvertes archéologiques confirment que les maisons relativement uniformes
des premiers siècles sont remplacées par des demeures luxueuses coexistant à côté de taudis. Plus
grave encore, les riches vivent de l’exploitation des pauvres. Les marchands aisés sont accusés de
pratiquer l’usure, la fraude, la confiscation des biens en cas d’insolvabilité. C’est pourquoi, le
prophète précise son interprétation de la Torah : les rituels et les sacrifices supposés suffire à
montrer son allégeance, ne valent rien en l’absence d’un comportement qui ne respecte pas le droit
et n’applique pas la justice.
« Je hais, je méprise vos fêtes » (Am 5,21), […] Mais que le droit coule comme de l’eau et la justice
comme un torrent qui ne tarit pas. » (Am 5, 24)
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La prophétie d’Amos conclut Walzer « est de la critique sociale [par interprétation] parce qu’il défie
les dirigeants, les conventions et les pratiques rituelles d’une société particulière, et qu’il le fait au
nom de valeurs reconnues et partagées dans cette même société. »
Dans le Livre de Jonas, récit tardif, ultérieur à l’Exil à Babylone au vie siècle av. J-C, Yahvé ordonne à
Jonas de se rendre à Ninive, la grande cité de l’Etat prédateur de l’Assyrie, où sévissent la violence
et l’ignorance du Dieu unique, pour leur annoncer la destruction de la ville si les habitants
n’abandonnent pas leur mauvaise conduite. Après un certain nombre de péripéties (Refus et fuite
de Jonas par bateau. Jonas jeté à la mer par les marins qui craignent les foudres de Yahvé. Jonas
avalé par un gros poisson puis recraché après son repentir), le prophète parvient à Ninive et prêche
dans la rue la parole divine par cette seule phrase :
« Encore quarante jours et Ninive sera détruite » (Jon 3, 4)
Et le miracle se produit : Les gens de Ninive, sous la direction de leur souverain, se mettent à croire
en Yahvé, puis acceptent d’abandonner leurs mauvaises pratiques.
En retour, « Dieu se repentit du mal dont il les avait menacés, il ne le réalisa pas » (Jon 3, 10)
Le prophète, dans ce récit, apparaît comme un simple messager de Dieu, détaché des traditions et
des croyances du peuple auquel il s’adresse. On peut penser qu’il obtient un résultat éphémère,
peut-être en se fondant sur un code minimaliste, une sorte de loi internationale (déjà attestée par
le récit biblique) où certaines manifestations extrêmes de violence sont proscrites. Face au
caractère superficiel et aux effets peu durables de l’action de Jonas, la critique du prophète Amos
est beaucoup plus sérieuse car, partie prenante, il peut interpeller le peuple en se fondant sur des
valeurs qu’il partage et proposer des réformes, en matière de justice sociale, qui vont bien plus loin
que la simple proscription du crime de sang.
La critique sociale à l’époque moderne : Albert Camus et Jean-Paul Sartre
Albert Camus et Jean-Paul Sartre représentent deux démarches critiques opposées lors de la
guerre d’indépendance de l’Algérie.
La démarche critique d’interprétation de Camus, explique Walzer, consiste à se fonder sur les
normes du régime colonial, supposées guidées par un esprit de justice, puis à dévoiler l’expérience
réelle de l’oppression : « Camus poursuivait en revendiquant une redistribution des terres (…), une
autonomie régionale (au début), des droits égaux pour tous les habitants de l’Algérie. »
Dès lors, il s’est retrouvé de plus en plus seul sur cette ligne à la fois critique et solidaire : d’un côté,
la France n’appliquait pas ses propres normes démocratiques ; de l’autre, le FLN algérien
revendiquait l’indépendance totale sans compromis.
Camus ne s’opposait pas à l’indépendance, mais à une indépendance conduite par le FLN qui
signifiait le départ forcé des pieds-noirs.
