
1983 — la grande salle vide d’un dancing
vétuste, datant des années 30. Un très vieux
serveur, qui semble avoir vieilli avec elle, met
en marche l’électrophone et, l’un après l’autre,
allume les spots. Apparaît alors une jeune fille
rousse, perchée sur de hauts talons, qui des-
cend vite, en équilibre instable, les marches
conduisant à la piste de danse. Elle marche
droit sur l’objectif, nous regarde comme si
nous étions un miroir et, en gros plan, face à
nous, arrange ses cheveux. Elle va s’asseoir à
une table en bordure de la piste.
Arrive ensuite une dame en tailleur et lunettes
noires, tout aussi pressée, qui fait le même
crochet pour passer devant le miroir-caméra, s’essuie une dent du bout du doigt, puis va s’asseoir à une autre table…
Le Bal est la transposition cinématographique du spectacle donné par le théâtre du Campagnol, de février 81 à mai 82, à
Antony d’abord, puis à Nanterre, enfin en tournée en France et à l’étranger. Ceux qui l’ont vu gardent de cette création
collective, sur une idée de Jean-Claude Penchenat (qui, avant de créer Le Campagnol, fut longtemps le bras droit d’Ariane
Mnouchkine au Théâtre du Soleil) un souvenir ébloui.
Sans une parole, à travers les chansons, les musiques et les danses en vogue à telle ou telle époque, sont évoqués la Libération,
la guerre d’Algérie, Mai 68… La grande Histoire lue à travers la petite : celle des gens crevant de timidité et de solitude, qui
tentent, dans ce dancing minable, de rencontrer l’amour, l’amitié, au moins d’avoir, durant quelques minutes, un contact
physique avec un autre être.
Grâce à Ettore Scola, tout un public qui ne va pas au théâtre va donc découvrir ce Théâtre du Campagnol, composé de comé-
diens inconnus et prodigieux. Mais il va aussi retrouver le meilleur d’Ettore Scola. Car si Scola a eu le coup de foudre pour Le
Bal, c’est, dit-il, qu’il y rencontrait ses propres thèmes : « Le temps qui passe avec ses ruines, ses infarctus et ses espoirs évanouis…
la solitude… enfin l’Histoire — non pas l’Histoire officielle mais l’histoire individuelle qui nourrit l’Histoire officielle ».
On comprend que le réalisateur d’Une journée particulière (le fascisme vécu par deux de ses victimes : un homosexuel et une
femme) et de La Nuit de Varennes (vue par Rétif de la Bretonne, Tom Paine et quelques anonymes) ait été séduit par cette
succession d’images stylisées décrivant une tranche d’Histoire. Avec Jean-Claude Penchenat, il a d’ailleurs quelque peu trans-
formé la spectacle, supprimant, par exemple, « le bal du comité d’entreprise » pour le remplacer par « Le Front Populaire » et
« l’Occupation ».
Il s’est aussi avisé que l’électricien de la troupe ressemblait à Jean Gabin. Et voilà Pépé le Moko descendu sur la piste de danse.
Scola a également inventé un Fred Astaire et une Ginger Rogers du pauvre, et un couple d’aristos venus s’encanailler, qui
évoque, dit-il, le couple Darrieux-Victor Francen.
Son apport ne se limite pas à cet hommage au cinéma populaire d’avant-guerre. Le Bal n’est pas du théâtre filmé. Ce qui le
rend d’ailleurs un peu plus noir. Au théâtre, notre regard ne cessait de fouiller un immense plan d’ensemble, sollicité de tous
côtés, isolant tantôt ceci, tantôt cela, mais ne pouvant s’attarder sur rien. Du coup, la solitude de chaque personnage était
comme noyée dans la masse. Nous étions plus sensibles à la communion que tous tentaient d’établir entre eux qu’à l’isolement
réel de chacun.
Ici, la caméra de Scola travaille à notre place, nous imposant telle image, puis telle autre. Les gros plans sont cruels; les ridi-
cules grossis à la loupe. On sourit sans cesse mais une tristesse se dégage. Celle-là même qui appartient en propre au réalisateur
de La Terrasse.
Alors que les comédiens du Campagnol campent avec une précision éblouissante, une bonne humeur roborative et une gran-
de tendresse des personnages dérisoires et drôles, Scola, non seulement par le choix de ses plans, mais par ses cadrages et ses
éclairages, nous serre le cœur. La photo de « 1936 », avec ses couleurs effacées une à une par le laboratoire jusqu’à ne plus
garder que quelques taches rouge pâle, dégage un charme nostalgique : et traduit bien une époque où éclatent tous les espoirs,
mais qui, trois ans plus tard — nous le savons aujourd’hui — devait basculer dans la guerre.
Et le film s’achève sur un plan déchirant de la salle vide, que quittent, solitaires, une femme, puis un homme. Image en
plongée, dans une lumière crépusculaire, qui évoque Fellini.
Claude-Marie Trémois - TÉLÉRAMA
L’histoire du film