Rev. sci. tech. Off. int. Epiz., 1989, 8 (2),
291-311.
Les interactions bactériennes dans le tube digestif
R. DUCLUZEAU et P. RAIBAUD *
Résumé
:
Les
interactions entre bactéries
qui constituent la
microflore
du tube
digestif peuvent être
antagonistes
ou
synergiques.
Certaines
bactéries forment
une
barrière
qui s'oppose
à
l'établissement
dans l'intestin de
bactéries
d'autres
espèces, ou de souches différentes de la même
espèce.
Les
auteurs
passent en
revue les recherches actuelles, qui utilisent l'expérimentation sur animaux
gnotoxéniques et portent, notamment, sur Escherichia coli et des bactéries
appartenant
aux
genres
Clostridium, Lactobacillus
et
Bacteroides.
MOTS-CLÉS : Anaérobies - Animaux gnotoxéniques - Antagonisme bactérien -
Appareil digestif - Bactéries - Enterobacteriaceae - Flore intestinale - Recherche -
Synergie.
INTRODUCTION
Le tube digestif de l'homme et des animaux est une enclave du milieu extérieur
qui héberge une population bactérienne caractérisée par sa densité et sa complexité.
A l'état d'équilibre, c'est-à-dire chez l'adulte sevré, la flore microbienne des parties
distales du tube digestif atteint entre 5 x 1010 et 2 x 1011 cellules viables par gramme
de contenu frais ; plus de 190 espèces ont été isolées de la flore humaine (20). Malgré
quelques variations individuelles, cette flore reste remarquablement stable au sein
d'une même espèce. Chez un hôte en bonne santé, une dizaine d'espèces, toujours
les mêmes, cohabitent aux plus hauts niveaux de population. Les autres espèces qui
constituent la flore sous-dominante sont présentes en nombre moins élevé (Fig. 1).
Par ailleurs, des inoculums bactériens, parfois de taille très importante, sont
quotidiennement introduits dans le tube
digestif,
apportés par l'alimentation ou par
l'ingestion occasionnelle de débris souillés. Dans la très grande majorité des cas, ces
inoculums transitent à travers le tube digestif sans s'y multiplier et sans modifier
l'équilibre de l'écosystème. Un exemple frappant, qui montre la stabilité de
l'écosystème microbien du tube
digestif,
est celui du rat et de la souris qui reçoivent
le même aliment et sont élevés dans un même local. La flore dominante des fèces
de la souris, celle que l'on voit lorsqu'on regarde au microscope optique une goutte
d'une dilution au 1/100 entre lame et lamelle, est très différente de celle des rats et
cette différence persiste indéfiniment. Les interactions microbiennes sont les
responsables principales du maintien et de la régulation de l'écosystème que représente
l'hôte et les micro-organismes qu'il héberge dans son tube
digestif.
Nous envisagerons
successivement dans cet article les méthodes d'étude des interactions bactériennes,
les différents types d'interactions, leurs variations en fonction de l'hôte et de l'aliment,
et ce que l'on sait de leurs mécanismes.
* Laboratoire d'Ecologie microbienne, Centre de Recherches de Jouy, 78350 Jouy-en-Josas, France.
292
107-108
Lactobacillus
102-103
Streptococcus
105-107
Lactobacillus
105-106
Streptococcus
107-108
Lactobacillus
+ Clostridium
107-1( ¡ Streptococcus
+ Bacteroides
5 x 109-5 x
Eubacterium
Clostridium
Bacteroides
Pepto.
5 x 109-1 x
Bacteroides
Eubacterium
Pepto.
