SÉNÈQUE, DE LA VIE HEUREUSE, SUIVIE DE DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE AURÉLIE RENAULT INTRODUCTION La question du Souverain Bien a été la problématique philosophique la plus fréquemment traitée dans l'Antiquité : tous les philosophes se sont accordés pour dire que le Souverain Bien se confondait avec le Bonheur, mais encore fallait-il savoir de quel bonheur il s'agissait. Nous tenterons, au cours de cette étude, de travailler sur la stratégie argumentative que Sénèque met en place dans De la vie heureuse et verrons comment s'opère le passage du particulier – Sénèque se défend face aux critiques qui lui sont adressées – au général – Sénèque se pose en guide capable de nous expliquer comment devenir heureux et nous débarrasser des vices qu'il décrit fort bien dans De la brièveté de la vie. Il lui faut, pour définir en quoi réside le Bonheur, prendre – à l'instar des autres stoïciens – ses distances avec l'épicurisme – que nous entendons au sens de déformation de la doctrine d'Épicure. Le Bonheur n'est pas le plaisir. Nous verrons sur quoi il peut bien reposer. Enfin, il nous faudra travailler sur l'esthétique du paradoxe qui parcourt les œuvres non seulement de Sénèque mais aussi de l'ensemble des stoïciens. Mais avant toute chose, nous allons procéder à une courte biographie de Sénèque ainsi qu'à un résumé du stoïcisme – courant philosophique dans lequel s'inscrit notre auteur. Nous nous 39 La recherche du bonheur livrerons ensuite à une brève analyse des œuvres de Sénèque pouvant éclairer De la vie heureuse et De la brièveté de la vie. Biographie de Sénèque Sénèque est né à Cordoue vers l'an 4 avant J.-C. Son père, Sénèque le rhéteur, l'initie à la rhétorique, l'art de persuader. Parti poursuivre ses études à Rome, il pratique rapidement un stoïcisme ascétique, ce qui lui vaut d'être rappelé par son père qui l'envoie alors en Égypte. De retour à Rome, son éloquence le rend célèbre. Il fréquente alors la famille de Caligula : Claude, à ce moment-là au pouvoir, l'exile. En 49, Agrippine le rappelle à Rome, il devient préteur puis consul et devient enfin précepteur du jeune Néron, âgé de treize ans. Il espère en faire un sage. C'est d'ailleurs pour lui qu'il écrit des œuvres didactiques dont les Dialogues, avec entre autres De la tranquillité de l'âme ou De la constance du sage sur lesquels nous allons être amenés à revenir. Dans les premières années du règne de Néron, Sénèque a une bonne influence sur lui mais, progressivement, Néron échappa à l'influence de son maître. Suite à la mort de Burrus – probablement assassiné sur les ordres de Néron – Sénèque se retire de la vie politique et se consacre entièrement à la philosophie. En 65, compromis dans la Conspiration de Piron, il doit choisir entre la mort ou l'exil. Indifférent à la mort, comme il le prône dans ses écrits, il s'ouvre les veines. Sa mort difficile et en parfaite cohérence avec ses écrits est racontée avec force détails dans les Annales de Tacite. Outre ses écrits philosophiques, Sénèque s'est consacré au théâtre. Nous ne connaissons de lui que neuf tragédies : Hercule Furieux, Les Troyennes, les Phéniciennes, Médée, Phèdre, Œdipe, Agamemnon, Thyeste, et Hercule sur l'Oeta ainsi qu'Octavia. Ses tragédies sont au service de sa philosophie. Aussi peut-on y trouver des passages à dimension didactique. Le théâtre était un moyen pour Sénèque de se mettre à la portée du peuple. 40 Sénèque, De la vie heureuse... Le stoïcisme Le « stoïcisme » est un courant philosophique fondé au IIIe siècle avant J.-C. par Zénon de Cition. Ce nom ne dérive pas de celui d'un philosophe – contrairement au platonisme – mais d'un lieu : Zénon enseignait sous un portique nommé « Stoa poilikè », « portique des peintures ». Globalement, le stoïcisme est basé sur l'acceptation et le courage : tout ce qui arrive et qui ne dépend pas de nous doit être accepté par nous et n'entamer en rien notre état d'esprit. Le bonheur se confond avec la vertu. On distingue, en fonction des périodes historiques, plusieurs stoïcismes : • L'ancien stoïcisme, dominé par Zénon, Chrysippe et Cléanthe, au IIIe siècle. • Le moyen stoïcisme, dominé par Pasinius et Posidonios. • Le stoïcisme impérial, celui de Sénèque, Épictète et MarcAurèle. Malgré certaines divergences, les différentes écoles stoïciennes restent fidèles à l'enseignement de l'école du Portique. La sagesse repose sur trois choses : la logique, la physique, l'éthique, trois domaines intimement liés dans la pensée stoïcienne. Le monde est, pour les stoïciens, la combinaison de quatre éléments : l'eau, la terre, le feu et l'air. Les corps