Atteintes ostéo-articulaires induites par les traitements par anti

La Lettre du Rhumatologue 357 - décembre 2009 | 15
ONCO-RHUMATOLOGIE
Atteintes ostéo-articulaires
induites par les traitements
par anti-aromatases
au cours du cancer du sein
S. Perrot1, R.M. Javier2, M. Marty3, O. Mejjad4, C. Tournigand5, F. Laroche6
et le CEDR (Cercle d’étude de la douleur en rhumatologie)
Le cancer du sein est le cancer de la femme le
plus fréquent ; en France, le nombre de nou-
veaux cas estimés en 2002 est de 42 000.
L’hormonothérapie fait partie intégrante des trai-
tements médicaux des patientes ayant un cancer
du sein et elle est utilisée en situation adjuvante
ou en situation métastatique. Environ 70 % des
cancers du sein invasifs présentent des récepteurs
aux estrogènes et/ ou à la progestérone positifs au
moment du diagnostic, permettant de définir une
hormonosensibilité. Pendant plus de 30 ans, le
tamoxifène est resté le traitement anti-estrogène
de choix, que ce soit en situation adjuvante ou en
situation métastatique. Le tamoxifène inhibe de
façon compétitive la fixation des estrogènes sur
leur récepteur, mais il possède également un effet
estrogénique agoniste partiel, qui peut être res-
ponsable de cancers de l’endomètre ou d’accidents
thromboemboliques.
Les inhibiteurs de l’aromatase de troisième
génération ont été introduits plus récemment. Leur
mécanisme d’action consiste à bloquer l’aromatase,
enzyme présente au niveau du tissu adipeux, du
foie, du muscle, du cerveau et du tissu mammaire.
Les inhibiteurs de l’aromatase bloquent l’enzyme,
empêchant ainsi la conversion de la testostérone et
d’autres androgènes en estrogènes.
On distingue 2 types d’inhibiteurs de l’aroma-
tase : les anti-aromatases stéroïdiens et les non sté-
roïdiens. Les anti-aromatases stéroïdiens réalisent
une inhibition compétitive et irréversible de l’enzyme
(exémestane) et les anti-aromatases non stéroï-
diens une inhibition réversible de l’enzyme (létrozole,
anastrozole). De nombreuses études ont démontré
la supériorité des inhibiteurs de l’aromatase sur le
tamoxifène, en situation métastatique ainsi qu’en
situation adjuvante.
Chez les patientes ménopausées ayant des méta-
stases et chez qui une hormonothérapie est indiquée,
le létrozole et l’anastrozole sont recommandés en
première intention. L’exémestane est indiqué en cas
d’échec du tamoxifène.
En situation adjuvante, chez les patientes méno-
pausées, un inhibiteur de l’aromatase est indiqué soit
d’emblée (létrozole, anastrozole) pour une durée de
5 ans, soit après 2 ans de tamoxifène (exémestane,
anastrozole), soit à l’issue des 5 ans de tamoxifène,
chez les patientes ayant une atteinte ganglionnaire
(létrozole, anastrozole) [1].
Les douleurs
sous anti-aromatases :
fréquence, épidémiologie
La fréquence des manifestations articulaires surve-
nant sous anti-aromatases est très variable dans la
littérature depuis la description princeps de Don-
nellan et al. en 2001 (2), avec des arthralgies sur-
venant chez 16 % des 77 femmes dans les 2 mois
suivant le début du traitement.
Deux types de données très différentes sont dispo-
nibles :
Au cours des essais cliniques visant à démontrer
l’efficacité des anti-aromatases en traitement adju-
vant du cancer du sein, la prévalence des douleurs
varie de 5,4 % à 35,6 %, principalement parce qu’il
n’y a aucune recherche systématique ni évaluation
de la douleur. Seules les données musculo-squelet-
tiques recueillies comme événements indésirables
sont disponibles pour les 3 molécules commer-
cialisées. Sous létrozole, 5,6 % d’arthrites, 21,3 %
d’arthralgies et 11,8 % de myalgies sont rappor-
tées pour respectivement 3,5 %, 16,6 % et 9,5 %
1 Service de médecine interne et
thérapeutique, Hôtel-Dieu, Paris.
2 Service de rhumatologie, hôpital de
Hautepierre, Strasbourg.
3 Service de rhumatologie, hôpital
Henri-Mondor, Créteil.
4
CEDR, et cabinet de rhumatologie,
Rouen.
5 Service de cancérologie, hôpital
Saint-Antoine, Paris.
6
Centre de traitement et d’évaluation
de la douleur, hôpital Saint-Antoine,
Paris.
