Revue germanique internationale 7 | 1997 Le paysage en France et en Allemagne autour de 1800 Herder et le paysage italien Pierre Pénisson Éditeur CNRS Éditions Édition électronique URL : http://rgi.revues.org/612 DOI : 10.4000/rgi.612 ISSN : 1775-3988 Édition imprimée Date de publication : 10 janvier 1997 Pagination : 93-99 ISSN : 1253-7837 Référence électronique Pierre Pénisson, « Herder et le paysage italien », Revue germanique internationale [En ligne], 7 | 1997, mis en ligne le 22 septembre 2011, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/612 ; DOI : 10.4000/rgi.612 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés Herder et le paysage italien PIERRE PÉNISSON Les rochers romantiques et entre eux les sombres vallées, et tout comme des jardins enchantés, les golfes séduisants et les insulaires plus séduisantes encore auraient donné à vos sens et votre sentiment des rêves éveillés . 1 Friedrich H i l d e b r a n d von Einsiedel peint u n paysage napolitain, u n Pausilippe - u n apaisement de la tristesse, donc une modalité de l ' h u m e u r différente de la nostalgie, de la Sehnsucht, et H e r d e r est censé avoir perçu une sensibilité et une sensualité qu'il est supposé avoir partagées. Et en effet lors de son séjour en Italie, d'août 1788 à juillet 1789, H e r d e r croit devoir constater une « sensualité » italienne ; à l'en croire, on mènerait sous ces climats du sud une « vie simplement sensible » , et H e r d e r ne cesse, dans son abondante correspondance avec son épouse Caroline, d'évoquer toute cette sensualité à laquelle son prédécesseur en Italie, Goethe, s'était a b a n d o n n é . « M a i s j e ne suis pas G o e t h e » , déclare-t-il. C'est dire qu'il n'est pas u n artiste voué à la sensibilité, mais aussi qu'il est p o u r sa p a r t autre chose, u n autre type d'écrivain, qu'il n'y a pas lieu de c o m p a r e r avec Goethe. Dès lors, le m a n q u e de sensibilité ou de sensualité n'est pas u n défaut. Bien plus : « Q u a n d tout est sensible, on devient insensible. » Ainsi donc Einsiedel se trompe. Mais en usant de l'expression «rêves éveillés», q u ' o n pourrait presque qualifier de benjaminienne, il n o m m e sans doute très exactement le r a p p o r t de H e r d e r au paysage. 2 3 4 1. « D e n n die romantischen Felsen, die dunkeln Täler dazwischen, alles wie Zaubergärten ! Die reizenden Ufer u n d die noch reizendem Insulanerinnen würden alle Ihre Sinne und Gefühle zum schönsten wachenden T r a u m e bestimmt haben », Friedrich Hildebrand von Einsiedel à Herder, Naples le 29 septembre 1789, in J o h a n n Gottfried Herder, Italienische Reise. Briefe und Tagebuchaufzeichnungen 1788-1789, éd. par Albert Meier et Heide Hollmer, Munich, Beck, 1989, p. 537. 2. « Bloß sinnliches Leben », ibid., p . 268. 3. « Ich bin nicht Goethe », ibid., p . 209, et voir la postface à l'édition de Italienische Reise, op. cit., par A. Meier et H . Hollmer. 4. « W o alles sinnlich ist, wird m a n unsinnlich », ibid., p. 334. Revue german O r ce r a p p o r t est de prime a b o r d si curieux q u ' o n doit réellement douter si H e r d e r a j a m a i s réellement perçu un paysage. C a r en réalité H e r d e r ne voit pas, ou plutôt il voit autre chose que ce qui est ; il imagine et - là est peut-être le plus remarquable p o u r ce qui touche le paysage selon lui le regard n'embrasse pas une unité, alors que sans doute une forme d'unité doit bien être la condition de possibilité du paysage. Si H e r d e r ne voit pas c'est, pourrait-on