FOCUS DES CORPS ÉTRANGERS PAS COMME LES AUTRES Présentation de deux corps étrangers gastriques perforants atypiques Rédigé par : Jérôme Benamou, DMV, IPSAV Chirurgien des animaux de compagnie Thomas Lecoq, DMV, IPSAV Interne spécialisé en chirurgie Service de chirurgie Si les corps étrangers gastro-intestinaux ont souvent une histoire et des signes classiques, il y a parfois des cas dont la présentation, les symptômes et le traitement sont atypiques. C’est le cas des deux patients décrits dans ce rapport, tous deux ayant ingéré des morceaux de viande… avec la brochette ! Anamnèses, présentations, procédures diagnostiques Premier patient Un Braque de Weimar mâle entier de 2 mois, fut présenté en urgence au Centre Vétérinaire DMV après avoir ingéré une brochette de poulet entière. Depuis l’ingestion, il présentait des efforts de vomissement et de la toux. Des radiographies thoraciques et abdominales furent prises, et une légère dilatation de l’œsophage ainsi que du matériel étranger dans l’estomac ont été notés. Les propriétaires ayant décliné toute autre investigation, un traitement gastroprotecteur (sucralfate 100 mg/kg PO TID) fut mis en place. Une semaine plus tard, il a été de nouveau présenté en consultation d’urgence pour diarrhée et vomissements aigus. Un traitement symptomatique (famotidine 1 mg/kg SC, citrate de maropitant 1 mg/kg SC et métronidazole 10 mg/kg PO BID) fut administré. Le patient a finalement été revu deux semaines plus tard pour un inconfort abdominal, de l’abattement et une hyperthermie. Un effet de masse sur la paroi thoracique droite était visible entre les 7e et 9e côtes. Les radiographies thoraciques et abdominales furent répétées, et démontraient une effusion abdominale et thoracique. Le bilan sanguin révélait une leucocytose neutrophilique marquée (70 x109/L). Le tableau clinique et l’examen radiographique laissaient fortement suspecter un corps étranger perforant le diaphragme jusqu’aux tissus sous-cutanés de la paroi thoracique droite. Une échographie abdominale, jusqu’à présent refusée par les propriétaires, a permis de le confirmer. Second patient Une femelle Airedale Terrier de 3 ans, fut présentée au service de médecine interne du Centre Vétérinaire DMV pour l’évaluation d’un abattement marqué et d’une masse sous-cutanée en région thoracique droite. Un mois plus tôt, une boiterie du membre pelvien droit avait donné suite à un traitement anti-inflammatoire (meloxicam 0,1 mg/kg PO SID), qui fut discontinué en raison de l’apparition de vomissements et de diarrhée. Les symptômes avaient cessé, mais son appétit était resté difficile depuis. Une semaine avant sa présentation au centre DMV, la patiente avait présenté un épisode d’abattement soudain et de la diarrhée. Une légère neutrophilie (13 x109/L) a été notée au bilan sanguin et un traitement analgésique (tramadol 3mg/kg PO BID et gabapentin 10 mg/kg PO BID) et antibiotique (métronidazole 15 mg/kg PO SID) a été initié par son vétérinaire traitant. Son état s’est cependant nettement dégradé et elle fut présentée dans un centre vétérinaire d’urgence de l’Ontario dans un état de léthargie sévère, avec une hyperthermie à 40,3 °C et une masse sous-cutanée thoracique entre les 7e et 8e côtes droites. Des radiographies thoraciques ont été réalisées, révélant la présence d’une effusion pleurale légère à droite avec un effet de masse extrapleural comprimant le lobe pulmonaire moyen droit. Une thoracocentèse a permis d’extraire un liquide séro-sanguinolent qui contenait des neutrophiles, des macrophages et des lymphocytes en grande quantité. Un nouveau bilan sanguin a également montré une neutrophilie à 21.3 x109/L. De l’ampicilline (22 mg/kg IV TID) fut rajoutée à ces traitements, et elle nous a été référée pour un examen tomodensitométrique (CT-scan) thoracique. Lors de sa présentation, l’auscultation cardiaque était assourdie à droite, les bruits bronchovésiculaires augmentés à gauche et diminués ventralement à droite. Sa respiration était haletante. Sa température rectale était de 38.5 °C, et une masse sous-cutanée thoracique d’environ 2 cm de diamètre, non mobile et douloureuse était présente. Il n’y avait aucune évidence de plaie cutanée. Des cytologies de la masse et du liquide pleural ont révélé un exsudat suppuratif et une stéatite légère avec prolifération mésenchymateuse. Un CT-scan thoraco-abdominal a mis en évidence un corps étranger fin et allongé partant de la région fundique de l’estomac, perforant le pylore et passant au travers du diaphragme dans sa région la plus caudoventrale, et s’étendant jusqu’aux tissus sous-cutanés de la paroi thoracique droite (Figure 1A et 1B). Une large quantité de liquide pleural était également présente (Figure 1C). C’est à ce stade que les propriétaires se sont souvenus que leur chienne avait avalé une brochette