Word - Christophe Chomant

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Christophe Chomant
Introduction à la question du temps
Au même titre que Dieu, le Père Noël ou le paradis, les gens prennent ce
qui existe dans leur esprit pour une réalité extérieure. Le temps, dont la
réalité ne fait aucun doute pour notre esprit, existe-t-il réellement dans le
monde extérieur ? Non. Nous pensons qu’il s’agit d’une illusion causée par
les rouages – les procédures « inconsciente » – de l’esprit.
Le premier indice de cette illusion est que l’espace, le monde est un,
unique. Imaginons que ce soit le soir et que le soleil se couche. La vision
que j’ai du soleil se levant n’existe pas dans le monde ; elle n’existe que
dans ma tête, sous forme de représentation. Le lecteur lui-même, à la
lecture de ces lignes, aura à l’esprit que le soleil occupe telle position dans
le ciel, et que les idées de « soleil levant » ou « soleil couchant »
n’appartiennent pas au monde, mais uniquement à ses propres mémoire ou
imagination.
Le dévoilement de cette illusion est le point de départ d’une philosophie
atemporaliste, qui considère le « temps », ou plus exactement son idée,
comme une construction artificielle de la cognition sur la base de
représentations stockées dans la mémoire ou fabriquées par l’imagination.
Selon ce point de vue, l’espace, le monde est un ; il n’est pas peuplé de
temps mais seulement de matière en mouvement.
« De matière en mouvement au présent » pourrions-nous dire, mais en
fait « de matière en mouvement » simplement, pouvons-nous nous
contenter de dire. Car le « présent » est également une invention de l’esprit,
dont la fonction est de distinguer le monde perceptible des représentations
autres qu’il peut en avoir en stock. On peut dire à ce titre que les images
que nous avons d’un autre monde possible (« le soleil levant », « le soleil
couchant », « la création de l’ONU » ou « l’an 3000 ») ne désignent pas un
« monde ailleurs dans le temps », mais des représentations simplement
stockées dans notre esprit et dont le lien avec la réalité extérieure est
purement virtuel. Car le monde est simplement unique et en mouvement.
Plus avant, cette philosophie atemporaliste, ou qu’on pourrait qualifier
aussi de « cognitivo-temporaliste » (en ceci qu’elle considère l’idée de
temps comme une construction de l’esprit), remet en question et invite à
lire d’une autre façon les notions « temporelles » de la physique
newtonienne ou relativiste. Les notions temporelles de la physique
pourraient être reformulées sous la forme de purs rapports de mouvement et
distances parcourues. L’unité temporelle de la physique, la « seconde », est
d’ailleurs en réalité une unité de mouvement, à savoir un 84.600 ème du
mouvement de rotation de la terre sur elle-même. En revanche, les
hypothèses d’élasticité, d’arrêt ou de rebours du temps, qui sont basées sur
une représentation réaliste extra-cognitiviste du temps, au delà de la réalité
d’un monde unique, ne peuvent être interprétées, à la lumière d’une
philosophie cognitivo-temporaliste, autrement que comme des spéculations
erronées, basées sur des erreurs de raisonnement et le présupposé d’une
existence extra-cognitive du temps. Outre le présupposé réaliste-extracognitif, l’une des erreurs de raisonnement des dérives relativistestemporalistes est de fonder une hypothèse « élasticiste » sur la double
prémisse contradictoire selon laquelle « on ne peut ni atteindre ni dépasser
la vitesse de la lumière » et « on suppose qu’on atteint ou dépasse la vitesse
de la lumière ». Nous savons qu’il est possible, sur la base d’une double
prémisse contradictoire ou absurde, d’échafauder logiquement n’importe
quelle hypothèse, même la plus farfelue. « Si les poules ont des dents, alors
je suis la Reine d’Angleterre » est une proposition logiquement correcte. Il
en est de même pour : « Si la vitesse de la lumière est à la fois indépassable
et dépassable, alors on peut remonter dans le temps » (ou « Je suis la
Reine d’Angleterre »).
On peut arrêter un mouvement – si on dispose de l’énergie nécessaire
(qui est d’ailleurs elle-même probablement toujours constituée de matière
en mouvement). Mais « arrêter le temps » est une idée dépourvue de sens,
sans réalité possible. On ne peut arrêter que des mouvements – celui de
l’horloge, de la terre, de notre cerveau… – car il n’existe dans le monde
que des mouvements. « Arrêter le temps » n’a pas et ne peut avoir d’autre
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sens en tout état de cause que « d’arrêter un concept dans le cerveau des
gens ».