dire, parce qu'il lit. Pris dans une tempête aux abords d'Amsterdam en 1769, il se saisit des poèmes d'Ossian ; à Ancône en 1788, il consulte la traduction d ' H o m è r e p a r Bodmer. Voyageant entre Nantes et Paris, il reste plongé dans la lecture de Montesquieu. Mais si l'écrivain H e r d e r ne voit pas, c'est aussi sans doute que l'individu H e r d e r est affecté sa vie durant, et malgré des opérations atroces, d'une anomalie oculaire : les glandes lacrymales s'épanchent dans les narines - c'est presque dire que la vision n e se sépare pas de l'olfactif. Mais encore H e r d e r développe d'une manière constante et très cohérente une théorie physiologique et esthétique extraordinairement défavorable au sens de la vue, c'est-à-dire pour lui au sens de la distance, de la vitesse, de cette mauvaise abstraction p a r laquelle l'idéalisme philosophique a d'une certaine manière produit ses ravages. Enfin, et surtout, la philosophie herderienne, héritière indirecte de Leibniz, tient que le perçu excède p a r t o u t et toujours la perception . Entre notre perception et ce qui est, il n'y a pas adéquation : l'être nous déborde de toute p a r t . Aidé de livres, d'amis éclairés et savants, H e r d e r sait p o u r t a n t qu'il n ' a pas vu l'Italie. O n ne saurait p r é t e n d r e la voir. Il est d'ailleurs h a u t e m e n t significatif que H e r d e r emporte dans son bagage ses propres œuvres touchant la perception : la Plastique, Connaître et sentir n o t a m m e n t . « L ' â m e ne peut pas tout saisir, ni la mémoire tout conserver. » C'est dans Une autre philosophie de l'histoire que H e r d e r indique le plus nettement le t h è m e de la Blödigkeit au sens de myopie : du réel, nous ne voyons que des fragments. Mais cette infirmité, ce défaut, cette imbecillitas est moins un m a n q u e , un statut ontologique c o m m e chez saint T h o m a s d'Aquin, que la condition m ê m e de la juste perception, ainsi q u ' o n peut le voir dans la Plastique et dans Sentir et comprendre (1778). Dès 1 2 3 4 1. Le primat de l'ouïe, « sens moyen », sur la vue est le thème rémanent, anthropologiquement dans le Traité sur l'origine de la langue, esthétiquement dans la Plastik, philosophiquement dans Connaître et sentir. 2. « H o m m e , reconnais-le : tu es entouré par l'Être et par le monde sensible », cf. P. Pénisson, Herder, la raison dans les peuples, Paris, Le Cerf, p. 31. 3. La liste complète est la suivante : Winckelmann, Volkmann 3 Teile, Plastik, Erkennen und Empfinden, Laokoon, Webb und Mengs, Pindar 2 Bände, Theokrit, Junius : über die Malerei, Anthologiam, Geschriebenes Büchlein, über Deutsche Art und Kunst, 8 Geschriebene Bücher, Handbuch der Mythologie, Italienisch Lexikon, Italienisch Grammatik, Befreites Jerusalem, Pastor fido (Deutsch u. Ital. Preisschrift über die Sprache), Ursache des gesunknen Geschmacks, Gedicht eines Skalden, Tändeleien, Socrates immaginario. 4. « Die Seele kann es doch nicht fassen, das Gedächtnis doch nicht alles behalten. » Herder à Maximilian von Knebel, Weimar, le 18 septembre 1789, op. cit., p. 533. lors, on ne peut dire la nature, on ne peut que l'évoquer, h y m n i q u e m e n t , musicalement : Les paysages de la nature ont pour moi des attraits qui m'ont toujours été ineffables, c'est-à-dire fort tranquilles et solitaires ; c'est ainsi que Tivoli fut l'adieu à Rome, et pour moi un hymne véritable, au plus haut degré . 