ainsi formés se combinent en un tout ordonné, le cosmos, dont l'harmonie est assurée par la Providence. Il faut savoir que, pour le stoïcisme, le microcosme qu'est l'homme reproduit le macrocosme qu'est le monde : l'âme est une parcelle du logos universel. La physique a alors partie liée avec l'éthique puisque l'éthique étend l'empire du logos au comportement humain. Aussi l'homme doit-il vivre conformément à une Nature ordonnée, harmonieuse. Le Souverain Bien, le Bonheur, passe par l'exercice de la vertu. De ce fait, le malheur se confond avec le « vice ». Tout le reste, autrement dit tout ce qui ne dépend pas de nous, doit nous être indifférent. Mais il semble que seul le sage stoïcien – avec lequel ne se confond nulle figure de philosophe, comme nous le 41 La recherche du bonheur verrons – soit le seul à même d'atteindre une telle indifférence. Le Bonheur et la liberté, au sens stoïcien du terme – sens que nous analyserons tout au long de cette étude – sont-ils possibles ? Les philosophes stoïciens prétendent qu'à défaut de choisir le mieux, nous devons nous contenter du préférable... Il nous faut, pour finir, insister sur le décalage qui s'opère entre Sénèque et le stoïcisme traditionnel, décalage qui se manifeste notamment dans la difficulté qu'ont éprouvée les historiens à classer le philosophe dans le stoïcisme impérial : d'aucuns l'ont considéré comme appartenant au moyen stoïcisme et ce par rapport à son refus du rigorisme de l'ancien stoïcisme. D'autres considèrent sa philosophie comme éclectique, du fait de la présence, dans certains textes de Sénèque – comme les Lettres à Lucilius – de sentences d'origine épicurienne. Mais Hardot Ilsefraut1 considère que la présence de ces sentences vient de la volonté de Sénèque de convaincre l'épicurien qu'était Lucilius de se convertir au stoïcisme2. Mais Lucilius étant peut-être un interlocuteur fictif, on pourrait se demander si Sénèque ne cherche pas à réconcilier stoïcisme et épicurisme. De la vie heureuse témoigne d'ailleurs d'une certaine complaisance vis-à-vis non pas de l'épicurisme mais d'Épicure. Bibliographie commentée de Sénèque, philosophe En dehors des œuvres du programme, vous pouvez vous reporter aux œuvres suivantes de Sénèque : • Le temps à soi : Sénèque montre l'importance de disposer de temps à soi. Ce n'est qu'en ayant du temps que nous pouvons nous interroger sur des problèmes philosophiques majeurs comme : « Quelle est la signification de la vertu ? Estelle unique ou multiple ? Qu'est-ce qui fait l'homme de 1. Dans son excellent article consacré à Sénèque que l'on trouve dans l'Encyclopédie Universalis. 2. Sénèque cesse d'ailleurs de citer Épicure à partir de la lettre 31 : son disciple s'est converti... 42 Sénèque, De la vie heureuse... bien1 ? ». Il reprend les points majeurs traités par le stoïcisme : l'homme est au centre de la Nature et doit vivre conformément à elle... • De la constance du sage ou que ni l'injustice ni l'insulte ne peuvent atteindre le sage : Sénèque montre que ni l'injure ni l'insulte n'atteignent le sage, seul homme véritablement libre : Être libre, c'est situer son âme au-dessus des injustices, c'est se rendre tel que la source de ses joies vienne de soi seul, c'est détourner de soi les choses extérieures, pour ne pas avoir à mener la vie anxieuse d'un homme qui appréhende les rires du toutvenant et les langues du tout-venant2. • De la Providence : Lucilius a demandé à Sénèque pourquoi, si Providence il y a, les hommes de bien souffrent tant de maux. Sénèque non seulement va redéfinir le concept de malheur mais il va montrer comment du malheur apparent naissent de bonnes choses : la vertu de Caton a été visible de tous lorsqu'il a été martyrisé par les autres hommes. La vertu est source d'un bonheur permanent que rien des vicissitudes du sort ne saurait venir entamer. • De la tranquillité de l'âme : Sérénus a décrit à Sénèque certains symptômes : il est instable et recherche la tranquillité de l'âme, l'euthymia grecque. Sénèque va donc lui prescrire un certain nombre de remèdes : devenir indifférent aux honneurs, aux richesses, à la mort, être capable de se fixer des buts précis, éviter de perdre son temps, savoir choisir ses amis... • Lettres à Lucilius : Elles résument l'ensemble de la doctrine de Sénèque. Le Souverain Bien y est défini de façon fort précise et l'on peut chercher à analyser davantage le regard que portait Sénèque sur Épicure. 1. Sénèque, Le temps à soi suivi de De la constance du sage, traduit du latin par Pierre Maréchaux, Paris, Rivages, coll. Poche / Petite bibliothèque. 2. De la constance du sage, p. 96. 43