La conception anthropologique cognitivo-temporaliste ouvre également
des perspectives de réflexion sur une nature matérielle et dynamique des
« forces » et de « l’énergie » en physique, perspectives que nous ne
détaillerons pas ici. Disons simplement que l’observation des phénomènes
élémentaires du monde et l’équation « E = mc² » suggèrent, dans une
perspective « présentiste », que toute énergie ou force consistent en de la
matière en mouvement, même si l’intelligence et la technique humaines ne
disposent pas encore des moyens suffisants pour observer ces phénomènes
peuplant ce que l’homme appelle « l’infiniment petit » (et qui n’est autre
que l’une des directions du monde).
Les causes de l’illusion réaliste-extra-cognitive du temps sont
cognitives : la conscience (la mémoire de travail ?), doublement connectée
aux organes perceptifs et à une « mémoire immédiate » (« sensorielle » ?)
construit spontanément une dimension « temporelle » à un monde pourtant
unique. La mémoire à long terme (ou « épisodique ») confirme cette
illusion d’une multiplicité du monde et de l’existence d’une dimension
temporelle appartenant au monde extérieur (alors que ce monde est
unique). La procédure d’imagination, également, qui calcule la probabilité
d’autres états possibles du monde, renforce encore cette croyance, en créant
l’idée de « futur ». Il est envisageable, sur la base des connaissances que
nous avons en science cognitives, de dessiner les schémas possibles des
procédures susceptibles de produire de telles illusions pour la conscience.
L’outil-langage de l’individu, de son côté, n’a que très peu de moyens de
s’émanciper de cette illusion, parce qu’il s’est forgé sur elle ; tous les
termes et outils temporels de la langue (noms, adjectifs, adverbes,
verbes…) se sont construits sur la base d’une croyance en l’existence d’un
« temps » extra-cognitif peuplant le monde, croyance forgée par des
procédures cognitives implicites et automatiques. Dès lors, il est comme
« le poisson qui ne peut voir l’océan » : forgé par l’idée de temps, le
langage a grand peine à s’extraire de son illusion.
Rappelons au passage, et à propos de langage, que : « l’heure » exprime
et n’exprime qu’une position géographique (certes changeante) qui est
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l’angle que nous occupons à la surface de la terre par rapport au centre de
la terre et à l’axe terre-soleil ; une « seconde » est une fraction du
mouvement de la terre ; une durée objective (exprimée en heures,
minutes…) est également une fraction de ce mouvement ; et l’impression
de « durée subjective » est le décompte de pulsations au sein de l’horloge
interne. Rappelons également que le « passé » désigne et ne désigne qu’un
ensemble de représentations stockées dans la mémoire épisodique ; le
« futur », de représentations produites par l’imagination (puis stockées par
la mémoire) – toutes représentations étant dénuées de réalité dans le
monde. Les supposés « termes temporels » que nous utilisons dans la vie
ordinaire désignent donc plus des positions géographiques, mouvements et
des rapports entre des mouvements… que de supposés « phénomènes
temporels ».
On peut voir, à la possible construction automatique d’idées temporelles
par l’esprit animal, des raisons évolutionnistes : se trouver spatialement
concomitant à de la nourriture, de l’eau et un partenaire sexuel, voilà qui
est, à la différence du règne végétal, le sort quotidien de l’animal qui veut
survivre et se reproduire. Or, comment planifier et réussir de telles
concomitances spatiales autrement qu’en s’équipant d’une capacité de
« mémoire », d’imagination et de notions abstraites établissant des relations
entre les coordonnées spatiales de différents mobiles en mouvement dans
l’espace ? Comment croiser le chemin de ma proie (ou inversement éviter
celui de mon prédateur) autrement qu’en établissant des équations entre les
coordonnées dynamiques de cet organisme, les miennes et celles du soleil ?
Autrement dit en inventant des notions « temporelles » à un monde qui
n’est pourtant qu’unique et simplement peuplé de matière en mouvement ?
La nécessité de survivre pour un animal a donc pu l’obliger à construire des
notions « temporelles », des idées abstraites, dans un monde qui ne contient
pas de temps (mais seulement de potentiels rapports entre des propriétés
géographiques de corps en mouvement).
Notons que le paradigme cognitivo-temporaliste est esquissé déjà entre
les lignes des philosophies d’Aristote, Saint Augustin et Kant, qui voient,
dans les idées temporelles, des constructions de l’esprit n’ayant pas de
réalité dans le monde. Le philosophe français matérialiste et nominaliste
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A. Comte-Sponville ouvre également la réflexion en ce sens (L’ÊtreTemps) – sans pour autant l’approfondir dans le domaine de
l’anthropologie cognitive ou évolutionniste. Notons que Mc Taggart
(comme après lui la plupart des « Présentistes ») a essayé de démontrer
l’inexistence du temps, mais la démonstration reste malheureusement peu
convaincante, parce qu’analytique et n’embrassant pas les dimensions
cognitive, linguistique et évolutionniste des idées temporelles chez l’être
humain.