Mots-clés
Cancer du sein - Anti-aromatases - Douleur - Atteinte articulaire
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ONCO-RHUMATOLOGIE
sous placebo, avec des différences statistiquement
significatives pour tous ces items (3). Pour l’exémes-
tane (4), 5,4 % d’arthralgies sont rapportées, tandis
que l’on en constate 3,6 % sous tamoxifène, la diffé-
rence étant donc statistiquement significative. Pour
l’anastrozole, dans l’étude ATAC, à 68 mois, 35,6 %
d’événements musculo-squelettiques, dont 10,6 %
sévères et 2,1 % menant à l’arrêt du traitement, sont
survenus sous anastrozole après un délai moyen de
13,9 mois (5).
Dans les quelques études transversales et les
études prospectives menées sur cette question,
les fréquences des douleurs articulaires sont plus
élevées : 47 % des cas dans une étude transversale
avec questionnaire systématique (6) et entre 30
et 45,4 % dans 3 études prospectives (7-9) avec
questionnaires rhumatologiques et échographie
des mains. Ces douleurs articulaires ont débuté en
moyenne après 1,6 mois de traitement, avec une EVA
de douleur moyenne à 51 mm, allant dans 13 cas
sur 100 jusqu’à un arrêt de traitement pour toxicité
articulaire.
Au total, la prévalence des manifestations arti-
culaires survenant sous anti-aromatases se situe
entre 30 et 45 % des cas, sans donnée comparative
entre les différentes molécules à ce jour.
Description des douleurs
sous anti-aromatases
Il existe un nombre croissant de descriptions de
manifestations rhumatologiques douloureuses sur-
venant sous anti-aromatases, mais les publications
sont en majorité issues de la littérature cancérolo-
gique, principalement centrées sur les problèmes
oncologiques, et la description des symptômes n’est
pas toujours précise.
Les douleurs sont rapportées dans 23 à 61 % des
cas (6, 7, 9, 10), et apparaissent ou s’aggravent dans
un délai de 8 semaines en moyenne (2 semaines à
19 mois) après le début des anti-aromatases (9-11).
Les signes fonctionnels les plus fréquents (6-11)
sont des arthralgies et myalgies accompagnées
d’une sensation de raideur articulaire pouvant
s’améliorer après des étirements, d’un dérouillage
matinal et d’une impression de gonflement des
doigts ; de localisation le plus souvent symétrique,
elles touchent, par ordre décroissant, les mains (arti-
culations interphalangiennes proximales et méta-
carpo-phalangiennes des doigts) et les poignets,
les genoux, le rachis lombaire, les épaules et, plus
rarement, le bassin et les hanches, les pieds et les
chevilles (6-8, 12, 13). Il existe parfois des synovites
et des ténosynovites (7, 9, 14, 15), voire d’exception-
nelles polyarthrites évoluant vers une polyarthrite
chronique d’allure rhumatoïde (16). Les analyses
biologiques sont le plus souvent normales (7-9).
Il existe également des tableaux douloureux diffus
proches du syndrome fibromyalgique.
Les diagnostics évoqués lors de ces atteintes rhu-
matologiques sont nombreux : arthrose (des genoux,
des doigts, en particulier rhizarthrose), doigts à
ressaut, canal carpien, bursite, trochantérite, tendi-
nite (coiffe des rotateurs, poignets, coudes), ténosy-
novite ou syndrome fémoro-patellaire (7-9, 12, 15).
La sévérité des symptômes ne conduit que
rarement à l’arrêt du traitement par anti-aroma-
tase : dans 2 à 5 % des cas pour l’étude ATAC (11),
mais jusqu’à 20 % des patients pour d’autres
auteurs (14). Le plus souvent, l’intensité est modérée
ou moyenne, les atteintes sont observées surtout au
début du traitement et peuvent céder après quelques
semaines, en général après 3 à 18 mois d’anti-aro-
matase (5, 10).
Facteurs de risque
de survenue de douleurs articulaires
liées à la prise d’anti-aromatase
de 3e génération
Peu d’études spécifiques ont été conduites pour
tenter d’identifier d’éventuels facteurs de risque de
survenue de complications rhumatologiques sous
anti-aromatases.
L’âge, la race, le mode de survenue de la ménopause
(naturelle versus chirurgicale), l’ancienneté de la
ménopause, le type d’anti-aromatase et la durée
de traitement par anti-aromatase ne semblent pas
être des facteurs de risque prouvés de la survenue
de douleurs articulaires liées à la prise d’un anti-
aromatase de troisième génération (6). Des données
sur le poids ont été publiées de façon contradic-
toire (6, 16). La prise préalable de tamoxifène ne
paraît pas être un facteur de risque et pourrait même
réduire le risque de survenue de manifestations rhu-
matologiques (6, 7, 10), contrairement à un traite-
ment hormonal substitutif antérieur qui serait, pour
certains, un facteur de risque majeur (17).
