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Or ce rapport est de prime abord si curieux qu'on doit réellement
douter si Herder a jamais réellement perçu un paysage. Car en réalité
Herder ne voit pas, ou plutôt il voit autre chose que ce qui est ; il imagine
et - là est peut-être le plus remarquable pour ce qui touche le paysage -
selon lui le regard n'embrasse pas une unité, alors que sans doute une
forme d'unité doit bien être la condition de possibilité du paysage.
Si Herder ne voit pas c'est, pourrait-on dire, parce qu'il lit. Pris dans
une tempête aux abords d'Amsterdam en 1769, il se saisit des poèmes
d'Ossian ; à Ancône en 1788, il consulte la traduction d'Homère par
Bodmer. Voyageant entre Nantes et Paris, il reste plongé dans la lecture
de Montesquieu. Mais si l'écrivain Herder ne voit pas, c'est aussi sans
doute que l'individu Herder est affecté sa vie durant, et malgré des
opérations atroces, d'une anomalie oculaire : les glandes lacrymales
s'épanchent dans les narines - c'est presque dire que la vision ne se sépare
pas de
l'olfactif.
Mais encore Herder développe d'une manière constante
et très cohérente une théorie physiologique et esthétique extra-
ordinairement défavorable au sens de la vue, c'est-à-dire pour lui au sens
de la distance, de la vitesse, de cette mauvaise abstraction par laquelle
l'idéalisme philosophique a d'une certaine manière produit ses ravages.
Enfin, et surtout, la philosophie herderienne, héritière indirecte de
Leibniz, tient que le perçu excède partout et toujours la perception1.
Entre notre perception et ce qui est, il n'y a pas adéquation : l'être nous
déborde de toute part2. Aidé de livres, d'amis éclairés et savants, Herder
sait pourtant qu'il n'a pas vu l'Italie. On ne saurait prétendre la voir. Il
est d'ailleurs hautement significatif que Herder emporte dans son bagage
ses propres œuvres touchant la perception : la Plastique, Connaître et sentir
notamment3. « L'âme ne peut pas tout saisir, ni la mémoire tout conser-
ver. »4 C'est dans Une autre philosophie de l'histoire que Herder indique le
plus nettement le thème de la Blödigkeit au sens de myopie : du réel, nous
ne voyons que des fragments. Mais cette infirmité, ce défaut, cette imbecil-
litas est moins un manque, un statut ontologique comme chez saint
Thomas d'Aquin, que la condition même de la juste perception, ainsi
qu'on peut le voir dans la Plastique et dans Sentir et comprendre (1778). Dès
1.
Le primat de l'ouïe, « sens moyen », sur la vue est le thème rémanent, anthropologique-
ment dans le Traité sur l'origine de la langue, esthétiquement dans la Plastik, philosophiquement
dans Connaître et sentir.
2.
« Homme, reconnais-le : tu es entouré par l'Être et par le monde sensible », cf. P. Pénis-
son, Herder, la raison dans
les
peuples, Paris, Le
Cerf,
p. 31.
3.
La liste complète est la suivante : Winckelmann, Volkmann 3 Teile, Plastik, Erkennen und
Empfinden, Laokoon, Webb und Mengs, Pindar 2 Bände, Theokrit, Junius
:
über die Malerei, Anthologiam,
Geschriebenes
Büchlein, über Deutsche Art und Kunst, 8
Geschriebene
Bücher, Handbuch der Mythologie, Ita-
lienisch Lexikon, Italienisch Grammatik, Befreites Jerusalem, Pastor fido (Deutsch u. Ital. Preisschrift über
die Sprache), Ursache
des
gesunknen Geschmacks, Gedicht eines Skalden, Tändeleien, Socrates immaginario.
4.
« Die Seele kann es doch nicht fassen, das Gedächtnis doch nicht alles behalten. » Her-
der à Maximilian von Knebel, Weimar, le 18 septembre 1789, op. cit., p. 533.