Une approche cognitivo-temporaliste modifie notre conception de
certains événements du monde : ainsi, la mort (ou l’avènement) d’un
proche ne se conçoit plus en terme de « réalité perdue » ou « inavenue »
mais « d’état » ou « non-état ». « Mon futur enfant n’est pas encore né » ?
Non : « mon futur enfant n’est pas ». « Ma grand-mère est morte » ? Non :
« L’organisation matérielle et dynamique permettant son ‘existence’ n’est
pas ». Il en est de même pour une image imprimée sur une photographie :
le non-état de l’image photographique est simplement associé à une
représentation stockée dans ma mémoire. De même, la juxtaposition
(perceptive et cognitive) de vidéos d’une même personne à « différents
âges » ne nous renseigne pas sur une supposée « évolution temporelle » de
cette personne mais sur les principes physiques abstraits, « dérivés », d’un
mouvement qui ne cesse jamais de se dérouler au « présent ».
« L’Histoire » n’est peut-être qu’un ensemble d’idées abstraites relatives au
mouvement de la matière.
D’une façon plus générale, la perspective cognitivo-temporaliste ouvre
des portes intéressantes dans le domaine de la philosophie et de
l’anthropologie, car elle suggère de considérer l’activité de « l’esprit »
humain comme le fait de stocker des représentations de différentes
configurations de l’espace en mouvement, d’en construire (et stocker) de
fictives, et de manipuler ces images pour produire des « lois » sur les
mouvements du monde (lois qui sont peut-être ce que nous appelons les
« concepts »), et qu’une très grande partie des activités de « l’esprit »
humain – motricité, survie quotidienne, psychologie ordinaire, science et
connaissance, politique, économie, création artistique, vie amoureuse… et
même philosophie – peut se résumer à ces procédures élémentaires
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d’analyse du mouvement de matière dans le monde. En bref, si on suppose
(et on est droit de le supposer) une réalité non temporelle du monde extracognitif, on découvre une autre nature de l’ensemble des activités
cognitives humaines. Ceci était d’ailleurs attendu puisque la réalité extracognitive du « temps » est considérée par l’esprit comme un présupposé
avéré, et que l’esprit éclaire à son tour les phénomènes du monde et de
l’esprit à travers le prisme de ce présupposé ; que le présupposé réalistetemporaliste tombe, et il est alors attendu que l’ensemble des activités et
productions cognitives humaines se trouvent éclairées d’une façon
nouvelle.
En conclusion, on peut concevoir les idées temporelles comme de pures
construtions cognitives, n’ayant pas de correspondant prétendument
« temporel » dans le monde, ou ne désignant dans le monde extra-cognitif –
un monde unique – que des rapports entre les propriétés géographiques de
différents corps en mouvement, phénomènes qui ne sont pas à proprement
parler « temporels » mais simplement spatiaux et dynamiques. L’idée que
du « temps » peuplerait le monde extra-cognitif serait une croyance
erronée, produite par des procédures cognitives implicites et automatiques
échappant aux sphères de la conscience et du langage. Un paradigme
atemporaliste ou « cognitivo-temporaliste » remettrait en cause certaines
hypothèses développées sur la base de la physique relativiste, notamment
les notions d’élasticité, d’arrêt ou de rebours du temps, ou encore de
« tunnel-espace-temps », spéculations fondées sur des a priori cognitifs
illusoires et des prémisses de raisonnement contradictoires. La nécessité
animale de devoir organiser et réussir des concomitances spatiales avec
d’autres corps en mouvement dans l’espace (l’alimentation, le partenaire
sexuel…) pourrait par ailleurs être à l’origine de la construction
automatique des idées temporelles. Au-delà des réactions compréhensibles
qu’il pourrait produire, enfin, un tel paradigme – pressenti jadis par
Aristote, Saint Augustin et Kant – semble néanmoins pouvoir ouvrir un
programme de recherche global et novateur dans les domaines de
l’anthropologie des croyances, de la linguistique, des sciences cognitives et
de la philosophie. Rappelons d’ailleurs à ce sujet que les avancées en
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philosophie doivent généralement plus au nomadisme interdisciplinaire
qu’au mono-disciplinarisme le plus pointu.
L’esprit humain est convaincu de l’existence d’un « temps » peuplant et
orientant le monde, mais il est possible que le monde extra-cognitif ne soit
pas plus pourvu de « temps » que d’un permanent mouvement de matière
se déroulant au « présent », et que les idées de « temps » ne soient que de
pures constructions cognitives.
Si l’hypothèse peut paraître notoire et peu novatrice pour certains
philosophes (faussement) blasés, il n’en reste pas moins qu’elle contredit
les hypothèses – peu contestées – « d’élasticité du temps » en physique
relativiste, ce qui n’est pas sans soulever quelques questions.
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