1010
10"
^
Estomac Duodénum
Sécrétions biliaire
et pancréatique
Jéjunum Iléon Cæcum
+
côlon
Anaérobies facultatifs
à Gram positif Anaérobies
facultatifs
+
anaérobies
stricts
Anaérobies
stricts
à Gram
négatif
et positif
FIG. 1
Répartition schématique de la flore microbienne dans les divers compartiments
du tube digestif chez l'homme et le rat
(les chiffres représentent le logarithme du nombre de bactéries
par gramme de contenu frais)
MÉTHODES D'ÉTUDE DES INTERACTIONS BACTÉRIENNES
DANS LE TUBE DIGESTIF
La méthode qui consiste à étudier une interaction donnée entre deux ou plusieurs
souches bactériennes en les cultivant in vitro, dans un milieu de culture artificiel, puis
à extrapoler le résultat obtenu à ce qui se passe in vivo dans le tractus
digestif,
conduit
le plus souvent à des théories erronées. Combien de fois n'a-t-on pas dit et écrit que
les bactéries lactiques agissaient dans le tractus digestif en détruisant les entérobactéries
grâce à leur propriété de produire de l'acide lactique. On oublie seulement que
l'interaction entre bactéries lactiques et entérobactéries a lieu in vitro dans un milieu
riche en sucre, notamment en lactose, où l'acide lactique s'accumule, alors que les
parties basses du tractus
digestif,
où se produisent les interactions bactériennes,
contiennent des quantités limitées de sucres fermentescibles dans les conditions
normales d'alimentation, et que l'acide lactique produit est absorbé rapidement à
travers la muqueuse intestinale.
293
Pour étudier les interactions microbiennes à l'intérieur du tractus
digestif,
il est
indispensable de disposer d'animaux gnotoxéniques, c'est-à-dire d'animaux hébergeant
uniquement des souches connues de bactéries intestinales. Ces animaux sont obtenus
en ensemençant, en général per os, des animaux totalement dépourvus de bactéries,
appelés animaux axéniques. Les animaux axéniques ou gnotoxéniques sont élevés dans
des enceintes complètement stériles appelées isolateurs. Ils se nourrissent d'aliments
stériles et respirent un air stérile. Ces enceintes ont été maintenant adaptées à de
nombreuses espèces animales et même au nouveau-né humain et à l'adulte lorsqu'ils
doivent être protégés rigoureusement contre l'environnement microbien. Des
techniques de césarienne stérile ou, le plus souvent maintenant, de décontamination
à la naissance du nouveau-né humain ou animal obtenu par voie basse, sont utilisées
pour placer des animaux ou des bébés en axénie (15). Les animaux de laboratoire,
rats et souris, sont les plus utilisés à l'état axénique. Mais, occasionnellement, d'autres
modèles peuvent s'avérer nécessaires pour étudier certaines interactions. Ainsi, le
poulet axénique représente un modèle précieux pour étudier les facteurs intervenant
dans les interactions microbiennes chez le nouveau-né. C'est en effet une des rares
espèces qui puisse être nourrie facilements la naissance. Cailles et poulets
gnotoxéniques permettent d'étudier l'influence de l'anatomie et de la physiologie des
oiseaux sur l'équilibre de leur flore dans les divers compartiments de leur tube
digestif.
Le lièvre axénique a été nécessaire pour mettre en évidence des effets de barrière dus à
une flore complexe à l'égard de Clostridium difficile, très pathogène chez cet animal (6).
Un autre outil a été développé dans notre laboratoire pour étudier les équilibres
des flores d'espèces sur lesquelles il est difficile d'expérimenter pour des raisons
éthiques comme l'homme, ou économiques et techniques comme le porc adulte. C'est
la souris axénique ensemencée per os avec la flore fécale du sujet à étudier. On
constate, au moins pendant les premières semaines qui suivent l'ensemencement, que
la flore qui s'établit chez la souris est très proche de celle du sujet donneur et très
différente de celle de la souris associée à sa flore habituelle. Par exemple, on a ainsi
pu établir que l'absorption d'antibiotiques par des souris à flore humaine entraînait
des effets mimant exactement ceux que l'on observe chez les sujets recevant le même
antibiotique. C'est donc un des rares cas où l'on peut expérimenter directement sur
la flore humaine par animal axénique interposé (1).
Les techniques d'élevage des animaux gnotoxéniques se sont considérablement
simplifiées depuis quelques années, mais ne sont évidemment pas disponibles dans
tous les laboratoires. Ceci explique pour une part la pauvreté de nos connaissances
actuelles sur les mécanismes d'interactions bactériennes, d'autant plus que les méthodes
permettant de dénombrer les bactéries du tube digestif et d'identifier leurs métabolites
sont, elles aussi, fort complexes. En effet, les bactéries qui jouent un rôle prédominant
sont pour la plupart anaérobies strictes. Toutes doivent croître en l'absence
d'air,
mais
certaines peuvent être manipulées en présence d'air et les techniques de dénombrement
quantitatif qui leur sont applicables sont relativement simples. D'autres, au contraire,
sont tuées par un contact, même bref (dix minutes dans certains cas), avec l'oxygène
de
l'air.