De façon plus nette, une chimiothérapie préalable
expose à un risque plus important de complications
rhumatologiques, avec un délai d’apparition des
symptômes plus court (18), en particulier après la
prise de taxanes (6, 19). En revanche, la radiothérapie
préalable ne serait pas un facteur de risque (17).
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La Lettre du Rhumatologue 357 - décembre 2009 | 17
ONCO-RHUMATOLOGIE
Physiopathologie
des douleurs ostéo-articulaires
survenant sous anti-aromatases
La physiopathologie précise des douleurs ostéo-
articulaires induites par les anti-aromatases
de troisième génération n’est pas précisément
connue. Ces douleurs semblent être liées à un effet
de classe, quelle que soit la molécule.
Deux grands mécanismes
physiopathologiques peuvent
être identifiés
Un phénomène général de diminution du seuil
de la douleur par suppression de l’effet antinoci-
ceptif des estrogènes (chute de leur taux circu-
lant). Les estrogènes ont sur le système nerveux
central une action de modulation du système de
la douleur : il existe un effet de renforcement du
système opioïde (20, 21). Les estrogènes ont aussi
une action sur les systèmes dopaminergique et séro-
toninergique central (22, 23). La chute brutale du
taux d’estrogènes provoquée par le traitement par
anti-aromatase modifie donc le système de trans-
mission du message douloureux et peut induire des
douleurs diffuses.
Un effet plus spécifique sur le cartilage par
suppression de l’effet trophique que les estro-
gènes ont sur lui (lié à l’existence de récepteurs
aux estrogènes dans le cartilage) [6] et une sup-
pression de l’effet immunomodulateur de l’estra-
diol. Les douleurs articulaires sous anti-aromatase
sont proches de celles observées lors de la dimi-
nution des taux circulants d’estrogènes (lors de
la ménopause, lors de traitements par agoniste
de la gonadolibérine [leuprolide], à l’arrêt de
traitements hormonaux substitutifs [9, 20]) :
c’est ce que l’on appelle le “rhuma tisme de la
ménopause”, avec ténosynovites confirmées par
échographie (8, 9).
Un effet inducteur de pathologies auto-
immunes : les souris knock-out pour le gène de
l’anti-aromatase présentent des signes de patho-
logie auto-immune lymphoproliférative (24), mais
l’induction de pathologies auto-immunes chez
les femmes traitées par anti-aromatases ayant
développé des douleurs articulaires est contro-
versée (8, 12, 16, 24). L’inhibition estrogénique
pourrait par ailleurs favoriser localement, au niveau
articulaire, la sécrétion de cytokines pro-inflamma-
toires (IL-6, anti-TNFα, IL-1β, IL-10) [12, 20].
Conduite pratique
du traitement par anti-aromatases
lors de la survenue
de manifestations rhumatologiques
Lors de l’apparition de douleurs sous anti-aroma-
tases, il conviendra de faire une évaluation parti-
culièrement approfondie du type de ces douleurs
et des manifestations qui leur sont associées. Le
premier élément consiste, bien sûr, à éliminer une
pathologie évolutive néoplasique (métastases ?)
ou inflammatoire rhumatologique. Dans ce
contexte, l’avis spécialisé du cancérologue suivant
la patiente et, éventuellement, d’un rhumatologue
dans un deuxième temps sera nécessaire. Si l’on
a éliminé toute pathologie néoplasique ou rhu-
matologique spécifique, on pourra évoquer le
diagnostic de douleurs liées au traitement par
anti-aromatase.
Les conditions de l’arrêt du traitement par anti-
aromatase seront décidées d’un commun accord
entre la patiente, son cancérologue et un rhumato-
logue. En présence de douleurs importantes ayant un
retentissement majeur sur la qualité de vie, malgré
une prise en charge médicamenteuse et non médi-
camenteuse, la question de l’arrêt du traitement
par anti-aromatase se posera. Le traitement par
anti-aromatase est habituellement prescrit pour
une durée minimale de 3 à 5 ans. Si ce traitement
est arrêté, il pourrait être repris 2 à 3 mois plus
tard, soit avec la même molécule soit avec un autre
anti-aromatase (changement d’un anti-aromatase
non stéroïdien vers un stéroïdien, ou inversement).
En effet, pour certains auteurs, le changement de
molécules pourrait atténuer les symptômes (24).