entière plusieurs semaines auparavant. Traitement chirurgical Premier patient Notre premier patient a été mis sous anesthésie générale. Après une préparation chirurgicale standard, une laparotomie médiane xypho-parapénienne a été réalisée. Une effusion abdominale et des changements inflammatoires (péritonite) étaient présents. Du liquide d’effusion fut prélevé pour culture et antibiogramme. À l’exploration abdominale, on pouvait noter la présence d’une tige rigide dans l’estomac (brochette), dont l’extrémité perforait respectivement la région pylorique, le diaphragme, et se dirigeait vers la région sous-cutanée du thorax. Un trajet fistulaire était noté à son point d’entrée dans le diaphragme. Les coupoles diaphragmatiques n’étaient pas tendues normalement, témoignant de la présence d’un pneumothorax. La brochette a été retirée manuellement et le trajet fistulaire abondamment lavé à la saline stérile. Après débridement de la zone gastrique perforée, un point continu en 2 plans de polydioxanone (PDS 2-0) fut mis en place pour fermer l’estomac. Un cathéter fut alors inséré dans la fistule diaphragmatique, et du liquide d’aspect purulent en grande quantité fut aspiré de l’espace pleural. En parallèle, une mini-thoracotomie intercostale droite dans la région de l’enflure sous-cutanée fut réalisée. Du pus était présent dans les tissus sous-cutanés et inter-musculaires. La région a été débridée et lavée abondamment. Après incision de la plèvre pariétale, le cathéter inséré dans le diaphragme par l’incision abdominale pouvait être visualisé dans le thorax et le reste de la cavité pleurale a pu être lavé abondamment. La brèche diaphragmatique a été refermée de l’abdomen. Un drain thoracique a été mis en place. La thoracotomie fut refermée grâce à 3 points de polypropylène intercostaux (Prolène 0). Le reste de la plaie thoracique a été refermée de façon stan- *Pour un descriptif des images qui suivent, voir « légendes » à la fin du du document* dard. L’abdomen a été lavé abondamment à la saline stérile et un drain actif (Jackson-Pratt) a été mis en place. La cavité abdominale a été fermée de façon standard en 4 plans. Deuxième patient La chirurgie de notre deuxième patiente fut semblable à celle précédemment décrite, à l’exception du fait qu’aucune effusion n’ait été notée dans la cavité abdominale, et qu’aucun drainage actif de la cavité abdominale n’ait été nécessaire. La thoracotomie a aussi été réalisée du côté droit, en regard de l’effet de masse thoracique entre les 7e et 8e côtes (Figure 2). Une contusion très localisée du parenchyme pulmonaire en regard de l’ouverture a pu être visualisée, mais n’a pas nécessité d’intervention. Une perfusion de fentanyl à 5 µg/kg/h a été administrée pour 24 heures et sevrée très progressivement. L’analgésie de notre premier patient a été complétée avec une perfusion continue de lidocaïne (2 mg/kg/h) et de kétamine (0,5 mg/ kg/h), qui ont progressivement été sevrées. Des analgésies locales avec de la bupivacaïne par les drains thoraciques ont été réalisées dans les deux cas. Une fluidothérapie avec du plasmalyte normocomplémenté (20 mEq KCl/L) a également été administrée en raison d’un état de déshydratation modérée de nos deux patients après la chirurgie. Le confort des deux patients s’est amélioré, ils ont progressivement retrouvé de l’appétit, permettant un passage à de la médication per os (amoxicilline-acide clavulanique 22 mg/kg PO BID, métronidazole 15 mg/kg PO BID, tramadol 4 mg/kg TID). Les drains thoraciques et abdominaux ont été retirés. Les cultures thoraciques ont mis en évidence un E. Coli (sensible aux antibiotiques prescrits) pour notre premier patient, et est revenue négative pour notre second (qui était déjà sous antibiothérapie avant la chirurgie). Ils ont tous les deux pu sortir de l’hôpital 5 jours après la chirurgie. Discussion L’ingestion de corps étranger est très fréquente chez nos animaux domestiques, et de nombreux sites de migration extradigestive sont décrits (vessie, vertèbre, musculature). Cependant, peu de cas de perforation gastrique impliquant la cavité thoracique sont rapportés dans la littérature.1-3 La majorité des corps étrangers thoraciques y migrent par les voies respiratoires ou digestives supérieures.4 La présentation clinique de nos deux patients est très semblable (présence d’un effet de masse thoracique sans diagnostic cytologique de certitude, périodes de dysorexie et d’inconfort), mais reste atypique. Sans certitude d’ingestion, les signes cliniques rapportés sont vagues et rendent le diagnostic difficile. Notons aussi que dans les 2 cas rapportés, les signes cliniques ont été très chroniques, ce qui n’est classiquement pas rapporté lors de corps étrangers obstructifs ou perforants classiques. Différentes techniques d’imagerie peuvent s’avérer