Il faut que l'échantillon soit placé le plus rapidement possible à l'intérieur
d'une chambre anaérobie pour y dénombrer ce type de bactéries. La chambre est
remplie d'un mélange de gaz réducteur (H2 : 10 %, CO2 : 5 %, N2 : 85 %) qui est en
permanence débarrassé des traces d'oxygène grâce à un catalyseur, l'oxyde de palladium.
Pour séparer les innombrables métabolites bactériens, il faut utiliser les méthodes
actuelles de Chromatographie et d'électophorèse ; pour les doser, il faut faire appel aux
méthodes enzymatiques ou immuno-enzymatiques. En
bref,
l'étude des interactions
requiert un laboratoire bien équipé dans un centre de recherche pluridisciplinaire.
294
INTERACTIONS BACTÉRIENNES PORTANT SUR LES NIVEAUX
DE POPULATION DES DIFFÉRENTES SOUCHES DE L'ÉCOSYSTÈME
Facteurs d'établissement d'une souche bactérienne dans le tube digestif
Lorsqu'on fait ingérer une souche bactérienne quelconque à un animal axénique,
celle-ci s'établit dans le tube digestif en 12 à 24 heures dans la grande majorité des
cas,
c'est-à-dire qu'au bout de ce temps, l'inoculum
s'est
multiplié et la population
bactérienne atteint son niveau maximum dans les divers compartiments du tractus,
niveau qui, sauf rares exceptions, restera stable aussi longtemps que l'animal restera
associé à cette seule souche bactérienne.
Si la souche bactérienne ne s'établit pas, c'est que les conditions physicochimiques
du milieu digestif ne permettent pas sa croissance : température trop élevée pour les
bactéries psychrophiles strictes, trop basse pour les thermophiles strictes ; potentiel
d'oxydo-réduction trop bas pour les souches aérophiles, trop élevé parfois pour les
souches anaérobies très strictes ; facteurs nutritionnels qui ne sont pas apportés par
l'alimentation ou au contraire facteurs bactéricides ou bactériostatiques présents dans
le tube
digestif.
Une souche bactérienne donnée, que l'on ensemence chez un animal gnotoxénique
et qui est capable de s'y développer, va s'établir à un niveau de population variable
selon le site gastro-intestinal et l'aliment que reçoit l'hôte. L'estomac, le rumen et
le jabot sont les premiers réservoirs où le bol alimentaire séjourne quelques heures
et où la bactérie peut se multiplier. Le niveau de population atteint dépend de son
temps de doublement dans les conditions physicochimiques où elle se trouve et du
rythme de vidange des réservoirs en question. La plus grande partie de l'intestin grêle,
en revanche, n'est pas un lieu de prolifération bactérienne chez un hôte en bonne
santé, simplement parce que le transit intestinal y est trop rapide pour que les bactéries
aient le temps de s'y diviser. Dans tous les cas où il y a prolifération bactérienne dans
l'intestin grêle - adhésion à la paroi, accidents mécaniques provoquant une stase
du bol alimentaire - on observe des troubles pathologiques. A la fin de l'intestin
grêle, qui correspond à l'iléon, et dans le gros intestin (cæcum, côlon, rectum), la
stase alimentaire est de règle et toutes les bactéries intestinales ont le temps requis
pour s'y multiplier. Le niveau de population va dépendre essentiellement des substrats
que la bactérie va pouvoir utiliser pour sa division et, encore, du rythme de vidange
du gros intestin. Toutes les souches bactériennes n'atteignent pas le même niveau de
population dans le gros intestin d'animaux gnotoxéniques. Celui-ci peut varier de
plus de 10n cellules bactériennes viables par gramme de matière fraîche, par exemple
pour une souche Bacteroides, à 5 x 108 pour une souche de Clostridium difficile.
Antagonismes bactériens
Lorsqu'on ensemence deux souches bactériennes ensemble ou successivement, deux
cas sont possibles. Ou bien les deux bactéries se développent ensemble aussi bien que
lorsqu'elles se trouvent seules et l'équilibre qui s'établit ainsi est généralement stable,
ou bien une interaction apparaît entre les deux bactéries inoculées : l'une des bactéries
l'emporte sur l'autre et éventuellement l'élimine totalement, quel que soit l'ordre
d'inoculation. Ces observations permettent de faire table rase de la vieille théorie du
premier occupant, qui voulait que la première souche implantée «occupe le terrain»
et de ce simple fait interdise la prolifération de n'importe quelle autre bactérie
introduite ultérieurement.