1 Tivoli est au reste une nature plus que domestiquée et la première visite, le 18 septembre 1788, avait été assez peu de chose : « Nous sommes allés aux chutes d'eau et repartons vite, grande vision, pas plus grande cependant que ce que j'escomptais. » Si le second séjour est si plaisant - au point que H e r d e r le compte p a r m i les jours les plus heureux de sa vie - c'est qu'il est empreint de la douceur des adieux, c'est que Angelika K a u f m a n n y était présente, c'est qu'il y avait u n « accord d o n n a n t le ton à toute la nature et à la société » . A lire les lettres du voyage en Italie, de m ê m e que le récit et la corresp o n d a n c e lors du voyage en France en 1769, on voudrait bien croire que les contrées ~ les pays sinon les paysages - ont u n attrait ineffable. Mais il reste remarquable que chez cet auteur dont la réception associe le n o m p o u r ainsi dire p a r automatisme avec Natur, cette dernière n'est en réalité jamais directement présente. En France, le j e u n e H e r d e r pouvait sans scrupule imaginer, voire halluciner, des natures connues de lui seul : n o t a m m e n t une très improbable forêt de Nantes où il p r é t e n d lire, ainsi q u ' u n e forêt dans Strasbourg. H e r d e r d'une certaine manière ne visite ou ne perçoit jamais un paysage, il les revisite, si j e puis dire, toujours déjà. N o n seulement parce qu'en b o n et réel érudit il ne regarde jamais rien sans tous les outils savants possibles, en l'occurrence les ouvrages historiques et les récits de voyage. Mais aussi parce que son imagination excède toujours la vision. O n peut dire qu'il invente une forêt nantaise qui n'existe pas, on peut envisager tout aussi bien que quelques arbres suffisent à produire sinon u n paysage, du moins u n environnement. Q u e l'on considère p a r exemple l'arrivée à Naples le 6 janvier 1789: « L e voyage était difficile, car les belles forêts d'orangers de cette heureuse région sont couvertes d'une glace inconnue et inouïe. » II y a là u n irréel fantastique dont H e r d e r est coutumier, sans, semble-t-il, en maîtriser les effets. R a p pelons à cet égard les deux versions du Voyage vers l'aimée , dont une pre2 3 4 5 6 1. « Die Gegenden der Natur haben Reize auf mich, die mir immer unaussprechlich, d. i. sehr einsam-still waren ; so war Tivoli das Adieu von R o m u. ein wahrer H y m n u s für mich im höchsten G r a d » , lettre de Herder à Caroline le 9 mai 1789, op. cit., p. 459. 2. « Wir sind beim Wasserfall gewesen, u. eilen fort ; ein großer Anblick, doch nicht größer, als meine Erwartung ihn dachte », op. cit., p. 115. 3. Ibid. 4. Ibid. : « Zusammenklang, der der ganzen Natur u. Gesellschaft T o n gab. » 5. « D i e Reise war beschwerlich, denn die schönen Orangenwälder dieses glücklichen Erdstrichs liegen unter ungesehenem u. unerhörtem Eise : ein trauriger Anblick », ibid., p. 300. 6. Cf. A. F. Kelletat Die Fahrt zur Geliebte, Herder u n d die Rezeption lapischer Volkspoesie im 17. u n d 18. J a h r h u n d e r t , in Trajekt, 3, 1983. mière version décrivait un voyage p a r m i les noisetiers fleuris, puis p a r m i les neiges polaires. En vérité H e r d e r ne décrit guère de paysages, ou alors il épelle le lexique le plus convenu : « C o m m e le Tyrol est un b e a u pays ! montagnes magnifiques, gens naïfs au b o n cœur. » Certes, il s'agit là de lettres destinées à être lues p a r sa famille, mais lorsqu'il s'adresse à ses enfants en particulier, il d o n n e à l'un des leçons d'histoire romaine, à un autre des rudiments de géographie fort peu paysagistes. Ce théoricien de la langue et ce philosophe des peuples