utiles. L’utilisation de la radiographie ne permet en général pas la mise en évidence d’un corps étranger en bois (radiotransparent), surtout que ceux-ci peuvent se saturer en liquides et apparaître d’opacité tissulaire.4 À l’échographie, les corps étrangers en bois apparaissent comme des structures échogènes linéaires accompagnées d’une importante ombre acoustique.5 La présence d’effusion, de fistule ou d’abcès secondaires peut aussi être évaluée grâce à l’échographie.6,7 La tomodensitométrie se révèle être la technique avec la meilleure sensibilité et spécificité dans la détection de corps étrangers en bois, devant la résonance magnétique et l’échographie.8,9 Si la technique chirurgicale semble relativement routinière, elle nécessite une connaissance parfaite de l’anatomie abdominale et thoracique, et une maîtrise des techniques de laparotomie et thoracotomie intercostale ou sternale. En effet, si des dommages pulmonaires sont notés, une lobectomie pulmonaire doit être envisagée. De plus, un drainage des cavités thoraciques (dans tous les cas) et abdominales (dans les cas de péritonite, comme chez notre 1er patient) sont nécessaires. Ainsi, le praticien doit se sentir parfaitement à l’aise avec toutes ces procédures avant d’aborder un tel cas, qui peut s’avérer très complexe, et nécessiter parfois plusieurs heures d’anesthésie. Enfin, la complexité de l’anesthésie et le niveau d’analgésie à fournir dans les cas de thoracotomie sont nettement supérieurs à celui nécessaire lors d’une laparotomie standard, et nécessite dans tous les cas plusieurs infusions intraveineuses (fentanyl, remifentanil, lidocaïne, kétamine), voire des blocs locaux (bupivacaïne, lidocaïne). Ces 2 cas cliniques ont permis d’illustrer des présentations cliniques relativement similaires, de même que des localisations de corps étrangers et des techniques chirurgicales presque identiques. Ces cas sont très atypiques, mais nous confortent dans l’idée que l’ingestion de corps étrangers de bois, notamment les brochettes, mérite toujours une investigation rapide et poussée, pour éviter des conséquences désastreuses pour le patient. Pour toute question sur ces cas ou d’autres cas chirurgicaux, contactez Dr Jérôme Benamou 514-688-4409 l [email protected] LÉGENDES ET RÉFÉRENCES Légendes : Références : Première série de 3 images : 1. Allevato D, Fick JL, Steinheimer D. What is your diagnosis ? Wooden stick in the stomach. Journal of the American Veterinary Medical Association, 237:3, 2010, 269-270. Images du CT-scan thoracique de la seconde patiente, montrant la présence de la brochette sur différentes coupes. A : Coupe dorsale. B-C : Coupes transverses. Flèches 2. Stander N, Kirberger RM. Diagnostic imaging of migrajaunes : brochette. Flèche rouge : effet de masse sous-cu- ting kebab (sosatie) sticks - a review of 8 cases. Journal tané. Pointillés : effusion pleurale. of the South African Veterinary Association, 82:3, 2011, 160-165. Seconde série de 3 images : Photographies peropératoires de la seconde patiente. Photos du haut et centre : La brochette (flèches jaunes) est progressivement extraite de l’estomac. Photo du bas : Visualisation de la communication entre la cavité abdominale et thoracique. L’embout de succion (flèches vertes) est placé dans la perforation du diaphragme via l’abdomen, et se retrouve dans l’approche thoracique intercostale. 3. Hunt GB, Worth A, Marchevsky A. Migration of wooden skewer foreign bodies from the gastrointestinal tract in eight dogs. Journal of Small Animal Practice, 45, 2004, 362-367. 4. Caivano D, Birettoni F, Rishniw M, Bufalari A, De monte V, Proni A, Giorgi ME, Porciello F. Ultrasonographic findings and outcomes of dogs with suspected migrating intrathoracic grass awns : 43 cases (2010–2013). Journal of the American Veterinary Medical Association, 248:4, 2016, 413-421. 5. Peterson J, Bancroft LW, Kransdorf MJ. Wooden foreign bodies - imaging appearance. American Journal of Roentgenology, 178, 2002, 557-562. Références (suite) : 6. Armbrust LJ, Biller DS, Radlinsky MG, Hoskinson JJ. Ultrasonographic diagnosis of foreign bodies associated with chronic draining tracts and abscesses in dogs. Veterinary Radiology and Ultrasound, 44:1, 2003, 66-70. 7. Penninck D, Mitchell SL. Ultrasonographic detection of ingested and perforated foreign bodies in four dogs. Journal of the American veterinary Medical Association, 223:2, 2003, 206-209. 8. Ober CP, Jones JC, Larson MM, Lanz OI, Werre SR. Comparison of ultrasound, computed tomography, and magnetic resonance imaging in detection of acute wooden foreign bodies in the canine manus. Veterinary Radiology & Ultrasound, 49:5, 2008, 411-418. 9. Jones JC, Ober CP. Computed Tomographic Diagnosis of Nongastrointestinal Foreign Bodies in Dogs. Journal of the American Hospital Association, 43, 2007, 99-111.