295
Lorsqu'on ensemence un nombre plus élevé de souches bactériennes chez un animal
gnotoxénique, on peut constater une véritable réaction en chaîne, chaque modification
d'équilibre entre deux souches pouvant entraîner un changement dans les populations
des autres. L'observateur ne perçoit que le résultat de cet ensemble d'interactions
que nous avons désigné par le terme de mécanisme intégré. Ces mécanismes intégrés
atteignent un niveau de complexité maximum chez un hôte holoxénique, c'est-à-dire
chez un hôte qui est élevé depuis sa naissance dans un environnement microbien non
contrôlé. Chez celui-ci, en effet, on constate que les niveaux de population des
différentes souches que l'on sait dénombrer sélectivement varient entre 103 et 1011
par gramme. Si une souche dont le niveau de population est de 103 chez un hôte
holoxénique s'établit à un niveau de population de 109 ou plus par gramme chez un
hôte gnotoxénique, lequel reçoit le même aliment que l'holoxénique, on peut en
conclure que des interactions bactériennes sont responsables de la différence entre
les niveaux de population.
D'autre part, lorsqu'une souche est introduite dans le tractus gastro-intestinal d'un
hôte holoxénique et qu'elle ne s'y établit pas, alors qu'elle s'établit dans celui d'un
hôte axénique, c'est qu'il y a, encore, interactions entre les souches bactériennes
déjà établies et celle que l'on introduit, volontairement ou involontairement, dans
le tractus gastro-intestinal. Dans ce cas, on parle plus précisément d'effets de barrière
microbiens ou de résistance à la colonisation.
L'établissement d'une souche bactérienne dans le tube digestif est défini comme
la colonisation permanente après une administration unique de l'inoculum bactérien.
Pour mettre en évidence l'établissement d'une souche ou au contraire son transit
passif,
on dispose d'une méthode microbiologique. Celle-ci utilise un marqueur de transit
constitué par des spores d'un Bacillus thermophile strict, qui ne germent pas durant
leur passage dans le tube digestif de l'hôte, mais qui résistent à tous les facteurs
inhibiteurs qu'elles rencontrent sans perdre leur viabilité. On peut facilement les
dénombrer sélectivement dans les fèces à leur température optimum de croissance
(60°C) à laquelle pratiquement aucune autre bactérie du tube digestif ne se multiplie.
On associe à un inoculum de spores de Bacillus un nombre à peu près équivalent
de cellules viables de la souche dont on veut étudier l'établissement dans le tube
digestif.
Si la courbe d'élimination de la souche est parallèle à celle des spores de
Bacillus, on en déduit que cette souche ne fait que transiter passivement comme le
marqueur (Fig. 2). On voit alors que la flore de barrière exerce seulement un effet
bactériostatique sur la bactérie cible qui est ensuite éliminée passivement par le
péristaltisme du tube
digestif.
Certaines bactéries disparaissent parfois plus vite du
tube digestif que le marqueur de transit, ce qui indique qu'elles sont en partie détruites
durant le transit. D'autres, au contraire, subsistent en petit nombre après la disparition
du marqueur, ce qui indique qu'elles continuent à se multiplier à un taux faible, mais
suffisant pour compenser l'évacuation : on retrouve alors des «porteurs sains» (8).
Dans le cas d'une administration journalière d'une culture d'une souche qui ne s'établit
pas mais qui n'est pas triée par les bactéries résidentes, on peut observer que le niveau
de population fécal de la souche se maintient à des valeurs qui dépendent du nombre
de cellules viables ingérées. Dans ce cas, il
s'agit
d'un établissement apparent, qui
diffère de l'établissement proprement dit tel qu'il a été défini plus haut.
Au Laboratoire d'Ecologie microbienne de Jouy-en-Josas, nous utilisons volontiers
divers qualificatifs pour caractériser un effet de barrière microbien. Lorsqu'une
souche, que nous appellerons souche cible, est soumise à un effet de barrière dû à
une ou plusieurs autres souches, que nous appellerons souches inhibitrices, diverses
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