Il ne s’est jamais joint non plus aux soutiens sans faille du FLN, de sa politique de négation des
droits de la minorité pied-noir et de ses méthodes terroristes aussi violentes vis-à-vis des civils que
la violence coloniale. Ce qu’exigeait la justice pour Camus « c’est que les Français et les Arabes
négocient leurs différences […] il n’y est jamais parvenu […] mais cela ne signifie pas qu’il ait eu
tort d’essayer. »
À l’opposé, Jean-Paul Sartre professe que « la vie d’un critique social doit commencer par le rejet
de sa propre socialisation, le refus de la société-en-lui. » Il s’agit d’échapper à son propre
conditionnement social afin de s’universaliser. L’intellectuel critique doit, à l’intérieur, s’allier avec
les classes défavorisées contre les oppresseurs et, à l’extérieur, s’allier avec les forces motrices de
libération.
Pendant la guerre d’Algérie, les sartriens ont soutenu le FLN sans exprimer de restrictions sur son
programme ou sur ses méthodes.
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Dès lors, Walzer émet une double objection à la démarche sartrienne : elle demeure
incompréhensible pour les larges masses des dominés destinés à rallier au sein de sa société
d’appartenance ; elle ne conduit qu’à remplacer une aliénation par une autre.
Elle ne s’accompagne d’aucune vision critique de la nouvelle cause et des méthodes pour le moins
discutables, notamment sur le plan de la violence aveugle.
Martin Buber : Les implications politiques de l’éthique juive
L’activité critique de Buber s’est en grande partie exercée à l’encontre des orientations du
sionisme dans le conflit israélo-arabe. Mais il s’agissait d’une critique interne et non d’une critique
externe, visant à délégitimer la nature même du sionisme. Ainsi a-t-il répondu négativement à une
demande d’article formulée par un mouvement antisioniste américain en 1962, en déclarant : « ma
critique de la politique arabe du gouvernement vient de l’intérieur, la vôtre de l’extérieur. Notre
programme de coopération entre Juifs et Arabes n’est pas inférieur à ce qu’on appelle le sionisme
officiel, plutôt, c’est un sionisme plus grand [c’est à dire meilleur]. »
Pour Buber, le danger principal du sionisme était celui de tous les nationalismes cherchant à
affirmer une souveraineté sur un territoire dans un contexte conflictuel : la perte de sa conscience
éthique, valeur cardinale du judaïsme.
Buber adopta concrètement deux positions successives :
La première, particulièrement ambitieuse prônait l’idée d’un État binational (ou plus tard d’une
Fédération) co-gouverné(e) par les Juifs et les Arabes conjointement.
Mais à la fin des années 1930, et surtout après la tragédie de la Shoah, cette option est apparue
comme illusoire du fait du rejet arabe de toute présence juive en Palestine et, d’autre part, de
l’afflux des réfugiés avec l’urgence morale absolue de la revendication sioniste d’une libre
immigration juive en Palestine.
La seconde, après 1948, prôna une orientation qui, tout en demeurant critique, privilégia la
solidarité et la connexion avec le monde juif : celle de la préservation de l’impératif moral.
Ainsi, il nia l’efficacité de la violence sans pour autant adopter une position pacifiste, il demanda
que les forces israéliennes n’interviennent que sous la menace explicite, qu’elles réagissent avec
une proportionnalité des moyens en fonction d’objectifs limités. Il rejeta les expropriations et les
représailles et chercha localement des occasions pour mettre en œuvre une coopération.
Les sphères de justice
Le livre Sphères de justice, paru en 1983, est considéré comme l’œuvre majeure de Michael Walzer.
Contrairement à de nombreux de ses écrits, parus ultérieurement, les liens au judaïsme sont peu
apparents, même s’ils ne sont pas complètement absents.
Cependant, l’intérêt particulier pour la justice sociale comme élément central de la question
politique, s’il ne constitue pas une marque exclusive des auteurs juifs, renvoie néanmoins à un axe
principal de la Bible et à de grandes figures de la pensée juive de l’exil.
Ensuite, la problématique de Walzer partant d’une mise en lumière du « fait du pluralisme » dans
les sociétés démocratiques occidentales et, corrélativement, d’une prise en compte de la diversité
des collectivités historique et culturelle, fait écho à sa propre expérience de Juif-américain et à son
souci de préservation du fait culturel juif en Diaspora.