En fonction du risque de rechute évalué par l’onco-
logue, l’anti-aromatase pourra éventuellement être
remplacé par du tamoxifène.
Ainsi, lors de tout traitement par anti-aromatase, il
importera d’expliquer aux patientes l’intérêt de le
maintenir pendant une durée suffisante, en men-
tionnant ses objectifs, ses inconvénients éventuels
et la prise en charge possible des complications
susceptibles d’être observées.
Approche non pharmacologique
des douleurs
sous anti-aromatases
L’approche non médicamenteuse des douleurs,
qu’elles soient directement ou non liées aux
anti-aromatases, est indispensable, et il faut faire
18 | La Lettre du Rhumatologue 357 - décembre 2009
ONCO-RHUMATOLOGIE
valoir aux patientes qu’elle peut être aussi efficace
que les approches médicamenteuses.
Plusieurs principes sont importants :
prévoir des traitements physiques adaptés aux
types de douleurs : application d’agents physiques
froids ou chauds sur les articulations ou les zones
douloureuses, stimulation physique, ultrasons, etc. ;
prescrire de la kinésithérapie, indispensable pour
éviter la désinsertion physique, avec proposition, en
particulier, d’une kinésithérapie de reconditionne-
ment musculaire ;
proposer des orthèses nocturnes, notamment
pour le pouce, en cas de douleurs inflammatoires
touchant les extrémités ;
conserver une activité physique avec, si besoin,
prise d’un antalgique avant l’activité physique ;
expliquer des techniques de relaxation,
d’ hypnose, voire proposer une approche psycho-
thérapique dans le cas d’un contexte de stress ou
d’anxiété important ;
envisager des mesures sociales d’adaptation du
travail et d’ergonomie dans le cas d’un retentisse-
ment psycho-social important.
Approches pharmacologiques
des douleurs
sous anti-aromatases
Les stratégies de prise en charge des douleurs rhu-
matologiques survenant sous anti-aromatases ne
sont pas définies de façon consensuelle (19, 25, 26),
mais des recommandations ont été proposées (18).
Les traitements pharmacologiques seront décidés
après une analyse précise de la sémiologie doulou-
reuse, et le traitement devra être adapté à la durée
et à l’intensité des symptômes, au besoin avec l’aide
d’un rhumatologue.
Aucun essai thérapeutique spécifique n’a été conduit
pour étudier l’effet des traitements sur les mani-
festations rhumatologiques observées sous anti-
aromatase, mais on peut actuellement conseiller
les approches suivantes :
les antalgiques de palier I ou II (dextropropoxy-
phène, codéine, tramadol) et les anti-inflammatoires
peuvent être utilisés dans la plupart des douleurs, en
respectant leurs précautions d’emploi habituelles.
Dans l’étude ATAC, près de 90 % des patients ont
eu recours à des AINS ;
dans le cas de douleurs tendino-musculaires
chroniques diffuses associées à des troubles du
sommeil et à de la fatigue, des anti-épileptiques
ou des antidépresseurs à visée antalgique peuvent
être proposés ;
dans le cas de douleurs articulaires inflamma-
toires, avec ténosynovites des mains, un traitement
par faibles doses de corticoïdes pourra être envisagé :
5 à 10 mg au maximum de prednisone de façon
transitoire, pendant au plus 4 semaines ;
les anti-arthrosiques d’action symptomatique
lente peuvent éventuellement être proposés si des
lésions arthrosiques sont associées ;
une ou plusieurs infiltrations de corticoïdes pour-
ront être réalisées, ainsi que l’application topique
d’AINS en cas de douleurs ou d’inflammation loca-
lisée ;
les bisphosphonates, utilisés pour la prévention
de l’ostéoporose liée aux anti-aromatases, pour-
raient également avoir des effets sur les douleurs
articulaires (27-29).
Conclusion
Les manifestations rhumatologiques survenant sous
anti-aromatases sont de mieux en mieux décrites et
connues. La physiopathologie de ces atteintes est
un champ expérimental qui permet d’analyser les
liens entre le système hormonal, le système de la
douleur et l’appareil locomoteur. De nombreuses
recherches sont en cours. Il faut en priorité définir les
approches thérapeutiques préventives et curatives
efficaces afin de permettre aux patientes atteintes
d’un cancer du sein de bénéficier au mieux du trai-
tement par anti-aromatases, pendant 3 à 5 ans et
avec la meilleure tolérance.
La Lettre du Rhumatologue 357 - décembre 2009 | 19
ONCO-RHUMATOLOGIE
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Références bibliographiques
140 mm (Lettre)
2010
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