peut s'avérer d'une spontanéité touchante, ou profonde, c o m m e l'on voudra. O n connaît son é t o n n e m e n t d é b a r q u a n t en France devant le fait que « tous les Français parlent français » (à v r a i dire, ce n'est pas s'étonner q u ' à Paimpol on parle français, c'est plutôt admirer la coïncidence, réelle ou imaginée p a r H e r d e r , entre u n peuple et sa langue). A N u r e m b e r g et à R o m e , ce luthérien manifeste avant tout une immédiate phobie p o u r les «têtes papistes» . C o n t r a i r e m e n t aux n o m b r e u x voyageurs de l'époque, ses remarques sur les us et coutumes des autochtones sont inexistantes ou très convenues. Voir l'Italie a u r a b e a u c o u p moins été p o u r lui contempler des vedute que ressentir a contrario à quel point il est allemand. Il proclame ressentir u n e « nouvelle joie de l'Allemagne (...) et tout ce que vous n o m m e z en elle, l' Aufklärung, la manière allemande » . H e r d e r est manifestement tout sauf u n observateur doté de qualités d'empirisme anti-idéaliste. Il appartient habituellement à son style de reprendre des stéréotypes, et, feignant de les adopter, de les détruire, de les inverser, voire de les déconstruire. Mais dans ses récits de voyages - en France (1769), en Italie (1788) - , il ne travaille pas les poncifs : les Napolitains sont grecs, les dames romaines « braient » . Se réjouissant de son proche retour en Allemagne, H e r d e r déclare enfin qu'il aurait dû d e m e u r e r davantage « d a n s le j a r d i n de Dieu, en Italie du Nord » . 1 2 3 4 5 U n élément essentiel du paysage italien, réel et pictural, le cyprès, fait précisément difficulté p o u r H e r d e r . Au clair de lune, sortant d'une longue étude des R a p h a ë l dans V é r o n e , conduit p a r l'évêque en personne, H e r d e r a eu « l ' h o n n e u r de d é a m b u l e r p a r m i les pins (cyprès) et de voir cet arbre noble et mélancolique s'élever dans l'air bleu » . Mais en réalité H e r d e r n'aime pas du tout les pins ou cyprès, ils sont les arbres de R o m e , ville décidément papiste et détestable ( « T o i , R o m e inhumaine, 6 1. « O was Tirol für ein schönes Land ist! prächtige Berge, gutherzige, naive Leute», in Italienische Reise, op. cit., p. 73. 2. N o t a m m e n t dans la lettre à Caroline, depuis Bamberg, du 10 août 1788. 3. « D e n n seit ich Italien kenne, bin ich sehr gern ein Deutscher (...) eine neue Freude an Deutschland (...) alles was Sie das Ihre nennen, Aufklärung, Deutscher U m g a n g » , ibid., p. 533. 4. Ibid., p . 300 («Eselgeschrei») et 482. 5. « Im Garten Gottes, im obern Italien », ibid., p . 546. 6. « D i e Ehre, unter Pinien (Zypressen) umherzuwandeln, u. diesen edeln, melancholischen Baum in die blaue Luft steigen zu sehen », ibid., p. 97. 1 antique et m o d e r n e » . C a r il semble bien que la verticalité discrète et sombre du cyprès incarne R o m e , c'est-à-dire aussi l'absence de m e r : « Depuis hier nous sommes de nouveau à R o m e , et au lieu de la m e r claire et toujours mouvante, des cyprès sombres et immobiles sont sous mes yeux. » Ce n'est que lorsque, de rare en rare, il écrit à Goethe, qu'il parle d ' u n e « réconciliation avec les cyprès, les pins » , et de paysage romain, c'est-à-dire de paysage vide. La lettre de H e r d e r à Goethe du 27 décembre 1788 retrouve p o u r dire cela des accents Sturm-und-Dränger que l'on eût cru disparus. Après avoir déclaré : « Pour le reste, le m o n d e romain r e n d m o n â m e terriblement v i d e » , H e r d e r fait cette étrange déclaration, peu retenue, si j e ne me t r o m p e : « Nous voulons te mettre en voiture et te renvoyer à R o m e ; j e crains, j e crains que tu ne vailles plus rien p o u r l'Allemagne ; mais moi, j e suis parti à R o m e p o u r devenir u n véritable Allemand, et si j e le pouvais, j ' o r d o n n e r a i s une nouvelle irruption de peuples germaniques dans ce pays, à R o m e surtout. » Pourtant, dans ce paysage négatif, voire dans ces non-paysages, une constante herderienne apparaît : ce sont les métaphores maritimes, qui n o m m e n t le mouvement m ê m e de l'histoire, ou la puissance créatrice shakespearienne, l'expérience existentielle déterminante , et le paysage. Dans sa lettre à son épouse depuis Ancône, H e r d e r consacre deux pages entières à décrire l'Adriatique : « vision la plus splendide, indiciblement belle », et c'est précisément alors qu'il se r e m é m o r e « les scènes maritimes de [sa] jeunesse », c'est alors qu'il relit H o m è r e , et qu'il entend u n orage « magnifique », et son épouse devient « [sa] fidèle Pénélope, et [lui son] vieillissant Ulysse errant » . Les stances qu'il a écrites d'Italie sont essentiellement : Parthenope. Ein Seegemälde bei Neapel, où les termes principaux sont la m e r et les vagues (Meer und Wellen und Wogen). M ê m e le m a l h e u reux cyprès en est rédimé : « Les cyprès bruissaient en u n rêve doré. » T o u t dépeint la confusion du ciel et de la mer, des îles, de la lune. Il est du reste frappant à quel point les clairs de lune a p p a r t i e n n e n t au répertoire herderien ; on le prendrait presque alors p o u r u n autre Y o u n g ou u n autre Rousseau : « La vision de la m e r sous une belle lune me rendait si 2 3 4 5 6 7 1. « D u inhumanes alt- u n d neues R o m (...) mit seinen L u m p e n - V o r n e h m e n » , ibid., p. 380. 2. « Seit gestern sind wir wieder in R o m ; und statt des hellen, ewig, beweglichen Meers stehn stille, dunkle Zypressen mir vor den Augen », ibid., p . 348. 3. « V e r s ö h n u n g mit den Zypressen, Pinien», ibid., p . 253. 4. « A u c h sonst läßt die römische Welt meine Seele entsetzlich leer (...). D e n n wollen wir Dich in den Wagen setzen u. wieder nach R o m s e n d e n ; ich fürchte, ich fürchte, Du taugst nicht m e h r für Deutschland; ich aber bin nach R o m gereist, u m ein echter Deutscher zu werden, u. wenn ich könnte, würde ich eine neue Irruption germanischer Völker in dies Land, zumal nach R o m veranlassen », ibid., p. 293. 5. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre livre cité supra, note 2, p. 94. 6. « D e n herrlichsten, unnennbaren schönsten Anblick», ibid., p . 103. 7. Ibid., p . 553. doucement triste que, pensant à vous, vous m a seule, je fis tomber un peu de cire que j ' a v a i s dans m a poche. » Par une très mauvaise approximation, on pourrait certes dire que l'on trouve sous la plume de H e r d e r tout le lexique du paysage romantique, de la nature et des ruines, b e a u c o u p de ruines assurément. Mais dans le voyage en Italie, la ruine, le m o n u m e n t mutilé, les strates anciennes émergent çà et là dans la R o m e m o d e r n e ; les fragments d'objets, de sculpture ou de textes sont cela m ê m e qui empêche que l'on obtienne l'unité de perception qui définit u n paysage. La vérité du voyage en Italie se dit très clairement lors du retour de H e r d e r à Weimar, lorsqu'il explique à Maximilian von Knebel que « l'on ne p e u t tout de m ê m e pas tout voir, et à quoi cela