Enfin, les références historiques puisées dans la tradition à l’appui de ses démonstrations, pour la
sphère éducative par exemple, sont révélatrices de l’érudition de Walzer sur l’histoire du judaïsme.
Le concept d’égalité complexe
On peut résumer sa théorie par la formule suivante :
Il faut remplacer la notion d’égalité simple - qui limite la justice sociale à la distribution d’un seul
bien, de nature économique – par le concept d’égalité complexe, qui prend en compte d’autres
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biens sociaux comme l’éducation, le bien-être et la santé, la politique, l’identité culturelle ou le
temps libre.
Quelques exemples de théories de l’égalité simple autour de la sphère économique :
Le principe d’égalité des chances, qui sous-tend les politiques de justice sociale en France
Les théories utilitaristes : « donner le maximum de satisfaction au maximum de personnes »,
référence des sociétés anglo-saxonnes.
- La théorie beaucoup plus élaborée de John Rawls, en réaction à l’utilitarisme : « Maximisation
de la situation des plus défavorisés de la société ».
-
Toutes ces théories ont un point commun : elles ne prennent en considération, dans l’évaluation
des effets, que le seul facteur économique (Si le politique ou l’éducatif sont pris en considération,
c’est dans leur impact sur les situations économiques.)
Notons que dans d’autres sociétés, comme le régime de l’ancien URSS, le facteur politique écrase
tous les autres.
L’égalité complexe apporte deux modifications importantes dans la problématique de la justice
sociale :
- Premièrement, un élargissement à un ensemble de biens : l’économique, le pouvoir politique,
la responsabilité de service public, la reconnaissance de l’appartenance culturelle, l’éducation,
le bien-être individuel (sécurité, santé), etc.
Il y a donc plusieurs sphères de justice, dotées chacune d’une autonomie relative. (Nul ne devrait
obtenir un pouvoir politique parce qu’il est économiquement riche).
- Deuxièmement, une limitation des biens dans une société donnée.
Certains (l’économique, le bien-être sécuritaire et sanitaire, par exemple) ont une valeur partagée
par tous. D’autres (l’éducation, le pouvoir politique, par ex.) ont une valeur partagée plus affirmée
pour certaines communautés.
La forte signification sociale d’un bien est liée aux traditions historiques et culturelles de ces
groupes sociaux.
Le cas des communautés juives
Walzer met en correspondance le désir d’éducation au sein des communautés juives de la diaspora
contemporaine avec une forte tradition forgée à l’époque du judaïsme médiéval. Vers le quinzième
siècle, dans toutes les communautés juives, on faisait très attention à l’éducation. On payait
couramment les frais de scolarité des enfants pauvres et on donnait des subsides plus ou moins
importants, ainsi que des dons supplémentaires de charité, aux écoles religieuses et aux académies.
Dans le même sens, deux économistes, Maristella Botticini et Zvi Eckstein, dans un livre très
documenté paru en 2012, avancent la thèse selon laquelle il existe une corrélation entre le niveau
d’enseignement des populations juives et leur degré de fidélité au judaïsme, depuis l’obligation
rabbinique (du moins faite aux hommes), dès l’an 200 de notre ère, de connaître la Torah écrite,
donc d’être éduqués, sous peine de se voir mis en dehors de la communauté.
En résumé, le souci de Walzer, exprimé dans Sphères de justice, est de proposer un cadre théorique
représentatif de la composition réelle de la société. En particulier, il prend en compte les
communautés culturelles (au sens large) qui la composent, avec leurs traditions historiques qui
orientent leurs préférences pour des biens sociaux distribués ou « à distribuer ».
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Le pluralisme culturel
Walzer juge stérile l’opposition entre le « communautarisme civique » qui, à l’instar d’un courant
« républicaniste » en France, n’accorde de la valeur qu’au lien politique, et disqualifie les
communautés fondées sur des liens hérités et le « multiculturalisme radical », débouchant soit sur
l’enfermement communautaire, soit, sur une sorte de séparatisme culturel.
C’est pourquoi Walzer préfère l’expression de « pluralisme culturel » à celle de
« multiculturalisme », ce qui implique une articulation nécessaire ente le lien culturel, le lien
politique et l’intégration économique.