servirait-il d'avoir tout vu ? L ' â m e ne p e u t pas tout saisir, ni la mémoire tout conserver. Et p o u r q u o i se donner toute cette p e i n e ? (...) Il faut d o n c ici aussi, tel Socrate, aller sur la place du m a r c h é , avec u n œil ouvert et alerte, autant qu'il est en notre pouvoir, et attendre le meilleur en souvenir » . D a n s ce passage, écrit très rapidement c o m m e c'est l'habitude de Herder, on retrouve toute la doctrine herderienne de la perception et m ê m e de l'histoire. Il y a bien u n tout, mais il est p r o p r e m e n t insaisissable, unfassbar, on dirait u n en-soi c o m m e infini excédant toute perception possible. D ' a u t r e p a r t la vue n'est pas u n organe approprié à voir des totalités : on aperçoit le détail (le cyprès p a r exemple), la ruine (que l'on p e u t interpréter), ou bien on entr'aperçoit les éléments confondus, le Schweben de la p é n o m b r e lunaire, la m e r et les îles. E n outre, entre la perception et l'aperception, il y a u n temps, entre la sensation (laquelle est selon H e r d e r d ' a b o r d et toujours globale - p a n i q u e — et tactile) et la conscience, il y a u n décalage, on dirait peut-être, u n après-coup, une Nachträglichkeit. C'est dans ce temps que se constituent les marques, les signes linguistiques, les configurations historiques et le savoir avec ses remarques — Bemerkungen. C'est assez dire que la possibilité d'une perception ou d'une compréhension tota simul est exclue de la « philosophie » herderienne. Certes, on peut reconstituer des scènes, comme dans la Poésie hébraïque ou Persepolis, mais c'est là encore prélever u n détail, une ruine qui n'importe pas tant p a r quelque a p p a r e n t e unité que p a r l'évocation d'une totalité (par exemple le temps patriarcal) n o n perceptible en tant que tel. D a n s sa Plastik, H e r d e r ne traite pas du paysage. Visitant les églises romaines, il fait des notes sur la sculpture, ne décrit pas de tableau, ne rend pas 1 2 1. Ibid.,p. 114. 2. «Alles sehen kann m a n doch n i c h t ; und was hülfe es, wenn mans gesehen hätte ? Die Seele kann es doch nicht fassen ; das Gedächtnis doch nicht alles b e h a l t e n ; u. wie n u n alle diese M ü h e anwenden ? (...) Also m u ß m a n hier auch, wie Sokrates durch den J a h r m a r k t , mit offnem, aber heitern Auge gehen, sehen u. merken, so viel m a n kann, u. das Beste in der Erinnerung erwarten. », ibid., p . 533 (termes soulignés dans le texte original). compte de paysages. Si l'on fait de H e r d e r le héros des petits peuples, on s'attendrait alors à trouver des Heim, des terroirs, des pays délimités p a r u n paysage. Il n ' e n est rien. L ' h o m m e H e r d e r , on l'évoquait au début, souffrait d'une anomalie oculaire, et peut-être n'a-t-il pas b e a u c o u p regardé ; l'auteur, et ici sans doute le théologien H e r d e r développe une doctrine de la myopie, de la Blödigkeit. Le philosophe construit une linguistique des signes - Merkmale —, une histoire du fragment où l'histoire est m o u v e m e n t et non pas suite d'instantanés. D e tous ces points de vue, le tableau, le paysage naturel ou pictural ne valent, si l'on ose dire, q u ' à être mis en ruine, en fragment, ou en une totalité indistincte, confuse c o m m e la m e r et le ciel au clair de lune, p a r temps de b r u m e ou de tempête. Ceci a des allures très r o m a n t i q u e s (par le vocabulaire), mais les enjeux et les présupposés sont extrêmement différents, voire incompatibles. 4, rue Huyghens 75014 Paris