Les sources juives : le maintien d’une personnalité collective du judaïsme en Diaspora
En Europe orientale : A la fin du 19e siècle et au début du 20e, des grands penseurs juifs – comme
Simon Doubnov ou Ahad Haam (Asher Ginsberg) – et des mouvements juifs influents comme le
Bund (Union des travailleurs juifs), ont engagé des réflexions et des actions dans le sens d’une
émancipation des Juifs sur un double plan : de l’intégration économique et politique, d’une part ;
du maintien d’une personnalité collective pour les Juifs en Diaspora, au sein de leur pays de
résidence, d’autre part.
Aux Etats-Unis : Au début du 20e siècle, ces orientations ont donné lieu à des prolongements sur la
question culturelle, l’égalité citoyenne étant acquise. Ainsi, on doit à Horace Kallen, philosophe juifaméricain et fils de rabbin, l’invention et la première théorisation du multiculturalisme. Dans
l’Amérique des années 1910-1920, où dominent les idées purement assimilationnistes du courant
racialiste anglo-saxon, Kallen propose un modèle respectueux de la multiplicité des communautés
ethniques et culturelles qui composent la nation américaine.
La reconnaissance d’une pérennité du fait communautaire
En suivant Kallen, Walzer avance trois types d’arguments en faveur d’une reconnaissance du fait
communautaire :
- Donnée fondamentale de nature anthropologique, l’expression des différences communautaires
s’observe dans toute l’histoire des sociétés, quels que soient les régimes politiques.
- On peut toujours réprimer les communautés culturelles, mais on ne peut les supprimer. Par
exemple, après des dizaines d’années de répression dans les sociétés bureaucratiques d’Europe de
l’Est au xxe siècle au nom d’un universalisme communiste de « surplomb », elles sont revenues plus
fortes que jamais après la fin de ces régimes.
- Le déni de reconnaissance de la différence culturelle aboutit non à un renforcement du lien à la
nation, mais à un repli identitaire et à une rupture.
Walzer rejoint ici les constats de Simon Doubnov : la reconnaissance de la personnalité collective
des minorités n’est pas un obstacle, mais se pose en condition pour l’inscription de leurs membres
dans le cadre du lien social national.
Pluralisme culturel et lien social national
Le pluralisme culturel ouvert et tempéré se distingue du multiculturalisme aux contours mal
définis, par trois additifs importants comme facteurs d’intégration à la nation :
- Il est de nature inclusive. L’encouragement institutionnel à l’exercice d’une citoyenneté active –
dans les associations à vocation économique et sociale - est considéré comme un prolongement
naturel de l’engagement culturel.
- Il est de nature redistributive : indissociable d’une politique active d’intégration économique en
direction des plus démunis (l’encouragement au militantisme associatif et syndical étant un des
moyens de susciter une telle orientation). Dans le même sens, Walzer propose une redistribution
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des ressources entre les communautés culturelles - qui assurent des services à leurs membres entre les mieux dotées (la communauté juive entre autres) et les plus démunies (afro-américaine
ou latino-américaine).
- On peut s’en défaire : dans les régimes démocratiques, si on ne choisit pas l’héritage culturel
transmis, il est tout à fait possible en revanche de s’en séparer totalement ou partiellement. Le
raisonnement en termes de communautés historiques et culturelles ne suffit pas à rendre compte
de l’évolution des sociétés. Ainsi, des processus d’individualisation se développent, donnant lieu à
des affiliations de nature pluraliste, à des multi-appartenances, surtout à une diffusion de la biappartenance (juive-américaine, italo-américaine, etc.).
Toutefois, soutient Walzer, les processus d’individualisation n’entament pas le rôle indispensable
de la communauté historique et culturelle comme référence et soutien lorsque les individus
ressentent le besoin de s’arrimer à des liens de solidarité indéfectibles : leur circulation entre
plusieurs identités, héritées ou choisies, ne peut s’effectuer dans de bonnes conditions que s’il
existe des « ports d’attache », des communautés historiques et culturelles, qui leur procurent des
repères pour le redéploiement de leur identité.
Conclusion : pluralisme et modèle français
Toute entreprise de transposition « clé en main » d’un modèle étranger à la tradition française est
à proscrire. En revanche, en s’inspirant de la problématique de critique par interprétation et de
réitération de certaines analyses ou expériences étrangères, on peut interroger le modèle français.
La source girondine, occultée dans la tradition républicaine.
La tradition girondine, qui accorde une large place à la décentralisation, à la société civile et aux
minorités collectives, est, selon l’historienne de la Révolution Mona Ozouf, à l’origine de la
définition républicaine au même titre que la tradition centraliste jacobine. Pour l’historienne,
l’héritage de l’esprit girondin demeure vivace et peut agir comme point d’appui pour des
revendications de reconnaissance des minorités dans le cadre d’un pluralisme régulé. (Mona Ozouf.
Composition française, Folio)
Loi de 1905 et laïcité
La loi de 1905 est une loi équilibrée, qui accorde une grande importance à la liberté religieuse et
culturelle, y compris dans l’espace commun si l’ordre public n’est pas menacé. Une interprétation
abusive de cette loi lui donne un tour restrictif, en introduisant des dispositions issues de la loi
jacobine dite « Le Chapelier » de 1790, dont l’objet était de supprimer toute instance intermédiaire
– d’ordre communautaire ou professionnel – entre gouvernants et gouvernés. Or, ces dispositions
qui ont été débattues lors des débats préparatoires à la loi de 1905, n’ont pas été retenues. (Jean
Baubérot et Christine Milot, Laïcités sans frontières, Seuil).
Clarifications sur la notion de « Communauté » dans les sociétés démocratiques
Il existe dans nos sociétés démocratiques deux types de regroupements en collectivités ou en
communautés, qu’il faut bien distinguer :
- Les regroupements volontaires en associations, partis ou syndicats par exemple, qui sont libres
de tout engagement et qui n’affectent pas l’identité profonde de l’individu.
- Les communautés constituées sur une base ethnique, religieuse ou culturelle. Ces
communautés constituées ont une importance toute particulière car elles transmettent une
part d’identité que l’individu devrait s’approprier pour s’intégrer en toute connaissance de
cause à la société.
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Si les communautés volontaires relèvent du choix, les communautés constituées relèvent de la
découverte de soi et de l’attachement à une communauté d’identité et de destin.
Trois remarques complémentaires :
- Les communautés constituées ne sont pas totalisantes dans les sociétés démocratiques : une
part de l’identité se réalise en dehors du cadre communautaire, à travers un engagement
citoyen, syndical ou dans les associations volontaires par exemple ;
- Si l’appartenance originelle à la communauté constituée n’est pas choisie, la possibilité de
quitter – partiellement ou totalement – le lien communautaire est en revanche totale dans les
sociétés démocratiques.
- Les réflexions issues du contexte américain sur la notion de « communauté » peuvent
parfaitement être réitérées et adaptées à d’autres contextes démocratiques comme la France.
L’Ecole et le pluralisme culturel
Toutes les sociétés démocratiques d’immigration, y compris la France, ont le choix entre deux types
de stratégies éducatives vis-à-vis de la diversité culturelle :
- L’une, conforme au modèle français, envisage l’éducation sous l’angle principal, voire exclusif, de
la réflexion critique, en mettant à distance toutes les appartenances historiques, religieuses et
culturelles mais se heurte toutefois à deux écueils importants :
D’une part, les citoyens ainsi formés ont certes l’esprit critique mais pas forcément l’esprit de
tolérance qui favoriserait une compréhension d’autres traditions historiques ouvrant sur une
qualité meilleure des rapports sociaux ;
D’autre part, cette orientation risque de générer un flux de « vagabonds culturels » - mal à l’aise
dans leur propre culture et hostiles à une culture dominante qui semble mépriser la leur.
- L’autre option, prônée par Walzer, conçoit une éducation qui formerait des citoyens à la fois
critiques et tolérants. À l’aide d’une école qui jouerait pleinement son rôle « en reconnaissant
simplement la pluralité des cultures et en intégrant dans les programmes scolaires un
enseignement minimal de l’histoire et de la culture des différents groupes. »
Et Walzer ajoute dans une veine réaliste : « Même non critique, la seule expérience de la différence
suffira à encourager l'échange critique ».
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